Mais je vais encore vous parler de religions. Car mon sujet est l’Iran. Et comme la Hollande se dit l’autre pays des fromages, l’Iran pourrait être qualifiée de l’autre pays des religions (le premier étant bien sûr l’aire sémite qui nous a donné nos trois religions monothéistes principales). Il est vrai qu’on pourrait donner ce qualificatif également à l’Inde, mais, même si les proto-Indiens et les proto-Iraniens étaient très proches au point de vue de leurs conceptions religieuses primitives, leur évolution ultérieure a été complètement différente. Ni l’hindouisme, ni le jaïnisme, ni le bouddhisme n’ont flirté avec des idées monothéistes. Leur dualisme, si dualisme il y a, n’a rien à voir avec les dualismes développés en Iran et exportés en Occident (chez eux le bien et le mal sont intrinsèquement liés et complémentaires) et leur eschatologie, c. à d. leur conception sur la fin de l’Homme et la fin du Monde est également très différente de celle de l’Iran. L’Iran est beaucoup plus proche des religions sémites, et les a même enrichies par des apports essentiels.
Je commencerai donc d’abord par la vénérable religion de Zoroastre. Je ne parlerai plus de l’Iranien Mani et du manichéisme, ayant déjà traité abondamment ce sujet à propos de Maalouf. Et puis je parlerai bien sûr du chiisme, religion qui continue à marquer profondément l’Iran d’aujourd’hui.
77) n° 3077 Jean Varenne: Zoroastre, le Prophète de l’Iran, édit. Dervy, Paris, 1996.
78) n° 2848 - 50 Mary Boyce: A History of Zoroastrianism, édit. E. J. Brill, Leiden-New-York-Köln, Vol. 1: The Early Period (3ème édit. 1996) - Vol. 2: Under the Achaemenians (1982) - Vol. 3 Zoroastrianism under Macedonian and Roman Rule (en coopération avec Frantz Grenet, archéologue, spécialiste des excavations en Asie Centrale Soviétique et une contribution du spécialiste de Mithra: Roger Beck - 1991).
79) n° 3174 Gherardo Gnoli: Zoroaster’s Time and Homeland, a Study on the Origins of Mazdeism and Related Problems, édit. Istituto Universitario Orientale, Naples, 1980.
80) n° 3172 Die Verwandtschaft der jüdisch-christlichen mit der Parsischen Eschatologie, von Ernst Böklen, Stadtpfarrer in Grossbottwar, Württemberg, édit. Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1902.
Voilà une religion qui avait pratiquement disparu en Iran lorsque l’érudit français Anquetil-Duperron entend parler d’une communauté de zoroastriens qui subsiste en Inde au nord de Bombay (les fameux Parsis) et débarque aussitôt dans ce pays en 1754. Il faut dire qu’on avait une image mythique mais complètement faussée de cette religion à l’époque. La faute en incombant aux Grecs (Platon) qui n’y avaient visiblement rien compris et aux Romains qui ne s’y étaient pas beaucoup intéressés. De plus la religion avait beaucoup souffert une première fois à cause de la destruction de Persépolis où, semble-t-il, beaucoup de prêtres avaient péri, et avec eux la connaissance des textes sacrés qui jusque-là étaient transmis uniquement par l’oral. Il y a quelque chose d’assez inexplicable dans cet acte de barbarie perpétré de sang froid par le conquérant macédonien. Les faits connus sont les suivants: Alexandre, après la bataille de Issus dans le nord de la Syrie où il avait battu Darius III, le dernier roi achéménide, envahit la Syrie, prend Tyr et Gaza, bat à nouveau Darius à Gaugamela de l’autre côté du Tigre, puis prend Babylone et Suse (toutes ces villes se rendent sans combattre) et enfin arrive à Persépolis en 330 avant Jésus-Christ. Là aussi la ville se rend sans combattre. Et là on ne sait pas très bien ce qui a pris Alexandre. S’est-il soudain souvenu qu’il était le général de la Ligue Corinthienne qui avait entrepris cette campagne pour se venger des Perses et surtout des actes de destruction perpétrés par Xerxès en Grèce? Toujours est-il qu’il va détruire par le feu tous les splendides palais bâtis sur la terrasse avec leurs toits en bois doré, massacrer tous ses prisonniers persans et laisser ses troupes piller sans merci la ville située dans la plaine au pied de la terrasse. Une ville qui était considérée à l’époque comme la plus riche du monde. Tous les hommes sont massacrés. Les femmes réduites à l’esclavage. Or Persépolis était un centre majeur du mazdéisme, la religion de Zoroastre, et comportait un important collège de prêtres-érudits. Tous ces prêtres, les scribes aussi, ont péri dans le massacre.
Rien d’étonnant donc qu’Alexandre ait été honni plus tard par les adeptes de la religion, qui l’ont accusé en plus d’avoir continué à tuer des Mages (les prêtres du mazdéisme), le traitant d’assassin de prêtres et le nommant Alexandre le Maudit. Il est possible qu’il y ait un peu d’exagération dans tout cela car plusieurs siècles plus tard, la religion mazdéenne est devenue religion d’Etat: c’était sous la dynastie des Sassanides qui est arrivée au pouvoir au IIIème siècle après Jésus-Christ avec la ferme volonté de rétablir l’ancienne grandeur de la Perse des Achéménides. Le grand Pontife de la religion devient un des dignitaires principaux du régime. Et le régime est forcément nationaliste et commence bien sûr à honnir le Macédonien et ses successeurs les Séleucides. Douze siècles plus tard l’histoire va se répéter, lorsque la dynastie safavide vient au pouvoir, après le recul général de l’influence arabe, et proclame le chiisme religion d’Etat (en 1501). Eternelle Perse qui arrive toujours à un moment ou un autre à se débarrasser des intrus, à prendre sa revanche et à se souvenir de sa gloire ancienne.
Mais c’est évidemment l’Islam qui a porté les coups décisifs contre le mazdéisme. Pourtant il semble que Mahomet, lorsqu’il a demandé à ses fidèles de traiter les «gens du Livre» avec plus de mansuétude que les autres incroyants, ne pensait pas seulement aux juifs et aux chrétiens mais aussi aux zoroastriens. N’avaient-ils pas eu un prophète, une révélation et des livres sacrés? Mais cela n’a pas duré. La religion mazdéenne a été durement persécutée. Et, alors qu’au début de l’ère chrétienne le mazdéisme jouissait encore d’une grande considération, puisqu’on a fait appel aux trois Rois Mages pour venir saluer la naissance de l’enfant Jésus et de la nouvelle religion, l’Islam n’a que dédain pour les Mages. Lorsqu’on montre dans les contes arabes des adorateurs du feu, des géomanciens, des mages, des magiciens, personnages que l’on assimile systématiquement à des mazdéens, on les décrit toujours comme des êtres pervers. Pensez au Magicien d’Aladin et de la Lampe Merveilleuse!
Anquetil-Duperron, de retour d’Inde, publia la première traduction des textes sacrés, l’Avesta, en 1771. Cette publication donna le branle à toute une série de recherches qui ne cessèrent plus depuis lors. Et les experts sont encore aujourd’hui divisés sur de nombreux points tout à fait fondamentaux. D’autant plus que la partie la plus ancienne de l’Avesta, celle que l’on attribue à Zoroastre lui-même, les Gâthâs, ne comporte que 200 vers!
