12) n° 1600-01 Roger Caillois: Anthologie du fantastique, édit. Gallimard, Paris, 1966.
13) n° 0317 Roger Caillois: Obliques, précédé de Images, images..., édit. Stock, Paris, 1975.
14) n° 2400 Everett F. Bleiler: Science-Fiction, the Early Years (a full description of more than 3000 science-fiction stories from the earliest times to the appearance of the genre magazines in 1930), édit. The Kent State University Press, Kent, Ohio et Londres, 1990.
15) n° 1566 Everett F. Bleiler: The Checklist of Science-Fiction and Supernatural Fiction, édit. Firebell Books, Glen Rock, New Jersey, 1978.
16) n° 3235 Ursula K. Le Guin: The Language of the Night, Essays on Fantasy and Science Fiction, édit. Berkley Publishing Corporation - G. P. Putnam’s Sons, New-York (uncorrected proof copy), 1979.
Roger Caillois avait publié la première partie de son étude en introduction à une anthologie du fantastique parue en 1958. Il y comparait trois domaines de la littérature de fantaisie: féerie, fantastique et science-fiction. La féerie, dit-il à peu près, est un univers merveilleux qui est en-dehors du monde réel. Il ne lui porte pas atteinte. Il n’en détruit pas la cohérence. Le fantastique, par contre, manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, insupportable dans le monde réel. Dans la féerie l’enchantement va de soi, la magie est la règle.
Il en conclut que le fantastique est nécessairement postérieur à la féerie et même la remplace, car il ne pouvait surgir qu’à un moment (début du XVIIIème siècle) où le triomphe de la science fait qu’on ne croit plus au miracle. Et que c’est bien pour cela que le fantastique paraît aussi effroyable. Je ne suis pas complètement convaincu. Je crois que les deux modes peuvent coexister. D’ailleurs Caillois lui-même est ennuyé car il est bien obligé de constater que la littérature fantastique existait en Chine et au Japon bien avant la révolution scientifique. Et la mode des contes de fées littéraires a bien continué au XIXème siècle: voir p. ex. Hauff et Andersen. Les deux modes ont même coexisté dans la tradition populaire des contes et légendes. Je pense p. ex. à nos Contes et Légendes alsaciennes. Vous avez d’une part les contes populaires qui baignent entièrement dans un monde merveilleux fermé. Et d’autre part les légendes telles que ces récits du voyageur nocturne qui a une rencontre surnaturelle: chemins envahis de ronces et que l’on ne reconnaît plus, feux follets qui vous conduisent aux marais, bal de sorcières conduit par Satan sur le Mont Chauve, etc. J’imagine que lorsque le voyageur racontait son histoire le soir à la veillée du village, tout l’auditoire frissonnait de terreur et ressentait bien ces phénomènes comme des intrusions dans leur monde naturel. Mais qu’importe, ce n’est pas cela qui m’intéresse. J’ai suffisamment étudié les contes de fées pour savoir à quoi m’en tenir. Non, ce qui me paraît beaucoup plus intéressant à étudier à ce stade ce sont les relations entre fantastique et science-fiction.
Dans la première partie de son étude (qui date donc de 1958) Caillois semble plutôt sceptique concernant les possibilités de développement littéraire de la science-fiction. Souvent «puérile littérature de guerre des mondes et de voyages interstellaires», la science-fiction a un handicap: le merveilleux ne peut avoir pour origine une contradiction avec la science. L’imaginaire ne peut donc jouer qu’avec la problématique de la science (ses trop grands pouvoirs, ses conséquences extrêmes) ou foncer dans des «hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance ou les habitudes». Caillois craint que dans ces conditions le nombre de thèmes utilisables soient en nombre fini et qu’on pourrait même en dresser une liste prévisible. Plus tard il développe son point de vue en publiant la même étude dans Images, images... (de la féerie à la science-fiction, l’image fantastique) et y revient longuement dans Obliques (l’imaginaire en évolution, science-fiction, un texte qui date de 1974). Dans Images, images... il avait considéré que la science-fiction «continuait la narration irréelle» et qu’elle en «remplissait les fonctions immuables» (c. à d. exprimer ce qui manque à l’homme comme ce qui l’inquiète). En fait féerie, fantastique et science-fiction ne sont rien d’autre que «trois styles de l’imaginaire». Dans Obliques il cherche à expliquer pourquoi et comment le récit futuriste ou d’extrapolation scientifique (c’est ainsi que Caillois définit la science-fiction) a pris la place du fantastique classique. Et il trouve l’explication dans le constat que finit par faire l’homme que sa condition est plus désespérée que jamais, qu’il est bien seul dans un espace qu’il découvre de plus en plus infini, que la science triomphante est aussi bien inquiétante: fission de l’atome, neuro-génétique, puissance des robots, relativité du temps et de l’espace. Il y a là suffisamment d’ingrédients pour que des écrivains créatifs imaginent des récits qui font peur et qui sont en même temps plus adaptés à notre vie d’aujourd’hui.
Le travail réalisé par l’universitaire américain Everett Bleiler est stupéfiant. Son livre sur la Early Science-Fiction compte 2500 résumés ainsi qu’un index de motifs concernant des histoires de science-fiction (suivant sa propre définition) parues depuis l’origine (il remonte même à Platon et son histoire de l’Atlantide) jusqu’en 1930. Il les a tous lus, dit-il. Cela lui a pris six ans. Son Guide to Supernatural Fiction donne les résumés (et les données bibliographiques) de 1200 romans (et des milliers de nouvelles) fantastiques depuis les histoires gothiques du milieu du XVIIIème siècle jusqu’au fantastique genre Lovecraft en 1970. Dans l’introduction à son Check-list for Science-fiction and Supernatural Fiction, où il donne les motifs pour 5600 histoires fantastiques parues entre 1800 et 1948, il indique qu’il a consacré plus de 40 ans à ses recherches sur la littérature fantastique. Aurait-il pu utiliser son temps d’une manière plus avantageuse? se demande-t-il. Probablement, répond-il.
D’où viennent ses histoires de science-fiction? Principalement du domaine anglo-saxon. Bleiler regrette lui-même de ne pas avoir pu faire appel au domaine français, qui est riche, dit-il, mais il a du moins incorporé dans son étude ce qui était disponible en traduction. Il puise très largement dans ce qu’on a appelé les «pulp magazines». Il s’agissait de magazines distribués par l’intermédiaire des kiosques à journaux et qui succédaient à ce que l’on avait appelé auparavant les «dime novels» (nouvelles de dix cents) et en Angleterre les «boys novels». Les pulp magazines, dit Bleiler, s’adressaient au mâle adulte. Dime novels et pulp magazines étaient d’un niveau littéraire particulièrement bas. De plus ils étaient ultra-conservateurs, racistes, naïfs, mal informés et véhiculaient une conception de l’économie plutôt rapace (ce n’est pas moi qui parle, c’est Bleiler). Pourtant ils étaient très largement répandus (presque la seule lecture de l’Américain de l’époque, dit-il) et ont eu une influence prépondérante sur la culture américaine. C’est sur ce terrain qu’est née la première génération de littérature de science-fiction américaine, aujourd’hui en grande partie illisible. Et c’est également là qu’est né (en 1926) le premier magazine entièrement spécialisé dans le genre: Amazing Stories et qu’a apparu pour la première fois le terme: science-fiction. Et, ô miracle, le père de tout cela est un Luxembourgeois, Hugo Gernsback.
Gernsback était un ingénieur électricien qui a émigré aux Etats-Unis en 1904. Très rapidement il réussit comme businessman, possède des stations de radio, des entreprises d’équipement de radio et des revues techniques d’électricité. Dans lesquelles il commence à publier des histoires de fiction. Voyant le succès de ces nouvelles il a l’idée de lancer un pulp magazine entièrement spécialisé dans ce nouveau genre d’histoires (Amazing Stories), genre qu’il appelle d’abord scientifiction avant d’adopter le terme de science-fiction. Il en a même écrit de ces histoires, mais elles ne sont pas très fameuses (Bleiler en donne des résumés qui font dresser les cheveux sur la tête). Elles font toutes appel à l’électricité. Il y en a toute une série où le héros est un adjoint du Baron Munchhausen (le Luxembourgeois connaissait ses classiques). Il y en a une pourtant (The Magnetic Storm) qui, si elle avait pu être transposée dans la pratique, aurait pu sauver pas mal de vies humaines au cours de la guerre de 14: le héros invente un filet magnétique tendu le long de la frontière franco-allemande (une ligne de Maginot magnétique) qui paralyse le fonctionnement des avions, des automobiles et des téléphones allemands. La guerre est gagnée sans coup férir et il est décoré par le Président Poincaré.
En lisant les études de Bleiler on s’aperçoit assez vite que les Américains n’ont pas la même définition de la science-fiction et du fantastique que Caillois. Bleiler reconnaît d’ailleurs qu’il n’est pas facile de définir la science-fiction et que les avis diffèrent. Mais science-fiction est devenu un terme générique commercial sous lequel on a l’habitude de publier un certain nombre de genres et de sous-genres d’histoires (remarquez la manière pragmatique de procéder des Américains opposée à la méthode plus intellectuelle et surtout plus logique des Français). Il propose de classer sous cette dénomination trois genres de fictions qui peuvent d’ailleurs être influencés par d’autres genres de littérature imaginaire. Le genre quasi-scientifique, le genre «races perdues» et le genre futuriste. Quasi-scientifique, car il suffit qu’il contienne des éléments scientifiques ou techniques mais leur validité n’a pas besoin d’être prouvée. Il n’y a qu’à prétendre qu’elle le soit le temps que l’histoire se déroule (je ne suis pas certain que Caillois ait bien compris cela). On peut par contre ne pas être d’accord avec Bleiler en ce qui concerne le deuxième genre. Quant au troisième genre, le récit d’anticipation, il peut contenir ou non des éléments prétendus scientifiques. Bleiler est par contre d’accord pour exclure les récits de vie préhistorique et ceux basés sur des phénomènes de parapsychologie. Les Américains ont également d’autres définitions concernant la littérature fantastique. Pour Bleiler p. ex. la littérature fantastique est un terme générique qui englobe deux branches principales: science-fiction et littérature surnaturelle (supernatural fiction). Et les frontières entre les deux branches sont fluctuantes. Quant à la littérature «surnaturelle» elle englobe tout ce qui ne se conforme pas strictement aux lois de la nature et n’est pas classé sous science-fiction, c. à d. fantômes, possession, vampires, loups garous, diabolisme, magie noire, immortalité, occultisme, réincarnations, pouvoirs psychiques extraordinaires, sorcellerie, mysticisme et, aussi, heureusement, fantaisie un peu plus légère. On est loin de la définition de Caillois qui pensait essentiellement au fantastique allemand du début du XIXème siècle.
