Tome 1 : C comme Camus (Albert)

Je me souviens d'un certain soir de Noël passé en famille chez mon frère Bernard où la discussion faillit se terminer en pugilat. La discussion tournait autour du cinéma que le frère de ma belle-sœur, qui travaillait dans la Culture, avait visiblement du mal à considérer comme un art. D'autant plus que de notre côté nous défendions des cinéastes comme Beneix, Besson et Carax. Je dois avouer que j'ai un faible tout particulier pour Beneix. Les rouges, les jaunes et les bleus de Diva me font jouir. C'est peut-être du kitsch, c'est peut-être une esthétique un peu frelatée mais je ne puis résister. Encore plus pour La lune dans le caniveau, que pourtant toute la critique a descendu. Peut-être est-ce parce que j'aime Goodis et que je connais Baltimore. Mais j'avoue que je trouve ce film génial. Bien sûr il y a des morceaux qu'il aurait fallu couper, la montée vers la cathédrale, le mariage, les scènes dans un hôpital (ou est-ce une morgue?). Mais tout ce qui se passe dans la rue, les pavés mouillés, les flaques de sang, la publicité rétro sur les murs et surtout cette scène extraordinaire où quatre dockers travaillent debout sur un container sous une pluie battante et où les bas des pieds disparaissent derrière un écran de pluie qui rejaillit, ce qui fait que les dockers semblent être en élévation comme les vieux mystiques espagnols qui à force de jeûner et de s'absorber dans la pensée infinie de Dieu finissent par planer au-dessus du sol. Mais en réalité ce n'est pas Beneix qui a déclenché la grande bagarre dont on se souvient encore dans la famille, mais Le Grand Bleu de Luc Besson. D'un côté nous étions trois irréductibles, Annie, Francine et moi (nous avions vu le film trois fois), d'un autre côté on nous regardait avec commisération et ma réputation d'intellectuel fondait à vue d'œil.
Le malentendu était inévitable. C'était d'ailleurs comique. Il est évident que le film n'est pas un chef-d'œuvre inoubliable du septième art. Et les autres pensaient que nous essayions de faire passer pour de l'art une œuvre qui ne faisait que nous rappeler quelques souvenirs de vacances passées à la mer.
En réalité ce film est tout à fait autre chose. Il est d'abord la traduction en images et en symboles (le dauphin) des sensations d'un homme qui a la nostalgie d'un monde qui est naturellement étranger à l'homme et qui est le monde aquatique.
C'est une sensation que je ressens moi-même et que je connais bien. J'ai commencé la nage en mer et la plongée en apnée avec mon ami Robert. Sur la Côte d'Azur quand nous étions encore célibataires tous les deux puis plus tard en Corse, à Corfou, en Sardaigne, en Tunisie. Robert était bon chasseur et aurait été capable de nous nourrir de ses pêches en sars et autres poissons pendant des semaines. Il allait aussi chatouiller le mérou dans les trous rocheux bien qu'à l'époque, le mérou de Méditerranée, las des chasseurs qui le traquaient, avait déjà commencé à descendre à quinze et même à vingt mètres. Moi je n'avais pas encore de masque avec verres correcteurs à l'époque et les copains n'avaient pas envie de me prêter un fusil, de peur de se faire tirer dessus. Je n'en n'avais moi-même d'ailleurs pas tellement envie. Depuis la première fois où j'avais tiré sur une biche soudainement aperçue en train de sortir des fourrés lors d'une chasse avec mon oncle (c'était la première fois que mon oncle m'avait prêté un fusil), biche que j'ai d'ailleurs ratée, je n'ai plus jamais eu envie de tirer. Depuis, comme l'enseignent Albert Schweitzer et Saint François d'Assise, je respecte aussi bien ma sœur la biche que mon frère le mérou. Je suis d'ailleurs profondément choqué quand je vois dans les îles où nous allons, les riches pratiquer la pêche au gros et ramener des bêtes magnifiques comme par exemple ces marlins bleus (ou quelque soit leur nom), ces poissons longs de près de deux mètres, d'un bleu éclatant, un nez effilé, un dos denté et des ailes de dragon qui se déploient... Une merveille de la nature que l'homme tue pour son plaisir plus que douteux, assis dans un fauteuil sur un bateau puissant et assisté de nègres qui préparent ses appâts, lui règlent sa canne à pêche et finissent de sortir la bête de l'eau s'il n'en est pas capable lui-même.
Donc je n'avais pas de fusil mais je suivais Robert. Je le regardais plonger en nageant en surface puis je descendais moi-même regarder dans chaque trou, dans chaque crevasse. Nous étions infatigables. Quand la mer était chaude, comme dans le golfe de Gabès, il nous paraissait tout à fait naturel de passer tous les jours cinq à six heures dans l'eau.
Les îles nous attiraient tout particulièrement. Avec Annie nous en avons fait beaucoup. En Méditerranée : Corse, Sardaigne, Sicile, les îles Eoliennes, Majorque, Ibiza, Corfou, Rhodes, Djerba. Dans les Caraïbes, Grenade, les Grenadines, Saint Vincent, Sainte Lucie, Martinique, Guadeloupe, les Saintes, Antigua. Dans l'Océan Indien, toutes les Seychelles (une dizaine d'îles, même Desroches dans l'archipel des Amirantes), Maurice et Rodrigues, l'île au trésor chère à Le Clézio.
J'ai toujours aimé la natation en pleine mer. Le plus sûr semble être la nage côtière mais ce n'est souvent qu'une impression lorsque la côte est rocheuse et que les possibilités d'abordage sont rares. Je l'ai souvent pratiquée pourtant, en Sicile par exemple, mais surtout à Ibiza où il est possible d'explorer de cette manière des criques qui seraient totalement impossibles à aborder autrement.
Mais ce à quoi je n'ai jamais vraiment su résister, c'est nager jusqu'à une île si par malheur une telle île se trouve en face de la plage où nous logeons. A Canouan il y avait une île juste en face de nous, où logeaient de nombreuses colonies de mouettes et de cormorans mais elle était séparée de la côte par un courant qui pouvait être assez puissant certains jours. Je me suis aperçu assez rapidement que la violence du courant dépendait surtout de la houle qui se trouvait au large. Un jour où le temps était relativement calme, j'ai réussi ma première traversée. A la seconde, j'ai fait le tour de l'île. A la troisième, j'ai voulu aller plus loin. Il y avait une deuxième île qui n'était séparée de la première que de quelques centaines de mètres mais en même temps par un courant assez violent. Disposant de palmes puissantes, j'ai tenté la traversée. J'étais déjà arrivé de l'autre côté lorsque je m'aperçois en soulevant la tête que je suis accueilli par cinq barracudas, deux relativement grands, presqu'un mètre, les trois autres plus petits. Les barracudas ont des manières particulièrement désagréables. Ils nagent pratiquement à la même hauteur que vous. Ce qui fait que, comme vous regardez, en nageant, avec votre masque, le fond de la mer, vous ne les voyez absolument pas arriver. L'effet de surprise fut total. Les cinq étaient en demi-cercle, les têtes tournées vers moi, me regardant. Je commence à avancer lentement, les cinq ouvrent leur gueule montrant leurs dents qui sont nombreuses et pointues. Puis ils claquent leurs mâchoires. J'avais beau me dire: le barracuda n'attaque pas l'homme. Le seul risque c'est qu'il vous arrache un morceau de hanche si vous attachez un poisson pêché à votre ceinture. C'est ce qu'on m'avait dit. Je n'avais pas de poisson pêché accroché à ma ceinture. J'avance encore un peu. Les barracudas font à nouveau claquer leurs mâchoires. Les petits poussent une petite pointe dans ma direction. Eh bien vous me croirez si vous voulez, est-ce la tension d'être seul, loin de tout, est-ce la fatigue d'avoir traversé tous ces courants? J'ai rebroussé chemin. Et les barracudas visiblement satisfaits d'avoir gagné la partie et faisant preuve de générosité ne m'ont pas suivi.
Mais l'un de mes plus beaux souvenirs, c'est aux Seychelles que je le dois. Nous étions à Praslin et notre hôtel avait une petite annexe absolument charmante qui contenait trois ou quatre chambres et qui se trouvait sur une toute petite île appelée l'île Chauve-souris. J'avais demandé à un chauffeur de taxi local quels étaient les meilleurs endroits pour plonger. Et il m'avait indiqué un îlot, l'îlot Saint Pierre, qui me paraissait être lointain et qu'il fallait normalement atteindre en barque.
En traversant notre île Chauve-souris je m'aperçois qu'en partant de l'arrière de l'île, la distance à parcourir pour nager jusqu'à l'île Saint Pierre serait plus courte. Il est toujours difficile d'évaluer les distances en mer mais je me suis aperçu plus tard en nageant que la distance devait être supérieure à mille cinq cents mètres. Je suis donc parti, après avoir prévenu Annie qui est toujours un peu inquiète de cette sorte d'expéditions. Dans ce genre de nages on est toujours agréablement tendu, un peu inquiet. Seul dans la mer, on observe l'eau. Les requins c'est comme les barracudas, ils n'attaquent pas l'homme. Du moins dans ces régions. Du moins on n'a jamais rien entendu de tel. Oui, mais est-ce que les autres nagent tout seul jusqu'à l'îlot Saint Pierre ? On observe surtout le fond, en s'arrêtant de temps en temps, pour voir s'il y a du courant. A un moment donné on a l'impression que l'île s'éloigne au lieu de se rapprocher. On se demande si on ne s'est pas complètement trompé dans l'évaluation des distances. On se demande s'il ne faut pas rebrousser chemin. Et puis l'île grandit. On se rend compte qu'on y arrivera. Nouvelle inquiétude quand j'arrive à proximité. Rien que des rochers inabordables contre lesquels des vagues déferlent. Je fais le tour et je découvre une mince langue de sable à l'arrière. J'y vais doucement. On ne sait jamais ce qui peut être enterré dans le sable. On nous a parlé de poisson-pierre mais Saint Pierre veille. Il n'y en a pas. Je débarque. J'enlève mes palmes, mon masque, mon tube, mon slip de bain. Je grimpe nu sur les rochers, je traverse l'île dans le sens longitudinal. De l'autre côté, une large plage de sable entre deux rochers de granit rose donne sur un autre îlot rocheux dont les côtes plongent dans la mer bouillonnante éclairée par un soleil éclatant. Je me couche sur le sable, les jambes allongées dans l'eau et je me repose longuement en fermant les yeux.
Puis je remets mon masque et mes palmes et je me remets dans l'eau, nu, et nage vers les falaises rocheuses en face de moi. Dès que j'arrive à l'îlot je découvre des nuées de poissons zèbres, de poissons bleus, de poissons jaunes. Je descends observer de plus près un énorme perroquet qui picore du corail et tout de suite j'aperçois tout près de moi deux grandes raies qui battent lentement leurs ailes. Je les suis. Elles accélèrent à peine et commencent à faire le tour des rochers. Je les suis doucement pendant un certain temps puis plonge pour essayer de voir par en dessous leurs ventres blancs. Elles tournent alors, faisant mine de partir vers la haute mer puis reviennent loin derrière moi en s'approchant à nouveau de l'île. Je continue mon tour. J'aperçois soudain dans une crevasse une tortue presque immobile. Je descends pour la voir de plus près. Elle commence à nager en remuant ses quatre pattes. Je remonte et nage au-dessus d'elle. Elle ne semble guère farouche et nous continuons ainsi pendant quelques minutes, elle à nager au fond et moi au-dessus d'elle. Puis je descends à nouveau. Elle commence à accélérer en tournant sa tête pour me regarder. Puis elle disparaît vers la haute mer. Je retrouve mes raies. Je monte, je descends, j'explore encore pendant une demie-heure. Puis je reviens à ma plage sur l'île principale entre mes deux rochers, je me couche sur le dos recouvert par les vagues et je communie, avec le sable, avec la mer et avec le soleil.
