Liste 21 : Littérature albanaise

N° 1311 Ismaïl Kadaré :  Avril brisé , édit. Fayard, Paris, 1982. (Relié toile)

Sur les hauts-plateaux de l’Albanie du Nord règne la « bessa », cette notion d’honneur qui couvre à la fois les lois de l’hospitalité, le devoir de venger les morts et le respect de la trêve. Et le tout est réglé par le droit coutumier du Kanun (le canon grec qui veut dire loi ou droit). Ce qui fait de ces tristes étendues une région où règne la mort, les vendettas innombrables qui ne se terminent jamais et qui déciment les familles.

Avec beaucoup d’art Kadaré entrelace une histoire de bessa avec celle d’un couple moderne, un écrivain et sa femme, l’écrivain qui, peut-être à l’instar de Kadaré lui-même, admire la bessa, le Kanun, et tout ce que cela signifie, une tradition qui vient de si loin, l’admire d’une manière toute intellectuelle, alors que sa jeune femme, avec sa sensibilité toute féminine, en est profondément choquée, est pleine de compassion pour les victimes, finit par haïr et la coutume et le haut-plateau où elle sévit... et peut-être même le mari qui lui a infligé, pour son voyage de noces, cette horrible épreuve.

Un des chefs d’œuvre de Kadaré


N° 1307 Ismaïl Kadaré :  Les Tambours de la Pluie , édit. Fayard, Paris, 1985. (Relié toile)

Kadaré était obnubilé par la Grèce antique, par la tragédie grecque (voir  le Monstre ). Or  les Tambours de la Pluie  constituent, d’une certaine manière, une sorte de guerre de Troie, une guerre où Troie triompherait, du moins pour un temps. C’est l’histoire du siège de la citadelle de Kruje par les armées turques en 1448. On y trouve même un cheval qui, comme à Troie, doit aider les assaillants à investir la citadelle : il s’agit de trouver l’aqueduc souterrain qui alimente la ville en eau. Alors on entoure le mur d’enceinte d’une palissade en bois et on y lâche un superbe étalon blanc auquel on n’a rien donné à boire depuis trois jours. Le pauvre cheval, rendu fou par la soif, fait d’abord trois fois le tour de l’enceinte au grand galop, puis cherche à s’échapper, rue contre la palissade, enfin, à la grande inquiétude des assiégés qui l’observent du haut de leurs murailles, commence à gratter frénétiquement le sol de ses sabots et s’écroule finalement, mort d’épuisement, à l’endroit exact où passe le fameux aqueduc.

Mais après avoir résisté aux assauts des assiégeants pendant tout l’été, les Albanais vont être sauvés par les pluies de septembre. Les tambours de la pluie vont battre toute une nuit. Le lendemain matin les Turcs lèvent le siège. A l’aube le grand pacha qui avait mené leur expédition, Ougourlou Tursun Tundjaslan Sert Olgun pacha, reconnaissant sa défaite, avait versé le poison dans son verre et, après l’avoir bu « il songea encore à la brièveté de sa vie, à celui à la gloire duquel il avait voué son existence... et à Scanderbeg, son ennemi, qui demeurait en ce monde, alors que son âme à lui s’en allait à travers la pluie... ».

Encore un chef d’œuvre…


N° 1308 Ismaïl Kadaré :  Chronique de la Ville de Pierre , édit. Fayard, Paris, 1985. (Relié toile)

On rencontre souvent la pluie dans les romans de Kadaré.  La Chronique de la Ville de Pierre  commence par une nuit d’hiver qui enveloppe la ville de vent, d’eau et de brouillard. Et l’enfant, enfoui sous ses couvertures, écoute le bruit monotone de la pluie qui bat sur le toit de la maison comme elle faisait battre les anciens tambours du siège de Kruje. La Ville de Pierre est la ville d’origine de Kadaré. C’est aussi celle du tyran, Enver Hodja. Ce qui explique peut-être les liens un peu ambigus entre les deux personnages.


N° 1305 Ismaïl Kadaré :  Le Général de l’Armée morte , préface de Robert Escarpit, édit. Albin Michel, Paris, 1970. (Relié toile)

La pluie accompagne également le vieux général italien, le Général de l’Armée morte, venu chercher dans la boue les corps des soldats tombés en Albanie pendant la dernière guerre. Il y règne une étrange atmosphère, de mort, de désespoir, de solitude, d’incompréhension. Une incompréhension qui culmine avec cette scène terrible où le général vient prendre part à une noce de village sans y être invité et où une vieille, assise dans un coin, habillée tout en noir, l’observe d’abord, débordant de haine, en marmonnant des paroles inintelligibles, puis sort et revient après un moment, couverte de terre, avec un sac qu’elle jette à ses pieds, au milieu de la noce, un sac qui contient les ossements d’un autre Italien, un général, qui avait fusillé son futur gendre et violé sa fille qui s’était ensuite jetée dans un puits, ce général qu’elle avait alors tué elle-même avec son fusil et enterré sous le pas de la porte de sa maison ! Le traducteur habituel de Kadaré, Vrioni, parle à propos de ce roman de Faulkner, de Kafka et de Buzzati.

C’est le troisième chef d’œuvre de Kadaré !


N° 1310 Ismaïl Kadaré :  Le Pont aux trois Arches , édit. Fayard, Paris, 1981. (Relié toile)

Le Pont aux Trois Arches a quelque chose en commun avec le pont aux onze arches qui enjambe la Drina chère à Andritch. Une légende qui nous vient très certainement de très loin, de l’Antiquité, celle d’assurer la solidité d’une construction par un sacrifice humain.


N° 1306 Ismaïl Kadaré :  L’Année noire - Le Cortège de la noce s’est figé dans la neige , édit. Fayard, Paris, 1987. (Relié toile)

Dans  le Cortège de la Noce s’est figé dans la neige  Kadaré évoque le soulèvement des Albanais du Kosovo en 1981 et sa répression par les Serbes. Mais heureusement, il y prend de la hauteur et son récit devient tragédie.


N° 1313 Ismaïl Kadaré :  Le Monstre , édit. Fayard, Paris, 1991. (Relié toile)

Le Monstre est un avatar du Cheval de Troie. C’est d’ailleurs un roman bien étrange. On pourrait presque le classer dans la catégorie science-fiction. Mais c’est aussi un roman sur le mensonge et la terreur politiques. Bien qu’une première version ait été écrite en 1965 il n’a pu être publié qu’en 1990 alors que Kadaré avait déjà quitté l’Albanie.


N° 1309 Ismaïl Kadaré :  Le Crépuscule des Dieux de la Steppe , édit. Fayard, Paris, 1981. (Relié toile)

N° 1312 Ismaïl Kadaré :  Le Concert , édit. Fayard, Paris, 1989. (Relié toile)

Il y a un aspect chez Kadaré qui pose problème. C’est son attitude sur le plan politique. Quels étaient vraiment ses sentiments ? Etait-il communiste ? Oui, probablement, mais visiblement il n’approuvait pas l’évolution du régime.  Le grand Hiver , qui devait d’abord s’intituler  l’Hiver de la Grande Solitude , ainsi que  le Crépuscule des Dieux de la Steppe  critiquaient les Russes, ce qui était dans la ligne du Parti, puisque l’Albanie avait rompu avec l’Union Soviétique de Kroutchev, mais cela pouvait aussi être considéré comme une critique de tout pouvoir autoritaire. Avec  le Concert  qui était une véritable satire du système chinois (mais à nouveau écrit une fois que l’Albanie avait rompu avec la Chine) les choses paraissaient encore plus évidentes.Quand Kadaré est venu faire une conférence ici à Luxembourg, je lui avais posé la question sur sa position politique. Il m’a répondu qu’il travaillait dans un pays qui était l’Albanie, que dans ce pays il y avait des lois qu’il fallait respecter et qu’il existait une loi qui interdisait de critiquer le Parti. 



N° 1314 Migjeni :  Chroniques d’une ville du Nord et autres proses , préface d’Ismaïl Kadaré : l’irruption de Migjeni dans la littérature albanaise, édit. Fayard, Paris, 1990. (Relié toile)

Dans sa longue préface Kadaré s’explique encore sur sa situation d’écrivain boqué dans une dictature : « Sous certaines dictatures terribles et diaboliquement perfectionnées, le métier d’écrivain est une véritable malédiction... Il a choisi d’être écrivain à une époque défavorable, dans une heure d’infortune, par amour de l’art, pour avoir nourri certaines illusions... Peu importe... Il paiera, comme tout un chacun, un premier tribut : le tribut qui lui permet de bénéficier de la condition d’écrivain, rançon absolument obligatoire sous de pareils régimes... Concession qui a pu lui paraître facile par rapport à ce feu qui le consume, la passion d’écrire... Mais par la suite, quand il s’aperçoit que ce tribut ne cesse de s’appesantir, qu’il sera contraint de le verser éternellement, de faire des concessions jusqu’à la fin de ses jours, lorsqu’il comprend cela, il se rend compte avec une épouvante accrue que toutes les issues pour s’écarter de cette voie lui sont barrées et qu’il ne lui reste inexorablement qu’un parti à prendre : continuer d’exercer son métier d’écrivain. Le luxe du silence lui est interdit... » Tout est dit. Ou non ?

Kadaré décrit Migjeni (qu’il fait traduire par Vrioni également) comme un « météore paru dans les lettres albanaises ». Il a vécu dans l’entre-deux guerres et est mort à 27 ans. C’est peut-être un grand poète mais je trouve sa prose assez quelconque.


N° 2759 Jusuf Vrioni avec Eric Faye :  Mondes Effacés , Souvenirs d’un Européen, édit. J. C. Lattès, Paris, 1998. (Relié toile)

Tous les romans de Kadaré ont été traduits et publiés en France, souvent au moment même où ils paraissaient à Tirana. Et ceci grâce à un merveilleux traducteur qui est resté longtemps anonyme : Jusuf Vrioni.Ce n’est qu’avec la parution de ses Mondes effacés qu’on a eu connaissance du destin extraordinaire de cet homme qui avait tout pour avoir une vie brillante d’Européen : issu d’une famille aristocratique d’Albanie, lycéen à Janson, HEC et licencié en droit, grand sportif, sociétaire du Racing, champion de France de volley-ball avec les Français Volants, ami de nombreux membres de la haute société dont les Agnelli, etc. Il revient en Albanie en 1943 après avoir vécu en Italie les premières années de la guerre. Puis les évènements tragiques se succèdent dans le pays. Occupation italienne, puis allemande, résistance, communiste d’un côté, nationaliste de l’autre traitée de fasciste plus tard.Vrioni est arrêté en 1947 comme membre d’une grande famille et espion français. Pendant trois ans il va connaître les interrogatoires, les tortures, les « clapiers humains ». Enfin procès public en 1950. Et condamnation à 15 ans de prison. A son grand soulagement, dit-il, alors qu’il est parfaitement innocent. Car il craignait d’être condamné à mort ! Il passe alors par toutes les étapes du système concentrationnaire : prisons encore, camps de travail, puis est libéré en décembre 1959. Vient ensuite une longue période où il travaille comme traducteur tout en restant surveillé très étroitement et toujours traité en vieil ennemi du peuple. Je crois qu’il a même été obligé de traduire les œuvres du tyran ! 

Ce n’est qu’à partir des années 90 (Vrioni a 74 ans) qu’il peut sortir de son pays plus souvent, pays qu’il sera d’ailleurs obligé de quitter définitivement lors des troubles de 1997 (à l’âge de 81 ans). Une histoire que bien des Européens ont connue. Une vie entière perdue, volée pourrait-on dire, à cause de la folie de notre siècle. Treize ans de prison, de camp, à vivre coupé de tout, coupé des femmes. Plus de 50 ans sans contact avec son frère et sa soeur, ses amis européens, et le plus grave pour lui : la vie, la culture, la civilisation européennes.


Pour Kadaré, son traducteur Vrioni et le poère Migjeni, voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 2 : Littérature de Roumanie et des Balkans. On pourra également lire, en PDF, sur mes Carnets d'un dilettanteIsmaïl Kadaré.