Rien que l’époque à laquelle a vécu Zoroastre, pose déjà problème. Pendant longtemps on a donné une fourchette très large: entre 1000 et 500 avant Jésus-Christ! Jean Varenne, dans son ouvrage qui, il est vrai, est plutôt un ouvrage de vulgarisation, donne encore dans sa dernière édition qui date de 1996, le VIIème siècle avant J.C. comme date de référence de la création de la religion. Alors que les érudits semblent accepter aujourd’hui comme date la plus probable 1000 avant J.C. L’érudit italien Gnoli donne: fin du deuxième millénaire, début du premier. Quant à Mary Boyce, Professeur d’Etudes Iraniennes à l’Université de Londres, elle situe la vie et la prédication de Zoroastre (dont le nom persan est plus proche de l’allemand Zarathoustra, rendu célèbre par Nietzsche, que de Zoroastre qui est une déformation du grec) vers 1200 avant J.C. à plus ou moins 200 ans.
Cette datation est importante car si elle est juste, elle fait de Zoroastre pratiquement un contemporain des autres penseurs qui sont arrivés à la conclusion qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul Dieu: Akhénaton a vécu au XIVème siècle avant J.C. et on pense que l’exode des Hébreux d’Egypte et donc du début du développement de l’idée monothéiste de Moïse date du XIIIème siècle (voir mes notes sur les juifs). Car les érudits semblent malgré tout d’accord sur un point - avec quelques nuances néanmoins - : la nouvelle religion prêchée par Zoroastre était monothéiste. Le Dieu suprême ou unique s’appelant Ahura Mazda ou Seigneur Sagesse, nom qui allait être déformé plus tard en Ohrmuzd.
Gnoli n’a aucun doute: le prophète a été un révolutionnaire qui s’est opposé à la fois au polythéisme de la religion officielle de l’époque (dont il était un des prêtres instruits) et au ritualisme (les sacrifices d’animaux). Les sept puissances ou archanges que Ahura Mazda a créés pour l’assister dans son combat contre l’Esprit Malin, Angra Mainyu (appelé plus tard Ahriman) ne sont pas des dieux. Ni l’Esprit Malin lui-même, ni les Daévas (synonymes de dieux pourtant en Inde) qui ont pris le parti de l’Esprit Malin. Gnoli n’exclue pas que dans l’histoire ultérieure de la religion on ait pu revenir à un certain polythéisme.
Mary Boyce est un peu plus nuancée. Car elle a tendance à tenir un peu plus compte de la tradition qui s’est transmise jusqu’aux Parsis d’aujourd’hui. Mais pour elle aussi Ahura Mazda était le seul Dieu à l’origine, le Créateur de tout ce qui est bien. Elle n’attache pas d’importance à la nature exacte des entités créées par Ahura Mazda. L’homme a toujours eu besoin d’êtres intermédiaires entre lui et Dieu. L’important c’est que le seul incréé est Ahura Mazda lui-même. On est donc en présence d’un vrai monothéisme.
D’ailleurs ces êtres intermédiaires existent également dans nos trois religions monothéistes dûment reconnues. Anges, archanges qui jouent partout un rôle important et qui trouvent très probablement leur origine dans les Puissances (que Dumézil traduit d’ailleurs par archanges) de Zoroastre. Et les anges déchus, Sheïtan, Satan, le Diable et son train. Et les Saints chez catholiques et orthodoxes, les Marabouts en Islam. Et les djinns pré-islamiques, Mahomet ne leur donne-t-il pas un statut officiel en contant dans la sourate des djinns (72) que des djinns l’ont entendu réciter le Coran et se sont convertis à la vraie foi? Et notre trinité catholique, ce Dieu coupé en trois, que nous reprochent d’ailleurs aussi bien les Protestants que les Musulmans? Je me souviens des cours de religion de ma jeunesse où l’on nous expliquait: il est aussi impossible de vider la mer avec une petite cuillère ou de compter les grains de sable du désert que de comprendre le Saint Mystère de la Trinité! Et quand je pense aux heures passées durant le mois de Marie à réciter sans fin les litanies à la Sainte Vierge! Cela aurait pu être aussi bien des litanies adressées à Iris ou à n’importe quelle autre divinité féminine de l’Antiquité. Et pourtant toutes ces religions sont censées être des religions monothéistes par excellence. Alors il faut bien attribuer le même statut à la religion de Zoroastre!
Vient alors le problème de l’origine et du rôle exact de l’Esprit Malin et de sa relation avec Ahura Mazda. Pour Gnoli, Zoroastre attache une importance capitale au fait que l’homme soit capable d’un choix moral, ce qui lui assure liberté et dignité. Il voit l’existence comme un combat entre vie et non-vie, entre bien et mal, dans une conception dualiste telle que le dualisme devient une conséquence naturelle du monothéisme. Car celui-ci conduit nécessairement à essayer d’expliquer la présence du mal dans le monde. Tout monothéisme porte donc en lui-même le germe d’un certain degré de dualisme (content de retrouver ainsi mes propres conclusions!).
Mary Boyce explique le dualisme de Zoroastre de la manière suivante: Ahura Mazda existe depuis l’origine de même que son grand adversaire Angra Mainyu. Une fois que ces deux êtres primordiaux ont fait leur choix entre le Bien et le Mal, Ahura Mazda crée ses fameuses puissances pour l’assister dans son combat contre le Mal, mais crée aussi le monde matériel et donne un corps aux âmes des hommes (préexistantes ou créées antérieurement par lui). Ce monde matériel et corporel est soumis aux effets néfastes de l’Esprit du Mal. Mais il permet aussi de le combattre, d’impliquer l’homme dans ce combat et d’obtenir ainsi, à la fin des temps, la victoire définitive sur le Mal. Zoroastre considère que l’état corporel apporte un plus par rapport à l’état purement spirituel. Sa philosophie est donc totalement opposée à celle que va développer plus tard Mani pour lequel le monde est mauvais et a été créé par le Pouvoir du Mal. Elle est aussi à l’opposé des conceptions que vont développer les Aryens qui s’établissent de l’autre côté des montagnes, en Inde, pour lesquels l’âme est pure et le corps mauvais. Et dont l’éthique consistera essentiellement à libérer progressivement l’âme du corps, une conception qui n’est pas restée sans effet sur la doctrine que va développer Bouddha 500 ans plus tard.
Pour Zoroastre c’est Angra Mainyu qui est cause de tout ce qui est mauvais dans ce monde: les sécheresses, les épidémies qui frappent les troupeaux, et tous les malheurs qui s’abattent sur l’homme. Celui-ci n’a donc aucune raison d’imputer ces maux à son créateur. Et il apporte sa contribution, en choisissant le Bien, à l’élimination définitive, à la fin des temps, de l’Esprit du Mal.
J’ai dans ma bibliothèque une vieille histoire du Diable (n° 2583-84 Gustav Roskoff: Geschichte des Teufels, édit. F.A. Brockhaus, Leipzig, 1869) que j’avais acquise pour mon amusement, mais qui s’est avérée être une étude extrêmement sérieuse réalisée par un Professeur de Théologie Protestante de l’Université de Vienne et qui porte à la fois sur l’évolution historique du Malin dans nos sociétés et sur le dualisme en général. Une étude accompagnée d’une véritable réflexion sur le problème du mal, une synthèse d’autant plus étonnante qu’à l’époque de la publication de l’ouvrage on n’avait pas forcément la même connaissance que l’on a aujourd’hui de certaines religions antiques telles que le mazdéisme.
