J'ai découvert le Brésil bien avant de découvrir Amado. Et pourtant une fois de plus la découverte a commencé par la littérature. Par Cendrars. Le fou, le passionné, le mythomane. Le Brésil étant le pays mythomane par excellence, la rencontre entre Blaise et le Brésil ne pouvait qu'être explosive.
C'est Cendrars, en parlant de son ami le planteur de café, qui m'a donc d'abord parlé du Brésil. D'une autre rencontre, plutôt contre nature celle-là, d'Auguste Comte dont la devise "Ordre et Progrès" orne le drapeau du Brésil, un pays dans lequel ne règne pourtant ni l'un ni l'autre. C'est Cendrars qui doit être le premier à avoir dit que le Brésil est un pays d'avenir et que le seul ennui, c'est qu'il l'est déjà depuis plus de cent ans. C'est lui qui parle avec lyrisme de tout ce qui est extrême dans ce pays, de la capitale créée dans un désert, de l'exubérante Amazonie (c'est lui qui a d'ailleurs traduit le roman brésilien de l'écrivain portugais Ferreira de Castro qui a vécu la terrible expérience des seringueros). Je me souviens de la description des plages de sable de Santos où Blaise Cendrars voyait des mouches mortelles et un douanier marié avec une Japonaise qui massait divinement. Ou n'est-ce pas plutôt mon ami Lacoste qui m'a parlé de la Japonaise. Déjà littérature et réalité se confondent. Lacoste était un ancien ingénieur de Delattre & Levivier. Il avait construit une cimenterie à Cabo Frio. Une cimenterie probablement unique au monde puisque la matière première était essentiellement à base de coquillages. Et puis une aciérie entre Santos et Sao Paulo. Et il avait attrapé le virus.
R.S. Richards
Et c'est avec lui, autre fou celui-là, que j'ai fait mon premier voyage dans ce pays qui était déjà devenu mythique pour moi. Un voyage d'études de trois semaines sur la sidérurgie brésilienne. Un voyage qui nous a amenés de Rio à Sao Paulo en passant par Santos puis à Belo Horizonte et retour à Rio. Un voyage fou lui aussi car nous avions les meilleures introductions. Celle de cet homme de génie qu'était Richard S. Richards, délégué spécial de sa majesté la banque Paribas.
Richards était cet Américain (certains disent qu'il était roumain et que le S voulait dire Sebastianu. En tout cas il parlait en plus de l'anglais, du français et de l'allemand, parfaitement le roumain et accessoirement plus ou moins portugais, espagnol et italien), un Américain qui, en pleine seconde guerre mondiale, alors que toute la construction mécanique américaine travaillait pour la guerre et ne pouvait plus livrer de laminoirs à l'Amérique Latine, avait eu l'idée de faire la tournée des sidérurgies sud-américaines et de leur offrir des laminoirs d'occasion ou même de simples marteaux de forge.
Après la guerre il eut une nouvelle idée et il vint en Europe avec cette proposition assez extraordinaire : que les Européens exportent leur savoir-faire en Amérique Latine (alors qu'eux-mêmes étaient en pleine reconstruction) et qui plus est financent leurs livraisons d'usines sur dix ans ! Les financiers de la City l'ont tout de suite snobé. Il vint donc à Paris. Et il eut la chance de tomber sur un Ministre des Finances et un Président de Paribas assez fous pour y croire aussi (il sera assez souvent fait état de folie dans ce chapitre). Et c'est ainsi que Richards devint Monsieur 5% et que les Français ont livré plein d'usines sidérurgiques en Amérique du Sud telles que Chimbote au Pérou, Paz del Rio en Colombie, Cosipa au Brésil, etc... Richards avait bien évidemment un appartement en plein milieu de l'avenue Foch, bourré de tableaux de maîtres, plus un autre dans la Cinquième avenue et une société aux Bahamas (qui recevait les fameux 5%). Ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre: à Fives Lille, il venait s'installer dans mon bureau pour lire le Wall Street Journal, étudier les cours de bourse, voir l'avancement des projets, les échanges de courrier. Il voulait tout voir, même les points techniques. Il avait une immense méfiance envers les techniciens. Et puis de temps en temps je l'entendais se plaindre et avec une petite voix larmoyante (je me demandais quelquefois s'il n'était pas Juif roumain, pourtant le Sebastianu... En tout cas il y avait vécu en Roumanie, juste avant la guerre, puisque plus tard, quand nous suivrons les projets d'aciéries et de laminoirs à Galatz sur le Danube, il me parlera du vieux Bucarest qu'il avait connu, des belles maisons construites par des architectes formés en France et que Ceausescu était déjà en train de détruire pour faire ses grandes avenues, et des tournées dans le delta du Danube où le caviar était tellement abondant chez les pêcheurs paysans que l'on y puisait à pleines louches dans les tonneaux en buvant de la tsouica et en lutinant les filles... Car le caviar est aphrodisiaque - je me souviens moi-même des nuits de l'Athénée Palace... - il n'y a qu'à Téhéran où l'atmosphère était tellement triste que même le caviar n'arrivait pas à vous faire bander). Richards se plaignait donc : "Mr Trutt, me dit-il, vous ne le croiriez pas, mais mon expert fiscal américain veut que je déclare plus que je ne gagne réellement, il pense que sinon cela ne paraît pas crédible. Vous rendez-vous compte ?" Il m'aimait bien. J'étais le seul qui lui tenait tête. Dans les réunions internationales, plus tard, quand nous formions de grands consortiums avec les Belges, les Allemands, les Autrichiens (la VOEST), c'est lui qui faisait l'interprète et, à ma grande stupéfaction, il traduisait à sa guise, les conditions posées par les uns étaient complètement modifiées pour être agréables pour les autres. Alors moi j'intervenais, je précisais, ce qui a fait qu'à la fin, on ne voulait plus que de moi comme interprète. Ce n'est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte que sa méthode n'était pas si mauvaise, que les gens défendaient souvent de simples questions d'amour propre qui finalement n'avaient pas d'importance, du moins sur le plan économique, et qu'il valait probablement mieux satisfaire tout le monde pour arriver à un accord que de toute façon tout le monde souhaitait.
Alors évidemment, lorsqu'il fallait concrétiser les accords par écrit, le pot aux roses souvent se découvrait mais il était trop tard pour faire marche arrière et c'est encore à Richards qu'on faisait appel pour dénouer le nœud qu'il avait lui-même noué, ce qui démontrait une fois de plus qu'il était totalement indispensable.
Au Brésil, Richards était persona grata, surtout auprès des militaires qu'il disait être honnêtes, du moins par rapport à ceux d'Argentine. Il me parlait souvent d'un général - en Argentine, les aciéries comme Rosario étaient dirigées directement par les Fabricaciones Militares - que, jeune encore, il rencontrait pour la première fois et comme on le fait souvent dans ces cas, et c'est semble-t-il même le cas pour un génie du commerce roumain (les Roumains se disent latins et expriment de cette manière leur complexe de supériorité sur les Slaves qui les entourent mais en réalité les Turcs ont dû violer beaucoup de femmes dans les grandes plaines du Danube (ah, les plateaux où volent les fleurs de chardons, je parlerai plus tard de mon ami Istrati) et le Roumain de base me faisait souvent penser au paysan anatolien. Mais lorsque les gènes d'un Romain exilé (peut-être Ovide Nasus, pourquoi pas) et ceux d'un grand vizir de la Sublime Porte se rencontrent, cela peut faire boum et vous avez un Richards.
Donc lorsqu'il proposa timidement (me dit-il) pour la première fois une commission au général, il eut la surprise de voir celui-ci consulter successivement deux tableaux de comparaisons, l'un portant sur les prix et l'autre sur les commissions. Et, comme me disait Richards, si, en jugeant sur les seules commissions, les militaires argentins étaient moins honnêtes que ceux du Brésil, ils l'étaient quand même un petit peu puisqu'ils consultaient les deux tableaux, essayant d'arriver à un juste compromis, tenant compte à la fois de leurs intérêts bien compris et de ceux de leur pays.
Il n'en n'était pas ainsi du fameux général dictateur du Pérou qui avait mis la création d'une sidérurgie dans le programme de sa soi-disante campagne électorale et qui avait demandé tout de go à Richards ce que coûtait une sidérurgie et, lorsque celui-ci lui dit cinq cents millions de dollars, il répondit: "D'accord pour quatre cents et cent millions pour moi." Mais tout ceci, c'est des histoires...
En tout cas au Brésil, Richards avait un grand ami, Macedo Suarez, qui de PDG de Mercedes était devenu Ministre de l'Industrie et de l'Economie et pour lequel la sidérurgie était devenue la grande passion et qui se plaignait d'ailleurs à Richards de devoir négocier le prix du café avec les Américains, problème qu'il ne connaissait pas et qui l'ennuyait prodigieusement.
Il y avait également un neveu de Sophie, la femme de Richards, qui avait elle-même un accent d'Europe centrale, neveu qui avait créé une usine de grues et qui avait lui aussi d'excellentes relations. Ce qui fait que nous avons rencontré Macedo Suarez en personne, ses collaborateurs et les PDG des plus grands groupes sidérurgiques. Je me souviens en particulier du vieux Président d'Acesita qui nous avait invité à Rio au Musée de la Marine dans un cadre prestigieux où il y avait également le monument aux morts pour les Brésiliens tués au cours de la deuxième guerre mondiale. La plupart d'entre eux sont d'ailleurs morts non pas de balle, mais de typhus. Ce qui ne fait rien, au moins sont-ils venus nous aider alors que les Argentins comme d'habitude se sont contentés de fournir du bœuf aux deux groupes de belligérants.
Lacoste, lui, connaissait particulièrement bien l'acheteur de Cosipa qui faisait des misères à Bernard Corré, le représentant de Paribas, car le beau rêve de Richards, de Paribas et du Ministre des Finances, avait un peu tourné au cauchemar au Brésil car, si les Brésiliens payaient encore les intérêts, ils avaient déjà arrêté depuis un moment de rembourser le capital. Le mot d'ordre était moratoire. Et ils ne se gênaient pas de dire à B. Corré qui les relançait que les Japonais seraient très heureux de fournir la prochaine tranche et de financer non seulement leurs fournitures futures, mais même les dettes que les Brésiliens avaient envers les Français. Passant au-dessus de ces viles discussions, l'acheteur nous amenait Lacoste et moi à un club sélect de Sao Paulo où j'ai dégusté ma première Feijoada, ce plat divin où la viande boucanée qui a cuit des heures (une nuit entière dit-on) avec des grands haricots noir, est rafraîchie par du chou vert coupé en fines lanières et auquel on ajoute encore quelques tranches d'orange dont l'acidité apporte encore un peu de joie supplémentaire aux intestins en folie qui voient défiler tout ce mélange afterwards. J'ai goûté beaucoup de Feijoadas lors de mes voyages ultérieurs, après avoir pris la direction d'un groupe de sociétés au Luxembourg: chaque fois que nous venions visiter, Jacques, mon Président, et moi, notre filiale brésilienne, Paul, le directeur local, avait fait préparer notre plat préféré par la cantine de l'usine - mais je n'en ai jamais goûté d'aussi merveilleuse que ce jour-là, dans le club de Sao Paulo. En gastronomie, contrairement au sexe, c'est souvent la première fois qui laisse le meilleur souvenir.
Lacoste était un mystère pour moi. Pour moi le Brésil m'a immédiatement porté sur les sens. Mon excitation montait de minute en minute. Mais Lacoste ne me paraissait pas être un grand sensuel. Et pourtant le Brésil lui était devenu une vraie passion. Il connaissait tout, il savait tout, il m'expliquait tout. L'histoire du Brésil, la géographie, les mœurs, la cuisine surtout. Nous allions goûter les mille délices de leur cuisine du Nord-Est dans une maison isolée à l'extérieur de Sao Paulo où tout était authentique : les décors, les serveuses, la cuisine, cette cuisine qui est symphonie d'épices, de parfums et de douceur dont Jorge Amado nous parlera tant (est-ce Doña Flor ou Gabriela qui donne des leçons de cuisine bahianaise?) et qui, lorsqu'on la déguste, vous fait penser immanquablement au corps parfumé et ambré des belles esclaves d'antan.
Cette même cuisine je la redécouvrirai beaucoup d'années plus tard au Samba y Sinha à Rio, moitié boîte de nuit à l'étage du dessus où ondulaient de superbes mulâtresses vêtues de collants couleur chair, moitié restaurant où l'on vous amenait sur des chariots une sélection de toutes les entrées, les plats et les desserts qu'avait à offrir la cuisine bahianaise. Mais ce qui rendait cette expérience vraiment unique c'est que des hommes et des femmes, tous noirs bien sûr, marchaient lentement entre les tables en chantant en polyphonie ces chants graves et tristes que devaient chanter tous les Africains une fois arrivés à destination, courbés sous leur terrible sort qui était d'être à la fois séparés à jamais de leur Afrique natale et liés pour toujours à la terre et au fouet.
Bien plus qu'aujourd'hui où la misère est partout, la joie partie, Bahia alors pesait sur le Brésil comme le Sud sur l'Italie. Bahia c'était l'ancienne civilisation, celle des Terres du Sucre que décrit Gilberto Freyre. Le Bahianais, c'est donc l'intellectuel et l'aristocrate à la fois, c'est l'opposition, c'est le levain. Nos amis José et Véra en étaient le parfait exemple. José était ingénieur et avait fait un stage à Creusot-Loire. Ce sont donc nos amis Georges et Eliane qui nous les avaient amenés à Bougival. J'ai réussi à les retrouver à Rio (depuis je les ai définitivement perdus. Il faut dire que les annuaires téléphoniques du Brésil sont un véritable cauchemar, les gens pouvant être inscrits sous n'importe quel nom, le prénom, le nom du père, le nom de leur femme ou celui de leur mère. Lui s'appelait José Viana de Oliveira, or il y a vingt pages de José, dix de Viana et quinze de Oliveira!) où José travaillait avec Glauber Rocha, le pape du Cinema Novo. Il y jouait au producteur et a dû lui-même faire quelques films. Elle, passait une licence de Français. Le père de Véra était un juriste international libéral, très surveillé sur le plan politique mais néanmoins tout ce qu'il y a de plus aisé : il avait un immense appartement en plein milieu de Copacabana sur le front de mer (je me souviens d'une pièce bibliothèque qui devait bien faire quinze mètres de long).
Joset Va Ipanema
José et Véra vivaient dans un endroit plus modeste. Lui était éternellement couché dans un hamac avec l'un de ses marmots grimpé sur lui. Avec sa nonchalance et son éternel rire typiquement brésilien, la bouche largement ouverte, la peau du visage un peu grêlée (il disait que c'était son sang indien). Véra était fine et mignonne. Il y avait toujours plein d'amis tous aussi intellectuels et opposants au régime. Mais en même temps ils étaient très américains. Il était impensable et barbare de battre un enfant ou de l'empêcher de faire quoi que ce soit. Véra, ayant raté sa licence, allait voir un psychiatre pour voir ce qui n'allait pas. Et ils nous méprisaient profondément, nous Européens, pour notre conservatisme et opposition systématique aux idées sociales nouvelles. C'est la première fois que je me suis rendu compte combien les Américains du Nord et du Sud se ressemblaient sur certains points (la vogue du jogging avait elle aussi prise immédiatement au Brésil dès que le Nord l'avait lancée. Il a fallu dix ans pour qu'elle arrive en Europe) et particulièrement sur le point de considérer que nous autres Européens faisions partie d'un monde fini et qu'eux étaient l'avenir (je crois qu'ils ont un peu changé d'avis depuis). José m'amenait aux studios de montage d'Urqua et puis le soir nous allions tous à la Casa Grande (la Maison des Maîtres en bahianais) qui était une espèce de cabaret, théâtre, music-hall toujours bahianais, toujours d'opposition où chantait la fameuse Maria Bethania qui chantait des chants poignants avec une voix qui vous reste gravée à jamais dans l'âme comme celle de la grande Amalia Rodriguès.
Mais Bahia pour les Brésiliens c'est aussi le péché, le péché splendide, celui de la chair, et plus sublime qu'ailleurs, car il y mêle la double honte de la domination (maître et esclave) et de la transgression d'un interdit (blanc et noir). En fait dans le mythe de Bahia, il y a à la fois l'ancienne splendeur et le péché animal. C'est ainsi que dans les romans d'Amado on trouvera systématiquement le poète éthéré et la putain magnifique.
Moi je n'avais pas pu résister longtemps. Trois jours après mon arrivée, je téléphonais à Annie : "Mets ton bébé en nourrice, prends un billet, arrive." J'explosais d'enthousiasme. L'arrivée au Gloria, hôtel de la vieille époque du côté de Botafoga, la montagne derrière les gratte-ciels, le bizarre pain de sucre, le Corcovado et son Christ, la baie sans pareille, les filles tropicales, la chaleur tropicale, l'humidité bienfaisante (elle était telle que le soir on voyait à peine le haut des lampadaires noyé dans un vague halo lunaire. Depuis je me suis toujours senti bien, totalement bien, dans les climats moites, que ce soit le Brésil ou l'Indonésie ou les Caraïbes ou quelque région tropicale ou équatoriale que ce soit et triste, triste et déprimé dans les pays secs comme l'Iran et l'Afrique du Sud), la Caïpirinha (merveilleux poème qui allie la douceur du sucre, le parfum du citron vert et le feu de la Cajas), l'exubérance végétale et olfactive. Je craquais. Il fallait que je partage avec mon amour. Et ceci d'autant plus que tout le plaisir était avant tout un plaisir des sens.
Annie n'a pas hésité. Elle a atterri deux jours plus tard. Le soir même, Lacoste et moi on l'a embarquée sur un bateau qui longeait la côte de Rio à Santos (beaucoup plus tard nous emprunterons la magnifique autoroute côtière à deux niveaux pour faire le même voyage, route qui s'écroulera d'ailleurs quelques années plus tard car, comme souvent au Brésil, on construit vite mais pas pour durer). Annie était pâle, du voyage en avion, puis du mal de mer... Mais le matin le bateau rentrait dans Santos, le port à café cher à Cendrars. Le soleil de l'aube éclairait les gratte-ciels qui tous semblaient pencher (et penchent d'ailleurs réellement, les fondations n'ayant pas toujours été bien étudiées) l'un à droite, l'autre à gauche. Et puis nous montions par la vieille route (la nouvelle n'existait pas encore, la large route à quatre voies que les Paulistes emprunteraient plus tard sur deux et quelquefois trois files pour descendre le week-end vers la plage et les clubs privés de la côte) à Cosipa d'abord puis à Sao Paulo sur son plateau. Ce qui fait qu'Annie nous a accompagnés pendant tout le reste du voyage, visitant avec nous le fameux jardin aux serpents de Butantan puis le Minas Gerais (merveilleux souvenir de l'hôtel dos tres Reys de Belo Horizonte...), enfin à nouveau à Rio où nous débarquions par le petit aéroport de bord de mer de Santos Dumont (il me reste des morceaux de pellicule en 16 mm en souvenir de tout cela).
Lacoste pendant tout ce voyage continuait ses leçons d'initiation et égrenait ses souvenirs. Il se trouvait à Bahia au moment de la "Guerre de la Langouste" entre le Brésil et la France, qui avait failli mal tourner, le Général de Gaulle, tel Mme Thatcher plus tard, menaçant d'envoyer ses canonnières pour défendre ses pêcheurs. Et comme langouste se dit lagosta en brésilien, Lacoste avait failli aller en prison.
Lacoste ne se contentait pas de jouir du Brésil mais essayait de le ramener par petits morceaux chez lui. C'est ainsi qu'il nous amenait chez des artisans céramistes où il avait commandé des grands panneaux représentant des perroquets (plusieurs murs de son appartement étaient tapissés d'aras brésiliens). Et le dernier jour il achetait deux jerricans de cinq litres de cajas, cette eau de vie de canne à sucre tellement bourrée d'éthanol qu'elle rend fou (mais lentement) et qu'on ne la trouvait à l'époque dans aucun des restaurants brésiliens de Paris car elle était interdite à l'importation (comme l'est d'ailleurs toujours, hélas, la viande boucanée, ce qui fait que la vraie feijoada ne peut se déguster que là-bas). D'ailleurs même les Brésiliens ont trouvé entre-temps qu'il valait mieux utiliser leur cajas pour faire marcher leurs voitures... Et puis bien sûr les disques de samba. Je me souviens la veille de notre départ, en compagnie de Mr Freire, directeur de la filiale brésilienne de Fives-Lille, Portugais un peu falot mais toujours distingué, de nous être tous trouvés dans un magasin de disques. Et puis tout d'un coup, à notre grand ébahissement (même celui de Lacoste) nous voyons notre distingué Portugais esquisser quelques pas, les bras levés, aux premières mesures d'une samba Batuda.
Plus tard, en voyageant avec Jacques, je tomberai sur un vrai fou de musique, Raymond Servaes, un Belge, un ancien vendeur de chez nous, toujours en train de démarrer une nouvelle affaire mais surtout un grand spécialiste de dames et de canecão, la chanson brésilienne. C'est lui qui nous avait amenés à l'un de ces deux stades géants, pas le plus grand, celui de deux cent mille spectateurs, réservé au football, non, le petit, celui qui ne tient que cent vingt mille personnes et où était organisé le Festival du canecão. C'est là que j'ai vu cette chose fantastique : au milieu de l'attente générale et avant que le spectacle ne démarre, tout à coup se lève tout en haut des tribunes, au dernier rang, une école de samba et lance ses rythmes et puis se lève un rang après l'autre, un côté après l'autre, la foule toute entière, et nous avec, et les dix mille, vingt mille, cent vingt mille personnes sont debout, les mains en l'air, et dansent la samba souveraine, la samba du Brésil.
Jorge Amado, quand je l'ai lu pour la première fois - et c'était après mon premier voyage au Brésil - c'était encore Bahia: Doña Flor et la dame Gabriela, girofle et cannelle. Amado à ce moment-là représentait encore pour moi la gentillesse et les caresses des belles mulâtresses, la Vatapa de poisson où les beaux piments parfumés du Brésil sont adoucis par la crème de cacahouète, les déclamations des poètes de province amoureux des dernières filles débarquées au bordel local et les éternels commerçants turcs c'est-à-dire syro-libanais discrets et fiables. Je me suis aperçu plus tard que cet Amado-là était une figure de prestige au Brésil. Même Maria, la femme portugaise et baptiste du directeur local de notre filiale (un Luxembourgeois placide à qui elle interdit depuis trente ans d'aller à la plage le week-end, celui-ci étant amplement consacré à Dieu, ses cérémonies, ses fêtes, son école du dimanche), même Maria la bigote émet un petit sourire indulgent lorsqu'on parle d'Amado devant elle. Ah Bahia de todos santos!
Mais quand j'ai lu Tieta et puis Tocaia Grande mon opinion sur Amado a vite changé. La sucrerie n'était que de surface. Voilà un homme qui n'avait pas d'illusions sur la méchanceté des hommes. Quand on apprend que Tieta, la riche bienfaitrice n'est qu'une putain, il n'y a pas de pardon. Le mépris est total. Et plus on estime avoir été trompés, plus on frappera avec dureté. Car telle est la bêtise du soi-disant respect de soi bafoué. Et le poète ne sera pas le dernier à s'acharner. Tocaia Grande est peut-être moins amer car ce n'est qu'un livre de violence ordinaire, la violence des hommes. D'ailleurs Terre Violente est un autre de ses romans qui comme Tocaia Grande se passe sur les terres du cacao. Et là encore l'appât du gain, l'appât du sexe, l'appétit du pouvoir et pour d'autres le simple combat pour la survie sont les ressorts de la tragédie.
C'est beaucoup plus tard que j'ai découvert Amado pour la troisième fois. Messidor est un éditeur qui doit être un peu communiste sur les bords. C'est lui en tout cas qui éditait ses premières œuvres, ses œuvres de combat: Chemins de la faim et Les Souterrains de la liberté. Et tout à coup on découvre qu'Amado le chantre des dames mulâtresses et des senteurs de Bahia était un homme engagé, membre du Parti communiste, ami du révolutionnaire Pestes qui menait les luttes ouvrières de Rio et de Sao Paulo dans les années trente. On comprend mieux l'amertume de Tieta. On comprend que sa sympathie pour les humbles et les malheureux est sincère. Et on constate à lire ses conversations avec Alice Raillard que l'homme n'a jamais changé. Et c'est pourquoi parmi les écrivains qui se trouvent sur les rayons de ma bibliothèque, je le considère comme un ami.
Gilberto Freyre est un autre écrivain qu'il faut lire si l'on veut comprendre le Brésil. Ethnologue mais humaniste et écrivain en même temps, il étudie en profondeur dans ses Terres de Sucre (Nordeste en brésilien) et dans Maîtres et esclaves, la fameuse civilisation du sucre dont je parlais plus haut, qui marque encore aujourd'hui, au moins partiellement, la culture brésilienne. C'est à cause du sucre qu'on a importé les Noirs d'Afrique, les Indiens ne résistant pas aux durs travaux de friche. C'est à cause du sucre que les forêts ont disparu, que le sol s'est érodé, que le climat a changé et qu'on a aujourd'hui ces terribles sécheresses qui ravagent le Nord-Est et envoient sur les chemins de la faim et jusqu'à Rio les paysans déracinés. Mais c'est aussi le sucre qui a créé la richesse, le luxe et le raffinement intellectuel qui a marqué les élites de Rio. Et c'est le sucre et le sexe dans sa moiteur tropicale qui a fondu les races et qui a fait du Brésil l'une des sociétés mélangées, dit-on, les moins racistes du globe (ce qui n'empêche pas, bien évidemment, les membres du Country Club de Rio et du Jockey Club de Sao Paulo d'être comme par hasard cent pour cent blancs).
On ne peut quitter le Nord-Est sans parler de toutes ces bandes qui le parcouraient, les paysans déracinés par la sécheresse et la faim, les mystiques et tous les processionnaires qui les suivaient, si bien décrits par Glauber Rocha le pape disparu du Cinema Novo (disparu lui aussi) et puis les cangaceiros, les fameux cangaceiros de Bunuel et que j'ai retrouvés dans Diadorim. Curieusement ce livre j'en ai entendu parler dans un journal citant un de ces sportifs intellectuels (Cantona, Fignon?) dont c'était paraît-il le livre de chevet. Livre superbe effectivement qui rappelle L'homme à cheval de Drieu la Rochelle (qui, s'il a beaucoup péché devra être pardonné en dernière instance pour ce livre là). Les deux œuvres sont une réflexion sur l'action, sur la solitude du chef et sur le rapport entre celui qui chante et celui qui fait. Ce dernier thème est le thème majeur chez Drieu. Chanter la geste de l'homme qui agit c'est agir plus que lui car c'est le chanteur qui crée son image et l'oblige à se conformer à l'image créée. C'est l'écrit qui devient action. Le verbe se fait chair. C'est une vieille histoire. Cela augmente encore la responsabilité de Drieu. Il savait ce qu'il faisait. Mais ce qui est merveilleux dans le livre de Drieu c'est le chant lui-même, véritable mélopée que j'entends encore et qui m'enchante encore. Diadorim a d'autres qualités - le livre est plus riche - les paysages, l'amour, la folie et la violence mais aussi le doute, l'hésitation et la tristesse ("anima triste post actum"), l'amitié et la trahison.
Je suis retourné au Brésil en 90 après une longue séparation. Et mon âme fut triste aussi. Le paradis était dévasté, l'exubérance gelée, la misère avait décuplé et était devenue violente. On braquait les autobus dans les villes comme on braquait les diligences dans le Far-West. On kidnappait les enfants pour obtenir des rançons. Les habitants des quartiers se cotisaient pour payer des policiers qui payaient des truands qui en tuaient d'autres pour leur assurer la tranquillité. Le portier du Copacabana Palace me voyant sortir me disait : "Be careful". Et notre directeur local qui était parti ouvrier à vingt ans, de son petit Luxembourg, avec l'ambition au cœur, se retrouvait à soixante ans, amer et sans illusions, n'ayant même plus les moyens de rentrer chez lui.
Deux ans après je me trouve un peu moins déprimé. Je constate que la baie de Rio est toujours aussi magnifique et que le climat est toujours tropical. Mais le sourire ne l'est plus. Quelque chose est cassé, définitivement.
Il me semble aussi que le pays change de culture. Tout ce que j'ai dit sur l'influence de Bahia et du Nord-Est, tout à coup, me paraît faux. Le Nord perd de plus en plus de son importance. Rio perd ce qui lui reste d'industries. La puissante Sao Paulo devient de plus en plus puissante. Le vice-président (intellectuellement minable) originaire du Minas sérieux remplace le Collor brillant mais léger de Pernambouc. Les Allemands de Santa Catarina donnent de la voix et les gauchos du Rio Grande do Sul demandent leur indépendance. Peut-être le Brésil futur est-il celui-là. Peut-être le Brésil, mais un Brésil différent, sera-t-il de nouveau pays d'avenir au cours des cent prochaines années.
Je reste sceptique. Je me souviens des femmes étalées avec leur progéniture autour des piscines du Jockey Club de Sao Paulo où j'allais déjeuner avec le dernier représentant de Paribas il y a deux ans alors que Rio crevait littéralement de faim. Le petit cercle des riches est devenu encore plus riche mais il n'a toujours rien compris. Je pense à la Mad Maria, nom d'une locomotive dans le roman de Souza, héroïne d'une folie comme le Brésil en a beaucoup connues. Histoire d'une ligne de chemin de fer transamazonienne, projet abandonné comme tant d'autres après avoir tué à la tâche et par la malaria des centaines d'hommes, ruiné beaucoup de souscripteurs, enthousiasmé beaucoup de politiciens et enrichi quelques uns, ceux qui n'y ont vu dès le début qu'une seule chose : un moyen pour spéculer et augmenter encore leur pouvoir et leur fortune. Mad Maria c'est le mal non seulement du Brésil mais de toute l'Amérique du Sud. Une société basée comme celle du Nord sur la violence et l'argent, mais qui n'a pas su comme sa voisine, organiser le cadre juridique et légal d'une démocratie peut-être hypocrite, peut-être mythique (les mythes des Quakers et des Pères fondateurs même s'ils étaient déjà viciés à la base) mais qui reste le seul outil qui permette de faire vivre les gens ensemble dans une société civilisée.
(1992)