Il m’a semblé intéressant de voir ce que quelqu’un comme Ursula Le Guin a à dire sur la relation fantastique-science-fiction car elle est à la fois une femme écrivain de science-fiction et de «fantaisie», reconnue comme une des meilleures, et une personne qui a réfléchi sur son art (elle a d’ailleurs une formation universitaire en littérature française et en littérature italienne de la Renaissance). Manque de chance elle n’en parle guère. Elle ne semble pas faire de distinction entre les deux genres qu’elle pratique indifféremment. D’ailleurs elle n’utilise jamais le terme fantastique ou même «supernatural», mais plutôt «fantasy». Elle considère la science-fiction comme une forme de fantaisie moderne, intellectualisée, extravertie. Elle reconnaît néanmoins dans la préface à la réédition d’une de ses oeuvres de science-fiction précoces, Rocannon’s World, que science-fiction et fantaisie sont deux genres différents et que c’est une erreur de les mélanger (voir n° 3630 Ursula K. Le Guin: Rocannon's World, édit. Victor Gallancz Ltd., Londres, 1979). Probablement parce que la science-fiction se fixe par définition des lois qu’il est alors difficile de transgresser. D’ailleurs elle donne l’impression de préférer la fantaisie. Mon imagination en a besoin, dit-elle. «Fantasy like poetry, speaks the language of the night». «The great fantasies, myths and tales are like dreams. They speak from the unconscious to the unconscious, in the language of the unconscious», dit-elle encore. C. à d. par mythes et par archétypes. On retrouve la théorie de Jung dont on a déjà parlé à propos des contes de fées. L’archétype plonge dans la conscience universelle, est commune à l’espèce. C’est pour cela que la féerie est salutaire. Dans Why are Americans afraid of Dragons? Ursula Le Guin explique que les Américains désapprouvent la fantaisie d’une manière si intense que cela ressemble à de la peur. Cela provient de notre puritanisme, dit-elle, (dans le temps on n’avait le droit de ne lire qu’un seul livre, la Bible), notre éthique de travail et notre «profitmindedness» (tout ce qui n’est pas utile pour améliorer notre situation n’est que perte de temps), nos moeurs sexuelles (c’est pas viril, tout ça. C’est le mâle américain qui parle). Alors pour finir, car le besoin même atrophié de rêver se manifeste quand même, dit-elle, le mâle américain va s’étaler devant la télé, regarder un thriller, du sport ou une cassette de porno. Le Français n’est pas beaucoup mieux traité. Elle trouve pour le moins étrange que la littérature française n’ait pas produit de «fantaisie» depuis deux cents ans. Elle ne donne pas d’explication. Mais moi je le connais le coupable: c’est Descartes.
Mon fils Alexandre en connaît beaucoup plus que moi en matière de science-fiction. Moi j’ai cessé d’en lire. Lui continue. Quand je lui ai demandé dans quelle direction la science-fiction contemporaine se dirigeait, il m’a répondu: le roman de chevalerie, la héroïque-fantaisie, la féerie genre Seigneur des Anneaux. Car c’est ce que veut le lecteur. C’est ce qui fait rêver. La science-fiction est trop limitée. C’est un peu ce qu’avait prévu Caillois. Mais ce qu’il n’avait certainement pas prévu, lui qui pensait que le fantastique avait remplacé la féerie et que la science-fiction allait remplacer le fantastique, c’est que la boucle serait bouclée et que la féerie remplacerait à nouveau la science-fiction!
Mais essayons de nous faire nous-mêmes une idée de l’évolution de la S.F. rien qu’en analysant quelques-unes de ses étapes.
17) n° 1641 Isaac Asimov: Fondation, édit. France Loisirs, Paris, 1985.
18) n° 1640 Isaac Asimov: Fondation et Empire, édit. France Loisirs, Paris, 1985.
19) n° 1639 Isaac Asimov: Seconde Fondation, édit. France Loisirs, Paris, 1985.
20) n° 1638 Isaac Asimov: Fondation foudroyée, édit. France Loisirs, Paris, 1985.
21) n° 1656 Isaac Asimov: Asimov’s Mysteries, édit. Panther Books, Londres, 1984.
Asimov est né en Russie en 1920 mais a rejoint les Etats-Unis à l’âge de trois ans déjà et n’a donc pas pu être influencé par la science-fiction russe, ce qui est peut-être dommage. Voir p. ex. les frères Arcady et Boris Strugatsky (Hard to be a God, voir aussi n° 3366 Arkady and Boris Strugatsky: Roadside Picnic, édit. Victor Gallancz Ltd., Londres, 1978) ou celui qu’Ursula Le Guin admire presqu’à l’égal de Dick, Stanislaw Lem, auteur de The Invisible et de Solaris que Tarkovski a transposé au cinéma et que Steven Soderbergh vient de remaker (voir aussi n° 3304 Stanislaw Lem: Mortal Engines, édit. The Seabury Press, New-York, 1977). Ou encore mieux l’ancêtre: Yevgenii Zamyatin, né en 1884 et qui avec son roman We a écrit un des premiers chefs d’oeuvre de la littérature d’anticipation. Le roman est proche du Brave New World de Wells et de 1984 d’Orwell, mais d’après Bleiler ses caractères sont plus libres (plus russes que le réalisme anglais), ses idées sont mieux affirmées que celles de ses collègues anglais et ses explications concernant la culture matérielle et les forces sociales nettement plus convaincantes. Zamyatin est bien sûr tombé en disgrâce dans le régime soviétique, a pu émigrer en France, y a encore survécu pendant sept ans en écrivant des scénarios, mais n’a plus rien produit d’important après We (le titre français est: Nous Autres).
Asimov est ingénieur comme l’était Zamyatin, mais reste bien terre à terre, malgré ses envolées dans l’Univers de la Fondation avec ses 25 millions de planètes habitées! Son grand cycle me paraît être surtout de la politique-fiction et de la historique-fiction. Cela me fait penser au jugement d’Ursula Le Guin encore: elle trouve que la science-fiction américaine est terriblement arriérée sur le plan social. Les masses ne sont là que pour être guidées par un leader ou une minorité aristocratique. Tous ces empires galactiques, dit-elle, semblent avoir été conçus sur le modèle de l’Empire Britannique. On y trouve immanquablement des planètes guerrières ou des planètes-colonies qu’il faut exploiter ou auxquelles il faut apporter la culture du centre de l’Imperium. Je trouve que cette appréciation s’applique parfaitement à la Fondation. Ce qu’elle dit concernant le rôle de la femme dans la S.F. (à partir de maintenant on va se servir des initiales utilisés par les initiés) me paraît tout aussi juste: ou il n’y a pas de femmes du tout ou ce sont de simples poupées parlantes violées par des monstres ou ce sont des savantes désexuées par l’hypertrophie de leurs organes intellectuels ou, dans le meilleur des cas, les petites femmes dévouées des grands héros. Un chauvinisme mâle là aussi bien arriéré.
Les Mysteries sont essentiellement des histoires policières. Ici la science-fiction ne sert que de cadre à un genre bien connu. Quand j’ai parlé de l’évolution du roman policier j’ai omis de mentionner une forme moderne de ce genre littéraire: celui de placer l’histoire dans un cadre ethnique particulier ou même carrément à une autre époque. Je crois que l’initiateur du genre a été Charlie Chan, le policier chinois de Hawaï. Depuis on a eu les détectives Navajos de Tony Hillerman, l’inspecteur aborigène Napoléon Bonaparte d’Arthur Upfield (que Hillerman reconnaît comme le pionnier du polar ethnologique) et tout dernièrement une universitaire française, Sarah Dars (je ne sais pas si c’est une parente du fameux Dars qui a traduit Au Bord de l’Eau), a mis en scène un détective brahmane (Doc) et en profite pour nous instruire dans la culture de l’Inde ancienne et moderne. Quant à la romancière anglaise Ellis Peters, amoureuse du Moyen-Age, elle en a profité pour choisir cette époque pour y faire évoluer son moine gallois, Frère Cadfael. Rien d’étonnant donc à ce que le futur rêvé serve à son tour de cadre au polar et que des crimes se commettent dans une fusée interplanétaire ou dans une colonie à l’autre bout de l’espace...
22) n° 1653 Frank Herbert: Dune, suivi de Le Messie de Dune, édit. Robert Laffont, Paris, 1984.
23) n° 1654 Frank Herbert: Les Enfants de Dune, édit. Robert Laffont, Paris, 1984.
24) n° 1655 Frank Herbert: L’Empereur-Dieu de Dune, édit. Robert Laffont, Paris, 1982.
Avec Herbert nous nous trouvons en présence d’une S.F. beaucoup plus évoluée. Plus tardive aussi: Fondation date de 1951, Dune de 1965. On y trouve une écriture, des images, une inventivité bien supérieures à celles du cycle de Fondation. Il y a un drame, le combat entre deux familles, les Atréides et les Harkonnen (l’éditeur parle de drame shakespearien!). Une planète désertique est le principal objet de conflit, une planète de sable peuplée de vers géants (étonnamment bien rendus dans le film de David Lynch) qui produisent l’épice, une sorte de drogue-miracle, source de longévité et de prescience. Des espèces de Bédouins y vivent, les Fremen, ce qui permet à Herbert de reprendre des parallèles religieux historiques: on y parle de Djihad, le messie-empereur de Dune a un nom pseudo-arabe, Muad’Dib, etc. Le Mal, nécessaire à tout roman populaire, est représenté par le Baron Harkonnen. Et puis tout est imprégné de mysticisme, ce qui donne une certaine épaisseur à tout le cycle. Ainsi cette extraordinaire trouvaille de l’institution des Bene-Gesserit composée exclusivement de femmes, qui ont des pouvoirs surnaturels et dont le but unique est de préserver l’avenir de l’humanité.
Dune est une oeuvre ambitieuse qui a eu un succès considérable. Un succès tel que Herbert s’est cru obligé d’en exploiter la veine jusqu’au bout. En 1984 encore il a publié un nouvel épisode, Heretics of Dune, et en 1985, juste avant de mourir: Chapterhouse: Dune. Et je crois bien qu’après sa mort d’autres écrivains ont cherché à continuer la série...
25) n° 1642 C. J. Cherryh: Les Portes d’Ivrel, préface de Daniel Walther, édit. Club du Livre d’Anticipation - Nouvelles Editions Opta, Paris, 1980.
26) n° 1643 C. J. Cherryh: Le Puits de Shiuan, édit. Club du Livre d’Anticipation - Nouvelles Editions Opta, Paris, 1980.
27) n° 1644 C. J. Cherryh: Les Feux d’Azeroth, édit. Club du Livre d’Anticipation - Nouvelles Editions Opta, Paris, 1981.
28) n° 1666 C. J. Cherryh: Hestia, édit. J’ai Lu, Paris, 1981.
29) n° 1645 Tanith Lee: Sabella ou la Pierre de Sang - Le Maître des Ténèbres, préface de Daniel Walther, édit. Club du Livre d’Anticipation - Nouvelles Editions Opta, Paris, 1981.
30) n° 1662 Tanith Lee: The Electric Forest, édit. Hamlyn Paperbacks, Feltham, Grande Bretagne, 1983.
C’est à Aix-en-Provence où les parents d’Annie avaient trouvé refuge après leur départ du Maroc, que j’avais découvert une petite librairie spécialisée dont les caves regorgeaient d’oeuvres fantastiques et de science-fiction de toutes origines. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de l’excellente collection Ailleurs et Demain de chez Laffont dirigée par Gérard Klein qui est lui-même un écrivain de S.F. française (voir n° 1663 et 64 Gérard Klein: la Saga d’Argyre, édit. J’ai Lu, Paris, 1987-88) et le Club du Livre d’Anticipation des Editions Opta que gère David Walther qui contrairement à Gérard Klein s’évertue à donner un certain nombre d’informations concernant les oeuvres et les auteurs qu’il présente.
C’est ainsi que j’ai appris que Tanith Lee et Carolyn J. Cherryh font partie avec Ursula Le Guin et Katherine Kurtz (que je ne connais pas et qui a écrit paraît-il un cycle de Deryni) de ces femmes démiurges, créatrices d’univers merveilleux. Encore que Tanith Lee, qui est anglaise, préfère le fantastique en revenant aux vieux mythes du vampire (Sabella) ou de Pygmalion (The Electric Forest) ou carrément la féerie (avec les djinns des Mille et Une Nuits et leur maître Lucifer dans le Maître des Ténèbres).
Les prémisses du cycle d’Ivrel ou plutôt de son héroïne, Morgane, ne sont pas très convaincantes (la civilisation des Qhals, leurs portes sur les différents mondes, leurs voyages dans l’espace et le temps, etc.). Mais dès qu’on entre dans l’histoire et qu’on n’a plus affaire qu’à des humains, même si de temps en temps il y a intrusion de faits étranges, «surnaturels», on est pris par les personnages qui sont attachants et par le rythme de l’action qui vous tient en haleine. Je ne sais si le cycle d’Ivrel est un bon exemple de cette S.F. que l’on appelle épique (le héros a trop de faiblesses pour cela); moi j’y vois surtout l’influence de Tolkien (c’est pour cela que je ne pourrai éviter de vous parler encore du cycle de l’Anneau): le héros, Vanye, n’est pas très courageux mais il a le courage de son honneur et comme les Hobbits de Tolkien, il se doit d’assumer une tâche, même si cela doit lui coûter la vie, une tâche qui est en relation avec le combat contre le Mal (là je vois que vous pensez à Bush; non, non, je puis vous l’affirmer, le petit Bush n’est pas un Hobbit, loin de là, malgré les apparences. C’est un humain. Hélas.).
Je parlais plus haut de l’influence du fantastique sur la SF. Or on s’aperçoit, par l’exemple d’Ivrel, que l’intrusion du surnaturel dans un cadre de science-fiction n’a pas du tout cet effet de scandale, d’effroi que Caillois considère comme sa caractéristique principale et son objectif avoué. La raison est simple: dans le roman fantastique classique le surnaturel fait irruption dans un monde réel, le nôtre. Dans la SF il est introduit dans un monde qui est déjà un monde imaginé, différent du nôtre, éloigné du nôtre par le temps et par l’espace. Le scandale est bien atténué.
Ursula K. Le Guin |
Carolyn C. Cherryh |
31) n° 3214 J. R. R. Tolkien: The Hobbit, édit. Guild Publishing, Londres, 1978.
32) n° 1633 J. R. R. Tolkien: The Lord of the Rings, Part I: The Fellowship of the Ring, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1984.
33) n° 1634 J. R. R. Tolkien: The Lord of the Rings, Part II: The Two Towers, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1984.
34) n° 1635 J. R. R. Tolkien: The Lord of the Rings, Part III: The Return of the King, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1984.
35) n° 1636-37 J. R. R. Tolkien: The Book of Lost Tales, Parts I and II, edited by Christofer Tolkien, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1984.
36) n° 3215 Humphrey Carpenter: J. R. R. Tolkien, a biography, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1977.
Le Seigneur des Anneaux a eu une influence considérable sur la science-fiction américaine, du moins sur celle du genre épique ou «fantasy». Mais personne ne pourra jamais égaler Tolkien, pour la raison bien simple qu’il a passé toute sa vie à créer cet univers de la «Terre du Milieu» où se joue le drame de l’Anneau. Il n’est pas nécessaire d’être un grand érudit pour y reconnaître des thèmes et des mythes d’origine celte et scandinave. Mais grâce à la biographie de Carpenter on apprend que Tolkien était également fasciné par le grand poème épique des Finlandais, le Kalevala, et que cela l’avait même incité à apprendre le finnois. Et qu’il s’est servi de certains éléments de cette langue pour créer sa propre langue, celle qui allait devenir plus tard l’ancienne langue des Elfes! En fait c’est dès la fin de son adolescence, au Lycée, puis à Oxford, que Tolkien travaille à sa langue, ses légendes, ses mythes, sa poésie qui vont être les fondements du monde qu’il va créer.
Toute cette mythologie va d’abord être rassemblée dans ce fameux Book of the Lost Tales qui sera publié (avec beaucoup de difficultés) sous le nom de Silmarillion (les Silmarillis sont les grands joyaux des Elfes qui seront volés par le pouvoir du mal, Morgoth, ce qui va conduire à la guerre menée par les Elfes pour les récupérer). On voit que le thème est voisin de celui du Seigneur des Anneaux (où les trois Silmarillis sont remplacés par les trois Anneaux).
On ne mentionne nulle part dans sa biographie un intérêt éventuel pour les religions manichéistes. On dit que c’est Hitler qui personnifiait pour lui le mal absolu (le Seigneur des Anneaux n’a été publié qu’en 1947). On dit aussi que les Hobbits, pour Tolkien, représentaient ces Anglais de l’ouest des Midlands, pas des héros, mais des gens qui font tranquillement leur devoir quand cela semble nécessaire, des gens qui vivaient simplement (lui-même habitait jusqu’à la fin de sa vie l’une de ces petites maisons grises dans une rue grise, comme les habitations des Hobbits, mais cosy à l’intérieur, n’est-ce pas), des gens qui n’étaient pas pollués par l’invasion des Normands (Tolkien détestait les Français et leur mauvaise influence, même sur le «cooking», cela s’appelle en anglais être «anti-gallic»). Pourtant sa description de l’Empire du Mal, avec son interpénétration avec l’Empire du Bien, ressemble tellement aux descriptions des Gnostiques et surtout de Mani, que j’ai du mal à croire qu’il n’ait pas été influencé par ces mythes. Ursula Le Guin montre toute la complexité de la psychologie du Cycle de l’Anneau (alors qu’on a souvent accusé Tolkien de simplicisme): chaque personnage, dit-elle, a son ombre: les Elfes ont les Orcs, Aragorn le Cavalier Noir, Gandalf a pour ombre Saruman et Frodo a Gollum. Et comble de paradoxe, à la fin de l’Histoire c’est le bon Frodo qui veut garder l’Anneau et sa puissance pour lui-même et c’est Gollum, le mauvais, qui s’en saisit et se sacrifie en se jetant avec lui dans les feux du volcan qui doivent le détruire. Avec l’ombre on retrouve la terminologie de Jung. L’ombre est au seuil de passage entre le conscient et l’inconscient. Ce sont nos rêves, mais aussi ce que nous avons refoulé, refusé ou simplement pas voulu utiliser. C’est grâce à cette ombre, dit Jung, que nous pouvons plonger dans notre inconscient collectif (une notion particulièrement importante pour Jung car elle est la source d’une vraie communauté et la mer où voguent ses fameux archétypes). Et cette ombre sera d’autant plus noire et plus dense que nous n’accepterons pas de la reconnaître, que nous l’aurons chassée de notre esprit conscient.
J. R. R. Tolkien
Tolkien a encore eu un autre mérite. Il a apporté à la S.F. et à la «Fantasy» une qualité d’écriture qui lui a souvent manqué. Tolkien est un perfectionniste. Or pendant trop longtemps on pouvait écrire n’importe comment. Du moment qu’on pouvait le publier sous l’appellation S.F., pas de problème. Au point qu’on avait l’impression, dit Ursula Le Guin, qu’il n’existait aucune critique de ce genre littéraire. Avec Tolkien et avec Dick on est vraiment entré en littérature. J’espère, dit-elle, qu’aujourd’hui sur tous les rayons des bonnes bibliothèques Dick se trouve rangé dans l’ordre alphabétique à côté de Dickens!
37) n° 1648 Emmanuel Carrère: Je suis vivant et vous êtes morts - Philip K. Dick 1928 - 1982, Edit. du Seuil, Paris, 1993.
38) n° 2305 Philip K. Dick: Nouvelles 1952 - 1953, préface de Jacques Chambon et introduction Ph. Dick, édit. Denoël (collection Présences), Paris, 1996.
39) n° 3244 Selected Stories of Philip K. Dick, introduction by Jonathan Lethem, uncorrected proof copy, édit. Pantheon Books, New-York, 2002.
40) n° 1647 Philip K. Dick: Substance Rêve: Le Maître du Haut Château - Glissement de temps sur Mars - Docteur Bloodmoney - Les Joueurs de Titan - Simulacres - En attendant l’année dernière, préface de Jacques Goimard et bibliographie complète des oeuvres de fiction de Philip K. Dick, édit. Presses de la Cité (collection Omnibus), Paris, 1993.
41) n° 1649 Philip K. Dick: Glissement de temps sur Mars, postface de Marcel Thaon, édit. Robert Laffont (collection Ailleurs et Demain), Paris, 1981.
42) n° 1651 Philip K. Dick: Ubik, édit. Robert Laffont (collection Ailleurs et Demain), Paris, 1970.
43) n° 1650 Philip K. Dick: La vérité avant-dernière, édit. Robert Laffont (collection Ailleurs et Demain), Paris, 1974.
44) n° 1667 Philip K. Dick: Blade Runner, Editions J’ai lu, Paris, 1985.
45) n° 3195 Philip K. Dick: Flow my tears, the policeman said, édit. Doubleday & Company, Garden City (New-York), 1974, 1ère édition.
46) n° 3154 Philip K. Dick: I hope I shall arrive soon, introduction Ph. Dick, édit. Doubleday & Company, Garden City (New-York), 1985.
47) n° 3152 Philip K. Dick: Divine Invasion, édit. Timescape Books, New-York, 1981.
48) n° 3153 Philip K. Dick: The Transmigration of Thimothy Archer, édit. Timescape Books, New-York, 1982.
Un drôle de phénomène ce Dick. Un pur produit de la Californie des années 50 et 60. A connu le MacCarthysme, les amphétamines et l’herbe, le mouvement hippie, les débuts du LSD, le mouvement beatnik, le combat contre la guerre au Vietnam, celui contre Nixon, etc. Et bien sûr la psychanalyse. Lui-même consulte depuis l’âge de 14 ans. Et ceci jusqu’à sa mort (pas étonnant que les psys n’aient jamais le beau rôle dans ses romans). Mais je me méfie un peu de la biographie réalisée par le fils d’Hélène Carrière d’Encausse. J’ai l’impression qu’il a puisé largement dans l’oeuvre de Dick pour écrire sa vie. Au point que l’écrivain ressemble un peu trop à ses propres héros. Il utilise lui-même le fameux Yi-King ou Livre des Transformations chinois, livre de sagesse et de divination comme tous les personnages de son Maître du Haut Château. Il crée des bijoux comme Frank Frink, un des héros de ce même roman. Il est, à certains moments réparateur et un peu schizophrène comme Jack Bohlen, le principal personnage de Glissement de temps sur Mars.
Il faut dire qu’il s’y connaît en folie. Il n’y a qu’à voir toutes ces variantes qu’il décrit dans les Clans de la Lune alphane: paranoïaques, maniaco-dépressifs, obsessionnels-compulsifs, schizophrènes polymorphes, hébéphrènes végétatifs (la lune est transformée en gigantesque maison de fous car la proportion de fous croît constamment, un fait qui s’est d’ailleurs avéré depuis). Ce qui n’empêche pas Dick d’y succomber lui-même à la fin de sa vie. Une folie mystique qu’il dévoile spectaculairement lors d’un congrès de S.F. auquel il assiste exceptionnellement, tout près d’ici, à Metz, en 1977, où il prononce un discours consternant, connu aujourd’hui par tous les fans comme le «discours de Metz» (avec la fameuse phrase: «si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres»). Et pourtant il arrive encore à écrire deux livres avant de mourir, après une longue période de stérilité: Invasion Divine et La Transmigration de Thimothy Archer. Le premier est l’histoire de l’incarnation recommencée. Sans grand intérêt. Le deuxième est l’histoire revue et corrigée par Dick d’un personnage réel et célèbre de la côte ouest, l’évêque James Pike, parfait hérétique, niant l’existence du Saint Esprit, discutant sans fin avec Dick de la Gnose, devenu spiritiste après le suicide de son fils et qui, au moment de créer une nouvelle religion unitaire, syncrétiste, voulant chercher les sources de l’enseignement du Christ dans les écrits de la Mer Morte, part dans le désert de Qumrân avec une Coccinelle, une carte et deux bouteilles de Coca et y meurt de soif (comme notre ami Pierre, parti en promenade dans le désert depuis l’hôtel de Pétra et tombé dans une faille de rocher dont il n’arrive plus à se dégager, qui meurt de soif ou d’inanition, après avoir écrit dans le sable: c’est con de mourir ainsi!).
Mais revenons au début. C’est dans les années 50 que Dick commence à se lancer sérieusement dans la SF grâce à un ami rédacteur en chef d’une revue spécialisée dans ce domaine. Parmi les nouvelles publiées en 1952 et 1953 et reprises par Denoël on trouve déjà quelques chefs-d’oeuvre (voir p. ex. We can remember it for you wholesale qui a servi de base au film Total Recall et The Minority Report, encore une nouvelle transposée récemment au cinéma) ainsi que certaines idées maîtresses de ses futurs romans.
Comme p. ex. l’idée de l’homme possédé par un être étranger, idée rendue célèbre quelques années plus tard par le film-culte Body Snatchers et que Dick traite dans le Père truqué (Father Thing en anglais): un enfant ne reconnaît plus son père. Il pense que c’est un monstre qui lui ressemble et qui a pris sa place (cette pensée ne vous est-elle jamais venue à l’idée quand vous étiez petit?). Dans Etre humain, c’est... (Human is, en anglais) Dick exploite la même idée d’une manière plus facétieuse: la femme préfère garder le mari nouveau (possédé par un être de la vieille planète Rexor IV) beaucoup plus gentil que l’ancien qui était brutal, froid et égoïste. D’ailleurs Dick dans son introduction à la nouvelle jette un doute en expliquant à quelle conclusion il est parvenu quand il a commencé à se demander ce que c’était d’être humain: «ça tient à la bonté», dit-il, «c’est la bonté qui à mes yeux, nous distingue des cailloux, bâtons et autres bouts de métal...»
Ce qui nous amène au problème des androïdes. A l’époque de Dick le problème des robots était déjà dépassé (je rappelle que le terme robot qui est le mot slave pour travail ou travailleur a été inventé en 1920 par le Tchèque Karel Capek dans sa pièce Rossum’s Universal Robots). On en était aux robots tellement perfectionnés qu’on ne pouvait plus les distinguer des humains. Asimov avait encore essayé d’imposer une règle aux auteurs de SF (comme la règle des polars qui dit que celui qui raconte ne peut être le criminel que l’on recherche, une règle que pourtant même Agatha Christie a transgressée): un robot, dit Asimov, ne peut jamais se révolter contre les hommes car il a été fabriqué par eux pour les servir. Mais allez donc imposer des règles à des gens comme Dick (un vrai rat, dit Carrère). Encore heureux que le mathématicien Turing ait étudié le problème et inventé le test qui porte son nom et qui permet de distinguer l’homme de l’androïde: un test basé sur l’empathie (ce qui revient un peu à la même chose que la bonté). Dick va s’emparer du problème des androïdes dès ses premières nouvelles et écrire un petit chef d’oeuvre: l’Imposteur (repris dans la sélection de Pantheon Books sous le titre Imposter). Un vrai drame pour Spence Olham, cadre supérieur d’un des grands projets de recherche devant protéger la Terre contre l’attaque venue d’Alpha du Centaure. Il a été tué et remplacé par un androïde programmé de telle manière qu’il ne sait pas qu’il en est un. Et quand il le comprend il est trop tard. La bombe dont il est porteur explose et détruit tout.
Dick va revenir aux androïdes dans un roman des années 60, la période de ses chefs-d’oeuvre, intitulé Do Androïds dream of electric sheep? (1968) et porté à l’écran sous le nom de Blade Runner (d’où le titre de la plus récente traduction française). Les fabricants sortent des modèles de plus en plus perfectionnés. Certains s’échappent et vont vivre une vie indépendante. Il faut les éliminer. C’est le rôle des Blade Runners. Oui, mais comment les reconnaître? Comment éviter une bavure? La belle Rachel p. ex., femme ou androïde? Le fantastique n’est pas loin: la femme est-elle une sorcière? Ou un fantôme? Vais-je me réveiller demain matin couché à côté d’un cadavre décomposé comme le héros d’une de ces légendes japonaises? Ma femme est-elle une renarde?
C’est avec le Maître du Haut Château que Dick obtient la reconnaissance du public et le prix Hugo (qui est le Goncourt américain de la SF). Les puissances de l’Axe ont gagné la guerre. Les Nazis occupent l’Europe, l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Est des Etats-Unis et continuent leur politique haineuse et raciste. Les Japonais qui ont annexé toute l’Asie et l’Ouest des Etats-Unis se montrent nettement plus humains. Le consul du Japon à San Francisco, M. Tagomi, est un personnage particulièrement attachant: lors d’une conférence organisée par l’Ambassade au moment de la mort de Bormann, successeur de Hitler, pour évaluer les chances de chacun des héritiers présomptifs, les Goebbels, les Heydrich, les Goering, etc. et où l’on décrit en détail les crimes et les turpitudes de chacun, le consul se sent mal et doit sortir de la salle (comme Dick, enfant, lorsqu’au cinéma les Actualités de guerre montraient des soldats américains griller des Japs au lance-flammes). Et après avoir tué, dans son propre bureau, deux sbires nazis qui voulaient descendre un de ses hôtes, un traître à la cause allemande, ses vieilles convictions bouddhistes le submergent à nouveau. M. Tagomi s’en trouve inconsolable (fallait-il sacrifier la vie de deux humains pour en sauver une autre?), éprouve un profond dégoût de la vie et de l’humanité et démissionne de son poste.
Là où l’histoire bascule c’est quand on apprend qu’un auteur de SF, un certain Hawthorne Abendsen, a écrit une histoire dans laquelle ce sont les Alliés qui ont gagné la guerre, et que le consul japonais a pendant quelques instants la vision d’une autre Californie où les cyclo-taxis ont disparu, où des autoroutes s’étendent à perte de vue, parcourues par des files d’automobiles rutilantes, et où, lorsqu’il entre dans un bar, aucun des Blancs qui y sont assis ne se lève précipitamment pour lui laisser la place avec déférence, comme il en a l’habitude...
Une jeune et jolie femme brune, qui ressemble à la dernière maîtresse de Dick, arrive à s’introduire dans le refuge d’Abendsen dans les Rocheuses, le fameux haut château, où le Maître lui confirme, ce dont elle se doutait déjà, que le monde décrit par son livre est vrai et que celui qu’elle voit autour d’elle est faux. Carrère prétend que Dick qui se voyait comme l’image, réfléchie par un miroir, d’Abendsen, écrivain de SF comme lui, en conclut que c’est son monde à lui, le monde où c’est l’Axe qui est victorieuse, qui est le vrai et que le monde apparent qui nous entoure, n’est qu’un monde virtuel créé par les drogues et les médias entièrement contrôlés par des forces que nous ignorons. Je ne sais pas si vous avez réussi à me suivre jusque là. En tout cas c’est génial. Comme sont géniaux les quelques livres qui vont suivre.
Et d’abord le Glissement de temps sur Mars où les deux héros principaux sont un ancien schizoïde qui est en train de retomber dans sa manie et un enfant autiste. Dick a d’ailleurs une excellente connaissance de la schizophrénie. Qui ne contredit en rien les symptômes décrits par les spécialistes (voir p. ex. Catherine Tobin: la Schizophrénie, éditions Odile Jacob, Paris, 1998): distorsion des sensations, hallucinations, corps déstructuré, coupure avec les autres qui mène à l’incohérence du comportement, etc. C’est ainsi que Jack Bohlen se sent éloigné des autres comme de ses propres sentiments. Et de temps en temps il y a comme un gouffre qui le sépare de ses interlocuteurs. Quant à l’enfant autiste, le petit Steiner, c’est le temps qu’il dissocie, jusqu’à ne plus voir que le rongement de la mort.
De toute façon à partir de Glissement de temps sur Mars, Dick se consacrera entièrement aux thèmes de l’identité, l’aliénation, la fragmentation de l’ego. On pense immanquablement aux effets du LSD. Celui-ci donne des hallucinations tout à fait semblables à la schizophrénie, dit Catherine Tobin. Les premiers expérimentateurs du LSD 25 au laboratoire central de Sandoz le considéraient, dit Carrière, comme «un simulateur de schizophrénie permettant aux psychiatres d’éprouver, un court moment, ce qu’éprouvaient leurs patients». Plus tard, vers les années 60, lorsque Dick revient vivre à Berkeley, un certain Docteur Thimothy Leary, renvoyé de Harvard, fait des conférences vantant les bienfaits du LSD. Celui-ci permet de plonger dans un autre monde - Aldous Huxley en avait déjà fait l’expérience avec la mescaline - un monde qui est celui de Dieu! Un auteur de SF, ami de Dick, utilise avec humour la formule: «Took drugs. Saw God. Big fucking deal» (ce qui peut se traduire par: Me suis drogué. Vu Dieu. Sacré putain de trip!). Ce qui pourrait expliquer que Dick, vers la fin de sa vie, plonge dans une folie mystique. Pourtant ses biographes sont formels (tant Carrère que Jacques Goimard qui préface l’édition d’Omnibus et prend pour bornes de sa vie toutes les femmes qu’il a connues): Dick n’aurait pris du LSD qu’une ou deux fois. Et cela s’est mal passé. Il faut bien les croire. Et pourtant...
Plus je me replonge dans tous ses grands romans des années 60 plus je trouve que l’élément déterminant qui fait chaque fois basculer l’histoire est bien l’hallucination: la vision furtive d’une autre Amérique par le consul japonais Tagomi dans le Maître du Haut Château, les hallucinations, sous l’influence de l’enfant autiste, de Jack Bohlen, dans Glissement de Temps sur Mars, qui voit tout à coup les corps de ses interlocuteurs grouiller d’êtres rongeurs. Dans Ubik, dès qu’on allume une télévision, une annonce de publicité fait apparaître le mot magique Ubik et sur le mur des WC est tracé le fameux graffiti: «Je suis vivant et vous êtes morts». Enfin dans le fameux Dieu venu du Centaure (un roman qui manque encore dans ma bibliothèque) et dont le titre anglais est: The three stigmates of Palmer Eldrich (des stigmates mécaniques: dents d’acier, yeux électroniques, main synthétique), Leo Bulero, dans la fusée qui le conduit vers Mars, s’aperçoit que tous les passagers, lui compris, portent les fameux stigmates d’Eldrich (depuis que j’ai lu cette histoire, chaque fois que je suis assis dans un avion, j’évite de regarder la tête de mes voisins).
Je suis vivant et vous êtes morts
Ce sont ces hallucinations qui font le scandale dont parle Roger Caillois. Ce sont elles qui constituent le fantastique dans la SF de Dick. Car contrairement à ce que j’ai dit précédemment, chez Dick ce fantastique garde tout son pouvoir parce que les mondes qu’il nous décrit sont des mondes auxquels on croit. Il n’a pas besoin d’élaborer de grandes conceptions pour créer ses univers, de faire appel à la science, à la mythologie. Le monde martien du Glissement nous est tout de suite familier: il y a des colons, la vie est dure, il y a bien les fameux canaux, mais il y a pénurie d’eau, il y a bien quelques indigènes qui ressemblent aux aborigènes d’Australie, on se déplace en hélicoptère, mais il y a aussi des installations frigorifiques, des dictaphones, qui tombent en panne, le chef d’une entreprise de dépannage qui est servile avec ses clients et froid avec ses employés, il y a un chef de syndicat véreux et des femmes qui trompent leurs maris avec des représentants de commerce qui font de la contrebande. Ce monde-là est crédible. Il est aussi réel que notre monde à nous.
Il me semble que les nombreux commentateurs de Dick sont passés à côté de l’essentiel. Ce qui est d’autant plus étonnant que Dick ne fait pas mystère de son amour pour le fantastique. Dans une lettre adressée à un certain M. Haas et qui sert d’introduction aux nouvelles de 52-53, il écrit ceci: «Vous le savez, j’ai une préférence secrète pour le fantastique, seulement il se trouve que celui-ci est en train de disparaître du marché. On nous assure que le fantastique est anachronique, est passé de mode...» Eh bien, moi je crois que la vraie réussite de Dick c’est d’avoir su renouveler le fantastique, à le fonder sur les peurs de notre époque et à l’introduire d’une manière magistrale dans la science-fiction.
(2003)