L’étude est en langue allemande et c’est un grand avantage. Car cette langue dispose de deux mots distincts qui correspondent à deux aspects du mal que l’on ne distingue pas toujours - à tort - peut-être parce qu’en français et en anglais nous utilisons un seul mot pour couvrir ces aspects: le mal - the evil. En allemand on a le mot: «das Uebel» qui est le mal physique, le mal que subit l’homme du fait du monde extérieur: les catastrophes naturelles, les maladies, la mort prématurée, etc. et l’autre mot: «das Böse» qui est le mal éthique, celui qui est inhérent à l’homme et qui est produit par lui.
Pour le fils Bush, la définition du mal, the evil, est évidemment beaucoup plus simple à appréhender: le mal c’est tout ce qui est anti-américain ou ce qui pourrait limiter en quoi que ce soit la puissance américaine (l’amusant de l’histoire c’est qu’il fait rentrer dans «l’axe du mal» deux pays qui ont justement inventé et cultivé cette notion du mal ou plutôt ce combat éternel entre le bien et le mal, l’Iran et l’Irak (la religion de Zoroastre a pénétré dans Babylone avec Cyrus).
Mais nous qui ne pouvons nous permettre le «simplisme américain» comme dit Védrine, nous sommes bien obligés à bien réfléchir à ces deux aspects du mal et à bien les distinguer.
C’est à l’époque de Saint Augustin que l’Eglise a été obligée de prendre position sur ce problème. Il faudra qu’un jour je me décide à le lire sérieusement notre St. Augustin. D’autant plus que cela semble être très tendance en ce moment: la Pléiade publie ses oeuvres complètes, le Gouvernement algérien, il y a quelques mois, l’a proclamé «un grand Algérien de notre passé» et notre grand acteur national, ce génie que nous admirons tous, n’est-ce pas, Gérard Depardieu, vient de laisser entendre qu’il se plongeait régulièrement dans la Cité de Dieu, suggérant même que c’était son livre de chevet.
Ceci étant je sais quand même que Saint Augustin, alors même qu’il avait été adepte de la secte lors de ses jeunes années à Carthage, était devenu bien plus tard le plus grand adversaire des Manichéens. Et que c’est justement lui qui leur a reproché de ne pas faire cette fameuse distinction entre mal physique et mal éthique, et que si ce dernier n’existait pas, l’homme n’aurait plus à choisir et serait déresponsabilisé. Libre arbitre, c’est ce que les croyants vous répondent encore aujourd’hui quand vous essayez de les titiller avec le problème du mal et la logique du dualisme. Quant aux Pères de l’Eglise, après avoir entériné cette séparation entre mal physique et mal éthique, ils ont décidé que le mal physique a été imposé à l’homme soit comme punition, soit comme moyen de perfectionnement qu’il ne doit pas chercher à comprendre mais qui lui permet de progresser dans la connaissance, enfin comme apprentissage de la patience, dans l’attente d’un avenir meilleur. En fait ils n’avaient qu’à puiser dans l’Ancien Testament et dans la tradition juive, le Livre de Job étant l’illustration parfaite de cette théorie.
Rappelez-vous cette histoire, racontée dans un style très poétique d’ailleurs, ce Job riche d’innombrables troupeaux, entouré d’une nombreuse famille, mais qui a toujours été juste, louant le Seigneur, faisant le bien, et puis Yahvé qui décide un beau jour, piqué par une réflexion de Satan, de le persécuter, pour faire une expérience, pour voir comment il va réagir. Ses boeufs et ses ânesses sont pris par les Sabéens et leurs gardiens massacrés, ses brebis et leurs bergers sont anéantis par la foudre céleste, ses chameaux sont pris par les Chaldéens et ses serviteurs qui les gardaient passés au fil de l’épée, la tempête fait s’écrouler le toit de la maison de son fils aîné où toute la famille festoyait et toute sa progéniture passe de vie à trépas. Et comme Job, malgré tous ses malheurs, s’écrie (comme la mère de mon ami protestant, au cimetière de Haguenau, enterrant son petit enfant): «Yahvé a donné et Yahvé a repris. Que le nom de Yahvé soit béni!» alors Yahvé lui envoie un ulcère malin qui le couvre de la tête aux pieds. Mais là encore, quand sa femme, excédée, lui dit: «Maudis Elohim et meurs!», Job, tout en se grattant avec un tesson qui lui reste comme tout bien, lui répond: «Si d’Elohim nous acceptons le bien, n’accepterons-nous pas aussi le mal?» Pourtant, quand trois amis viennent le voir, philosopher sur le mal, sur le Créateur tout-puissant, sur les méchants qui prospèrent (mais doivent avoir le coeur inquiet, disent-ils) et sur les justes qui souffrent (mais qui ne sont peut-être pas si justes que cela, disent-ils), Job se rebiffe, s’énerve et commence ses longues lamentations, se permet même d’accuser le Seigneur, lui réclamer une réponse, une explication... et quand le Seigneur daigne enfin lui répondre, qu’est-ce qu’il lui dit, à Job, le Seigneur? Il lui reproche d’avoir voulu se substituer à Dieu, le Tout-Puissant, le Créateur, l’Omniscient, dans l’appréciation du mystérieux problème du mal...
Que dit le Professeur Roscoff à propos de Zoroastre? «L’importance de la réforme zoroastrienne réside dans le fait qu’elle a fait évoluer l’idée de l’opposition entre forces bienfaisantes et néfastes qui existent dans la nature jusqu’à développer l’idée d’une signification morale de cette opposition. Elle conserve non seulement cette opposition qui règne dans le monde extérieur et qu’elle conçoit causée par le combat entre des êtres surnaturels, mais la met en relation étroite avec l’homme que le Réformateur met non seulement au milieu du champ de bataille mais dont il fait en plus, l’objet de la bataille elle-même.»
Mais l’importance de l’apport zoroastrien n’est pas limitée à son dualisme. Plus importantes encore sont ses idées eschatologiques car elles ont marqué aussi bien le judaïsme que les deux autres religions monothéistes, christianisme et Islam.
Quelles sont ces idées? D’abord en ce qui concerne la fin de l’homme? L’homme est jugé après sa mort. Avant de passer le fameux pont. Ses pensées, ses paroles, ses actions sont pesées minutieusement sur une balance, les bonnes sur le plateau de droite, les mauvaises sur le plateau de gauche. Suivant le sens dans lequel la balance penche, il sera sauvé et rejoindra le paradis ou il sera damné et précipité en enfer. Il y a même un endroit pour ceux dont la balance est restée parfaitement équilibrée (peut-être comme ces Limbes dont on parlait dans mes cours de religion et qui accueillaient les âmes des petits enfants morts avant d’être baptisés et dont l’Eglise ne savait trop que faire).
Mais la doctrine qui a eu la plus grande répercussion à partir du moment où elle est entrée au Moyen-Orient, c’est celle de la fin des temps. Mary Boyce affirme qu’on n’a trouvé trace nulle part ailleurs dans le monde d’une telle conception d’un temps fini, d’un jour dernier. Elle est même radicalement opposée aux idées des philosophes grecs qui croient à un temps infini. Au dernier jour de Zoroastre les os des morts se recouvrent à nouveau de leur chair et les âmes rejoignent leurs corps. C’est alors l’avènement du Royaume d’Ahura Mazda, tout le mal est annihilé une fois pour toutes, ainsi que les pécheurs qui avaient été condamnés à l’enfer, les justes vont vivre éternellement en présence de leur Créateur, non dans un ciel éthéré, mais ici sur cette terre aimée et familière. Le Royaume de Zoroastre est de ce monde!
Ils serait trop long d’étudier dans le détail l’influence que ces idées ont pu avoir sur les dogmes des juifs et des chrétiens et comment elles ont pu s’y introduire. Notons simplement que les communautés zoroastriennes et juives se sont côtoyées à Babylone et que si certaines idées perses ont pu passer chez les Hébreux cela s’est forcément passé à ce moment-là. Les deux communautés avaient de toute façon beaucoup en commun: une religion ancienne, prophétique, essentiellement monothéiste, la croyance en un Dieu juste, etc. Certains prophètes avaient déjà parlé d’un Jour de Yahvé, un jour de jugement des Nations; l’idée d’un temps fini et d’un jugement dernier était donc tout à fait acceptable par eux. J’avais déjà mentionné, en parlant de la religion juive, que la résurrection était une croyance assez tardive, correspondant plus ou moins à l’époque de l’occupation romaine. C’est dans le Livre de Daniel, composé entre 167 et 165 avant J.C. qu’il est écrit: «A la fin des temps, Michaël, le grand prince, va se lever... Beaucoup de ceux qui dorment dans la terre de la poussière se réveilleront: ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour la honte, pour l’horreur éternelle.» «Et toi Daniel garde secrètes ces paroles et scelle le livre jusqu’au temps de la fin». C’est également dans Daniel qu’apparaissent pour la première fois deux anges qui portent des noms: Michaël et Gabriel. Encore un usage pris à Babylone. Et puis apparaît toute une hiérarchie chez les anges: et les sept Archanges qui se tiennent auprès du trône de Dieu ne semblent être rien d’autre que de simples avatars des sept Puissances créées par Ahura Mazda.
Le deuxième Livre des Macchabées, composé probablement autour de 124 avant J.C., est encore plus explicite pour ce qui est de la résurrection. Rappelez-vous le supplice des sept frères auxquels le cruel roi Antiochos fait couper la langue et les quatre membres. Tous disent leur ferme conviction que le Seigneur les fera ressusciter en rétablissant l’intégrité de leurs corps. Et leur mère qui assiste au supplice, exhortant le plus jeune des frères, utilise un argument visiblement zoroastrien, en lui disant que le Seigneur qui l’avait fait naître dans ses entrailles, lui avait donné souffle et vie, avait disposé les éléments de son corps, avait inventé toutes choses lors de leur genèse, était bien capable de lui rendre souffle, vie et corps après son martyre ici-bas. Il est bien dommage qu’ils n’aient pas étudié ce passage des Macchabées, ces juifs orthodoxes qui, après chaque attentat-suicide perpétré par les Palestiniens, vont avec un soin extrême recueillir tous les restes humains éparpillés pour que chaque Juif soit enterré avec toutes les parties de son corps et qu’aucune partie du corps de l’un ne soit ensevelie avec celui de l’autre, afin d’être certains qu’au Jour Dernier tous renaissent avec leurs corps dans toute leur intégrité!
L’influence de la doctrine de Zoroastre se fait également sentir dans les Quatre Evangiles et dans l’enseignement des premiers Chrétiens. Le Jugement Dernier, la Résurrection des Morts, l’Avènement du Royaume de Dieu sont des thèmes qui reviennent constamment. On y trouve en plus un dualisme marqué encore une fois par la conception zoroastrienne: Satan (ou Belzébuth ou le Prince de ce Monde) est un personnage omniprésent. Il entre soudain dans l’esprit de Judas lors de la dernière Cène, c’est lui que Jésus chasse des corps des possédés, il va même jusqu’à oser tenter Jésus lorsque celui-ci s’est retiré dans le désert. Encore une histoire qui m’avait choqué lors des cours de religion de ma jeunesse. On ne peut que supposer que c’est Jésus-l’Homme qui est tenté et qu’à ce moment-là Jésus-l’Homme ignore qu’il est Jésus-Dieu, car sinon l’histoire devient absurde. Comment Satan pourrait-il tenter Dieu? En tout cas une chose est sûre: l’Esprit du Mal, dans le Nouveau Testament, est comme chez Zoroastre, le grand et unique adversaire de Dieu le Créateur et leur champ de bataille essentiel c’est l’Homme.
Et voilà, c’est ainsi que ces sacrés Persans, nos frères aryens, ont réussi à polluer les religions inventées par leurs voisins et concurrents, les Sémites!
81) n° 1852-53 Claude Huart: Histoire des Arabes, édit. Libr. Paul Geuthner, Paris, 1912.
82) n° 2671 Essai sur l’Histoire de l’Islamisme par R. Dozy, Professeur à l’Université de Leyden et Membre de l’Académie Royale d’Amsterdam, traduit par Victor Chauvin, édit. E.J. Brill, Leyden - Maisonneuve & Cie, Paris, 1879.
83) n° 2258 Taha Hussein: La Grande Epreuve - Uthmân, préface de Louis Gardet, édit. Libr. philosophique J. Vrin, Paris, 1974.
84) n° 3159 Yann Richard: L’Islam chi’ite - Croyances et Idéologies, édit. Fayard, Paris, 1991.
Pour comprendre le chiisme il faut d’abord revenir à l’histoire, c. à d. aux événements qui ont suivi la mort de Mahomet, en 632. Le Prophète n’avait pas voulu désigner de successeur. Les chiites prétendent que tout désignait alors Ali comme successeur idéal. Ali était son cousin, son frère nourricier (son père avait accueilli Mahomet, alors orphelin), son compagnon d’armes, son gendre (il avait épousé sa fille Fatima) et il paraît qu’à un moment donné Mahomet avait pensé le proposer à sa succession. Mais Ali n’avait que 32 ans. Toujours est-il qu’après la mort du prophète sa succession fut réglée rapidement, un peu dans le chaos car les tribus et les familles étaient déjà très divisées, par un véritable coup de force opéré par deux compagnons vénérables du Prophète: Abou Bekr et Omar. C’est Abou Bekr qui fut nommé premier calife. Qui était-il? Un notable commerçant, d’esprit avisé et de bon conseil, de la même origine mecquoise que Mahomet: les Quoreïchites, et qui avait été un des premiers Mecquois à croire en lui. C’est lui qui l’a défendu quand il a été attaqué par les habitants de la Mecque devant la Kaaba et c’est encore lui qui a acquis les deux chameaux avec lesquels lui et Mahomet vont s’enfuir de La Mecque pour aller se réfugier à Médine en 637 (le fameux hégire - l’exil - qui va devenir le point de départ de la nouvelle religion et du calendrier musulman). Abou Bekr avait déjà plus de soixante ans quand il devint calife. Il mourut deux ans plus tard. Il exerça sa charge dans l’esprit du Prophète, vit simplement, pieusement et, malgré son âge poursuivit les conquêtes dans la parfaite continuité des projets de Mahomet.
Abou Bekr, tombé malade, eut la bonne idée de désigner lui-même son successeur. Il choisit Omar. En cela il lui témoigna sa reconnaissance puisque sans l’aide énergique d’Omar il n’aurait probablement pas réussi dans son coup d’état, mais son choix était judicieux, car Omar se révéla être un homme énergique, capable de mettre de l’ordre dans le nouvel empire qui était en train de se constituer et où les forces centrifuges ne manquaient pas. Omar était un homme plus simple, un ancien berger, venu à Mahomet grâce à sa soeur, et après avoir lu le Coran. Lui aussi était un Quoreïchite et avait lui aussi épousé une fille du Prophète. Il était d’un caractère plutôt emporté, mais capable de prendre des décisions ce qui était essentiel à l’époque et ce qui ne sera pas le cas de ses successeurs. Mais Omar comme Abou Bekr ont vécu dans la pauvreté malgré l’argent qui commençait à affluer à La Mecque de toutes les provinces et ils sont restés des hommes pieux. C’est également Omar qui a chargé un comité d’érudits à geler le texte définitif du Coran et à fixer les paroles et «l’exemple» du prophète (hadith et sunna). C’est lui aussi qui a institué le calendrier musulman. Omar fut assassiné par un esclave persan de religion chrétienne à qui il avait refusé de faire justice. Il avait régné pendant dix ans. Il eut le tort de ne pas désigner lui-même son successeur. Gravement blessé, il composa un conseil de cinq personnalités en leur demandant de choisir le futur chef de la communauté.
Or parmi les cinq il y en avait au moins trois qui étaient candidats au poste dont Ali et Osman (ou Uthmân comme l’appelle Taha Hussein). A un moment donné on décide d’accepter que l’un des non-candidats, Abd er-Rahman, encore un ancien compagnon du Prophète, fasse seul le choix du futur calife. Mauvaise décision car il choisit Osman. Il paraît qu’il avait demandé aux deux candidats s’ils acceptaient de régner dans la continuité de leurs prédécesseurs et qu’Ali aurait déclaré qu’il ne reconnaîtrait que le Coran et la coutume de Mahomet. Or Osman qui était probablement un homme vénérable et pieux, allait, par sa faiblesse inconcevable, susciter dans la nouvelle communauté la véritable première guerre civile. L’autre défaut rédhibitoire de ce candidat c’est qu’il faisait partie de la riche bourgeoisie de La Mecque, la famille des Omeyyas et qu’il va placer des membres de sa famille à la tête de l’Egypte et de ce qui est l’Irak aujourd’hui, alors qu’il y avait déjà un Omeyyade à Damas. L’opposition grandit, surtout dans les provinces, on commence à prêcher contre la dissolution des moeurs, Aïcha, la veuve du Prophète, met de l’huile sur le feu. Plusieurs groupes armés venus d’Egypte, de Kufa et de Basra entrent dans Médine, assiègent Osman dans sa maison et finalement il est assassiné, tâchant de son sang le Coran qu’il est en train de lire.
Que fait Ali pendant ce temps-là? Il ne fait rien. Mécontent de la décision prise par Abd er-Rahman, persuadé que la place de calife lui revient depuis le début, il se tient à l’écart du gouvernement officiel. Et quand les meurtriers d’Osman auxquels se sont joints les habitants de Médine le nomment calife, il accepte la charge. Ce qui fait que certains vont jusqu’à prétendre qu’il faisait partie du complot. Les chiites vont faire des cinq ans de règne d’Ali l’âge d’or de l’Islam, la réalisation sur terre de la justice divine. Or Ali va avoir à faire face à plusieurs rébellions dont la plus sérieuse vient du Gouverneur de Syrie, chef du clan omeyyade. Ali qui adore tergiverser, et qui en plus n’a pas puni les meurtriers d’Osman, va accepter, lorsque les combats se prolongent, à se soumettre à un arbitrage et de cette manière mettre en jeu son titre de calife. Ce qui amène une autre dissidence: les Kharéjites, choqués que l’on fasse appel à un arbitrage sur une question qui appartient à Dieu seul. D’ailleurs l’arbitrage ne donne rien. Les deux camps continuent à s’affronter. Et Ali succombe, en 661, aux coups d’épée empoisonnée d’un de ces fanatiques kharéjites devant la mosquée de Kufa. Ce qui donne un premier lieu de pélerinage aux futurs chiites: le tombeau d’Ali à Najaf, en Irak.
Ali avait deux fils, seuls héritiers mâles en ligne directe de Mahomet. L’aîné, Hassan, était plutôt pacifique. Après avoir pris les armes il décide de signer un pacte avec Moâwiya, le chef du clan des Omeyyades qui était devenu calife à Damas après Ali. Il se retire à Médine, richement doté. Quant à Moâwiya, il aurait d’après les chiites, accepté que son successeur serait désigné par un conseil. Hassan meurt néanmoins lui aussi, empoisonné - d’après la tradition chiite - par l’une de ses femmes sur l’instigation des Omeyyades. Cela se passe en 680.
Son frère Hossein n’avait pas approuvé le pacte signé par Hassan. A la mort de ce dernier il refuse de faire allégeance au nouveau calife, Yazid, fils de Moâwiya. Il se réfugie d’abord à La Mecque puis reçoit un appel des habitants de Kufa pour qu’il prenne la tête d’une rébellion. Il s’y rend mais voit sa route coupée par des troupes omeyyades. Il doit camper dans le désert avec sa famille et ses 72 compagnons, près d’un endroit appelé Kerbala. L’ennemi lui coupe l’accès à l’Euphrate. La petite troupe n’a donc plus d’eau. Puis c’est le combat, le massacre. Les premiers morts sont d’ailleurs des enfants, son propre fils et un fils de Hassan. La tradition chiite parle d’un nouveau-né que Hossein porte dans ses bras et dont le cou est transpercé par une flèche. Hossein lui-même est décapité, sa tête ramenée à Damas, son corps - le corps du petit-fils chéri du Prophète - est piétiné par les chevaux et enterré sur place. Nouveau grand pélerinage pour les chiites d’aujourd’hui: le mausolée de Kerbala. Et le souvenir de la bataille survit éternellement dans les mémoires chiites, ravivé chaque année lors des festivités traditionnelles de deuil où dans chaque village on peut entendre les chants funèbres, voir défiler les processions de flagellants et assister aux représentations théâtrales du Taziéh qui commémorent la «passion» de Hossein et de sa troupe, rites qui marquent toute la religion chiite d’une indicible tristesse.
86) n° 1817-18 Henri Massé: Croyances et Coutumes Persanes, suivies de Contes et Chansons Populaires, édit. Libr. Orientale et Américaine - G. P. Maisonneuve, Paris, 1938.
87) n° 2689-90 Comte de Gobineau: Trois ans en Asie (de 1855 à 1858), édit. Bernard Grasset, Paris, 1923.
88) n° 0225 Comte de Gobineau: Les Religions et les Philosophies dans l’Asie Centrale, édit. G. Crès et Cie, Paris, 1923.
89) n° 2308 Ta’ziya, das Persische Passionsspiel, mit teilweiser Uebersetzung der von Litten gesammelten Stücke, von Davoud Monchi-Zadeh, édit. Almqvist & Wiksell, Stockholm, 1967.
Il est probable que les partisans d’Ali ont commencé à commémorer et pleurer le massacre de Kerbala dès les siècles qui ont suivi ces événements, comme ils allaient pleurer et célébrer tous les imams qui ont suivi et dont la plupart sont morts de façon suspecte. Mais ces célébrations ne sont devenues vraiment officielles qu’à partir du XVIème siècle, alors que le chiisme venait d’être reconnue comme religion officielle (dynastie des Safavides). Elles consistaient essentiellement en chants funèbres et lamentations, puis en processions. La fameuse représentation théâtrale des événements de Kerbala ne s’est développée qu’au XVIIIème siècle.
Il y a des experts qui estiment que le chant de lamentation dont le sujet est la mort injuste d’un jeune homme est quelque chose de typiquement iranien. Et c’est vrai: il suffit de se reporter au Livre des Rois. Voyez Ferdousi comme il pleure tous ces héros morts prématurément: le glorieux Esfandiâr, espoir de la Nation, trahi par le roi Goshtâsb, son père et abattu traîtreusement par Rostam, Sohrab, le fils de Rostam, tué lui aussi, et pour comble de malheur, par son propre père, et puis surtout Siâvosh, le fils du grand roi Kâvous, poursuivi par la passion de la reine, calomnié par elle auprès de son père, qui croit la reine et oblige son fils à passer l’ordalie, ce Siâvosh qui finalement se réfugie chez l’ennemi touran, avec l’espoir de réconcilier les deux peuples, et qui tombe, victime de sa naïveté, décapité (comme Hossein) par l’affreux Afrâssiâb! Or les lamentations sur Siâvosh existaient avant l’arrivée de l’Islam en Perse. Et n’y a-t-il pas un certain parallèle entre Siâvosh et Hossein? Une certaine passivité dans la façon de défendre ses droits, un échec politique manifeste, la mort en martyr?
Henri Massé nous parle surtout des processions. Il recense aussi les récits des voyageurs. Dès le XVIIIème siècle, l’un d’eux rapporte: «les dix premiers jours de moharrem (c’est le mois de l’événement de Kerbala) sont consacrés dans toute la Perse à un deuil universel et solennel». Ce ne sont pas les seuls jours dédiés au deuil: on célèbre également la mort de Hassan, celle d’Ali, celle de l’assassin d’Ali, celle de nombreux imams, etc. Dans les processions toutes sortes de visions macabres (Le Brun, 1704): «un chariot couvert de sable d’où sortaient six têtes couvertes de sang, dont les corps ne paraissaient pas, de sorte qu’on aurait dit qu’elles étaient coupées», le corps sanglant de Hossein sur un autre char, des enfants attachés sur des chevaux, vêtements et visage sanglants, etc. Un autre voyageur (l’Italien Pietro Della Valle en 1674) rapporte qu’à Ispahan il a vu des gens s’enterrer dans la boue jusqu’à la bouche et y rester tout le long du jour, d’autres vont presque nus barbouillés de noir ou de rouge couleur du sang. Et puis il y a les flagellants, ceux qui sont vêtus d’une chemise noire ouverte sur le devant et qui se frappent la poitrine en cadence, ceux qui au contraire ont une chemise ouverte par derrière et cinglent une épaule après l’autre avec un martinet fait de chaînettes qui laissent de longues marques sanglantes, ceux enfin qui n’apparaissent que le dernier jour (jour de l’Achourâ), qui défilent sur deux files parallèles, vêtus de longues chemises vite inondées de sang et qui se tailladent avec un sabre le devant de leurs crânes rasés, retenus dans leur fureur mutilante par des hommes armés de bâtons qui essayent de parer les coups trop violents. Gobineau, lui, a vu des flagellants portant des aiguilles et qui se piquaient les bras et les joues. «Le sang coule», dit-il, «la foule s’enivre et sanglote, l’exaltation monte, et lorsqu’elle s’élève trop, le chef de la troupe fait subitement taire la musique et arrête tout. Il est difficile de ne pas être frappé d’une telle scène; on éprouve tout à la fois de la pitié, de la sympathie, de l’horreur».
Le Taziéh c. à d. la représentation dramatique sur une scène de village des événements de Kerbala, est une évolution plus tardive des scènes mimées dans les processions. Gobineau est peut-être un raciste (sûrement même), mais cela ne l’empêche pas d’être un fin observateur et un bon connaisseur des choses de l’Orient. Lorsqu’il arrive en Perse le Taziéh était déjà arrivé à son plein épanouissement. Gobineau tombe en admiration devant ce théâtre populaire dont les auteurs sont toujours anonymes, mais dont les textes changent d’une année à l’autre en se bonifiant sans cesse car on a l’intelligence de conserver les passages qui ont particulièrement impressionné les spectateurs, des spectateurs qui sont eux aussi des acteurs qui participent par leurs pleurs, leurs lamentations, leurs cris: «Hassan! Hossein!». Il consacre une bonne partie de son étude sur les Religions de l’Asie Centrale qui fait suite à ses Trois Ans en Asie, à ce théâtre, décrivant les représentations, les scènes, les décors, les costumes, allant jusqu’à recueillir in extenso les textes de certaines oeuvres (Les Noces de Kassem). L’étude de Davoud Monchi-Zadeh porte sur les manuscrits de Taziéhs collectionnés par l’Allemand Wilhelm Litten et publiés en 1927. Pour lui le Taziéh n’est pas simplement une oeuvre théâtrale mais un rite, une possibilité donnée au peuple de se libérer de ses propres peines. Hossein n’est-il pas quelqu’un de profondément humain, je veux dire faible? Au milieu de son combat il propose de tout abandonner, de partir à l’étranger, de renoncer à toute ambition. Tout en combattant il demande à son ennemi de témoigner de la pitié, pitié pour sa petite fille qui souffre de la soif, pitié pour sa soeur et pour les femmes qui l’accompagnent, et même pitié pour lui-même, le petit-fils de l’Envoyé d’Allah. En pleurant sur Hossein, l’Iranien pleure sur lui-même.
Ce qui ressort également de l’étude du Taziéh c’est la profonde hostilité qui perce chez les chiites iraniens contre tout ce qui est au coeur de l’Islam orthodoxe: les califes orthodoxes, même Omar, le deuxième calife, un homme juste, même s’il était dur, et qui n’a pourtant rien entrepris contre Ali (Monchi-Zadeh cite un Taziéh «comique» rapportée par un autre voyageur français, Henry-René d’Allemagne, en 1911, où l’on se moque du calife Omar qui conduit un chien en laisse, emblème de la souillure, entouré de ses compagnons montés sur des ânes et qui à la fin du spectacle est précipité avec eux en enfer après avoir festoyé et bu en compagnie de Satan lui-même, l’enfer étant représenté par un bassin d’eau dans lequel s’écroule, à la grande joie des spectateurs, la plate-forme qui sert de scène au spectacle. Henri Massé raconte que le meurtre d’Omar - je rappelle que son meurtrier était persan - était célébré de manière burlesque aux fêtes du carnaval mais que cet usage a été abandonné plus tard pour ne pas vexer les Turcs sunnites), on est contre les Omeyyades comme on est contre les Abbassides, contre les gens de Kufa qui ont demandé à Hossein de venir les rejoindre mais qui n’ont rien fait pour aller le défendre quand il a été attaqué, contre les Syriens aussi dont la capitale Damas était le siège du «tyran» détesté Yazid, le grand commanditaire des meurtres de tous les Alides, en fait on est contre tous les sunnites. Ou doit-on dire contre tous les Arabes? Gobineau dit quelque part: «Tous ces imams représentent la nation, la Perse envahie, vexée, dépouillée par les Arabes. C’est donc le patriotisme qui a pris la forme du drame pour s’exprimer».
C’est le moment de revenir encore une fois à l’histoire des premières années de l’Islam, à l’histoire de la conquête. Je n’ai trouvé que récemment un ouvrage que je cherchais à acquérir depuis quelque temps déjà, celui de Glubb Pacha, le commandant de la Légion arabe de Jordanie (voir n° 3354 The Great Arab Conquests by Lieutenant-General Sir John Bagot Glubb, édit. Hodder & Stoughton, Londres, 1963). Sir Glubb n’est pas un historien professionnel mais il a l’avantage d’avoir commandé des Bédouins pendant 30 ans et, en plus, d’avoir combattu lors de la denière guerre pratiquement sur les mêmes théâtres d’opérations que les tribus arabes 1300 ans plus tôt. Or, dit-il, mes Bédouins du désert n’étaient probablement pas très différents de leurs ancêtres du 7ème siècle.
Cette histoire des débuts de l’Islam nous est racontée par Glubb d’une manière extrêmement vivante. On note d’abord que la conquête n’a vraiment démarré qu’après la mort du Prophète. Rappelons quelques dates: Naissance de Mahomet: 570. Il a sa vision en 610. C’est en 622 qu’il réussit à convertir un groupe de pèlerins (car le pèlerinage à la Kaaba est bien antérieure à l’Islam), des gens originaires d’un endroit qu’on appelera plus tard Médine. Et il va passer une bonne partie de sa vie, de 622 à 630, à guerroyer contre la «bourgeoisie» de la Mecque, à convertir les tribus d’Arabie et à chasser ou à exterminer les Juifs et les tribus converties au judaïsme. Il meurt en 632. Evidemment, à sa mort, certaines tribus reviennent à leurs anciennes coutumes. Son successeur Abou Bekr va donc passer encore une fois toute l’année 633 à les reconquérir. C’est la guerre contre les Apostats. Et Abou Bekr meurt en 634.
La véritable expansion au-delà de la péninsule arabique c’est bien sous Omar qu’elle a lieu. Omar qui reste calife jusqu’à son assassinat en 644. Or à sa mort les Arabes régnaient déjà sur un véritable empire: ils avaient enlevé Syrie, Palestine et Egypte à Byzance et la Mésopotamie et une bonne partie de la Perse au dernier Empereur sassanide, Yezdegird. C’est en 642, deux ans avant la mort d’Omar, que les Arabes remportent la bataille de Nehawand, un endroit qui se trouve à l’est de Keramshah, de l’autre côté des Montagnes de Zagros qui séparent l’Irak et l’Iran d’aujourd’hui. C’est la «Victoire des Victoires» selon la tradition arabe (c’est là l’origine de la fameuse «Mère de toutes les batailles» de Saddam Hussein, je suppose). Ispahan est prise en 643. Rei (le futur Téhéran) une première fois en 643 et d’une manière définitive en 644.
Avec Osman la conquête continue: entre 644 et 646 on conquiert l’Arménie et l’Azerbaïdjan et on atteint le Caucase où on va se heurter aux Khazaks. En 646 on prend une deuxième fois Alexandrie, ville fortifiée, protégée par la flotte de Byzance et qu’on avait perdue une 1ère fois et qu’on ne perdra plus. Moâwiya, un Omeyyade qui deviendra plus tard calife à Damas après Ali et qui à l’époque est en charge de la Syrie, obtient l’autorisation d’Osman de créer une flotte (une flotte pour ceux qui n’avaient connu que les vaisseaux du désert!). Et dès 652 cette flotte bat celle de Byzance! Et la même année Yezdegird, le dernier Sassanide, meurt.
Avec le meurtre d’Osman en 644 se termine une période absolument extraordinaire, incroyable, incompréhensible: en 25 ans, dit Glubb, en réalité c’est encore moins que cela, 20 ans, la durée des deux califats d’Omar et d’Osman, les Arabes ont conquis toutes les provinces détenues par Byzance depuis la Syrie jusqu’à la Tunisie et tous les restes de l’Empire perse jusqu’au Caucase et jusqu’à l’Oxus! Des gens illettrés qui n’avaient aucune technique militaire, ne remportaient de victoire, au début, que dos au désert, ne savaient comment prendre une ville fortifiée et se heurtaient à deux Puissances anciennes, cultivées, organisées, réputées sur le plan militaire.
Alors où est l’explication? D’abord les deux Puissances, nous dit Glubb, étaient très affaiblies. Elles sortaient de 26 ans de guerre. De guerre inutile de surcroît. Car lorsque Perse et Byzance scellent une nouvelle paix (une paix dite éternelle) en 627 ils reviennent en fait aux frontières de 602. Mais entre-temps les deux Empires sont devenus exsangues, ruinés, les trésors sont vides, les provinces dévastées, le commerce ruiné. Et les deux dynasties chancellent: l’Empereur perse, Chosroès, est assassiné par son fils Yezdegird, et à Byzance des intrigues de gynécée mettent un enfant sur le trône.
Et de l’autre côté vous avez des gens qui vivent un rêve complètement idéaliste. Dieu les avait choisis pour conquérir le monde et avait réservé pour eux les joies inimaginables du paradis (surtout s’ils mouraient en martyrs). C’est avec une véritable fureur religieuse, avec une insouciance totale de la mort, avec la certitude d’avoir le soutien du Dieu véritable, qu’ils ont bousculé ces armées aguerries mais raisonnables. Les historiens modernes, dit encore Glubb, ont tendance à mettre en doute l’existence même de cet enthousiasme religieux. Ils insistent sur la pauvreté des Bédouins et la pression malthusienne de la surpopulation. Un historien anglais va même jusqu’à affirmer que l’expansion de la race arabe n’était rien d’autre qu’un phénomène de migration d’un peuple énergique et vigoureux, conduit par la faim et le besoin, à submerger leurs voisins plus fortunés. C’est notre époque qui est trop matérialiste, dit Glubb, pour pouvoir croire à des causes émotives. Nos ancêtres qui étaient plus religieux que nous n’avaient aucun doute sur les causes réelles de l’expansion de l’Islam. Bien sûr, l’ambition, la dureté de vie, la pauvreté, ont joué un certain rôle. Mais les Bédouins ont toujours eu faim et ont toujours été dans le besoin, dit encore Glubb. Pendant des centaines d’années avant Mahomet et après Mahomet. Alors pourquoi justement ces 25 années là?
Moi je connais les Bédouins, dit Glubb. Moi je sais que sous leur rude carapace il y a quelque part au plus profond de leur être un trésor d’enthousiasme altruiste. Le Prophète a réussi à faire vibrer la corde de cet enthousiasme. Et alors il n’y avait plus rien que ces Arabes ne puissent accomplir. Les raisons économiques n’ont pas pu, seules, déclencher un tel volcan. Il fallait un feu profond, émotionnel et idéaliste pour créer une telle explosion de violence.
Avec le meurtre d’Osman le rêve était terminé. On avait porté une main sacrilège sur le calife. On entre dans l’ère des dissensions et des schismes. L’expansion de l’Islam continuera plus tard. Souvent portée par d’autres peuples, des Berbères, des Turcs, des Mongols, des Arabes aussi. Mais on ne retrouvera jamais l’enthousiasme et les actions folles de ces 25 ans.
Ceux qui sont derrière al-Qaïda aujourd’hui se sont replongés dans cette histoire-là. Ils y puisent, ils l’enseignent, c’est leur âge d’or. Et ils incitent les Musulmans d’aujourd’hui à le revivre. Combattre l’Infidèle, conquérir le Monde, suivre la leçon du Prophète des jours anciens, et atteindre en plus, grâce à la mort en martyre, les joies incommensurables du Paradis.
Glubb a raison. On est trop influencé par Marx. On ne croit qu’aux explications économiques. Pourtant le fascisme aurait dû nous l’apprendre. L’homme est un être émotionnel et irrationnel. Pour combattre al-Qaïda il faudrait d’abord étudier la psychologie des foules. En fait ce qu’il nous faudrait ce sont des psychiatres pour masses...
Mais revenons à nos Persans. Toute cette histoire donne aussi un autre éclairage de leur haine des Arabes et du rôle joué par Omar dans leur Taziéh. Glubb m’apprend que le Persan meurtrier d’Omar était originaire de Nehawand, le lieu de la «Victoire des Victoires» sur l’armée perse et qu’on l’avait vu pleurer amèrement en voyant arriver à Médine les prisonniers vaincus. Il y a donc fort à parier que son geste meurtrier n’était pas dû à une histoire de gros sous mais était destiné à celui qui avait soumis et humilié son pays natal.
Glubb montre également comment Omar a tout fait pour que les Arabes ne se mélangent pas aux populations conquises. Interdiction d’acquérir des terres. L’agriculture est réservée aux locaux conquis qui doivent payer des taxes. «Trais la chamelle des Musulmans», écrit Omar au chef militaire qui a conquis l’Egypte. Les Arabes doivent avoir pour seule tâche de combattre les Incroyants. Ils deviennent une véritable aristocratie militaire. Alors dans les régions où les Arabes étaient déjà présents comme en Syrie, en Palestine, en Mésopotamie, le mélange s’est fait quand même. De plus, partout les Arabes prennent femmes et concubines et leurs enfants deviennent «Arabes» eux aussi. Mais en Egypte et en Perse la situation est différente. Une partie des Egyptiens de souche s’est convertie à la religion musulmane et est devenue «arabe». Les autres, appelés dorénavant coptes, sont restés chrétiens. Mais en Perse la population s’est convertie majoritairement à l’Islam, pensant probablement que ce faisant, ils devenaient les égaux des Arabes. Mais comme dans la Ferme des Animaux d’Orwell, si tous les Musulmans étaient égaux, les Arabes étaient plus égaux que les autres. Et les Persans n’ont pas dû oublier cet affront et cette humiliation.
Mais revenons au chiisme. Il y a un autre aspect de cette religion que je trouve étrange. C’est le temps qu’elle a mis pour devenir une religion établie. Au départ il y avait des partisans de la famille d’Ali qui comme d’autres musulmans vivaient dans une certaine opposition aux Omeyyades. Dès le départ ils avaient pris pour habitude de considérer comme Imam le successeur naturel par filiation de Hossein. Ainsi le quatrième Imam était Ali, un fils de Hossein échappé au massacre. Le sixième Imam, un certain Jaffar, est considéré comme le plus brillant des successeurs d’Ali. Il a pourtant non seulement laissé échapper le califat puisqu’il a vécu à l’époque où le pouvoir repasse de Damas à Bagdad, en 750, dans la famille des Abbassides (liés eux aussi à la famille du Prophète), mais porte également une certaine responsabilité dans la formation d’un nouveau schisme, celui des Ismaéliens (il avait reconnu officiellement comme son successeur son fils Ismaël, mais celui-ci est mort avant lui, ce qui a troublé la succession; l’ismaélisme ou chiisme septimain ne reconnaîtra jamais d’autre Imam que celui qu’ils considèrent comme le septième et dernier: Ismaël). Les chiites de la branche principale (que l’on appelle aussi chiites duodécimains) continuent jusqu’au douzième Imam. Et là il se passe quelque chose d’étonnant: on décide qu’il est occulté.
Le onzième Imam meurt empoisonné - comme, soi-disant, tous ses prédécesseurs sans exception - en 874. Les chiites ont été plus ou moins persécutés depuis le début, depuis la prise de pouvoir par les Abbassides. Et c’est compréhensible: ils constituent une menace pour le pouvoir car ils gardent une légitimité certaine, même si jusque-là ils ont démontré une impuissance politique absolue. L’occultation est donc une solution idéale, en tout cas drôlement astucieuse, bien persane! Comment cela se passa-t-il en pratique? En fait on ne sait rien du douzième Imam. On ne sait même pas s’il a existé. Il paraît que le calife avait fait vérifier, avant de l’empoisonner, que le onzième Imam n’avait pas d’enfant et qu’aucune de ses femmes n’était enceinte. Les chiites disent que le douzième Imam est né d’une esclave et qu’il a disparu à l’âge de huit ans, en 877, qu’il a encore communiqué avec les fidèles par l’intermédiaire d’agents et que le dernier agent a disparu en 941. C’est alors que débute la Grande Occultation et que le chiisme paradoxalement devient religion affichée. C’est une ère nouvelle qui commence et qui ne s’achèvera qu’à la fin des temps. L’Imam est vivant, mais occulté à nos yeux. Il reviendra pour instaurer un règne de justice et de vérité. Il réapparaîtra avant le jour de la résurrection lorsque les hommes seront réincarnés et jugés selon leurs mérites. Ceux qui m’auront suivi jusque-là reconnaîtront sans peine les doctrines d’un vieil Iranien qui a vécu bien longtemps avant Mahomet: je parle bien sûr de Zoroastre.
Il ne manquait plus au chiisme que la consécration officielle. Elle est venue bien plus tard, lorsqu’en 1501 le shah Esmâil installe une nouvelle dynastie à Ispahan, les Safavides, qui va rester au pouvoir jusqu’en 1722 et que, nationaliste, voulant se démarquer des Turcs ottomans, il décrète le chiisme religion officielle de l’Iran.
Quelles sont les différences entre chiisme et sunnisme? Sur le plan du dogme elles sont négligeables, à part le dogme de l’Imam caché. Comme on l’a vu les chiites honorent, plus que les sunnites, les morts, les saints, et prônent les pèlerinages aux tombes des Imams. La mort et le martyre sont au centre de leur dévotion. Il n’y a pas grande différence en ce qui concerne leur attitude envers les femmes. L’Islam en général trouve que la copulation est bonne en soi. Ce qui est mauvais c’est le désordre. La femme est là pour procurer au mari plaisir sexuel, enfants et service domestique. Sur le plan de l’héritage le chiisme est légèrement plus favorable aux femmes que le sunnisme. Par contre le chiisme connaît le mariage de plaisir, limité dans le temps, qui n’est pas forcément dans l’intérêt de la femme.
La différence la plus marquante réside probablement dans la façon de concevoir le clergé. Chez les sunnites les oulémas dépendent par tradition de l’ordre politique. Auquel ils sont soumis. Car c’est l’ordre du calife. Le Maroc est le parfait exemple de cet état de fait. Chez les chiites au contraire, on a toujours été dans l’opposition politique. Le clergé représente un ancien idéal de justice et la haine historique du tyran. Le clergé est donc forcément plus puissant: il est indépendant du pouvoir politique et en prise directe avec le peuple des croyants. Cela suffit déjà, je crois, à expliquer la révolution khomeiniste. Gobineau va plus loin. Il décèle là aussi une influence du passé et voit les mollahs comme des successeurs des anciens mobeds, les prêtres de la religion mazdéenne sous les Sassanides (où ils étaient effectivement très puissants; j’ai déjà noté plus haut que sous cette dynastie le grand-prêtre de la religion était un des principaux dignitaires du régime).
En conclusion il me paraît évident que le chiisme, tel qu’il a évolué en Iran (au total il y a 80 millions de chiites dans le monde mais plus de la moitié vivent en Iran où ils représentent plus de 80% de la population), est profondément marqué par le caractère national du pays, son histoire et même par ses croyances et coutumes anciennes. Beaucoup de spécialistes diront le contraire arguant du fait que les Alides tellement vénérés sont tous arabes: Ali, sa femme Fatima, fille du Prophète, ses enfants et tous ses descendants et que l’arabe reste la langue du Coran. Mais ce n’est pas cela qui compte. La culture du deuil, l’attente du retour, la conscience d’être les héritiers d’un passé glorieux et d’une vieille culture, la volonté de revanche sur ceux qui les ont conquis un jour et puis dominés, c’est cela, et cela seul qui me paraît important. Le chiisme, c’est d’abord et avant tout, l’Iran.
(2002/2004)