Tome 1 : Notes de lecture, 5 (suite 1): Religion et identité juive

17) n° 2885 Hans Küng: Le Judaïsme, édit. du Seuil, Paris, 1995.
18) n° 1746 et 1747 La Bible, l’Ancien Testament, introduction et notes d’Edouard Dhorme, édit. La Pléïade, Gallimard, Paris, 1961.
19) n° 1750 Sigmund Freud: Der Mann Moses und die monotheistische Religion, édit. Fischer, Francfort, 1997.
20) n° 2300 à 2302 Sir James George Frazer: Folk-lore in the Old Testament, Studies in Comparative Religion, Legend and Law, édit. Macmillan and Co, Londres, 1919.
21) n° 3083 A. Cohen: Le Talmud, exposé synthétique du Talmud et de l’enseignement des Rabbins sur l’Ethique, la Religion, les Coutumes et la Jurisprudence, édit. Payot, Paris, 1958.
22) n° 2811 et 2812 Paul Vulliaud: La Kabbale Juive, Histoire et Doctrine, édit. Emile Nourry, Paris, 1923.

Rassurez-vous! Je n’ai pas l’intention ni la capacité (vous pourriez d'alleurs m'accuser d'outrecuidance) de résumer en quelques pages la Bible et le Talmud et, en plus, la Kabbale! Non, ce qui m’intéresse c’est d’essayer de comprendre comment le monothéisme est né et ce qu’il signifie, d’appréhender la nature de cette foi qui a permis aux israélites de perdurer malgré toutes les persécutions auxquelles ils ont été soumis au courant de leur histoire et aussi d’analyser ce formalisme qui caractérise la pratique de la religion chez les plus orthodoxes d’entre eux.
Hans Küng est un théologien suisse qui enseigne à l’Institut de recherches oecuméniques de Tübingen en Allemagne, qui a participé à Vatican II et qui a des conceptions plutôt «libérales» en matière de religion. Normalement je ne devrais plus parler de Freud puisque sa théorie sur Moïse (il est égyptien et son monothéisme vient d’Akhénaton) n’est plus d’actualité. Mais son esprit est tellement puissant que son essai est malgré tout passionnant à lire car il ouvre toujours de nouvelles perspectives.
Quant à Frazer, je l’avais découvert à Johannesbourg, chez un libraire-antiquaire, au moment de la grande débâcle et acheté les 11 volumes de sa grande étude des mythes, une véritable somme ethnologique parue pour la première fois dès 1910 (voir n° 1724 à 1734 J. G. Frazer: The Golden Bough, édit. Macmillan and Co, Londres, 1917). Il était alors Professeur d’«Anthropologie Sociale» à l’Université de Liverpool.

Commençons par un peu d’histoire. On estime que des tribus sémites venant d’Ur en Chaldée (Abraham est venu d’Ur, dit la Bible) se sont installés en Syrie (Harran) au XVIIIème ou XVIIème siècles avant notre ère. Un siècle plus tard ils auraient franchi l’Euphrate pour s’installer en Canaan (c.à d. Palestine de l’ouest et côte phénicienne). C’est là qu’ils se sédentarisent et se mélangent avec les locaux (sémites eux aussi et langues voisines). Vers le XVème siècle, ou XIVème, une de ces tribus qui se dit Israël, va par transhumances successives se rapprocher du Delta du Nil où elle va se fixer. Quelques siècles plus tard elle va s’y trouver opprimée (obligée à des travaux plus ou moins esclaves) par la 19ème Dynastie. Au XIIIème siècle, mais plutôt avant Ramsès II, qui a régné de 1298 à 1232, a lieu le fameux exode sous la conduite d’un certain Moïse. La tribu reste pendant de nombreuses années dans une région intermédiaire: Arabie nord-ouest - désert de Sinaï, puis arrive en Transjordanie et enfin à Canaan, où elle s’installe, après la mort de Ramsès II, au XIIème siècle, peut-être même XIème siècle. Moïse est mort entre-temps et c’est Josué qui les conduit jusqu’à cette fameuse Terre Promise que - on l’a vu plus haut - leurs ancêtres avaient déjà connue. Après Josué le peuple hébreu s’organise en royaume. Saül serait venu au pouvoir vers 1020. David aurait régné entre 1000 et 972. Salomon entre 972 et 932. Après Salomon le pays se divise en deux: Israël au Nord, Juda au Sud. Comme on pouvait le prévoir toute la région est convoitée par les deux puissants empires de l’époque: celui du Nil et celui de la Mésopotamie. De plus c’est une région intéressante: passage, richesse, accès à la mer. Au VIIIème siècle Israël invite Juda à se liguer contre l’Assyrie. Juda dénonce son voisin au roi d’Assyrie qui intervient une première fois, annexe Israël, déporte l’élite en Mésopotamie, puis intervient une deuxième fois, détruit les principales villes, déporte les élites restantes et les remplace par des colons de différentes origines. C’est la fin de l’Etat d’Israël qu’on va désigner maintenant sous le nom de son ancienne capitale, Samarie. Mélanges des populations, célébrations de dieux assyriens, la Samarie devient quelque chose de honteux: souvenez-vous du Christ, de la façon dont il a choqué les bien-pensants en adressant la parole à des Samaritains et la parabole du bon Samaritain. Mais Juda qui s’est mis sous la protection des Assyriens va mal aussi. Les dieux étrangers sont dans le royaume. Et le pays est troublé. Au VIIème siècle un roi réformateur apparaît: Josias. Il y a un renouveau religieux. Et comme par hasard c’est à ce moment-là que l’on trouve des écrits religieux oubliés au Temple de Salomon: le Deutéronome. Texte particulièrement important - on y reviendra - pour la Loi. Mais Josias qui a l’outrecuidance de vouloir barrer la route aux Egyptiens qui arrivent, va être tué par eux. Entre-temps, en Mésopotamie un nouvel empire s’est installé, le néo-babylonien, qui a succédé à l’assyrien. Juda est occupé au VIème siècle, et quand Juda se rebiffe, le fameux Nabuchodonosor (II) arrive, assiège Jérusalem, la prend, brûle le Temple, crève les yeux au roi et l’emmène avec tout son peuple, du moins celui qui était resté en ville, à Babylone. C’est la fin des royaumes indépendants du peuple d’Israël. L’exil à Babylone va durer 50 ans (de 586 à 538). C’est long, 50 ans. La dispersion commence. Beaucoup d’exilés ne vont plus jamais revenir.

Mais arrêtons là ce rappel historique et revenons à Moïse. Les Israélites classent la Bible en trois parties: la Tora (ou Loi) qui est constituée des 5 Livres du Pentateuque que l’on appelle aussi les Livres de Moïse - des Prophètes, avec les livres historiques des Rois - des Ecrits, qui contiennent tout le reste. On voit bien l’importance de Moïse. Tout ce qui s’est passé avant l’Exode, c.à d. avant la sortie d’Egypte, est plutôt d’ordre folklorique. D’ailleurs la Genèse est une sorte de préhistoire, d’explication du monde qui reprend des mythes connus ailleurs: ainsi Frazer donne de multiples exemples de créations de l’homme à partir de la boue dans toutes les parties du monde et l’on sait que le récit du déluge se retrouve pratiquement dans les mêmes termes chez les Babyloniens qui l’ont pris à Sumer (on la retrouve même dans l’épopée de Gilgamesh). Mais c’est au cours de cette période intermédiaire entre la sortie d’Egypte et l’entrée à Canaan que se situe la transmission de la Loi et l’enseignement de la nouvelle religion. C’est bien Moïse qui crée la religion israélite. Et c’est bien là que démarre ce fameux monothéisme et une nouvelle conception de Dieu. Il y a plusieurs versions du Décalogue qui ne sont pas toujours les mêmes (chap. XX, XXIII et XXIV de l’Exode et chap. V du Deutéronome). La version du chap. XXIII est d’ailleurs une version particulièrement primitive puisqu’on y trouve plutôt des rites que des règles de morale (c’est là que l’on trouve p. ex. le fameux: «Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère», dont on parlera encore). Mais dans toutes les versions on trouve comme première loi: «Je suis Yahvé, ton Dieu et tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi.» Et presque partout: «Tu ne te feras pas d’idole ni aucune image etc.» Les règles morales n’ont rien d’exceptionnel. Elles sont simplement logiques pour permettre la vie en société: pas tuer, pas voler, pas toucher à la femme du voisin. Pas besoin d’être Yahvé pour inventer ça. Le code de Hammourabi qui date de 2100 avant notre ère devait certainement prévoir la même chose.
Ce qui est exceptionnel c’est que c’est un code éthique basé non sur la logique mais sur la volonté d’un dieu, que ce dieu est unique (ou semble le seul à compter?) et que tout de suite il envahit la vie de l’homme: «Moi, Yahvé, je suis un Dieu jaloux.» «Tu ne prononceras pas mon nom en vain.» «Souviens-toi du jour du Sabbat, le Sabbat pour Yahvé, ton Dieu.» Etait-ce dès le départ un véritable monothéisme? Un monothéisme universel? Est-il pensable qu’une telle conception puisse naître d’un coup? Sans préliminaire, sans progression? Une conception qui allait devenir une religion mondiale? Car pour moi les trois monothéismes actuels ne font qu’une seule et même religion! Noter également que dès le départ on va vers l’abstraction: on supprime la représentation de Dieu par des images, et pour être bien certain qu’on ne sera jamais tenté à revenir à une telle représentation on interdit la représentation de tout être vivant «qu’il soit dans les cieux en haut ou sur la terre en bas ou dans les eaux sous terre.» C’est aussi une explication globale du monde qui se met en place. Les hommes se sont partout posés les mêmes questions sur la création du monde, son sens, la mort, sur le destin individuel, le bonheur, la solitude, etc. Les grandes civilisations ont mis du temps pour trouver leurs solutions. Les Grecs n’ont pas inventé la philosophie et la science du jour au lendemain. Il a fallu tout un passé historique pour que Confucius établisse son enseignement. C’est progressivement que l’Inde a trouvé ses solutions dans l’immersion dans l’univers. La religion des morts en Egypte remonte à la nuit des temps. Alors de deux choses l’une: ou ce monothéisme ne s’est formé que progressivement à partir d’une croyance à un dieu particulier, «allié» à sa nation, supérieur aux dieux des autres nations ou l’idée était déjà en germe quelque part. C’est le moment de parler des idées de Freud.

Pour Freud Moïse était égyptien. Il a eu du regret, dit-il, d’enlever aux juifs leur plus grand homme au moment même où ils subissaient une nouvelle et barbare persécution (son essai paraît à Londres en 1939, l’année de sa mort), mais il n’a pu s’empêcher de publier son essai quand même. Première preuve, son nom. Deuxième preuve, l’histoire de sa naissance. On connaît beaucoup de récits d’enfants exposés qui deviennent plus tard des personnages célèbres (Frazer en cite plusieurs exemples dont trois dans la région: la reine Sémiramis, Gilgamesh et le roi Cyrus) mais dans tous les cas connus ils étaient d’origine royale ou semi-divine et élevés par des gens simples. Ici c’est le contraire. Donc c’est un récit fabriqué. Pour Freud le Moïse égyptien ne peut être qu’un disciple d’Akhénaton. Déçu par le sort fait aux idées de cet inventeur du monothéisme il se fait guide des Hébreux et leur inculque sa religion, celle d’un Dieu universel, éthique, juste, etc. D’après Freud Moïse est d’ailleurs tué par les Hébreux. Il s’appuie sur les études d’un certain Sellin qui aurait trouvé de nombreuses indications dans les écrits des Prophètes, et en particulier chez un des petits Prophètes, Osée. J’ai lu tout Osée et n’ai rien trouvé de semblable (et d’ailleurs le commentateur de la Pléiade non plus) si ce n’est une très belle formule qui ne devait pas plaire aux prêtres: «Je veux la piété et non le sacrifice, la connaissance de Dieu plutôt que des holocaustes.» Mais l’idée d’une religion plus universelle et plus éthique survit à Moïse. Et après une certaine latence (comme dans la psychologie de l’individu) des gens du peuple, des prophètes, - et non des prêtres - rappelleraient le message périodiquement jusqu’à ce que le monothéisme originel de Moïse soit rétabli.
Avant de continuer, comme on va parler de meurtre rituel, il faut peut-être rappeler rapidement les théories de Freud sur la formation des religions (voir n° 2664 Sigmund Freud: Totem und Tabu, einige Uebereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Wien, 1925). Les hordes primitives d’humains étaient dirigées par des mâles puissants qui avaient droit de propriété sur toutes les femelles du troupeau y compris leurs filles. Tout fils qui apparaît comme un concurrent possible est éliminé. Dans un stade ultérieur les fils se liguent contre le père qu’ils tuent. Ce qui amène un début de vie sociale, c. à d. des règles pour vivre ensemble. L’interdit de l’inceste, qui devient tabou, libère des femelles. On se souvient du père sous la forme d’un animal que l’on mange ensemble pour le commémorer (comme dans la Cène chrétienne). Puis il devient tabou au fur et à mesure que l’animal, image du père, devient l’origine et le protecteur du clan. Puis l’animal devient dieu, prend l’image de l’homme, et on arrive au polythéisme.
Certains de ces aspects, Freud les retrouve dans le peuple juif. Le meurtre de Moïse, c’est le meurtre du père pour lequel on se sent coupable. Et plus le Dieu que l’on s’est choisi vous entraîne dans des malheurs, plus le sentiment de culpabilité croît et croît la puissance de Dieu. Freud continue d’ailleurs à appliquer ses théories au christianisme. Paul rétablit la religion originelle de Moïse en insistant sur son aspect universel, en supprimant la circoncision. Il concrétise le souvenir du meurtre par l’institution du péché originel, fait du Christ le Fils qui se sacrifie pour effacer la Faute, libérant ainsi les Chrétiens de cette charge. La religion chrétienne régresse cependant en voulant plaire à la masse: elle n’est plus purement monothéiste (d’ailleurs c’est plus la religion du Fils que du Père), retrouve une déesse féminine (la Vierge Marie), un certain polythéisme caché (les Saints) et la magie. Quant à la religion israélite elle reste avec son sentiment de culpabilité (pour les autres elle a même tué Dieu et va devenir le bouc émissaire idéal dont on a toujours besoin), elle se replie sur elle-même en se desséchant d’une certaine manière. Ce que Freud ne dit pas c’est que c’est un autre sémite, Mahomet, qui a peut-être retrouvé le vrai monothéisme pur de toute image, de toute trace de polythéisme caché et de toute magie. Et en plus libéré de tout sentiment de culpabilité!
Mais revenons aux prémices. Est-ce qu’Athénaton a vraiment inventé le monothéisme? Aménophis IV qui a changé plus tard son nom en Athénaton, est devenu pharaon en 1358 avant notre ère et est mort en 1340. Il y a donc déjà un premier problème puisqu’on pense que l’Exode a eu lieu au XIIIème siècle. Les égyptologues sont en général très prudents quand il s’agit d’exprimer des affirmations définitives sur Athénaton et l’aventure amarnienne. Trop d’amateurs enthousiastes se sont saisis du sujet et ont laissé courir leur imagination. Car tout est exceptionnel dans cette histoire, tout est rupture: la suppression des dieux et de leur représentation, le changement de lieu (Amarna, ville nouvelle), la révolution artistique (les têtes allongées à la Modigliani ont même fait penser à des malformation congénitales de toute la famille), la nouvelle façon de vivre, de se présenter à son entourage du pharaon, de son couple, de sa famille, la recherche du bonheur, etc.
On devrait pourtant pouvoir faire confiance à Cyril Aldred (voir n° 2720 Cyril Aldred: Akhénaton, roi d’Egypte, trad. et présentation: Alain Zivie, édit. du Seuil, Paris, 1997. L’ouvrage date de 1988. Aldred est mort en 1991. Voir aussi un ouvrage plus récent: n° 2727 Robert Vergnieux - Michel Gondran: Aménophis IV et les Pierres du Soleil - Akhénaton retrouvé, édit. Arthaud, Paris, 1997. C’est surtout l’histoire du puzzle de pierres provenant du premier temple d’Athon récupérées à Karnak). Aldred était un égyptologue éminent, reconnu par ses pairs et qui a consacré une bonne partie de sa vie à cette période. Son traducteur, Alain Zivie, est lui-même égyptologue et dirige la mission archéologique française à Saqqarah. Or que nous dit Aldred? Il nous dit d’abord qu’une évolution était déjà en cours avant l’avènement d’Aménophis IV. Ré était déjà devenu plus qu’un dieu-soleil, il était devenu l’univers qui avait assimilé les autres dieux dans son être. «Le dieu unique qui s’est fait lui-même pour l’éternité.» Le monothéisme que proclame Akhénaton - ce sont les termes utilisés par Aldred - n’est plus la croyance en un dieu suprême sans que rien ne soit dit de sa nature unique mais bien le culte d’une divinité omnipotente et singulière. Il supprime soigneusement dans des textes plus anciens la forme plurielle du mot dieu. Il n’y avait désormais plus qu’un seul dieu et le roi était son prophète. Toutes ces idées nouvelles rencontrent bien sûr beaucoup de résistance et ne lui survivront pas longtemps. Mais pendant une décennie au moins existait en Egypte un dieu abstrait et intangible élevé à une position suprême et unique. Les représentations en images étaient strictement interdites. Aton apparaît partout comme un simple disque qui envoie sur le pharaon et sur tout l’univers ses bienfaisants rayons. La suppression des autres dieux pose bien sûr quelques problèmes. Ainsi avec Osiris disparaît le royaume des morts si important pour les Egyptiens. Les âmes des morts vont rester avec les vivants. Sur la tombe de Kiya, la dernière femme d’Akhénaton, on peut lire: «Puissé-je respirer le doux souffle qui sort de ta bouche. Puissé-je contempler ta beauté chaque jour. Puissé-je entendre ta douce voix dans le vent du Nord. Puisses-tu rappeler mon nom à jamais et puisse-t-il ne jamais quitter tes lèvres.» Le royaume des morts n’existe plus. Or comme par hasard la religion de Moïse ne semble pas beaucoup s’occuper de l’au-delà.
Entendons-nous bien. Il y a peu de chances que les théories de Freud soient avérées. Mais il n’est certainement pas impossible que Moïse ait été égyptien ou à moitié égyptien ou simplement influencé par des spéculations religieuses égyptiennes. La spéculation théologique était depuis des temps immémoriaux la spécialité de l’Egypte (au moment où Akhénaton monte sur le trône le royaume égyptien existe déjà depuis 18 siècles!). Et l’idée d’un dieu universel avait plus de chances de naître dans un empire puissant qui avait dominé beaucoup de nations (dans un hymne à Aton on dit: «Tu as créé la terre selon ton désir quand tu étais seul - tous les hommes ...... tout ce qui est sur terre ....et les pays de Syrie, de Kouch, etc. Pour tous les pays étrangers éloignés, aussi, tu as créé la vie»), plutôt que dans une petite tribu de Nomades.

Hans Küng explique l’évolution du monothéisme hébreux d’une façon plus classique et plus progressive. Au IXème siècle le dieu Baal reste un concurrent puissant. Et les prophètes Elie et Elisée luttent constamment contre ceux qui continuent à le vénérer. Au VIIème siècle Yahvé s’impose comme dieu unique des Hébreux mais cela ne veut pas dire qu’on nie l’existence d’autres dieux. Ce n’est qu’au VIème siècle que le strict monothéisme s’installe définitivement, surtout après la chute de Jérusalem. Il semble bien que ce soit la position actuelle de la science contemporaine. Si on ne croit pas à l’étincelle égyptienne, c’est aussi la seule explication qui me paraît logique: on identifie un dieu avec son peuple (la fameuse alliance dont on va encore parler), on le place au-dessus des dieux des autres peuples, il devient dieu supérieur et puis unique et universel. Et comme c’est après la chute de Jérusalem que l’on entreprend la rédaction des anciennes écritures on va le faire suivant une lignée strictement monothéiste.
Les origines de l’idée monothéiste gardent malgré tout un certain mystère. Pourtant l’idée a conquis le monde et a eu une influence exceptionnelle sur l’histoire de l’Humanité. Le monothéisme n’a pas apporté une nouvelle éthique. Il n’a fait que donner une base transcendante à une éthique naturelle. Qu’il a fortifiée ultérieurement par une croyance en un au-delà et un jugement dernier. Finalement le seul apport nouveau sur le plan éthique a été celui du Christ et son «Aimez-vous les uns les autres!» Paroles de prophète, paroles emportées par le vent de l’histoire! L’histoire a été beaucoup plus marquée par le fanatisme inhérent à la religion monothéiste dû à sa nature totalitaire. Un fanatisme, avec tout son cortège de violences, de tortures, de massacres, de guerres saintes, qui nous poursuit encore trois mille ans plus tard, de l’Afghanistan à l’Algérie. J’aurais préféré que gagnent la philosophie de l’Antiquité, l’Humanisme du XVIème siècle, l’esprit des Encyclopédistes du XVIIIème!
Dès l’origine Yahvé noue une «Alliance» avec son peuple. Cette alliance est d’une importance capitale pour l’histoire. Alliance et révélation font du peuple juif le peuple élu. Cela va lui donner une confiance en soi qui contrairement à ce qui se passe pour les autres peuples a un ancrage religieux. Une fierté qui va survivre à toutes les persécutions et toutes les humiliations. C’est de Gaulle qui a eu cette expression: «un peuple sûr de lui-même» au cours d’une conférence de presse, qui lui a valu d’être traité d’antisémite. La religion a aussi apporté aux juifs une représentation de la divinité bien plus magnifique que celle des dieux des peuples voisins. L’image de Moïse le père - Freud dixit - un père impitoyable et irascible (rappelez-vous les tables de loi, première édition, qu’il brise lorsqu’il voit les Hébreux célébrer le veau d’or!), a été transmise à Yahvé. Les juifs participent à cette grandeur et se sentent intouchables. Cela se voit dans les nombreuses révoltes qui jalonnent leur histoire jusqu’à la destruction - définitive celle-là - du deuxième temple de Jérusalem.
Revenons donc à l’histoire. La déportation à Babylone aurait pu signifier la fin du peuple hébreu. Au contraire cela sera une période de renouveau spirituel et religieux. Les exilés acquièrent une indépendance intérieure, ils vivent ensemble, réfléchissent, renforcent leurs usages, organisent leurs écoles religieuses, respectent le sabbat, adoptent définitivement la circoncision (qui était en usage en Egypte, et semble-t-il en Samarie, mais inconnue à Babylone, ce qui leur permet - déjà - de se distinguer des autres habitants), les règles de pureté et d’alimentation. C’est le début de la religion de la Tora, c. à d. de la Loi, une religion où l’écrit prime sur l’esprit. C’est la fin des grands prophètes: Elie et Elisée que l’on appelle les prophètes de la parole parce qu’ils n’ont rien écrit, mais aussi des vrais prophètes de l’écriture des VIIIème et VIIème siècles, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et les douze petits (dont Osée dont j’ai déjà parlé). Ces prophètes ont tous vécu aux temps des rois. Ils ont dénoncé les crimes des puissants, protégé les faibles et rappelé à tous que l’esprit était plus important que la loi. Ces temps-là sont révolus pour toujours. Il n’y aura plus de prophètes. C’est aussi à ce moment-là que s’impose définitivement une orientation monothéiste cohérente et exclusive. On avait appris que l’unique Dieu d’Israël pouvait être honoré partout sur terre.
Cyrus le Grand, roi de Perse, entre à Babylone en 539. L’hégémonie perse va durer deux siècles et représentera une nouvelle chance pour les Hébreux. Cyrus reconnaît et protège la diversité dans son Empire. Il autorise la reconstruction du Temple de Jérusalem. Israël devient de plus en plus une communauté religieuse - et même théocratique. En 336 Alexandre le Grand remporte une victoire décisive contre les Perses. Alexandre et ses successeurs sont eux pour l’interpénétration des cultures grecques et orientales. C’est la période de l’hellénisme. Les juifs ne vont pas aimer cela du tout. En 167 le culte, la circoncision et le sabbat sont interdits. Le peuple se soulève. Les fameux Macchabée arrivent à battre les Séleucides. Pendant une courte période Israël est de nouveau indépendant. Puis arrivent les Romains. La Judée est un Etat vassal de Rome. Il y a séparation complète entre le pouvoir de l’Etat et le pouvoir religieux. Ce qui au départ arrange les juifs. Puis progressivement les esprits commencent à s’échauffer. De nouvelles idées se développent: la croyance en la résurrection (c’est incroyable, mais la croyance en un jugement dernier, lumière éternelle pour les Justes, ignominie éternelle pour les autres, est très tardive. Dieu n’aurait donc pas été inventé pour résoudre le problème de la mort?Révélation pour moi!) et l’attente d’un Messie. Quarante ans après la mort du Christ dont personne ne semble s’être aperçu, commencent des actions de guérilla et finalement une vraie guerre, la fameuse guerre des Juifs de l’historien Josèphe, seul historien à mentionner l’exécution d’un certain Jésus de Nazareth. C’est finalement en l’an 70, après une forte résistance, que Jérusalem est prise. Le Temple est incendié, la ville complètement détruite et la population exterminée. En 74 c’est la forteresse de Massada qui est prise: les assiégés se suicident. Enfin en 132 - 35 dernier soulèvement tout aussi absurde. Cette fois-ci on achève la destruction de la vieille ville de Jérusalem. On construit un sanctuaire romain à la place du Temple et... on interdit l’entrée de la ville, sous peine de mort, à tous les circoncis! La première guerre aurait coûté la vie à 600 000 hommes, le quart de la population juive de l’époque. La deuxième aurait fait 850 000 victimes (des chiffres qui me paraissent exagérés). Les juifs restants se dispersent dans tout l’Empire Romain. C’est la Diaspora.
Si je raconte toute cette histoire en détail c’est pour bien montrer comment on est arrivé à une telle catastrophe dont les conséquences ont été considérables pour toute la suite de l’histoire du peuple juif. A partir de l’exil la religion est devenue de plus en plus une religion du Livre, une religion de la Loi qu’il fallait suivre scrupuleusement sans se poser de questions. Le monothéisme renforcé entraînait le fanatisme. La confiance en Dieu n’avait plus de limite. Le peuple élu avait droit à la liberté politique et étant soutenu par Dieu ne pouvait que remporter la victoire. Même contre la superpuissance Rome.
La religion des israélites est donc devenue une religion de la Loi. Mais qu’est-ce que la Loi? Ceux qui croient que la Loi c’est les Dix Commandements, ont tout faux. Non, la Loi - pour un juif pieux - c’est: 613 prescriptions, 248 commandements et 365 interdictions! Et il y a de tout là-dedans. Des lois de différentes époques: les codes les plus anciens se trouvent dans l’Exode, deuxième livre du Pentateuque (c. à d. ce que l'on considère comme étant les Livres de Moïse), fixés par écrit aux IXème et VIIIème siècles (mais plus anciens encore), le Deutéronome, cinquième livre et livre de la Loi par excellence, dont une partie a été retrouvée en 621, mais aussi d’autres parties des livres de l’Exode, du Deutéronome et du Lévitique (troisième livre du Pentateuque) qui ont été fixées par écrit lors de l’exil à Babylone. Ce qui veut dire qu’on juxtapose des règles de vie antiques propres à des tribus de nomades (du type oeil pour oeil), des règles de vie de pasteurs ou de citadins plus tardifs, des lois morales de haute tenue plus récentes et plein de rituels religieux fixés au cours de l’exil. Et puis des lois (prescriptions et interdictions) qui fixent tous les aspects de le vie de l’individu: droit civil, vie religieuse, tabous, lois de pureté, lois sexuelles, lois sur l’alimentation, etc. Prenons quelques exemples particulièrement abracadabrants: «Quand des hommes se battent et que la femme de l’un pour sauver son homme saisit l’autre par les parties honteuses, tu lui trancheras la main, ton oeil ne s’apitoiera pas» (Dommage c’est pourtant un moyen efficace). Et puis cette recommandation dont j’ai déjà parlé: «Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère». Dont est probablement issue la défense de mêler lait et viande. Frazer donne de nombreux exemples de peuples pastoraux qui ont des rites semblables et qui s’expliquent par des croyances magiques. Les Massaï, les Washamba, les Nandi ne cuisent pas le lait de peur de faire mal à la vache qui l’a donné. Ils ne mangent pas lait et viande ensemble, cela ferait tort au bétail. Les Massaï jeûnent et utilisent des vomitifs quand ils passent d’une nourriture à l’autre; il ne faut pas non plus que le mélange se fasse dans l’estomac. Lorsque j’allais rendre visite à notre agent en Israël, des juifs roumains pas particulièrement religieux dont le fils se plaignait amèrement de devoir faire un service militaire de trois ans et qui a probablement émigré entre-temps aux Etats-Unis (c’était dans les années 70), j’allais souvent dîner avec eux à l’Hôtel du Mont Carmel à Haïfa. Un jour où je voyais de drôles de figures tout habillées en noir rôder entre les tables avant de se diriger vers la cuisine, il m’expliquait que c’était la police religieuse qui vérifiait que tout était casher, et surtout que l’on ne place pas de beurre sur les tables de peur que l’on mange ensemble viandes et laitages! Moi je ne connaissais pas ce rite à l’époque. Beaucoup plus tard j’ai vu un film américain dans lequel un Goÿ était tombé amoureux de la fille d’une famille juive orthodoxe à New York et découvrait avec stupeur qu’il y avait deux frigidaires dans la cuisine, l’un pour les viandes et légumes et l’autre pour les laitages. Alors de deux choses l’une: ou cette famille qui vit dans le Bronx à la fin du deuxième millénaire respecte cette tradition en souvenir de ses ancêtres qui nomadisaient, il y a plus de trois mille ans, quelque part entre le Nil et le Jourdain et il n’y a rien à dire. Après tout bien d’autres rites se font en mémoire de quelque chose. Ou alors elle le fait parce qu’elle est persuadée qu’un dieu tout-puissant le lui demande. Et alors moi, personnellement, je ne puis que le considérer comme une nouvelle démonstration de la connerie humaine.
Il y a trente ans paraissait le Hasard et la Nécessité (voir n° 1700 Jacques Monod: Le Hasard et la Nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, édit. Seuil, Paris, 1970) du grand spécialiste en biochimie cellulaire et prix Nobel J. Monod. Ce fut un best-seller. On y démontrait avec force que l’être vivant, cet étrange objet, n’était que le fruit du hasard - hasard des mutations de ses gènes, immédiatement répliqués - et de la nécessité - nécessité, pour persister, d’être conforme au projet, projet d’un organe, oeil p. ex., partie d’un projet d’ensemble, l’être vivant qui veut survivre (on appelle cela téléonomie). L’athée que je suis se pose malgré tout, de temps en temps, - comme tous mes frères en athéisme - la question du pourquoi de cette organisation, la question de savoir s’il n’y a pas quelque chose derrière tout cela, une origine, une création, quelque chose de transcendant. Mais pas un instant je ne pourrais m’imaginer qu’il existe un Dieu qui communique avec chacun d’entre nous, écoute nos prières, impose notre morale, nous assure une vie après la mort. Ou pire encore, s’allie avec un peuple élu, se révèle à un Moïse ou à un Mahomet, s’incarne dans un Christ, meurt sur une croix, en ressuscite, monte au ciel. Fariboles, contes pour enfants, naufrage de la raison et de la logique. Alors croire en plus qu’un tel Dieu demande aux hommes de ne pas allumer le feu le samedi et de conserver lait et viande dans deux frigidaires séparés, alors là!
Or ce sont justement ces pratiques qui ont isolé les juifs pendant toute leur histoire. Ils sont restés différents de manière ostentatoire des peuples qui les entouraient. Et c’était exactement le but recherché par Ezechiel qui a été le père du renouveau religieux à Babylone et d’Esdras qui a continué son oeuvre en Palestine. A l’époque d’Esdras il y avait déjà une dispersion certaine: Babylone, Egypte, Perse. En Judée même ils étaient menacés de se fondre dans d’autres populations. A. Cohen, dans son Talmud, cite un certain Zangwill qui déclare: «L’histoire, qui consiste pour une bonne part à enregistrer la fusion des minorités dans les majorités, ne relate jamais la persistance d’un groupe non délimité dans l’espace ou ne possédant pas une foi ardente qui lui fait un cercle de feu.» «Il fallait au juif», dit Cohen, «Une religion qui non seulement le distinguât continuellement du païen, mais qui lui rappelât sans cesse à lui-même qu’il était un membre de la race juive, qu’il s’en était incorporé la foi. Pour le distinguer de ses voisins, une simple croyance n’aurait pas suffi. Il fallait toute une manière d’être: spécifique devait être sa façon d’adorer, typique sa maison. Jusque dans les actions ordinaires de l’existence quotidienne, certains traits distinctifs devaient constamment rappeler qu’il était juif. Le moindre détail de sa vie avait à subir le contrôle de la Tora et devait se soumettre aux stipulations écrites du code mosaïque.» Tout est dit!
Une fois qu’on aura saisi la logique du système, on pourra également mieux comprendre la mentalité des rabbins, la direction de leurs activités et l’importance de l’exégèse biblique. C’est de là que procède le Talmud.
Qu’est-ce que le Talmud? C’est un vaste travail d’exégèse qui va s’étendre sur 7 siècles (de 200 avant J.C. à 500 après J.C.) et impliquer des générations de rabbins. La première partie est la Michna qui est mise par écrit au IIIème siècle. Il faut dire qu’au cours des deux siècles avant notre ère la confusion régnait, des mouvements se dessinaient, on peut même dire des sectes: les Sadducéens, qui se recrutaient plutôt dans les couches riches et hellénisées et qui sur le plan politique étaient pour la collaboration avec le pouvoir grec ou romain (comme le Christ qui disait: «rendez à César ce qui est à César»), et les Pharisiens qui se disaient purs, qui étaient plutôt intégristes et qu’on connaît bien grâce à l’Evangile (le Christ les traitait de «sépulcres blanchis», ce qui fait que le terme de pharisien est resté synonyme d’hypocrite). Les Pharisiens révéraient non seulement la Tora écrite mais aussi une Tora orale, tradition transmise par les Anciens. Les Sadducéens, tout libéraux qu’ils étaient, voulaient se tenir à l’écrit. La Michna est alors à la fois le commentaire de la Tora, la traduction écrite de la Tora orale et la tentative de démontrer que la Tora orale est déjà contenue dans la Tora écrite. A la Michna on a encore ajouté au cours des trois siècles suivants un «commentaire du commentaire» qui est la Gémara. Il y a en fait deux versions, l’une produite à Babylone, l’autre en Palestine. Il y a un peu de tout dans le Talmud. Une exégèse juridique (on appelle cela la halakha) et une exégèse morale (la haggada). La dialectique mise en oeuvre devient un sommet de subtilité. A la fin du IIème siècle on définit 32 règles qui permettent à la pensée d’approfondir le texte de la Bible. On reprend entre autres les raisonnements par induction et par déduction des Grecs mais on distingue je ne sais combien de combinaisons complexes. Or la complexité d'un raisonnement n'est pas une garantie de sa justesse. D'ailleurs notre prof de philo au lycée nous démontrait déjà qu'avec une règle de déduction toute simple, mais non vérifiée pour sa plausibilité, on pouvait conclure qu'un cheval bon marché était cher. Alors si on passe à tout un échafaudage de règles, il devient encore plus facile - pour le dire crûment - de violer quelquefois les textes. Soit pour les mettre en harmonie avec la Tora orale, soit simplement pour y trouver la réponse aux problèmes de l’heure. Or il faut que tout vienne des textes. Ainsi p. ex. quand on veut prouver que la résurrection était sous-entendue dans la Bible, on va chercher toutes les phrases dans lesquelles on a employé le futur: «vous donnerez au prêtre Aaron l’offrande...» (or il est mort avant d’arriver en Terre Promise), «Moïse et les enfants d’Israël chanteront ce cantique à l’Eternel ...» (Moïse est mort), «le pays que l’Eternel a juré de leur donner» (en parlant des pères qui sont morts). On emploie le futur pour des morts, donc ils vont ressusciter. Autre citation: «Sa vie sera retranchée, son iniquité sera sur lui». Donc après sa mort, donc résurrection! 
Il faut quand même dire à la décharge du Talmud que quand il n’y a pas unanimité d’opinion parmi les rabbins on les cite tous.
Mais le Talmud est également un monument de casuistique. Ainsi, pour le Jour du Seigneur, l’Ecriture se borne à formuler la loi générale qui interdit ce jour-là toute espèce de travail: le Talmud va y consacrer un traité tout entier. Les actions prohibées sont réparties sous 39 rubriques. Rien que la dernière interdiction: «porter un objet d’un endroit à un autre» va amener des discussions sans fin. Comment définir un transport? (Prenez un mendiant devant la porte et un portier à l’intérieur. Le portier lui donne quelque chose en tendant la main dehors: c’est lui qui est coupable. Si c’est le mendiant qui tend la main à l’intérieur et la ressort avec l’offrande, le péché est sur lui.) Comment définir la charge? (Une femme peut se promener avec ses tresses et ses bijoux, mais il y a doute sur ses dents en or). Remarquez, on a eu le même genre de discussions dans l’Eglise. Souvenez-vous des discussions sur le sexe des anges et du Concile qui a décidé à une voix de majorité que les femmes avaient une âme! Et il me semble que les Jésuites étaient des maîtres en casuistique. D’ailleurs le Talmud n’est pas que cela. Il est également rempli de considérations morales, d’anecdotes plaisantes. Les rabbins étaient en général des hommes bons. Ils étaient tellement persuadés que Dieu était un Dieu de miséricorde qu’ils ont eu du mal à accepter que la condamnation à la Géhenne pouvait être éternelle. Surtout pour des circoncis!
L’étude du Talmud est une gymnastique intellectuelle qui a donné aux juifs l’amour des idées. Freud disait que l’interdiction de la représentation de Dieu est déjà un triomphe de l’esprit sur la matière. L’importance donnée à l’esprit entraîne l’estime du travail intellectuel. Elle rend également possible - c’est toujours Freud qui parle - la renonciation à certaines pulsions (sexuelles entre autres). Ce n’est, hélas (ou pour notre bonheur), pas le cas de Woody Allen. Personnellement je reste sceptique. La raison, la logique, la pensée claire, c’est comme une belle femme, grande, droite, fragile. Je n’aime pas qu’on la viole.
Je serai plus bref en ce qui concerne la Kabbale. D’abord qui dit Kabbale dit ésotérisme et mysticisme. Ce ne sont pas des thèmes qui me passionnent. Et ensuite ce qui m’intéresse ici c’est de mieux cerner l’identité juive et je ne crois pas que la Kabbale l’ait vraiment marquée, si ce n’est peut-être en Europe Centrale grâce aux enseignements des hassidim. On considère en général que c’est entre le XIIème siècle et le XIVème que le mouvement kabbalistique proprement dit s’est développé. André Chouraqui considère que cela correspond à un certain retour sur lui-même du peuple juif. Et c’est vrai que c’est l’époque où les persécutions deviennent de plus en plus importantes surtout en Espagne et que c’est la fin de l’âge d’or de Grenade. Le mouvement a surtout fleuri en Catalogne et dans le sud de la France (comme par hasard dans une région et à une époque où un autre gnosticisme se développe: le catharisme). Le livre suprême de la pensée kabbalistique est le Zohar compilé au XIIIème siècle (mais qui d’après Vuillaud repose sur des traditions beaucoup plus anciennes et qui pour lui font partie de la révélation divine). Ce livre que l’on trouve dans les devantures des librairies ésotériques du monde entier, aussi appelé Livre des Splendeurs, explique qu’il y a un aspect caché et un aspect révélé de la divinité et expose les dix attributs et puissances de Dieu, appelés les Séphiroths. Le livre de Vuillaud n’aide pas beaucoup à la compréhension de la Kabbale. Il est surtout très polémique avec tous ses détracteurs. Pour la Kabbale le réel est rempli de symboles qu’il faut déchiffrer. La langue hébraïque devient elle-même une langue ésotérique, chiffrée. On combine des lettres, fait une évaluation chiffrée des mots, permute des lettres... et contemple les mystères du verbe révélé! Et bien sûr il y a des mots secrets qui ont un pouvoir terrible! Le tout est complété par une mystique contemplative et des pratiques ascétiques et rituelles.
La Kabbale se développe également en Palestine au XVIème siècle, y devient même gnostique (les étincelles de lumière et de vie divine sont dispersées dans le monde entier et aspirent à retrouver leur place originelle). Elle finit mal: au XVIIème siècle un maître de la Kabbale se dit Messie, se fait arrêter par les Turcs et pour sauver sa vie, se fait musulman! La Kabbale est relayée en Europe orientale par le hassidisme (le mouvement des «pieux») qui se développe au XVIIIème siècle. Il est plus tard sévèrement combattu par les rabbins à cause de ses tendances panthéistes. Il n’empêche que le hassidisme a des aspects sympathiques: grande piété, bonté, omniprésence de Dieu dans le vie quotidienne, pas mal de magie aussi (forcément: les maîtres-mots. C’est là aussi qu’est née la légende du Golem). Et cette magie conduit à la poésie. Elle illumine littéralement le dernier livre de Leo Perutz, le génial auteur du Cavalier Suédois, né à Prague, vivant à Vienne et émigré en Israël au moment de l’Anschluss de l’Autriche. Ce livre (voir n° 0101 Leo Perutz: La Nuit sous le Pont de Pierre, édit. Fayard, Paris, 1987) a été le dernier paru de son vivant (il avait plus de 70 ans en 1953). Les allusions à la Kabbale sont constantes dans ces histoires qu’il dit lui avoir été racontées quand il avait quinze ans et que le ghetto de Prague n’avait pas encore été détruit, par son précepteur l’étudiant en médecine Jakob Meisl qui disait descendre de l’inoubliable Mordechai Meisl dont la fabuleuse fortune ne fut jamais retrouvée après sa mort. Le Grand Rabbin, dans la peste dans la cité juive, prononce le mot interdit, qui est écrit dans le Livre des Ténèbres, le mot qui fait trembler la terre et qui rappelle les morts à la vie. Dans la conversation des chiens, le juif Berl Landmann, enfermé avec des chiens errants dans sa geôle pour être pendu le lendemain, le juif Berl Landmann versé dans la doctrine secrète qui confère un pouvoir immense à ceux qui ont percé les plus grands mystères, furieux de voir que les chiens n’en finissent pas, à la manière des chiens, à aboyer l’un contre l’autre et l’empêchant ainsi de méditer jusqu’au lever du jour sur la Sainte Kabbale, va tracer contre le mur les lettres mystérieuses qui vont lui permettre d’obtenir l’obéissance des bêtes, le juif Berl Landmann, perturbé sans doute par les aboiements, se trompe d’une lettre et, soudain, comprend leur language et découvre ainsi où le riche Mordechaï Meisl avait caché son trésor (mais il n’en profitera pas). Mais à travers tout le recueil chante un thème, non celui de la rose et du réséda cher à Aragon, mais celui, plus inattendu de la rose et du romarin. «Quand le vent du soir soufflait sur les ondes du fleuve,» c’est ainsi que commence La nuit sous le pont de pierre, «la fleur du romarin se blottissait un peu plus contre la rose rouge, et l’empereur qui rêvait sentait sur ses lèvres le baiser de l’amour de ses songes». Et l’histoire finit ainsi: «La belle Esther, l’épouse de Mordechaï Meisl, s’éveilla dans sa maison de la place des Trois-Fontaines. Dans la chambre voisine, Mordechaï Meisl allait et venait et récitait sa prière du matin. Elle se redressa et écarta d’un geste de sa main les boucles brunes qui lui tombaient sur le front. C’était un rêve! murmura-t-elle. Et nuit après nuit c’est toujours le même rêve! Quel beau rêve! Mais, loué soit le Créateur, ce n’est qu’un rêve.»
Pardonnons à la Kabbale toutes ses élucubrations mystiques et ésotériques puisque sur son fumier a fleuri la plus douce des poésies.

(2001)

PS: Il y a toute une série d'ouvrages qui ont paru récemment faisant le point de nos connaissances actuelles concernant la naissance du monothéisme en Israël: études d'archéologues, étude d'un égyptologue spécialiste de la mémoire culturelle, synthèse faite par un spécialiste des religions. Voir à ce sujet, ma note 5 (suite 2): Naissance du Monothéisme - le point.

(avril 2007)