1) n° 1298 Panaït Istrati, notre contemporain - Le Livre du Centenaire 1884-1984, édit. Les Amis de Panaït Istrati - Edisud, Aix-en-Provence, 1986.
2) n° 1294 Panaït Istrati: Les Récits d’Adrien Zograffi: Kyra Kyralina - Oncle Anghel - Présentation des Haïdoucs - Domnitza de Snagov, préfaces de Joseph Kessel et de Romain Rolland, édit. Gallimard, Paris, 1968.
3) n° 1297 Panaït Istrati: La jeunesse d’Adrien Zograffi: Codine - Mikhaïl - Mes Départs - Le Pêcheur d’éponges, édit. Gallimard, Paris, 1968.
4) n° 1296: Panaït Istrati: La vie d’Adrien Zograffi: La Maison Thüringer - Le Bureau de Placement - Méditerranée (lever du soleil) - Méditerranée (coucher du soleil), préface de Istrati, édit. Gallimard, Paris, 1969.
5) n° 1295: Panaït Istrati: Les Chardons du Baragan - Tsatsa-Minnka - Nerrantsoula - La Famille Perlmutter (avec Josué Joshuda) - Pour avoir aimé la Terre, édit. Gallimard, Paris, 1970.
Panaït Istrati
Quand, au moment de commencer à rédiger ces notes, j’ai cherché à me remémorer les histoires que conte Istrati, la première qui m’est venue spontanément à l’esprit est celle de Codine. Cet ancien forçat, devenu l’ami de l’enfant Adrien (le nom que prend Istrati dans son autobiographie romancée), un homme d’une stature monstrueuse, terreur de sa mère, une vieille harpie, qui lui refuse la vente d’un lopin de terre et qui, un jour, le tue de cette manière horrible: en lui versant pendant son sommeil, dans sa bouche ouverte, deux litres d’huile bouillante (dans mon souvenir il s’agissait même de plomb fondu. J’avais confondu avec la scène de torture mongole rapportée par Tarkovski dans son si admirable Andreï Roubeïev). D’ailleurs l’histoire de Codine a été elle-même transposée au cinéma, par André Colpi, en 1966. Et puis je me suis souvenu de l’histoire de Stavro, une histoire toute imprégnée du vice turc, ou faut-il dire grec, on ne sait plus (est-ce à Constantinople que les Turcs ont pris ce vice? Remonte-t-il à Socrate et aux anciens Hellènes?). Ce qui est certain c’est que les Turcs semblent les apprécier nettement plus jeunes, les garçons. Cela ressemble plutôt à de la pédophilie. La jeunesse de Stavro est racontée dans Kyra Kyralina. Il s’appelait alors Dragomir, quand il s’embarque avec sa soeur sur un beau voilier à Braïla, trompé par celui qui se présente à eux en gentleman, Nazim Effendi, turc et fournisseur de chair de harem, qui va vendre les deux enfants à Stamboul, mais auparavant assouvir ses propres désirs sur le jeune garçon. Dragomir reste longtemps prisonnier comme un oiseau dans une cage dorée chez un amateur de chair fraîche de Stamboul, puis s’échappe, parvient en Syrie, où il est mis en prison et sert de jouet à tous les hôtes de la prison de Damas, avant de trouver un véritable ami et de s’en sortir. Mais le pli est pris. Revenu à Braïla il se marie mais est incapable d’honorer sa femme. C’est la honte. Et de nombreuses années plus tard il se permet même des gestes déplacés sur le jeune Adrien bien qu’étant cousin au deuxième degré de la mère de celui-ci. Les rapts d’enfants reviennent souvent dans les histoires de l’ancien temps, ainsi que le viol des garçons par la soldatesque turque. C’est le côté oriental des contes de Panaït. On le lui a reproché. On a dit qu’il donnait à l’Occident une image «balkanique» de la Roumanie. Mais comment faire autrement? On trouve toutes les nationalités à Braïla: les Grecs d’abord. Il y a tout un quartier habitée par les Grecs. Dans Nerrantsoula on parle d’une rue Kaliméresque (kaliméra voulant dire bonjour en grec comme chacun sait) et le copain de l’héroïne du roman s’appelle Epimondas. Mais aussi des Turcs, des Albanais, des Bulgares. Le grand ami d’Adrien, Mikhaïl, est russe. Et la bonne, au grand coeur, dans la Maison Thüringer, est hongroise.
Et puis je me suis replongé, en y prenant beaucoup de plaisir, dans ses histoires de haïdoucs, dans celle de ce personnage de légende, Cosma, que l’on trouve dans l’Oncle Anghel, et puis dans la Présentation des Haïdoucs, et enfin dans l’histoire de cette haïdouc féminine, belle, sensuelle, intelligente, forte, une capitaine de haïdoucs, Floarea (la fleur) Codrilor qu’on va retrouver dans Domnitza de Snagov. Quel souffle! La passion des sens. La poésie des forêts et de la vie libre. La haine de l’injustice. Et le rythme et la richesse de la langue. Quand on pense que cet homme a appris le français tout seul, sans jamais ouvrir une grammaire!
«Cosma a été l’homme le plus passionné de son temps...
Sa vie a été un orage traversé de foudres...
Son coeur a connu de grosses joies et des souffrances surhumaines...
Et Cosma a été puni de mort pour ses injustices, ses violences et ses erreurs...»
J’ai particulièrement apprécié les orgies dans la forêt, où la tsouica coule à flot (qu’est-ce qu’on a pu en boire de cette eau de vie de prune, surtout lorsqu’on devait voyager avec la Tarom pour aller à Bucarest et qu’on ne vous servait rien d’autre que des oeufs de lump du Danube et de la tsouica à volonté, alors que sur la Sabena, où la riche Fives-Lille nous laissait voyager en première classe, on vous servait caviar et canard à l’orange. Moi je lui trouvais toujours un petit arrière-goût de fumier, à la tsouica, exactement le même goût que la Quetsche de ma grand’tante Rosalie de Pfastatt à qui mon oncle, toujours pince-sans-rire, disait: vous savez, elle est vraiment spéciale votre Quetsche; j’aimerais bien connaître votre secret), où l’on avale force mamaïa, la version roumaine de la polenta, avec laquelle on farcit aussi les cochons que l’on cuit à la broche après les avoir piqués à l’ail (un des rares plats traditionnels que j’ai réussi à déguster à Bucarest à l’époque communiste) et où l’on fait griller sur des piquets plantés à la verticale des brochets enduits de paprika (un ingénieur allemand qui m’avait accompagné à Bucarest me racontait qu’en Yougoslavie, pendant un de ses voyages d’affaires on l’avait emmené le dimanche pêcher quelque part en Bosnie et qu’on y préparait les brochets d’une manière encore plus sophistiquée: on faisait d’abord réduire une soupe préparée avec les petits poissons jusqu’à obtenir une pâte que l’on mélangeait avec beaucoup de piments avant d’en farcir les brochets que l’on grillait sur un feu de bois comme les haïdoucs de Panaït Istrati).
Avec Domnitza on passe de la légende à l’histoire et à l’action politique. Et on le regrette un peu. Il faut peut-être donner quelques explications. Au Moyen-Âge les Roumains avaient surtout à lutter contre les Magyars qui ont annexé la Transylvanie, c. à d. les terres roumaines situées de l’autre côté des Carpates. Le danger turc apparaît à la fin du XIVème siècle. Les Turcs, après avoir défait à Kosovo les armées alliées chrétiennes de la région, annexent tout ce qui se trouve entre les Balkans et le Danube, fauchent aux Roumains la Dobroudja (région côtière de la Valachie) et exigent que le Prince de la Valachie (c. à d. la région située entre les Carpates, le Danube et la Mer Noire) leur paye tribut. La Moldavie (région située à l’est de la Valachie) devient à son tour tributaire de la Turquie en 1456. Malgré un sursaut et une victoire sur les Turcs vingt ans plus tard. Mais Mehmet II et son successeur rétablissent la situation. Pourtant contrairement à la Hongrie, Valachie et Moldavie ne sont pas annexées. Ces principautés sont simplement tributaires. A la fin du XVIème siècle un Prince de Valachie, Michel le Brave, réussit à battre les Turcs et même à leur enlever la Transylvanie. L’ancienne Dacie romaine était rétablie. Et Michel le Brave ne paye plus tribut. Mais cela ne dure pas longtemps. Dès 1601 Michel le Brave est tué grâce à une conspiration germano-hongroise et son oeuvre sombre après lui. Au XVIIIème siècle les deux principautés ne sont plus gouvernées par des princes nationaux. Les Turcs, fidèles à leurs habitudes ont vendu la gestion de la région à des Grecs, les Grecs de Phanar, les fameux Phanariotes. Les Autrichiens prennent un morceau de la Moldavie, la Bucovine. Les Russes un autre morceau, encore beaucoup plus grand, toute la région située de l’autre côté du Dniestr (un fleuve dont on va encore parler: voir la Femme Russe) et qu’ils vont appeler Bessarabie.
Mais cette fois-ci il va y avoir une révolte. Et pour la première fois une révolte nationale. Si on y réfléchit bien il y a quelque chose de miraculeux dans le maintien de cette unité de langue et celui de la conscience d’appartenir à un même groupe ethnique entre populations de Valachie, de Moldavie et de Transylvanie. Déjà dans la survie d’une langue latine. J’ai dit que la Roumanie était une espèce de colonie pénitentiaire pour les Romains. Ce n’est pas tout à fait exact. L’Empereur Trajan, fatigué des incursions incessantes des Daces, les habitants de la région qui correspond à la Roumanie actuelle, avait décidé non seulement d’écraser les Daces une fois pour toutes (début du deuxième siècle après Jésus-Christ) mais encore d’y installer des colons romains. Pourtant dès le troisième siècle la petite colonie ne pouvait plus compter sur la protection de Rome. Et malgré tout la langue s’est maintenue. Alors que la steppe asiatique déverse horde après horde sur l’Europe: Huns, Avares, Magyars, mais qui heureusement pour les Roumains préfèrent la steppe hongroise plus favorable pour l’élevage de leurs chevaux chéris.
L’unité ethnique des Roumains a certainement été favorisée par leur unité religieuse. Comme ailleurs dans les Balkans et en Europe centrale ils ont été en butte à l’esprit de conquête de l’Eglise Catholique. Le fait que les Magyars, leurs ennemis héréditaires se soient convertis à la religion catholique n’a pu que les conforter dans leur foi orthodoxe. Michel le Brave qui a tant fait pour réunir les deux principautés et la Transylvanie en un pays unique, a également beaucoup travaillé à l’organisation de l’Eglise. Et c’est cette Eglise qui, probablement à l’exemple des protestants voisins (Hongrois calvinistes et Saxons luthériens, installés dans le pays même) qui faisaient la promotion des langues vulgaires dans leurs cultes, va adopter le roumain comme langue d’église avant que les chroniqueurs du XVIIème siècle en fassent de même. Des chroniqueurs d’ailleurs parfaitement conscients de leurs racines romaines: «Tous les Roumains forment une seule nation descendant de Rome». «Dans les trois pays (Valachie, Moldavie, Transylvanie), le peuple est fier du nom de Roumain qui dérive de Rome». Je note d’ailleurs là une erreur historique que semble faire Istrati puisque dans l’histoire de Floarea, on voit celle-ci apprendre le grec auprès du chantre Joakime, fou d’amour pour elle, sous le prétexte que «notre langue n’a pas d’écriture à elle. Pour pouvoir lire et écrire il faut choisir entre le slave et le grec». Or d’après les experts les chroniques de Ureche et de Miron Costin au XVIIème siècle sont des vrais chefs-d’oeuvre littéraires et... elles sont écrites en roumain!.
Quoi qu’il en soit le sentiment national grandit au début du XIXème siècle. La révolte de 1812 réussit à chasser les princes et boyards grecs. Nouvelle révolte en 1848. Une révolte étouffée par les Russes, étranges alliés des Turcs dans les principautés. Quant à l’Empereur d’Autriche, il cède la Transylvanie à la Hongrie. C’est finalement grâce à la France et à la Pologne que le principe de l’unité roumaine est acceptée sur le plan international, à condition que les deux principautés choisissent le même prince. Et c’est là que l’on revient, après ce long détour, à notre Domnitza de Snagov, car suivant l’histoire réécrite par Istrati la belle Floarea est devenue une militante politique, a même converti les haïdoucs à l’action politique et ce serait elle qui aurait réussi à convaincre Alexandre Cuza, un noble honnête et désintéressé, ancien militaire bourru et désenchanté, à accepter de se présenter aux élections qu’il a gagnées haut la main, en 1859, dans les deux principautés à la fois. C’est lui qui établira les bases de la Roumanie moderne, même si le joug turc n’est définitivement rejeté qu’en 1877. Quant à Couza il n’a régné que quelques années. Dès 1866 il est renversé par un coup d’état militaire (les grands propriétaires successeurs des boyards grecs ont gagné la partie) et après ce sera le long règne de Charles de Hohenzollern. Mais avant sa chute Couza aura aboli la peine de mort et l’esclavage des Tziganes. Car en Roumanie le peuple le plus ivre de liberté qui soit était tenu en esclavage! Il n’a toujours pas bonne presse d’ailleurs et vit souvent de manière particulièrement précaire. Un journaliste, un écrivain et un photographe yougoslaves qui sont partis sur la trace des Tsiganes dans tous les pays européens et en ont rapporté de superbes images (voir n° 1919 Roma, eine Reise in die verborgene Welt der Zigeuner, Text: Nebojsa Tomasevic et Rajko Djuric, Foto: Dragoljub Zamutovic, édit. VGS, Cologne, 1989), n’ont jamais pu faire leur reportage d’une manière officielle en Roumanie et ont eu toutes leurs photos saisies, alors que l’on estime que les Tsiganes dans ce pays sont près d’un million (plus même qu’en Yougoslavie ou qu’en Hongrie).
Romain Rolland a paraît-il regretté la façon dont Istrati a traité la fin de son histoire de haïdoucs. Et je peux le comprendre. L’épopée des héros de légende, le grand haïdouc Cosma, fort et passionné, son frère le sage Elie, son fils Jérémie qui a pour mère l’émouvante Floarea et qui est aussi fier que ses deux parents, parle plus à notre imagination que la triste action politique. D’ailleurs Istrati a lié son histoire de haïdoucs à celle de Kyra Kyralina puisque la mère de Kyra et de Dragomir (le futur Stravo) a deux frères, deux forts et sauvages haïdoucs, qui vont la venger des violences que lui a fait subir son mari. C’est même ainsi que meurt Cosma, puisqu’une vieille prédiction avait annoncé que lorsqu’il ratera pour la troisième fois sa cible au tir à l’arquebuse, il mourra. Il me semble donc certain que Cosma, Elie et la mère de Kyra-Kyralina sont frères et soeurs et sont les enfants de ce Turc qui avait été envoyé de Stamboul pour ouvrir une hostellerie à Braïla et qui a eu trois femmes, une Roumaine dont était née la mère de Kyra et deux Grecques qui pourraient être les mères de Cosma et d’Elie. Cela semble d’ailleurs confirmé par le récit d’Elie dans la Présentation des Haïdoucs. Et c’est dans cette hostellerie, ce «han», que se passent ces crimes qui les horrifient tous les trois et que les deux frères vont réaliser leur première action de Haïdoucie. Trois fauves, l’Aga de Braïla, l’évêque de Galatz (tiens comme on se retrouve!) et le boyard Cârnu, après avoir fait enlever des enfants des deux sexes, fêtent des orgies sanglantes dans le han, l’Aga étant plutôt du genre cannibale, l’évêque aimant les garçons et le boyard les filles. Les haïdoucs les prennent en embuscade après leurs effrayants forfaits, leurs passent la corde autour du cou et les attachent à leurs chevaux.
«Venez, accourez voir la charge endiablée des haïdoucs qui balayent la rive boueuse du Danube traînant derrière les sabots de leurs chevaux trois des maîtres de la terre! Surgissez, paysans, de vos chaumières, et vous, bourreaux, de vos alcôves dorées! Regardez un peu ces trois puissants démembrés dont les orbites, la bouche, les oreilles sont butées de glaise...
Vengeance! Bénie sois-tu pour les bienfaits que tu apportes au coeur des haïdoucs!»
Dans un livre abondamment illustré sur la Roumanie, datant de 1919 (la Roumanie en images, publié sous la direction de M.P.A., Imprimerie A. G. L’Hoir, Paris, 1919), l’un des rares livres que mon beau-père a encore pu récupérer de la bibliothèque du grand-père d’Annie mort pendant la guerre en zone occupée (alors que toute la famille habitait le Maroc), un livre qui m’a d’ailleurs fourni l’essentiel des informations historiques que j’ai résumées ci-dessus, il y a une gravure faite par un Français, Bouquet, qui a visité les principautés au milieu du XIXème siècle, une gravure qui représente un han, le Han-Manuck, qui doit être pratiquement identique à celui où sont nés et où se sont battus nos héros Cosma, Elie et Kyra, la mère de Kyra Kyralina...
Mais revenons à Istrati et au dernier de ses chefs d’oeuvre: Les Chardons du Baragan. Je me souvenais parfaitement de son début. Les chardons géants qui couvrent le plateau du Baragan à perte de vue et qui soudain s’en vont cassés puis chassés par le vent d’automne, le vent qui souffle de Russie, le crivatz, et puis les enfants qui s’en vont à leur tour courir avec le vent, avec les chardons qui piquent, jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au soir. Je ne me souvenais pas qu’il se terminait si mal, avec l’écrasement sous les canons de la révolte paysanne, historique elle aussi, de 1907, juste un an après que les Boyards aient fêté à Bucarest les «quarante ans d’abondance et de règne glorieux de Charles Ier de Hohenzollern, 1866-1906».
Toute l’oeuvre d’Istrati est empreinte de sa personnalité. Un homme de passion, passion pour la justice, pour la beauté, la beauté de sa terre (la plupart de ses histoires se passent aux alentours de Braïla, entre Braïla et Galatz, une région que l’on appelle aussi l’embouchure ou le delta parce qu’elle se trouve là où le fleuve Siret se jette dans le Danube créant un univers d’eau, de marécages, d’étangs, de joncs), un homme de coeur qui aime les faibles, les opprimés, les enfants (que d’enfants dans ses histoires: dans Codine, dans Kyra, dans les Chardons, dans Nerrantsoula, etc.), les chiens (qu’on retrouve souvent avec les enfants d’ailleurs), un homme qui ne peut vivre sans l’amitié. Une passion pour l’amitié virile, très orientale, qui nous étonne d’ailleurs par ses excès (au point que certains se sont demandé s’il n’y avait pas quelque part des tendances homosexuelles). Joseph Kessel dans son introduction à Kyra Kyralina raconte une scène extraordinaire. Kessel et Istrati se promènent en discutant avec passion entre place Blanche et Pigalle. Ils se connaissent depuis une semaine à peine. Soudain Istrati en plein milieu du trottoir sort un couteau, entaille son poignet puis celui de Kessel et superpose les deux poignets l’un sur l’autre. «Chez nous, dit-il, quand deux vagabonds se reconnaissent pour frères ils le signent de leur sang».
Istrati s’est bien sûr engagé. Dans le parti socialiste à Bucarest, chez les syndicats de dockers de Braïla. Il est allé en Russie. En 1928, puis en 1929 lorsqu’il rencontre Kazantzaki et qu’il voyage à travers toute la Russie soviétique avec lui. Mais déjà l’homme de coeur avait compris. Les deux compagnons de voyage, en profond désaccord sur la vision des choses et la transformation accomplie par la révolution, étaient constamment opposés dans des discussions sans fin. Kazantzaki était un idéaliste (on l’a déjà vu dans sa Lettre au Greco et ses discussions avec Zorba). Istrati le passionné regardait la réalité en face, et c’est lui qui voyait clair. Dans le Livre du Centenaire publié en hommage à Istrati il y a un certain Roger Dadoun, Maître de Conférences à l’Université Paris VIII, qui dit des choses très justes sur la passion. On a tort, dit-il à peu près, d’opposer raison et passion. C’est quand il y a assèchement, raidissement, appauvrissement de l’une ou l’autre de ces puissances majeures qui gouvernent l’homme qu’il y a problème. Il voit dans la passion d’Istrati une «voie royale d’approche des données essentielles de la réalité». Je suis cent pour cent d’accord avec lui. Passion a la même racine qu’empathie. La passion lui permet de sentir les êtres humains plutôt que les systèmes, voir à travers les apparences et atteindre la vérité. Il n’est pas dupe comme Kazantzaki et tous les autres intellectuels des systèmes et des idéologies. Il revient d’URSS avec un livre terrible: Vers l’autre flamme et est probablement l’un des premiers sinon le premier des écrivains ou intellectuels de gauche à fournir un si accablant témoignage contre le communisme soviétique. Comme le fera Orwell un peu plus tard en revenant de la guerre d’Espagne (on en parlera encore). Et pourtant ni Orwell ni Istrati ne perdent leur foi. Une foi dans le socialisme et dans la vision d’une société de justice et de liberté.
6) n° 1293 Mircea Eliade: Les Hooligans, édit. l’Herne, Paris, 1987.
7) n° 1299 Camil Petrescu: Madame T., édit. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990.
8) n° 2758 Gib I. Mihaescu: La Femme Russe, édit. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997.
Les Hooligans est un roman de jeunesse, datant de 1935, du mythologue et historien des religions Mircea Eliade (qui a écrit entre autres: Histoire des croyances et des idées religieuses, Aspects du Mythe, Mythes, Rêves et Mystères, Images et Symboles, etc.). Dans ce roman il montre la jeunesse dorée de Bucarest, une jeunesse plutôt libre sur le plan des moeurs, égoïste, amorale et travaillée, du moins pour certains, par les idées fascistes. David Dragu qui est ici le porte-parole de l’auteur parle d’une «barbarie nouvelle». Cela a l’avantage de nous rappeler que le fascisme n’a pas seulement régné en Allemagne, Italie, Espagne et Portugal, mais qu’il a également infesté des pays des Balkans et d’Europe centrale (Croatie, Hongrie, Roumanie entre autres).
Camil Petrescu
Petrescu est un des grands écrivains roumains de l’entre-deux guerres. Il était poète et dramaturge et n’a écrit que deux romans dont un porte le titre évocateur: Dernière nuit d’amour, première nuit de guerre. C’est en 1933 qu’il publie Madame T. Ce roman décrit lui aussi les milieux bourgeois de Bucarest des années trente. Il est d’une forme tout à fait originale, puisque l’auteur feint de recevoir le témoignage des deux héros de l’histoire sous la forme de longues lettres qu’il commente avec des notes de bas de page qui, souvent, s’étendent elles aussi sur plusieurs pages et donnent un nouvel éclairage aux personnages. Et dans une des lettres est encore enchâssée une autre histoire épistolaire! Mais surtout en filigrane apparaît un superbe portrait de femme, l’un des plus beaux que je connaisse. Une femme aimée, une femme amoureuse, aux gestes d’une suprême élégance qui dégagent une sensualité mystérieuse. Et des yeux, des yeux bleus, «presque violets lorsqu’elle est joyeuse, couleur de prune veloutée d’autres fois», qui brillent lorsqu’elle sourit «et devient alors d’une féminité sans égale...»
Les Roumains sont décidément de grands admirateurs de «la femme». La même année (1933) paraît la Femme Russe. C’est vraiment l’âge d’or de la littérature roumaine. Car ce roman est un vrai chef d’oeuvre. On pense immanquablement au Désert des Tartares: le lieutenant Ragaïac, installé avec son détachement au bord du Dniestr pour garder la frontière, observe tous les jours la terre russe qui s’étend de l’autre côté, une terre où se passent des événements dont on ne sait rien, et s’imagine que va sortir du brouillard, et plus tard des neiges et des glaces, une femme russe rêvée, une Natacha, une Nastasia, une Ivanovna, une frêle étudiante anarchiste ou une jeune Cosaque pâle et élancée... L’attente continue dans l’ennui et la routine. De temps en temps l’on entrevoit des patrouilles bolchéviques. Et puis des gens passent la frontière chaque nuit: des contrebandiers, des passeurs, des fils de bourgeois, des moujiks. Mais pas de femme. Pourtant elle se concrétise. Elle existe. Elle est passée dans un autre secteur, mais a dû rebrousser chemin. Elle s’appelle Vania. Et maintenant ils sont deux officiers à l’attendre. Et puis d’autres encore qui en ont entendu parler. Tous ont la fièvre, la fièvre de la femme russe... Je ne vous dirai pas la fin. Vous n’avez qu’à chercher à vous procurer le roman vous-mêmes. Mihaescu est mort jeune, à 41 ans. La critique de l’époque a trouvé qu’il y avait un peu trop de sexe dans ses romans. Et puis après la guerre il a disparu des librairies roumaines. Ce n’est qu’aujourd’hui, après la chute de Ceausescu, que ces joyaux réapparaissent. Espérons qu’on en trouvera d’autres encore, tout aussi passionnants...
9) n° 1300 Constantin Virgil Gheorghiu: 25 Uhr, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1952.
10) n° 1301 C. Virgil Gheorghiu: La Vingt-cinquième Heure, préface de Gabriel Marcel, édit. Libr. Plon, Paris, 1949.
La parution de La Vingt-cinquième Heure, tout de suite après la guerre, a été un événement important, aussi important que le J’ai choisi la liberté de Kravchenko. C’est l’histoire d’une espèce de soldat Schweik, un simple paysan, un certain Iohann Moritz qui, accusé par un gendarme qui convoitait sa femme, d’être juif, est d’abord emprisonné dans un camp de travail en Roumanie, puis ayant passé la frontière hongroise avec quelques Juifs fortunés qui l’utilisent comme porteur de bagages puis l’abandonnent, est torturé et emprisonné par les Hongrois qui le soupçonnent d’être un espion roumain, avant d’être vendu par les Hongrois avec 50 000 autres étrangers aux Allemands comme travailleur forcé, croupit alors dans un camp de travail allemand, s’en échappe avec d’autres prisonniers à l’approche des Américains qui le mettent à leur tour en prison parce que les Roumains étaient alliés des Allemands pendant la guerre et qu’il est donc le citoyen d’un pays ennemi...
A ceci viennent s’ajouter d’autres expériences pas plus joyeuses: le village dont est originaire Iohann est pris par les Bolchéviques qui condamnent à mort le maire, le gendarme (c’est bien fait pour lui), le pope et quelques paysans plus fortunés que les autres; le fils du pope qui est écrivain, qui a épousé une Juive et qui pour la sauver a accepté un poste diplomatique quelque part dans les Balkans, est emprisonné après la guerre avec sa femme par les Croates d’abord puis par les Américains, eux aussi à cause de leur citoyenneté roumaine; et la femme de Iohann qui s’échappe de Roumanie, est rattrapée par les Russes et violée chaque nuit devant ses enfants par un bataillon entier...
Quand on relit le roman aujourd’hui on s’aperçoit qu’il y a pas mal de relents antisémites (les Juifs n’ont jamais le beau rôle dans cette histoire) et qu’il est plutôt anti-occidental (les prisons américaines sont décrites plus longuement que celles des Allemands, les Américains refusent de s’intéresser aux cas particuliers, ils font confiance au «système» et la troisième guerre mondiale qui s’annonce est considérée par Gheorghiu comme une guerre de la civilisation occidentale, «mécanique», contre «une de ses branches»).
Si cette histoire nous a tellement impressionnés après la guerre (je l’ai d’abord lue dans l’édition allemande qui se trouvait dans la bibliothèque de mon oncle), c’est que d’abord elle nous montrait que les peuples d’Europe centrale et orientale avaient encore souffert plus que nous, et qu’ensuite elle faisait réfléchir à nouveau sur les causes de tous ces malheurs. Pour Gheorghiu qui a fait des études théologiques (il y a un Virgil Gheorghiu qui a été archi-diacre, ou quelque chose de ce genre, des orthodoxes de Roumanie à Paris, je me demande si ce n’était pas le même) et pour Gabriel Marcel qui a préfacé la version française du livre et qui, si je me souviens bien était ce que l’on appelait à l’époque un «philosophe chrétien», la cause est entendue: c’est la civilisation mécanique qui fait des hommes des pions, ce sont les grandes idéologies, les penseurs libéraux et athées qui sont à la source du mal.
Il est certain que les deux grands systèmes qui ont fait revenir l’Europe à la barbarie, le communisme soviétique et le fascisme, ont été basés sur des idéologies, exploitées par des tyrans, des idéologies qui ont servi de justifications à la tyrannie. On en a conclu qu’il fallait rejeter toutes les idéologies. Je crois qu’il faut surtout rejeter toute idéologie qui ne met pas l’homme au centre de ses préoccupations, et quand je dis l’homme je pense à la dignité de l’homme. Or on n’a pas besoin de croire en un être suprême pour croire en la dignité humaine. Et on peut se demander si l’idéologie de l’économie libérale à tout prix prêchée par l’Ecole de Chicago n’est pas aussi dangereuse. On peut même se demander si une telle idéologie a encore besoin d’un dictateur pour s’établir. Vous rendez-vous compte? Une idéologie qui devienne dictature sans que l’on connaisse le nom du dictateur? Ne parle-t-on pas déjà de la dictature des marchés financiers?
Après ce petit tour en Roumanie je vous invite à visiter les Balkans voisins. Et d’abord les Serbes. Ils ont en commun avec les Roumains d’être de religion orthodoxe et d’avoir souffert pendant des siècles de l’invasion turque en Europe. Mais contrairement aux Roumains ils se sentent d’abord et avant tout slaves et très proches des autres Slaves orthodoxes et ensuite ils ont plus que les Roumains combattu les Turcs, ont émigré quand ils ne pouvaient plus résister et, pour beaucoup d’entre eux, sont restés sur le pied de guerre, en bordure de l’Empire turc, comme une espèce de garde-frontière de l’Empire austro-hongrois, un Empire qui - ironie de l’histoire - était lui catholique.
11) n° 1032 Milos Tsernianski: Migrations, avec notice biographique sur Tsernianski et introduction de Nikola Milosevitch, édit. Julliard/l’Age d’Homme, Paris, 1986.
C’est le roman mythique des Serbes, le roman de leur déracinement, de leurs pérégrinations, de leurs malheurs, de leur nostalgie. Un roman superbe plein d’images inoubliables, au mouvement lent et inexorable.
La première partie commence en 1744, sur les berges boueuses du Danube, en Voïvodine (qui est la région magyare de la Serbie d’aujourd’hui), où Vouk fait ses adieux à sa famille et rassemble sa troupe pour aller faire la guerre, pour le compte de l’Empereur d’Autriche, au Roi de France, passer le Rhin, camper devant Strasbourg et entrer dans Saverne (on revient toujours à l’Alsace). Vouk est entré dans l’armée sur le conseil de son père qui croit toujours au retour au pays de ces Serbes déracinés avec l’aide des Autrichiens. Mais les combats contre les Turcs sont loin. On se souvient encore des villages brûlés, des esclaves embarqués sur les bateaux turcs, des femmes violées, des enfants jetés en l’air et embrochés sur les yatagans. Mais aujourd’hui les Serbes ne servent plus que de chair à canon à Marie-Thérèse la catholique, on essaye d’ailleurs sans succès de les convertir à la religion romaine, on les brime, on les méprise comme les sauvages qu’ils sont (Vouk sait qu’il ne sera jamais colonel) et on les déplace souvent. Le frère de Vouk, Archange, est commerçant. Il se débrouille. Il voyage, en Turquie, en Hongrie, en Grèce. Il a lui aussi ses malheurs: il est amoureux de sa belle-soeur, il couchera même avec lorsque Vouk sera parti. Et elle mourra, peut-être d’une tentative d’avortement. Et il en sera doublement malheureux, comme amoureux et comme coupable.
Mais Vouk, lui, est un guerrier. Il ne connaît que le métier militaire. Alors, dans son désespoir il rêve. Il rêve à la Russie, «immense et enneigée», où il pense émigrer pour avoir une vie décente, trouver le repos, l’apaisement. La Russie où «les églises sont admirables et l’orthodoxie plus douce».
Je me suis souvent demandé d’où venait cette haine terrible de l’église orthodoxe contre le Pape. Au point qu’encore aujourd’hui celui-ci est très mal reçu quand il veut se rendre en Russie ou en Grèce. J’ai étudié la biographie des frères Méthode et Cyrille, grands érudits, originaires de Thessalonique, qui sont venus au neuvième siècle, à la demande des princes slaves, traduire les écrits saints en langue slave et pour cela inventer un nouvel abécédaire, plus approprié à rendre les sons de cette langue et que l’on appelle aujourd’hui cyrillique (voir n° 3079 Adolphe d’Avril: St. Cyrille et St. Méthode, première lutte des Allemands contre les Slaves, édit. Ernest Leroux, Paris, 1885). On y voit effectivement les évêques allemands essayer d’imposer leur autorité aux convertis slaves, alors que ceux-ci veulent défendre leur indépendance et vont chercher très naturellement l’appui de Byzance. Mais le pape apparaît encore relativement conciliant et les deux frères sont d’ailleurs reçus avec les honneurs au Vatican. Et il n’y a pas encore schisme entre les deux églises.
Lorsqu’on étudie l’histoire de l’Etat byzantin dans la prestigieuse étude d’Ostrogorsky (voir n° 2467 Georges Ostrogorsky: Histoire de l’Etat byzantin, édit. Payot et Rivages, Paris, 1996) on s’aperçoit que le schisme définitif date de bien plus tard: 1054. Comme le dit Ostrogorsky il fallait la conjonction d’un souverain faible à Constantinople (car l’Empereur n’avait pas intérêt à une rupture avec Rome), - c’était le cas de Constantin IX Monomaque - et la présence de deux individus obstinés et ambitieux à la tête des deux églises: Léon IX et son cardinal Humbert, emporté et intransigeant, et de l’autre côté Michel Cérulaire, le patriarche le plus ambitieux de toute l’histoire byzantine. Le 16 juillet 1054 Humbert vient déposer sur l’autel de Sainte Sophie une bulle d’excommunication contre Cérulaire. Celui-ci parvient à retourner l’Empereur, à réunir un concile et, aussi sec, excommunier le Romain. Les deux églises ne seront plus jamais unies. Y avait-il au moins des raisons de dogme? Rien du tout. Une des églises reprochait à l’autre d’enseigner que le Saint Esprit procédait du Fils et du Père et était donc postérieur (c’est la fameuse question du «filioque» dans le credo) et l’autre disait qu’ils étaient simultanés! Sur le plan des rites l’une faisait communier ses fidèles sous les deux espèces. Dans l’une le prêtre utilisait du pain sans levain, l’autre non! Et l’église orthodoxe admettait le mariage des prêtres (mais cela ne semblait même pas être un point primordial). Cela montre bien que les idées ne sont que des prétextes quand des hommes s’opposent pour des questions de pouvoir ou de prestige!
Mais tout ceci ne suffit pas pour expliquer cette haine. Tout dernièrement paraissait dans la Revue des Centraliens le témoignage d’un fils sur son père, ingénieur célèbre, descendant d’une famille de levantins, où il racontait sa jeunesse dans je ne sais plus quel coin de Méditerranée. Et le souvenir qu’il avait de sa grand’mère qui était grecque et qui, disait-il s’enfermait dans une pièce plongée dans le noir pendant une journée entière, lors de l’anniversaire du «sac de Constantinople par les Croisés». J’ai voulu en savoir plus et j’ai été consulter mon Michaud (voir n° 2835-38 M. Michaud: Histoire des Croisades, édit. Furne et Cie, Paris, 1854). C’est au cours de la 4ème croisade que cela s’est passé. Une croisade détournée, disent les historiens. Grâce aux intrigues du Doge de Venise qui va s’entendre avec les Croisés pour se répartir les biens de l’Empire byzantin. On va d’abord prendre la ville au milieu de l’année 1203, mettre sur le trône un obscur rejeton d’une ancienne dynastie byzantine, puis lorsque la ville se révolte, on va la prendre une deuxième fois, cette ville fière qui avait résisté à tous, aux Perses, aux Arabes, aux Avars, aux Bulgares et on va l’abandonner pendant trois jours, du 13 au 15 avril 1204, au meurtre et au pillage. Les trésors les plus précieux du plus grand centre de civilisation de l’époque sont partagés entre les conquérants «quand ils ne sont pas anéantis de la façon la plus barbare!»
«Si oncques ne fut vu nulle part un si riche saccagement» dit Villehardouin, le chroniqueur de l’époque. La licence des soldats croissait à la vue du butin. «Ils ne respectèrent ni la pudeur des femmes ni la sainteté des églises» dit Michaud. Ils dépouillèrent même les cercueils des empereurs, celui de l’auguste Justinien lui-même. Sainte Sophie fut souillée et saccagée. De nombreuses oeuvres d’art de la grande époque grecque et romaine furent détruites. Les statues en bronze sont fondues et transformées en monnaie. Il y en avait de gigantesques, une statue de Junon dont la tête seule dut être traînée par un attelage de huit boeufs, une statue équestre dont le cavalier avait le bras étendu vers le soleil, un colossal Hercule dans la posture du Penseur de Rodin, une Hélène avec «ses cheveux flottant au gré des vents», c’est Nicétas le chroniqueur byzantin qui parle, «ses yeux pleins de langueur, son sourire plein de charme, ses lèvres qui paraissaient de rose sur l’airain, son attitude langoureuse, ses bras dont le bronze même montrait la blancheur». Le saccage continue dans la campagne voisine du Bosphore: villages, églises, maisons de campagne, tout est dévasté et livré au pillage. Nicétas vomit la race barbare des Francs qui dépasse en barbarie les Turcs. «Voilà donc ce que nous promettaient ce hausse-col doré, cette barbe rase, ces narines qui ne respirent que la colère, cet oeil superbe et cruel, cette main prête à répandre le sang...» Le chef des Croisés s’appelait Boniface de Montferrat, le Doge de Venise Henri Dandolo. Et voilà comme on marque pour des siècles et des siècles la mémoire collective des peuples...
Tsernianski a publié la première partie de ses Migrations en 1929. Le déclenchement de la première guerre mondiale le surprend à Vienne. Il est emprisonné, puis enrôlé dans l’armée autrichienne et doit aller se battre contre ses frères serbes comme tous les Slaves originaires de Bosnie, de Croatie et de toutes les terres serbes situées au nord du Danube qui font partie de l’Empire austro-hongrois. Cela exaspère son nationalisme. Au début de la deuxième guerre mondiale il se trouve en tant que diplomate à Rome lorsque l’Allemagne et l’Italie déclarent la guerre à la Serbie (en avril 1941). Il réussit à fuir à Londres où il vit dans des conditions plutôt misérables. C’est après la guerre qu’il publie la deuxième partie de son grand roman.
Cette deuxième partie est nettement plus touffue, plus romanesque aussi. Des femmes y apparaissent, souvent légères, sensuelles. Peut-être est-ce pour montrer que Vienne est une ville dissolue, les moeurs de la Cour à l’opposé de celles des soldats serbes. Peut-être est-ce de la misogynie chez l’auteur. Il est clair pour lui que ce sont les hommes et non les femmes qui gardent leur attachement à la terre serbe perdue. Les héros de l’histoire sont Pavle, le fils adoptif de Vouk, et ses trois cousins, tous des Issakovitch. Le récit commence à Timisoara, dans le Banat (aujourd’hui roumain) où l’on apprend aux régiments serbes qu’ils vont être dissous, que les officiers vont être versés dans d’autres régiments et que les simples soldats vont être employés à faire des routes ou à travailler pour des paysans allemands (le livre parle de Lorrains et d’Alsaciens!) qu’on est en train d’installer comme colons sur ces terres. Les Issakovitch décident comme beaucoup d’autres à émigrer en Russie. C’est le même rêve russe que celui de Vouk. Mais les paradis ne sont pas ce que l’on a rêvé. Pavle et les autres ne comprennent pas le russe, ils ont à faire face aux mêmes petits potentats qu’en Autriche. Or, comme dit Pavle, la Serbie est une région montagneuse et dans ces montagnes on n’a pas l’habitude de courber son cou. On leur accorde bien des terres dans la plaine du Donetz mais ils ne verront jamais le peuple russe, Moscou, Saint-Pétersbourg. Saint-Pétersbourg, la ville de Pierre le Grand, née d’un rêve, née de l’imagination, une ville de pierre bâtie sur l’eau, sur la glace. Pavle avait vu un tableau: la vue y était infinie. Il croyait y voir au loin des bulbes bleuir dans une brume transparente. C’était vers ces bulbes, cette eau, ce fleuve, cette mer qu’ils s’étaient mis en marche. «Vers cette ville qui est le rêve, fait réalité par celui à l’appel de qui ils étaient tous partis».
Et puis «ils finiront comme des garde-frontières - ce qu’ils ont toujours été - les uns le long de la frontière polonaise, où comme les sbires, ils pourchasseront les moujiks fuyant le servage russe, les autres à la frontière moldavo-turque, où ils laisseront leurs os».
12) n° 1027 Dobritsa Tchossitch, entretiens avec Slavolioub Djoukitch, un homme dans son époque, édit. L’Age d’Homme, Lausanne, 1991.
13) n° 1028-29 Dobritsa Tchossitch: Le Temps de la Mort, édit. L’Age d’Homme, Lausanne, 1991.
14) n° 1030-31 Dobritsa Tchossitch: Le Temps du Mal, édit. L’Age d’Homme, Lausanne, 1990.
Dobritsa Tchossitch (orthographié à l'ancienne, en serbo-croate)
Dobritsa Tchossitch a d’abord été un homme totalement engagé dans l’action politique, se battant avec les Partisans contre les Nazis pendant la dernière guerre, puis devenant membre du Comité Central du Parti de Serbie. Mais assez rapidement il entre dans l’opposition, rendant même sa carte du Parti en 1968 et se consacrant alors entièrement à l’écriture. Démocrate dans l’âme, il ne pouvait accepter longtemps l’arrivisme, le culte de la personnalité et l’autocratisme du régime. Un régime qui connaissait lui aussi ses camps staliniens (dans ses entretiens avec Djoukitch il parle longuement de sa visite à l’Ile Nue où étaient enfermés ceux qui s’étaient opposés à la rupture de Tito avec Staline et qui étaient soumis à un épouvantable lavage de cerveaux) et ses exclusions brutales (on se souvient de celle de l’opposant Djilas). Mais curieusement Tchossitch, peut-être à cause de son prestige d’écrivain, arrive à survivre tout en étant soumis à d’incessantes invectives. Il avait même réussi à créer un journal d’opposition, Javnost, qui n’a jamais pu être mis en vente et dont l’équipe de rédaction incluait un certain Zoran Djindjic, le Premier Ministre de Serbie qui, au moment où j’écris ces lignes, vient d’être assassiné par la Mafia serbe associée aux anciens amis de Milosevitch.
Ses deux romans majeurs, le Temps de la Mort et le Temps du Mal sont des romans-fleuves, longs respectivement de 1800 et de 1300 pages, impossibles à résumer. Je ne peux qu’évoquer ce qui m’a le plus frappé dans ces deux ouvrages monumentaux.
Le premier retrace l’histoire de la guerre de 14 vue du côté serbe. On sait qu’après l’attentat de Sarajevo (d’ailleurs perpétré par un Bosniaque) la première entrée en guerre a été celle de l’Autriche-Hongrie, désireuse de punir la Serbie pour ce crime de lèse-majesté. Les premiers coups de feu ont donc été tirés à la frontière serbe et les premiers morts ont été des Serbes. Puis la Russie a attaqué l’Autriche, et l’Allemagne la France et l’Angleterre et... on connaît la suite. Que retient-on avant tout du roman de Tchossitch? D’abord l’incroyable esprit de résistance du peuple serbe: ils sont battus, écrasés par le nombre, ils reculent, mais ils repartent, ils continuent à se battre, libèrent à nouveau Belgrade des Autrichiens. Ce sont de vrais guerriers, ces mêmes guerriers que nous décrit Tsernianski. Ils se battent aussi pour la réalisation de leur rêve, la réunion de tous les Slaves du Sud, Serbes, Croates, Slovènes, la création de cette Yougoslavie (la Slavie du Sud), alors que tant de Slaves doivent se battre dans les rangs honnis des Autrichiens. Car leur héroïsme est teinté de romantisme, d’idéalisme. C’en est même le moteur principal. Et il faut croire qu’à ce moment-là de leur histoire l’idée pan-slave est plus forte que celle de l’appartenance à la communauté orthodoxe. On ne peut que les plaindre quand on pense à ce qu’il est advenu, aujourd’hui, de cette belle et grande idée.
Il y a une scène dans ce roman dont je me souviens parfaitement, comme si je l’avais lue hier. Un jeune paysan et son cheval. On l’avait vu partir fièrement cambré sur son superbe étalon, admiré par tout le village (Tchossitch décrit les paysans avec beaucoup d’amour, cela se sent; d’ailleurs dans ses entretiens avec Djoukitch il parle de son enfance dans la vallée de la Moldova, de ses grands-pères magnifiques, de la vie des paysans, de leurs dettes, des prix incroyablement bas des produits agricoles. «C’est à cause de la misère des paysans et des paysannes que je suis devenu communiste»). Et puis on le revoit en plein combat, coincé dans un petit bois en contre-bas d’une crête occupée par l’ennemi, le commandant qui commande: «pied à terre», il attache son cheval (il s’appelait Dragan) à un arbre, il attaque la crête avec les autres, se trouve soudain seul avec un blessé à côté de lui qui lui demande de le sauver, il hésite, le porte un bout de chemin, puis revient pour son cheval, le cherche toute la nuit, et, perdu, ne le retrouvera plus jamais. Adam, dans son désespoir se souvient: du poulain quand il l’a vu pour la première fois, à sa naissance, quand son père l’avait réveillé la nuit, une lanterne à la main, pour le lui montrer et lui en faire cadeau, de toutes ces années où il l’a nourri, soigné, où il a joué avec lui, jusqu’au jour où le poulain et Adam étaient tous les deux devenus assez grands pour que l’un devienne le cavalier de l’autre, et que Dragan se refusait à lui, le mordait, lui lançait des ruades, et qu’alors commença une lutte entre les deux qui dura des floraisons du printemps jusqu’au temps des vendanges, et puis ce jour béni, au coucher du soleil, lorsque l’étalon, tremblant, frissonnant, l’a enfin accepté et qu’il est parti d’abord au trot, puis au galop, le long de la Morava, s’enfonçant dans la nuit, et qu’il avait pleuré de bonheur...
La guerre a mal fini pour les Serbes. Décimés par les épidémies, manquant de tout, sans aide aucune des alliés, attaqués à la fois par les Autrichiens, les Allemands et même les Bulgares qui voulaient leur faucher la Macédoine, ils reculent de plus en plus et passent par les montagnes du Monténégro et de l’Albanie. Au fond ils n’ont pas beaucoup d’amis: les Anglais aimeraient que l’Autriche-Hongrie subsiste après la guerre pour faire contrepoids à la Russie, les Italiens ne veulent pas de Yougoslavie unifiée, ils ont trop d’intérêts dans les Balkans et d’abord en Dalmatie, et les Russes reculent sur leur front et ne peuvent engager un nouveau front. Finalement ce sont les Français, grâce à Poincaré, qui viennent les chercher sur la côte albanaise. Entre janvier et avril 1916 150 000 hommes sont embarqués sur les navires français et transportés à Corfou. Et le livre se termine à nouveau avec les chevaux, ces milliers de chevaux qu’on ne peut embarquer et qu’il faut tuer pour ne pas les laisser à l’ennemi. «La vague des chevaux s’avance vers eux pas à pas, les hommes se replient dans la mer. Alors ils s’arrêtent et regardent les chevaux avec effarement; puis ils se mettent à leur dire des mots doux, à les prier de leur pardonner pour toutes les faims, les soifs et les chevauchées, les coups d’éperon et de cravache; certains s’agenouillent pour demander pardon pour cette ultime tuerie commise au nom de la patrie. Les chevaux s’approchent lentement d’eux, éclaboussés eux aussi par les vagues, s’arrêtent à quelques pas des hommes et les regardent. De leur côté, les hommes lancent des regards apeurés et implorants aux chevaux, tandis qu’au-dessus d’eux le vent mugit et l’écume marine les arrose.»
Le vieux mythe du Prince Marko et de son cheval Sharatz continue à vivre dans les vieilles ballades serbes. «Homme libre», pourrait dire le Serbe, «toujours tu chériras le cheval!» Le cheval, ton frère.
Le Temps du Mal est plus sinistre que celui de la Mort. C’est la description détaillée des purges staliniennes et de l’écrasement des individualités par les systèmes idéologiques. On y retrouve beaucoup de personnages du premier roman, des amis qui se sont connus à la campagne, à l’école, qui ont fait la guerre ensemble et qui se déchirent. Bogdan Dragovic, le communiste pur et dur, écrit un article infâme contre son ami Ivan Katic - qui est un peu le porte-parole de l’auteur - où il est traité de canaille trotzkiste et de traître. Et puis Bogdan lui-même est écrasé par la machine mise en route en 1939 par Staline pour éliminer tous les chefs communistes de la Troisième Internationale: ce sont les fameuses chambres d’accusation du Komintern organisées à l’Hôtel Lux à Moscou. Je crois que c’est la première fois qu’on a décrit avec un tel réalisme ce qui s’est vraiment passé, les exigences d’autocritique, de délation des amis, des parents, de la patrie même. Toute la vieille garde de la Révolution est ainsi engloutie, disparaissant dans les geôles de la Loubianka. Seuls survivent les plus veules, les plus abjects, ceux que Staline est absolument sûr de pouvoir manoeuvrer à sa guise. Et ceux qui en réchappent sont marqués à vie. Ils seront poursuivis, calomniés, injuriés, battus même. Et pourtant ils gardent souvent leurs idées et leur foi.
Le roman se termine en 1941 lorsque les troupes allemandes avancent en Russie et que la Yougoslavie tombe dans la guerre civile, le peuple serbe ayant renversé le gouvernement yougoslave qui vient de s’allier aux Nazis. Il y a quelque chose de religieux dans ce livre. D’ailleurs les titres des trois parties le montrent: le Pécheur, l’Hérétique et le Croyant. Pourtant Tchossitch n’est pas croyant. On ne parle guère de religion dans ses livres. Encore qu’il ait placé en épitaphe à son roman, un extrait de l’Evangile selon Mathieu: «Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même, prenne sa croix et me suive..» Mais il semble vouloir valoriser la souffrance, celle qui porte témoignage, qui affirme la foi en quelque chose. Bogdan Dragovitch est torturé par la Gestapo, puis libéré et torturé encore beaucoup plus durement par les jeunes partisans qui le prennent pour une ordure. Il résiste là aussi et ne dit rien. Et au moment même où ils s’apprêtent à le fusiller, lui qu’ils prennent comme l’ennemi le plus dangereux de toute l’histoire du parti, il se demande encore: que puis-je encore leur dire, que faire, ai-je le droit d’assassiner leur foi? Et Petar Bajevic, un communiste tout à fait atypique, un jouisseur, un donjuan, un intellectuel qui échappe au lot commun parce qu’il sert les sbires du Parti comme espion et trafiquant international et qui a pourtant la foi lui aussi tout en les méprisant, Petar, lorsque les Allemands lui demandent ses dernières volontés, leur répond: je voudrais être crucifié. Etes-vous croyant? lui demandent-ils. Oui, dit-il, j’ai foi en l’avenir.
Et Tchossitch dans son credo littéraire, dit ceci: «Je n’ai pas réussi à trouver la foi dans le Créateur chrétien, dans sa domination sur l’homme; je n’ai pas réussi à croire en mon salut par la miséricorde divine, ni à une existence outre-tombe où il y aurait un paradis et un enfer. Mais j’ai reçu du christianisme une morale, et j’ai cru au sacrifice humain, au sens du martyre du Christ pour sa foi. L’acte de la Crucifixion est resté à mes yeux, jusqu’à ce jour, l’acte le plus important d’une existence humaine.»
Et puis un jour, alors que la grande Yougoslavie n’est déjà plus, qu’elle se réduit à une simple union Serbie-Monténégro, je lis que le premier Président de la nouvelle Yougoslavie est Dobritsa Tchossitch - écrit à la manière serbe - écrivain (en 91-92). C’était lui. Cela ne pouvait être que lui. