Tome 2 : F comme Ferdousi (Abdoul'kasim)

Pendant longtemps Ferdousi ne représentait rien d'autre pour moi que le nom d'une avenue de Téhéran. Avenue que j'ai souvent parcourue à pied ou en voiture pour me rendre dans les bureaux de l'importateur de nos treuils en Iran. C'était une époque dont je n'ai pas gardé un très bon souvenir. Nos partenaires faisaient partie des vingt ou trente grandes familles qui gravitaient autour du Shah. Tout aussi imbues d'elles que l'était le Shah lui-même qui se disait descendant du grand Xerxès (alors que son père avait pris le pouvoir avec la bénédiction des Anglais, il y avait cinquante ans à peine). Le Président de la société était ingénieur de Sup-Elec. Il avait été ministre du Plan ou de l'Energie sous Mossadegh. Son fils était un play-boy et plaisait paraît-il beaucoup à la sœur du Shah. Le Directeur Général était un autre ex-ministre de Mossadegh (de la Propagande!) et grand propriétaire terrien du côté de Kirmanshah. Une fois le gouvernement de Mossadegh tombé, tous ces gens avaient créé une entreprise de travaux publics qui avait besoin de nos treuils de chantier et qui ainsi était devenue notre agent.
Tout aurait pu très bien continuer son cours tranquille si un jour nos partenaires n'avaient pas eu l'idée saugrenue de vouloir faire une usine en collaboration avec nous. Et si nous n'avions pas eu l'idée aussi saugrenue d'accepter. Je suppose que la peur de nos concurrents japonais qui commençaient à envahir le pays a été le facteur prépondérant dans notre prise de décision. Nous pensions bien naïvement, il faut le dire, qu'une fois l'usine faite l'Iran fermerait ses frontières à toute copie de nos treuils de quelque origine que ce soit. Eh bien les désillusions allaient se suivre à un rythme de plus en plus rapide. D'abord, nous pensions pouvoir obtenir la majorité de la société. Or la loi l'interdisait. Mais on nous avait dit qu'avec des actions au porteur on pouvait toujours s'arranger. Le Président en tout cas nous l'assurait. Mais une fois les autorisations obtenues et le montage juridique préparé... volte-face du Président. "Comment aurais-je pu vous assurer une chose pareille alors que ce serait clairement enfreindre la volonté de Sa Majesté?" nous dit-il. Sur ce premier échantillon d'hypocrisie persane, nous sommes partis. Et nous n'aurions jamais dû revenir...
Quelques mois plus tard, le fils du Président (le fameux play-boy qui était, en plus, mythomane puisqu'il prétendait s'être engagé dans l'armée américaine, avoir fait le Vietnam et avoir été promené dans une cage par les Vietnamiens qui l'auraient capturé...) et le Directeur Général sont venus à Luxembourg nous faire une nouvelle offre. Nous serions minoritaires mais on allait nous faire cadeau de la moitié de nos actions. Eux allaient tout financer. Ils avaient déjà acheté le terrain. Nous pourrions diriger la société comme nous voulions, etc... Et nous avons accepté. Et le piège s'est refermé sur nous.
Peu de temps après ils ont engagé comme Chef des ventes un garçon dont la seule ambition était de devenir pianiste mais qui avait l'avantage d'être fils du Président de la première cimenterie d'Iran. Or leur société avait un besoin pressant de ciment. La secrétaire ne connaissait ni français ni anglais mais était la maîtresse du play-boy (ou une de ses maîtresses). Les fameux financements nécessaires pour ouvrir des lettres de crédit pour acheter certains composants indispensables chez nous ne sont jamais venus. Et les magasins de l'avenue Sepah où se trouvaient tous les importateurs de produits industriels (en Iran comme dans d'autres régions du Moyen-Orient, et comme c'était le cas chez nous en Europe au Moyen-Age, les professionnels de la même branche se trouvaient tous dans la même rue ou du moins dans le même quartier) croulaient littéralement sous les copies japonaises, indiennes, tchèques même. Nous étions affolés. Le Libanais qui était alors notre responsable du Moyen-Orient, a essayé de trouver un accord entre les gens du "Bazaar" et nos partenaires. "Votre Mr Saad" me disait le Président, "nous a fait une offre impossible. Comment voulez-vous que mon fils, Mr Trutt, signe à côté de ces gens-là?" "Les gens du Bazaar sont méchants" ajoutait le Directeur Général qui était plus rondouillard et onctueux alors que le Président était maigre et méprisant. Tout ceci avec une maîtrise parfaite de la langue française. Et avec la plus totale hypocrisie. Quand nous avons demandé que le terrain soit transféré au nom de la société pour que les banques puissent nous prêter de l'argent pour ouvrir les fameuses lettres de crédit, ils nous ont répondu qu'il fallait d'abord en faire l'évaluation. Quand nous leur avons rappelé qu'ils s'étaient engagés à les transférer à leur valeur d'achat, ils nous ont répondu : "Transférer ces terrains à la valeur d'achat serait nous voler et voler nos partenaires. Certains de nos partenaires sont morts et ont laissé veuves et orphelins. Le Coran interdit de voler la veuve et l'orphelin. Comment pourrions-nous faire une chose qui est interdite par le Coran, Mr Trutt?" On a quand même réussi à faire engager comme Directeur de la société un Franco-Iranien qui était un peu technicien, envoyer comme contremaître à l'usine l'un de nos outilleurs. Et puis nous nous sommes engagés plus loin, d'abord dans le management, puis sur le plan financier. Et puis tout s'est terminé comme cela devait se terminer, avec une mise en liquidation, six mois avant la chute du Shah, et la perte à la fois de notre capital et de nos créances.
Téhéran n'était pas une ville très agréable. L'altitude, le climat très sec, bien que toujours ensoleillé, faisaient qu'on ne se trouvait pas particulièrement en forme. La ville n'avait rien de pittoresque. A part les quartiers Nord au pied des montagnes où nous allions quelquefois manger dans de petits restaurants, disposés au bord d'un torrent encaissé, des petits poulets grillés et parfumés en buvant du yaourt au soda et à la menthe fraîche, avant de fumer le narguilé. Et puis le soir, au Hilton, lorsque nos partenaires nous avaient particulièrement énervés, on se vengeait en se gavant du caviar que l'on apportait sur un petit chariot au bar de l'hôtel, et que l'on servait à la louche.
Pourtant ce qui se passait en Iran était totalement délirant. Le Shah croyait pouvoir porter tout le pays à la force de son poignet. Il clamait qu'il allait faire de l'Iran la troisième puissance mondiale. Tout était démesuré: les projets immobiliers (Potain, le roi de la grue à tour, exportait quarante pour cent de sa production en Iran au milieu des années soixante-dix), les plantations d'arbres (quand on allait en voiture de Téhéran à Qazvin - où se trouvait notre usine et qui, je le découvrirai plus tard, n'était pas loin des hauteurs inaccessibles où était plantée la forteresse du Vieux de la Montagne, Seigneur des Assassins - les cent-vingt kilomètres de route étaient bordés de peupliers importés de France). Mais tout était pourri à la base. Les vingt ou trente familles qui entouraient le Shah étaient d'anciens grands propriétaires terriens qu'il avait soumis à une réforme foncière et qu'il avait comblés en compensation en les introduisant dans tous les grands projets immobiliers et industriels du régime. Mais, d'une part, ces familles étaient souvent incompétentes, amorales et méprisantes en particulier pour l'espèce de Tiers Etat constitué par les gens du Bazaar, importateurs, petits industriels, travailleurs sérieux mais qui n'avaient accès ni à la Cour ni aux Clubs prestigieux fréquentés par ceux de la "haute". Et ce sont justement les gens du Bazaar, gens religieux sans être bigots qui, par haine du Roi et de l'aristocratie, allaient démarrer la Révolution et faciliter la venue de Khomeiny, ce qu'ils allaient probablement regretter amèrement plus tard. D'autre part, tout le système économique avait une structure totalement sous-développée. Inorganisation complète. Concussion d'en haut jusqu'en bas. Enrichissement le plus rapide possible. Pour ne citer qu'un exemple: l'acheteur de la société de nos partenaires ne touchait aucun salaire et se faisait payer entièrement en commissions par ses fournisseurs. Comme il ne touchait pas de commissions sur nos produits, il s'était arrangé avec l'un des revendeurs du Bazaar - je me souviens de son nom : Hosseini - pour lui accorder l'exclusivité. Et celui-ci lui rétrocédait bien sûr une commission de dix pour cent (c'est évidemment notre Libanais qui a découvert le pot aux roses).
Mais le petit peuple partageait lui aussi la haine des gens du Bazaar. C'était notre outilleur que nous avions envoyé à Qazvin qui s'en était aperçu le premier. Mais c'était bientôt visible partout. Je ne comprenais pas très bien, d'autant plus que le Shah semblait les favoriser. Ils avaient seize mois de salaire imposés par la loi. Une autre loi instaurait la participation (qui devait croître avec les années) des salariés dans le capital de leur entreprise. J'avoue aujourd'hui que je n'ai pas vu l'origine religieuse de cette haine. Une haine pour l'immoralité des grands et pour le genre de vie occidental. Je croyais même naïvement que la religion chiite était plus tolérante que la sunnite, du moins celle d'Arabie. Je jugeais d'après ce que je voyais dans la rue, la liberté de l'alcool, une certaine permissivité sexuelle, l'existence sans problème de minorités chrétiennes telles que les Arméniens, de sectes comme les Bahaïs qui contrôlaient plusieurs industries importantes. Ce que je n'avais pas vu et compris à l'époque, c'est que le clergé - et un clergé particulièrement inculte et arriéré - jouait un rôle beaucoup plus important que dans l'Islam sunnite et surtout que l'Islam chiite est une religion triste. L'assassinat de Hussein est finalement l'événement essentiel de cette religion. Il imprègne à tout jamais et depuis plus de dix siècles les croyants d'un mélange de tristesse, de sadisme et de masochisme et d'esprit de vengeance. Une vengeance qui à l'origine devait être orientée surtout contre ces Arabes qui avaient étouffé la Perse et qui aujourd'hui se tourne contre tout ce qui est vivant : la Femme, la Joie et bien sûr l'Occident.
Si on voyait la haine, elle ne s'extériorisait par contre jamais en paroles: la Savak veillait et on ne plaisantait pas avec la Savak. Il n'y a qu'une fois que j'ai vu, à ma grande stupéfaction, une femme en plus, quelqu'un insulter le Shah en toute liberté. C'était la Princesse des Gachgaïs. Car mon Directeur, après avoir réussi à se débarrasser du fameux vendeur-pianiste, n'a rien trouvé de mieux que d'engager comme nouveau vendeur... un Prince Gachgaï (il s'appelait effectivement Mr Gachgaï). Les Gachgaïs sont des nomades. Les nomades ne plaisent jamais aux Pouvoirs quels qu'ils soient (voyez les tribulations des Touaregs) et surtout pas aux Pouvoirs autoritaires. Alors un soir j'ai été introduit auprès de la mère de notre vendeur qui était effectivement l'autorité la plus élevée de la fameuse tribu (qui comptait quand même quelques centaines de milliers de membres). La maison était à l'écart mais modeste. Modeste était l'ameublement. La dame avait plus de soixante ans, beaucoup d'allure. Madame Roosevelt avait été son amie, me disait-elle. Elle avait même chevauché avec elle. Puis sans transition: "Le Roi a assassiné mon mari. C'est un voleur et un criminel." J'ai cru comprendre que le Shah avait essayé de les sédentariser. Puis comme ils ont refusé, il a confisqué ou détruit les plantations de dattes qui leur appartenaient dans la Sud. Le Prince des Gachgaïs a alors voulu se défendre en justice. Il a été emprisonné et tué. Pendant toute la soirée elle n'a cessé d'invectiver le Roi et ceux qui l'entouraient. Le lendemain son fils m'apportait en cadeau deux splendides tapis de selle qui sont toujours suspendus aux murs au deuxième étage de ma maison.
Il y a eu un temps où j'ai beaucoup haï les Persans dans leur ensemble. J'avais beaucoup de mal à accepter cette hypocrisie qui faisait que si on voulait quelque chose de vous, on vous flattait et on essayait de vous acheter (avant de signer avec nos partenaires l'accord sur la création de l'entreprise, on nous invitait à dîner dans les meilleurs restaurants, on nous payait l'hôtel. Lorsque j'ai emmené Annie en Iran, et qu'avec Jacques, le Président de notre société luxembourgeoise, on avait décidé de faire du tourisme et visiter Chiraz, Ispahan et Persépolis, on nous a offert les billets d'avion, et lorsque nous les avons refusés ayant déjà pris nos propres billets, on nous a envoyé une voiture avec un chauffeur qui a fait toute la route depuis Téhéran pour nous attendre à l'aéroport de Chiraz) et puis une fois que l'on n'avait plus besoin de vous, on vous jetait (une fois le contrat signé, je n'ai plus été invité une seule fois à dîner). La parole donnée n'existait pas. Même l'écrit ne voulait rien dire. Seule comptait la position de force. Dans ce cas il n'y avait plus que l'intérêt qui l'emportait. Un soir avec Jacques nous avons dîné à l'hôtel avec le Directeur Général de la SAE pour le Moyen-Orient. La SAE était probablement une des sociétés françaises de construction qui avaient à l'époque les plus gros engagements en Iran. "Lorsque je me sens en état d'infériorité sur un problème, je ne vais même pas aux réunions" nous dit-il. "Cela n'a aucun sens". Je lui disais que les Arabes du Golfe étaient aussi durs en affaires que les Persans et qu'ils avaient la même force mentale pour l'emporter dans une discussion avec un Occidental mais qu'au moins ils respectaient la parole donnée. Par fierté, pour garder la face. Cela leur paraissait plus important que leur intérêt. Mais en Iran, non. Il était d'accord avec moi. Les Arabes de la Méditerranée vous roulent ou cherchent à vous rouler mais c'est avec le sourire, avec humour. Avec l'esprit de la Méditerranée. Les Persans vous sortaient de véritables énormités bourrées d'hypocrisie coranique avec un sérieux imperturbable. Ils voyaient bien que vous n'étiez pas dupes. Mais ils se foutaient de ce que vous pouviez penser comme de leur premier turban.
Aujourd'hui je me dis que mes interlocuteurs ne représentaient pas le peuple tout entier. Ces gens-là me méprisaient tout autant qu'ils méprisaient les gens du Bazaar. Et puis un jour je suis tombé sur le fameux Ali Baba d'Ispahan de James Morier publié en français chez Phébus (Morier était un de ces Anglais bizarres qui travaillent quelquefois dans leurs ambassades - celui-ci vivait au milieu du XIXeme siècle - et qui arrivent à plonger complètement dans le milieu où ils se trouvent et à le comprendre jusqu'à la perfection. Ali Baba avait été publié à Londres en 1830 - j'en ai trouvé une première édition à Toronto - et a été pris par le public pour le récit authentique d'un Persan, tellement c'était criant de vérité - j'ai d'ailleurs trouvé depuis d'autres livres du même Morier, Mirza, Ayesha, qui rendent aussi bien la Turquie que la Perse de l'époque). Et j'ai retrouvé, à ma grande stupéfaction, et aussi je dois dire, à ma grande satisfaction, la description exacte des mentalités que j'ai moi-même expérimentées près de cent cinquante ans plus tard.
Alors pour oublier tout cela, pour décontracter, pour revivre, avant de rentrer à Luxembourg, je faisais escale à Beyrouth.

 

En ce temps-là Beyrouth était le paradis. Et sur ce paradis régnait mon ami Fouad.
J'avais connu Fouad à Centrale. Sa chambre n'était pas très éloignée de la mienne. Je lui apportais le jambonneau et le biscuit au citron que l'on m'envoyait d'Alsace et il me faisait du café turc et m'initiait à la cardamome dont il parfumait son café et aux contrepèteries qu'il cultivait avec génie. D'ailleurs il recevait toujours beaucoup et tenait salon ouvert sauf quand il était occupé avec des filles, ce qui lui arrivait souvent. Car les filles l'adoraient. Le mot est faible. Elles l'idolâtraient, en réalité. Car Fouad n'était pas de ces garçons qui cherchent simplement à tirer un coup. Non, on avait vraiment l'impression que son seul et unique but dans l'amour c'était de rendre la fille heureuse.
Je m'en était vraiment rendu compte lorsque nous sommes allés, mon ami Robert, lui et moi "faire" le Carnaval de Cologne, avec sa petite Dauphine blanche (qui n'en reviendra pas entière d'ailleurs...). Mes connaissances en allemand lui ont été bien utiles au début, mais très vite il n'en a plus eu besoin. Alors que moi je besognais toute la nuit sans résultat, une fille qui m'avait pourtant parue mignonne mais qui s'avérait faire partie d'un club de jeunesse catholique et surtout désespérément vierge et bien décidée à le rester (à se demander ce qu'elle faisait au Carnaval), je voyais avec envie, au petit déjeuner du lendemain, la fille qui avait été avec lui le regarder avec des yeux de chien battu ou plutôt de chatte amoureuse et reconnaissante. Des regards que je verrais encore souvent de la part des filles qui papillonnaient autour de lui. Je m'imaginais qu'elles avaient dû vaciller dans l'extase, se regarder tomber dans un abîme sans fond et, prises par le vertige, se cramponner à deux mains à ses poils noirs et bouclés qu'il avait aussi abondants sur le dos que sur la poitrine. Au fond, Fouad était un garçon serviable et les filles doivent savoir que les garçons serviables sont les meilleurs amants. D'ailleurs les plus grands baiseurs de la promo reconnaissaient en lui leur maître, et venaient dans son "salon" lui raconter leurs expériences et acceptaient ses conseils.
La virée à Cologne a quand même mal fini. Au retour, dans la nuit et la pluie, la petite Dauphine a heurté de front une voiture belge à la dérive. Moi je dormais sur la banquette arrière. Mon front a défoncé la portière mais les têtes alsaciennes sont dures et c'est la portière, de chez Renault, qui a cédé. Robert est passé par le pare-brise et a vu la peau de sa jambe se détacher sur quatre-vingt centimètres. Fouad par contre, qui était au volant, a cassé son bras droit une demi-douzaine de fois entre le poignet et l'omoplate. Ce qui était un peu gênant car nous étions à quatre mois de l'examen final. Mais finalement tout s'est quand même arrangé. Les filles ont continué à venir voir Fouad. Elles commençaient par le gratter entre la peau et le plâtre, puis ailleurs, puis se glissaient tout contre lui et laissaient au petit matin leur signature sur son plâtre blanc. Et c'est un Egyptien de la promo - solidarité moyen-orientale oblige -  qui lui a fini son projet de fin d'études.
C'est donc à Beyrouth que j'ai retrouvé Fouad, toujours aussi serviable. Il m'a aidé à trouver un délégué pour le Moyen-Orient, à créer une société, à trouver les locaux, m'a présenté un avocat, le fameux avocat qui disait qu'il n'y avait pas de problème confessionnel au Liban (depuis il vit et travaille à Paris, a pris la nationalité française et se tait quand on parle de Beyrouth). Et puis le soir on sortait. Quelquefois on dînait dans un hôtel situé dans les hauteurs d'où on voyait toute la ville à nos pieds et ses lumières, et la mer, et où Fouad était reçu par le maître d'hôtel avec beaucoup de respect (et un peu d'inquiétude d'ailleurs) car en matière de gastronomie il était considéré à Beyrouth comme Pétrone à Rome. Dans l'hôtel en question, il avait enseigné comment il fallait réaliser la vraie salade César (c'était d'ailleurs son deuxième prénom), napper rapidement la salade dans la poêle qui avait servi à faire revenir les croûtons. "C'est bien comme vous le vouliez? La salade n'est pas trop chaude?" Ou alors nous allions encore plus loin dans la montagne. Dans un village maronite. Des tables et des bancs posés à même la terre, protégés par un toit. Un torrent coulait à travers le restaurant en apportant la fraîcheur et l'agréable bruit de son gargouillis. Les hauteurs du Mont Liban scintillaient au crépuscule. On servait un mézé sans fin. Trente, quarante plats se succédaient. Entre autres le fameux foie d'agneau cru. C'est là que pour la première fois j'ai goûté à ce nectar divin, le vrai café arabe. Obtenu par distillation dans un réduit spécialement affecté à cet usage par une opération compliquée où le café bout pendant des heures et que le distillat est re-mélangé avec du café frais, pour être à nouveau bouilli jusqu'à obtenir, à la fin, une petite quantité de liquide noir et chaud, de l'essence de café, parfumé à la cardamome, servi dans une petite casserole turque sur un lit de charbons de bois rougeoyants. Une pure merveille. Tous les cafés turcs, les cafecinhos paulistes et les espressi italiens n'ont plus qu'à aller se rhabiller.
Les jours ordinaires nous allions simplement dîner dans les petites auberges du bord de mer près de la Grotte aux Pigeons où l'on commençait, comme partout, par être reçu avec beaucoup de déférence (quand on s'y présentait avec Fouad), puis à choisir, sur une table à l'entrée, ses crevettes, ses langoustines et surtout ces délicieux rougets de la Méditerranée orientale, que l'on trouve aussi au bord du Bosphore, qui étaient grillés à la perfection, puis on se mettait à table, chacun prenant trois chaises, une pour s'asseoir, les deux autres pour coincer leurs dossiers sous ses aisselles de façon à être bien calés avant de partir pour un long voyage que l'on commençait avec l'arak, poursuivait avec les conversations graves sur la politique de la région (la situation palestinienne inquiétait déjà Fouad dans les années cinquante quand il était à Paris) tout en attaquant les crustacés et les rougets. Puis venaient les pâtisseries orientales et le café turc qui étaient accompagnés de contrepèteries, d'interjections joyeuses de table en table, coupées de phrases en arabe. Et puis on finissait par la pipe à eau. Je me demandais toujours si leur fameux "Tobak" n'était pas mélangé avec de la marie-jeanne car cela vous montait immédiatement à la tête à vous chavirer l'âme et le corps. Car le haschich était d'usage assez courant à Beyrouth. D'ailleurs, plus tard, vers la fin des événements, tous les chefs de guerre, qu'ils soient chrétiens ou musulmans allaient faire véritablement exploser sa culture dans la plaine de la Bekaa, pour à la fois financer les achats d'armes et servir à leur enrichissement personnel. Mais à cette époque, et dans les auberges du bord de mer, je pense que si l'on se sentait tout bizarre après avoir inhalé les premières bouffées, cela venait tout simplement de la fumée tiède et humide qu'il fallait aspirer très fort et inhaler pour que les petites braises ne s'éteignent pas et, que, dans ce cas et dans ces circonstances, le haschich était parfaitement inutile car l'on se sentait de toute façon parfaitement heureux et complètement éthéré. Après le repas nous partions à pied dans la rue Hamra visiter les boîtes de nuit où se pressait toute la jeunesse dorée de Beyrouth, des garçons rutilants, des filles superbes avec de grands cheveux noirs et des vêtements de Paris, dont certaines regardaient Fouad avec un petit œil ironique (probablement celles pour lesquelles il n'était plus qu'un "ami"). Et puis nous rentrions à mon hôtel en longeant à nouveau le bord de mer en nous arrêtant une dernière fois à une échoppe en bois qui vendait tous les fruits de la Bekaa, mais surtout vingt sortes différentes d'oranges, de pamplemousses et de citrons que le vendeur nous pressait, sur les indications très précises de Fouad, dans un immense verre qui pour trois sous nous apportait le dernier bonheur de ces soirées si parfaites qu'elles font presque mal parce que vous savez qu'elles doivent finir et que vous soupçonnez, peut-être déjà, qu'elles ne se reproduiront plus...
On disait que c'était un paradis de riches. Et c'est vrai qu'on aimait étaler ses richesses à Beyrouth. Que l'on racontait que lorsqu'il fallait donner un grand dîner, on envoyait sa bonne à Paris pour faire les courses chez Hédiard. Mais on aimait galéjer à Beyrouth comme on galèje à Marseille. Mais de l'argent, il y en avait, c'est sûr. Déjà l'argent des Arabes du Golfe et d'Arabie. Le casino par exemple. J'étais plutôt blasé sur le chapitre des grands spectacles ayant dû sortir régulièrement à Paris les sidérurgistes du monde entier, au Lido et au Moulin Rouge. Et je me souviens que le spectacle du Moulin Rouge à l'époque était déjà pas mal, sur le plan technique du moins: un immense aquarium montant sur la scène poussé par un grand vérin hydraulique, aquarium dans lequel nageaient et plongeaient des naïades nues. Je crois même me souvenir d'une grande chute d'eau tombant du haut sur tout cela. Mais je n'y ai jamais vu ce que j'ai vu au Grand Casino du Liban: quatre chevaux lancés au grand galop au milieu de la scène et restant malgré tout parfaitement sur place car galopant sur un tapis roulant synchronisé. Et le reste du spectacle était à l'avenant.
Mais je crois que le bonheur de vivre était plus généralement partagé. C'était un pays riche et beau. On cultivait l'amitié, l'hospitalité. Quand on finissait tard sur un chantier avec un ingénieur de la société, notre délégué, Tony, décidait soudain de nous emmener dîner chez lui. Sa mère était une Eddé, une famille importante qui avait eu un Président de la République, mais elle était d'une branche modeste et on n'avait pas l'impression qu'on croulait sous l'argent. Eh bien, il se trouvait que la sœur de Tony avait eu la même idée, elle était venue avec cinq ou six amis, et on finissait par être douze ou quinze à table. Or il y avait toujours quelque chose à manger, et sa mère semblait trouver cela tout à fait normal. Je pense à la tête que ferait Annie si je lui amenais sans prévenir une dizaine de personnes pour dîner. Déjà deux!
Si Fouad et Tony étaient des Grecs orthodoxes, j'avais aussi mes introductions chez les maronites. Notre agent au Liban, Nassar, par exemple, était maronite. Il était aussi importateur de câbles, très fier d'être l'agent exclusif de British Ropes. Il servait même souvent d'intermédiaire entre les Arabes et l'Occident. Notre agent de l'époque en Arabie Séoudite, Kusheim et Halabi, préférait souvent passer par lui. Il pouvait lui écrire en arabe, et Nassar nous transmettait la commande en français (c'était dans les années soixante-dix). Mais il avait une vie simple. Je me souviens avoir visité sa demeure située près de l'aéroport (une zone aujourd'hui totalement détruite). Un intérieur typiquement de chrétien d'Orient, surchargé, un peu baroque. Probablement pas très différent des intérieurs de musulmans sunnites.
Je n'ai pas vu de pauvreté à Beyrouth. Les ouvriers sur les chantiers avaient l'air d'avoir un niveau de vie correct. Même les Palestiniens, dans leurs camps, avaient des antennes de télévision partout et vivaient largement aux crochets des Saoudiens.
La pauvreté, elle se trouvait probablement chez les paysans du Sud comme chez ceux du Nord, souvent exploités par les grands féodaux. Les chiites étaient les moins favorisés. Je le suppose du moins, car cette haine devait bien venir de quelque part. Elle ne pouvait pas être simplement confessionnelle. Ou la haine de l'Oriental pour celui qui représentait l'élément occidental.
Les Libanais expliquaient tout, au début du moins, par des causes extérieures : les Palestiniens d'abord (et c'est vrai que ce sont eux qui ont mis le feu aux poudres), les puissances occidentales, Israël, la Syrie. Et puis au fur et à mesure que le temps passait, ils se taisaient. Certains, comme Tony (et pourtant lui est resté jusqu'au bout, alors que Fouad et les autres sont partis), devenait furieux : "Si les Libanais sont assez fous pour détruire ce paradis comme ils le font, qu'ils y aillent, qu'ils tuent, qu'ils s'exterminent jusqu'au dernier. C'est tout ce qu'ils méritent." (C'est ce qu'on pourrait dire, au moment où j'écris ces lignes - de la Bosnie-Herzégovine et de toute la Yougoslavie.)
Fouad, lui, s'était réfugié à Paris. Avec ses frères, ils ont fait de la petite entreprise paternelle de luminaires, une entreprise travaillant, à partir de Paris et des Emirats, tout le Moyen-Orient dans les domaines les plus divers: éclairage de pistes d'aéroports, mâts d'éclairage sur les grandes aires de rassemblement des pèlerins à La Mecque, et finalement, ingénierie électrique. Fouad a du temps libre. Ses frères se méfient un peu de l'intellectuel (il avait d'ailleurs fait une licence de maths avant de commencer la préparation de Centrale). Alors il cogite, il recherche les témoignages, les souvenirs. Il collectionne les livres, les manuscrits même. L'autre jour il avait trouvé, je ne sais où, une immense vue panoramique de Beyrouth du début du siècle. Il me nommait chaque immeuble, chaque maison. "Et ceci était la maison de mes parents" me dit-il. Et puis il collectionne les photos de Bonfils, ses cartes postales aussi. Il a même racheté la seule autre collection de Bonfils qui existait au monde, celle d'un musée américain. Bonfils, c'était ce photographe français qui a passé sa vie, au tournant du siècle, à emmagasiner les images de Constantinople à Alexandrie, en passant bien sûr par le Liban. Les images, voilà tout ce qui reste de Beyrouth aujourd'hui.
Ou, y aura-t-il une résurrection? Les corps peuvent ressusciter. Le Christ l'a dit. Il faut le croire. Mais les âmes? Les âmes mortes? Harriri peut bien reconstruire Beyrouth. Le corps sera vivant à nouveau. Mais je crains bien que cela ne soit qu'un zombi.

Alors Ferdousi dans tout cela? Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai découvert Le Livre des Rois. En fouillant chez l'éditeur Sindbad pour chercher des romans arabes. Car il y a eu une véritable explosion de traductions d'écrivains arabes dans les années quatre-vingt. Jean-Claude Lattès, Sindbad, Phébus, beaucoup d'éditeurs s'y sont mis.
Jean-Claude Lattès surtout, avec sa collection Les Lettres Arabes, a commencé à faire connaître des écrivains qui étaient de parfaits inconnus. Et pourtant l'un des premiers ou le tout premier roman de la série: Les Voix de l'Aube de l'Irakien Fouad al-Takarli est un véritable chef d'œuvre. Tout se joue en vase clos à l'intérieur d'une de ces vastes maisons arabes entourant complètement une cour intérieure. Une fille arrive de la Province. Le fils aîné en tombe éperdument amoureux et l'épouse. Lors de la nuit de noces, il découvre qu'elle n'est plus vierge. Malheureux, choqué, il s'enfuit. Un ressort dramatique entièrement lié aux mœurs islamiques. Mais un drame traité avec beaucoup de modernité. Dans le style d'abord. Chaque épisode est raconté par un protagoniste différent, la fille, le garçon, mais aussi par d'autres témoins, le jeune frère surtout. Dans l'accent mis aussi sur l'impossibilité de communiquer entre les êtres. La fille clame son innocence (violée dans sa jeunesse), n'y comprend rien, souffre puis se durcit. Chez le garçon, au contraire, l'amour, la tendresse prennent progressivement le dessus sur la rancœur, mais lorsqu'il veut revenir, il est trop tard. Il meurt dans les émeutes qui renversent Kacem, et la fille ne saura jamais rien de son repentir. La situation de la femme, la misère du sexe sont les grands thèmes que l'on retrouve souvent dans toute cette littérature arabe d'aujourd'hui. C'est le cas chez les Egyptiens Youssef Idris et Sonallah Ibrahim comme chez le Tunisien Béchir Khraïef (La Terre des Passions Brûlées). Et puis voyez dans la trilogie de Mahfouz quel est le rôle de la mère: celui d'une bonniche enfermée dans sa maison, tout juste bonne pour enlever les babouches de son mari lorsqu'il rentre le soir noyé dans les vapeurs de l'alcool et les senteurs de l'almée. Quand on entend les intégristes d'Alger clamer que l'Islam donne toute sa dignité à la femme, leur propre littérature leur donne la vraie réponse: l'Islam est le tombeau de la femme.
Du moins, l'Islam d'aujourd'hui. Car quand on remonte au Moyen-Age on a l'impression que la situation de la femme n'a fait que se dégrader depuis. Voyez Les Mille et Une Nuits. L'éditeur Phébus publie régulièrement des traductions d'un Syrien, René Khawam, nouvel érudit en œuvres arabes du passé qui est, en plus, ce qui ne gâte rien, un excellent styliste. Car retraduire Les Mille et Une Nuits après Galland ce n'est pas rien. C'est une des rares œuvres arabes qui est connue depuis très longtemps par l'Occident. Galland vivait au 17ème siècle, et s'il a bien brodé sur le thème original ("Mr Galland", lui criaient ses étudiants depuis la rue, "contez-nous donc encore une de ces histoires que vous contez si bien"), sa version est superbe. Après, bien sûr, les traductions se sont succédées à un rythme rapide. En France on connaît surtout celle du Docteur Mardrus qui a un peu poussé sur l'érotique (en fait, à part la scène du début où l'on voit la reine batifoler avec le nègre au grand sexe, il n'y a quand même pas tellement de scènes cochonnes) et que l'on réservait aux adultes. Il y a un autre personnage qui me fascine et dont je parlerai certainement encore, un fonctionnaire du Foreign Office britannique, encore un, à la fois explorateur (il a failli découvrir les sources du Nil), linguiste et ethnologue, Richard Burton, qui a lui aussi fait sa traduction des Mille et Une Nuits et a ajouté pour bien faire une étude en six volumes sur la culture arabe et musulmane (vers les années 1880). Dans Les Nuits la femme est reine. Souvent elle mène le jeu. Déjà Shéhérazade semble fasciner le roi plus par son esprit que par le reste. Encore qu'on ne saura jamais la vérité... Mais du moins y-a-t-il communication. Cela me rappelle à nouveau Beyrouth. Je ne sais si l'atmosphère islamisante ambiante avait également un effet sur les jeunes chrétiennes, mais il m'a semblé qu'elles étaient plus qu'ailleurs purement animales, fermées à tout commerce intellectuel (cela n'était pas le cas des femmes mûres, heureusement, qui, elles, sont souvent superbes d'autorité et d'intelligence). Lorsque je me trouvais à la terrasse de l'hôtel Saint Georges, je ne sais plus si c'était avec Fouad ou avec notre jeune délégué Tony Saad, au milieu de belles chattes alanguies sur leurs transatlantiques, j'avais l'impression qu'elles me jaugeaient rapidement et qu'ensuite le contact était définitivement rompu. Elles avaient l'air de communiquer avec Fouad (ou avec Tony) dans un subtil langage de corps ou d'allusions dont j'étais aussi totalement exclu que si j'avais été un Martien. Encore qu'un Martien aurait, au moins je le suppose, éveillé un peu plus longuement leur intérêt.
René Khawam a fait le ménage dans Les Nuits - c'est du moins ce qu'il prétend - sorti ce qui n'en fait pas partie, Sindbad le Marin, La Lampe d'Aladdin. Il a même découvert un Sindbad le Terrien. Et traduit bien sûr beaucoup d'autres œuvres: le fameux Livre des Ruses, La Prairie parfumée. Car la richesse de la poésie arabe est extraordinaire.
Lorsqu'on lit une histoire de la littérature arabe, on s'aperçoit qu'il y a eu entre le 7ème et le 13ème siècle, plus d'une cinquantaine de poètes arabes dont on connaît la vie et l'œuvre et même la façon dont ils sont morts. La langue arabe est mélodieuse, comme l'hébreu, aime les métaphores, les synonymes pullulent et les longues chevauchées, à chameau, dans le désert devaient inciter à la rêverie poétique. Et pourtant aucun de ces poètes arabes ne nous est connu aujourd'hui. A part Abu Nowas peut-être. Sinon les seuls noms qui viennent à l'esprit de l'Occidental un peu cultivé sont ceux des trois grands Persans Khayam, Hafiz et Saadi. C'est un peu une revanche pour les Persans car la langue arabe les a étouffés à l'époque. Omar Khayam n'a écrit que sa poésie en persan, ses grands traités d'algèbre et d'astronomie, car Khayam était un grand scientifique, ont tous paru en arabe. Et c'était au 12ème siècle!
Je trouve qu'il est déjà difficile de comprendre à quelle vitesse l'Islam et la culture arabe se sont étendues vers l'Ouest, prenant en un tour de main l'Afrique du Nord et l'Espagne avant de s'enfoncer dans l'Afrique Noire. Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est que cette religion sortie du désert - et la culture qui y était attachée - ait pu conquérir un vieux pays comme la Perse. Même si Xerxès et Alexandre étaient loin, le pays avait gardé son unité sous les Sassanides. Et si la religion de Zoroastre avait un peu dégénéré, elle reposait malgré tout sur des principes philosophiques puissants. Or, l'Islam a balayé tout cela, la Perse a commencé à vivre à l'heure de Bagdad et la langue arabe est devenue la grande langue de communication et de culture.
Je me demande si les Persans n'en veulent pas encore aujourd'hui aux Arabes à cause de tout ceci. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne les aiment pas et même qu'ils les regardent avec beaucoup de hauteur. D'ailleurs ils ont réussi à créer leur propre Islam. Le Livre des Rois a probablement été la base sur laquelle ils ont pu rebâtir leur fierté nationale. C'est en tout cas la première œuvre majeure écrite en persan après la conquête arabe du 7ème siècle. Et c'est une œuvre magique. Je l'ai d'abord découverte chez Sindbad qui n'en a édité que des fragments. J'en ai été tout de suite ébloui. Un mélange de chansons de geste, de Chevaliers de la Table Ronde et de Mille et Une Nuits. J'ai essayé de trouver une édition complète. Il n'y en avait pas. Si ce n'est la traduction, faite au siècle dernier par l'orientaliste Jules Mohl. J'ai fait le siège de l'Arménien de la rue Monsieur Le Prince qui a récupéré effectivement quelques volumes, de très grand format et en très mauvais état, de cet ouvrage. Finalement, j'ai découvert que l'Imprimerie Nationale rééditait un fac-similé, en plus petit format, de l'édition originale, en persan et en français, et j'en ai fait l'acquisition. L'Imprimerie Nationale dispose d'ailleurs en France de la plus belle collection de caractères de tous types et de toutes les écritures. Il est dommage que ses éditions restent confidentielles et soient si mal distribuées. Ferdousi a été mal récompensé. Cette œuvre monumentale faite à la gloire des rois et du peuple perses, et à laquelle il avait travaillé pendant vingt-cinq ans, ne lui a rapporté que persécutions de la part des autorités en place. On dit que quand le sultan Mahmoud a finalement décidé de lui envoyer un présent à sa mesure, le cortège du sultan rentrait par une porte de sa ville natale de Tous, alors que le corps sans vie de Ferdousi en sortait par une autre.
J'ai trouvé d'autres œuvres persanes anciennes chez mon Arménien de la rue Monsieur Le Prince. En particulier, le fameux roman de Wîs et Ramîn de Gorgani qui date du milieu du 11ème siècle et qui a beaucoup étonné tous les érudits lorsqu'il a été traduit, tardivement, en Occident, car il est la réplique de notre Tristan et Yseult, qu'on croyait, qu'on croit toujours d'origine celte. Est-ce un vieux fonds commun de nos ancêtres aryens? Ou est-ce le cocufiage par leurs belles et jeunes épouses qui est le fonds commun de tous les vieux maris qui ont l'imprudence de trop s'entourer de jeunes et vigoureux vassaux?
C'est toujours dans la même librairie orientale que j'ai trouvé un livre sur le fameux Vieux de la Montagne, Maître des Assassins et découvert que Bartol dans son roman Alamut n'avait rien inventé, ni sur les méthodes de formation de ces kamikazes musulmans, fous de Dieu, plongés drogués dans un paradis de théâtre où coule pourtant le miel et roucoulent les belles gazelles, et ne cherchant qu'à le retrouver au plus vite par la mort assassine, ni sur la volonté de pouvoir de ce Maître mystérieux, Maîtres devrais-je dire, puisqu'il y en a plusieurs qui se sont succédés les uns aux autres et dont même Marco Polo a rencontré un exemplaire.
L'écrivain libanais Maalouf reprend dans son livre Samarcande la vieille légende selon laquelle Hassan le premier Maître des Assassins, Nizam al-Molk le sage et honnête grand vizir et Omar Khayam le poète-savant, avaient fait leurs études ensemble dans la même université et s'étaient juré fidélité pour la vie. Hélas, ou heureusement, ce n'est qu'une légende. Car il ne peut y avoir aucune relation entre le Prince du Mal et le Héros du Bien. Ce n'est que dans les religions que cela se passe ainsi. Maalouf raconte aussi l'histoire d'un manuscrit, celui des Rubayat d'Omar Khayam, qu'on aurait trouvé dans le château d'Alamut et qui aurait été perdu dans... le naufrage du Titanic! Ils sont fous ces écrivains! Mais il y a effectivement un problème de manuscrit pour Khayam. C'est qu'il n'y en a pas, et que pendant des siècles on lui a attribué un nombre incalculable de poèmes mais qui ne sont pas de lui. Encore aujourd'hui on a du mal à déterminer ce qui peut lui être attribué avec certitude. Et l'un de ceux qui a le plus travaillé sur ces problèmes, c'est un autre écrivain iranien, un moderne celui-là, et probablement le meilleur de sa génération, mais trop rapidement disparu: Hedayat. Et c'est par lui que je terminerai ce chapitre sur la Perse et l'Arabie.
Omar Khayam a été suspect aux autorités de l'époque. Il a trop célébré le vin et l'amour, et trop appelé à croire en cette vie plutôt qu'en l'autre pour ne pas paraître athée, ce qu'il était probablement, aux ayatollahs de son temps. C'est peut-être cela qui a amené Hedayat à s'occuper de Khayam. Car Hedayat était profondément malheureux en Iran. Il a d'ailleurs fini par vivre à Paris. Ses nouvelles font inlassablement le procès des carcans bourgeois et des religieux bornés. Elles sont remplies de la souffrance, de sa souffrance devant le mal et le malheur. Sa nouvelle la plus poignante est celle qui raconte l'histoire de ce chien. Un tout petit chien, jeune, mignon, qui arrive avec son maître dans une grande voiture rutilante, sur la place du village. Le maître sort, le chien aussi, le maître va faire quelques achats, le chien va suivre quelques odeurs. Puis le maître remonte dans son coupé, démarre et part dans un grand nuage de poussière. Le petit chien d'abord surpris, jappe, plaintivement. Puis cherche de l'aide auprès des villageois qui le repoussent à coups de pieds. Des gamins le découvrent, lui lancent des pierres. Le chien hurle, affolé, va courir en boitant sur la route où flotte encore la poussière. Il se traîne sous le soleil brûlant. Jusqu'au soir. Se perd dans le désert. Sa petite tête ne comprend rien. Jusqu'à ce qu'il ne lutte plus. Jusqu'à ce que ses yeux, qui s'obscurcissent déjà, voient la grande ombre du vautour qui est assis là et qui attend. Le petit chien, c'est toute l'indicible souffrance des innocents, de ceux qui n'ont jamais fait le mal et qui ne l'ont jamais rencontré et qui souffrent tellement plus que les autres parce qu'ils ne comprennent rien. L'histoire du petit chien était insupportable. D'ailleurs Hedayat ne l'a pas supportée. Un soir d'Avril 1951, dans sa petite chambre dans le 11ème arrondissement, il a brûlé ses derniers manuscrits, il a bouché toutes les ouvertures et il a ouvert grand le robinet du gaz.

(1993)

Note (2012) : Sur mon site Carnets d'un dilettante, www.bibliotrutt.com, on peut télécharger en mode PDF deux notes tirées du texte ci-dessus intitulées : Au temps du Shah et En ce temps-là Beyrouth était le paradis...