Puis je me rhabille et je quitte à regret. Le retour m'a paru long, d'autant plus que j'ai rencontré plusieurs bancs de méduses microscopiques mais qui vous électrisent le corps de minuscules secousses qui vous paraissent d'autant plus inquiétantes que vous ne voyez rien. Et puis finalement j'ai vu approcher l'îlot Chauve-souris où m'attendait sur le bord une grande silhouette qui se détachait sur le ciel du couchant et qui était celle de mon Annie qui m'accueillait en silence.
Je me suis mis à la plongée bouteille relativement tard, à Desroches dans l'archipel des Amirantes. L'endroit est particulièrement beau pour la plongée. Des caves, des tunnels, des canyons. Un jour, nous avons exploré avec des lampes une cave longue de trente mètres et rencontré soudain cinq raies nageant de concert et nous croisant à nous toucher et à nous regarder de leurs petits yeux rapprochés et méchants. La plongée bouteille dans ces régions n'apporte pas beaucoup plus que la nage en surface quant aux poissons. Souvent avec Annie que je tenais par la main car la vue des coraux lui paraît toujours menaçante, nous nagions et nous voyions à deux mètres de profondeur des raies enterrées dans le sable, des tortues sortant d'une forêt d'algues ou même ces grands requins que l'on appelle dormeurs parce qu'ils restent vautrés le long d'un rocher et que les plongeurs tirent par la queue car ils sont herbivores. Avec un autre plongeur, partis avec nos masques et nos palmes, nous avons même été suivis par un vrai requin nageant en cercle autour de nous. Mais la véritable jouissance de la plongée bouteille c'est de planer au-dessus d'un plateau, de basculer par dessus le bord puis descendre le long d'un tombant, de passer sous une arche, la jouissance même de l'homme oiseau, de l'homme volant, celle qu'Icare a vainement cherchée dans l'élément air et que l'homme trouve dans l'élément eau.
Mais le monde aquatique est un monde hostile à l'homme. Il ne peut y évoluer que pendant de courts instants ou en usant d'expédients qui sont eux-mêmes limités dans le temps. Au moment même où il réalise son rêve : flotter en apesanteur, libéré de son corps, il comprend en même temps que le monde où ce rêve peut se réaliser lui est interdit à jamais. D'où la nostalgie, d'où la passion du dauphin, qui lui, vit dans ce monde. Car le dauphin est un être vivant qui appartient à ce monde, à cet autre monde, et communiquer avec un dauphin c'est aussi merveilleux que de communiquer avec un être venu d'ailleurs, un être d'une autre galaxie. C'est cela le vrai sujet du film de Luc Besson. Ce n'est évidemment pas celui des records de plongée, de l'ivresse des profondeurs ni d'une banale histoire d'amour. Ces thèmes-là ne servent que de ressorts à un drame et de trame à une histoire. Mais Le Grand Bleu c'est autre chose.
Le Grand Bleu c'est aussi un hymne à la Méditerranée et c'est par là que l'on en vient à Camus. J'ai beaucoup tourné autour de la Méditerranée, que ce soit pour des vacances ou pour des raisons professionnelles. Gibraltar, la Costa del Sol, la côte espagnole, Barcelone, les côtes françaises, la Costa dei Fiori, Gênes; Ostie, Venise, la côte dalmate, les Bouches du Kotor, Athènes et le Pyrée, Istambul et le Bosphore, Beyrouth et la côte libanaise, Alexandrie, la côte tunisienne, Tunis, Alger, Bône et la côte kabyle et, Tanger. La Méditerranée est notre mère nourricière à nous Européens et elle ne ressemble à rien d'autre dans le monde. Un Américain, un Asiatique ne peut rien y comprendre. Nulle part au monde il n'y a de mer pareille. D'abord c'est une mer tempérée, elle a des saisons. C'est une mer intérieure, elle n'a pas de marées. C'est un mariage entre la terre et l'eau. C'est des rochers blancs, des pins, des églises et une mer bleue et scintillante. Le Grand Bleu en donne des images inoubliables. L'eau qui brille à l'infini peut exister dans d'autres parties du monde, encore qu'une mer est rarement aussi étale que celle-là et qu'une lumière est rarement aussi cristalline que celle-là. Mais le sentier que le petit gamin descend dans les rochers blancs avant de prendre son masque et son tube dans une encoignure et de plonger dans l'eau transparente pour aller nourrir sa murène favorite. Et la petite église toute aussi éclatante de blancheur, surmontée d'une croix orthodoxe et plantée sur une île perdue dans la mer. Ce sont là des images qu'on ne trouve qu'en Méditerranée.
Ce sont des images et des paysages qui nous ont apporté avant tout le sens de l'harmonie, de l'équilibre et de la beauté. Moi qui ai vécu beaucoup à l'étranger, qui suis biculturel comme on peut être bisexuel, je considère souvent que la culture française est faite essentiellement de trois éléments : l'élément parisien qui est esprit, jugement superficiel, mépris des autres et qui est certainement l'élément qui fait le plus de mal à notre réputation à l'étranger; l'élément rationnel qui nous vient de Descartes, qui fait que tout homme politique français commence son discours par premièrement, deuxièmement et troisièmement et qui est comme la langue d'Esope, à la fois la pire des choses et la meilleure; et puis l'élément méditerranéen qui est sens de l'équilibre, sens de la mesure et sens du bonheur. C'est cet élément-là avant tout qui fait que moi, Alsacien biculturel de naissance et donc foncièrement anormal, je me sens d'abord Français avant de me sentir Allemand.
Mais la Méditerranée c'est beaucoup plus que cela. C'est la source de notre culture: c'est la naissance de la science, ce sont les débuts de la démocratie, c'est la première révolte contre l'ordre établi sur la base d'un idéal moral supérieur (Antigone), c'est la découverte du libre arbitre, c'est la naissance de l'individu. Bien sûr il y a aussi nos religions qui nous marquent encore aujourd'hui. Elles ne sont pas nées sur les côtes de cette mer mais bien en arrière. Elles sont plus marquées par les déserts que par l'eau. Mais elles ont tourné autour et elles l'ont traversée, changeant d'ailleurs souvent radicalement le message initial.
Etrange aventure de ces religions. La plus ancienne, restée repliée sur elle-même, s'isolant comme elle a isolé son Dieu, première religion monothéiste connue (n'en déplaise à Freud qui croyait que Moïse avait pris ses idées chez Akhénathon), se sentant supérieure comme elle plaçait son Dieu au-dessus de tous les dieux des autres tribus. Et les deux autres faisant elles du prosélytisme et se faisant propager, la chrétienne par les barbares du Nord et la musulmane par les barbares du Sud.

Non, ces religions-là ne sont pas méditerranéennes. D'ailleurs la Méditerranée n'est pas religieuse. Elle se borne à voir des nymphes enfermées dans ses arbres. D'ailleurs n'est-ce pas dans les montagnes de l'Attique qu'a retenti pour la première fois le cri "Le Grand Pan est mort!". C'est l'exclamation même des philosophes allemands du siècle dernier : "Dieu est mort". Et cette mort a enlevé son sens au monde, a mené à l'absurde. Et nous voilà chez Camus.
Car Camus est l'un des grands écrivains que la Méditerranée nous a donnés. L'air vibre de chaleur dans cet étrange roman qu'est L'Etranger. D'ailleurs Camus se voulait écrivain du Sud, écrivain du soleil. Du moins lorsqu'il résidait encore dans son Algérie natale. Mais même plus tard, vivant à Paris, il est allé se chercher le soleil à Lourmarins, et c'est sur la Nationale 7, la route du Midi qu'il a trouvé la mort. Contre un platane. Une mort absurde. Peut-être une mort heureuse (comme le titre de la première version de L'Etranger). Car sa veine semblait s'être tarie prématurément.
Pour ma génération, c'était quelqu'un dont on se sentait très proche. Pas à cause de ses théories qu'on ne comprenait pas bien. Ce n'est qu'aujourd'hui que je vois vraiment la beauté de L'Etranger. Cet homme qui en même temps que le sens des choses, en arrive à perdre toute sensation. Tout lui est indifférent. Un homme de pierre, qui fait penser à cette histoire des Métamorphoses, que l'écrivain allemand Ransmeyer rend si admirablement, lui qui transpose toutes les légendes des Métamorphoses sur la côte de la Mer Noire, en Tauride (aujourd'hui la Roumanie) où le malheureux Ovide Nasus a été exilé pour toute la fin de sa vie, sans qu'on ait jamais su pourquoi, sur un coup de tête de son Empereur alors qu'il était choyé par lui et menait la grande vie avec les belles esclaves, les roses et le vin; une histoire absurde. Une de plus. Donc cette histoire terrible, ce déluge où tous les hommes périssent. Puis lorsque l'eau se retire, il ne reste rien que des pierres dans la boue. Et sous l'effet du soleil, on voit tout à coup les pierres prendre forme humaine, s'étirer et se détacher, puis se lever pour créer une nouvelle race humaine, une race plus résistante, mais une race plus dure, une race d'hommes au cœur de pierre. Peut-être notre race d'aujourd'hui.
Mais Camus, lui, était humain, chaleureux. Un homme qui doutait. Un homme humble, fils d'une femme qui faisait des ménages. Un homme passionné aussi et amoureux. Sartre était l'inverse. Un homme qui ne doutait jamais. Toujours sûr de lui. Encore communiste trente ans après qu'Orwell ait compris que le communisme n'était qu'un autre totalitarisme. Et tous les intellectuels anglais après lui. Un homme qui se voulait du peuple et qui n'était qu'un bourgeois. A l'époque (j'avais vingt-cinq ans) j'admirais Sartre comme écrivain. J'admirais son théâtre. Je l'admire toujours. Je voyait Huis Clos au Théâtre en Rond. Il avait vraiment le sens du drame. La formule : "Je suis fait comme un rat" vous poursuivait. J'admirais même ses romans et ses nouvelles. Même si je n'appréciais pas son fils de Chef qui était Centralien. Mais La Nausée avait d'ailleurs des descriptions d'objets inquiétantes (Objets inanimés, avez-vous donc une âme?) qui annonçaient le Nouveau Roman. Mais sa philosophie, ses positions politiques, et cette attaque vulgaire, méprisante, portée à Camus dans Les Temps Modernes. Même pas par lui mais par son valet Jeanson. Pouah, quel personnage.
Camus, dans La Peste, essayait néanmoins de réagir à l'absurde. Le message, du moins me semblait-il à l'époque, était qu'il fallait agir quand même.
Mais le vrai message de l'action, de l'œuvre à accomplir, c'était Saint-Exupéry. Nous étions tous sous son influence. Le cri de Guillaumat: "Ce que j'ai fait, nulle bête n'aurait pu le faire" nous impressionnait. C'était la philosophie de la ligne. Le courrier qui devait passer avant tout, avant la vie des pilotes. L'œuvre seule comptait. Car elle donnait un sens à tous, même à ceux qui donnaient leur vie ou simplement perdaient leur emploi (après trente ans dans l'aérospatiale) parce qu'ils avaient fait une faute qu'il ne fallait pas faire et qu'on ne pouvait pas pardonner. Car si on la pardonnait on mettait en danger la ligne, c'est-à-dire l'œuvre, c'est-à-dire ce qui était sacré par dessus tout, parce que cela donnait un sens à tout. Tout ceci était merveilleusement rendu dans Le Barrage où Gérard Philippe sacrifiait la vie de ses ouvriers en citant Saint-Ex pour pouvoir tenir le délai et réaliser son œuvre à lui. C'était beau. Moi qui n'avais pas particulièrement envie de devenir ingénieur, je voulais construire des barrages en Afrique et des ponts en Amérique.
Quand on y pense, on a l'impression que tout le monde cherchait encore la solution au grand problème posé par les philosophes allemands. Dieu était mort. Le monde n'avait plus de sens. Tout était absurde. Que faire? Et la deuxième guerre mondiale avait probablement définitivement démontré que Dieu était bien mort.
Je me souviens toujours de la réaction de ma mère le jour où elle a compris que j'avais définitivement perdu la foi. Je la voyais totalement désemparée, malheureuse. "Mais si on ne croit plus à cela, me disait-elle, mais alors il n'y a plus rien. On peut voler, on peut tuer, tout est permis". Et elle me regardait avec horreur.
Je me demande si tous ces philosophes et tous ces écrivains ne réagissaient pas tout simplement comme ma mère, cherchant une nouvelle morale (Sartre avait promis d'en "faire" une avant de mourir), cherchant un sens et le trouvant dans l'action.
Je n'ai jamais été dupe. A part peut-être ma période Saint-Exupéry. J'ai choisi l'action pourtant. J'ai créé quelque chose, à ma façon. Une société. Un groupe. Des produits. Cela a pris - et prend encore - énormément de mon temps, énormément de ma vie. Cela m'a passionné. Cela me passionne un peu moins aujourd'hui. Mais je ne me suis jamais pris au sérieux. Et je ne l'ai jamais pris au sérieux.
J'ai toujours su qu'il y avait des choses beaucoup plus importantes dans la vie. L'amour d'une femme d'abord. La vie d'un couple. Ses enfants.
Et s'il faut à tout prix donner un sens à quelque chose qui n'en a pas, ce n'est pas par l'action qu'on peut le faire. Non la seule chose qui vaille, et c'est le professeur Monod qui a raison, c'est de chercher à connaître, connaître encore et connaître toujours plus.
Et d'abord connaître notre monde. Faire le tour de la prison comme ont dit des gens aussi différents que le Marquis de Custine et Marguerite Yourcenar. Mais surtout connaître l'homme. Tout ce qui concerne l'homme : ses mœurs, ses religions, ses façons de vivre. Les langues, les cultures, l'histoire. Ce qui rapproche les hommes, ce qui les sépare. Et chercher jusqu'à la fin le grand mystère de leur origine.

P.S. : Je regrette quand même que l'on ait oublié Saint-Exupéry. Je l'aimais bien. Et finalement je me demande s'il était tellement convaincu de sa philosophie de l'action. C'etait aussi un homme de doute et de réflexion. Sa Citadelle en fait foi. Et puis c'était un vrai poète. On ne peut oublier l'histoire du petit Prince, de la rose, de l'allumeur de réverbères et surtout du renard qui demande si instamment : "S'il te plaît, apprivoise-moi".
Mais le pauvre Saint-Ex a eu pire que l'oubli. Il y a très longtemps j'avais l'habitude d'acheter une revue de BD satirique, américaine : Mad. Un jour je tombe sur l'histoire d'un commandant de vaisseau interstellaire qui séduit la reine solitaire et cultivée qui règne sur une planète lointaine et barbare. A un moment donné, on voit le commandant derrière la reine, appuyé contre la balustrade de la terrasse de son palais. Visiblement la position est des plus ambiguës. Pour être plus précis, il la prend par derrière pendant que tous deux regardent le soleil local se coucher et les trois lunes se lever. Alors la reine cultivée dit, à ma grande stupéfaction, "Il y a un écrivain, originaire, je crois de ta Terre natale, oh mon amour, qui a dit : s'aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder tous les deux dans la même direction. Et bien, tu vois, jusqu'à ce jour je ne savais pas ce qu'il voulait vraiment dire par là." (tout ceci en américain). Je connaissais effectivement la formule. Je l'avais vue en exergue sur un almanach scout. Cela m'a fait beaucoup de peine pour Saint-Ex. D'un autre côté, j'ai ainsi appris pour la première fois qu'il y avait des intellectuels en Amérique. Ce que je ne savais pas. Il faut dire que j'avais des excuses. Nous ne connaissions pas à l'époque Woody Allen, et je n'avais pas lu Saul Bellow. Depuis nous savons, grâce à eux, qu'il y a eu toute une tribu, tous juifs, ayant des appartements à Manhattan et pour la plupart réfugiés dans des universités américaines où ils fuient la barbarie ambiante, comme les moines du Moyen-Age dans leurs couvents fortifiés, fuyaient les Vikings et les Huns. (Philipp Roth, un des derniers survivants de la bande vient de déclarer qu'il y avait encore quinze mille lecteurs aux Etats-Unis d'Amérique. Interrogé par un journaliste, il n'a pas su dire en quelle année, à son avis, le dernier aurait disparu.)

(1992)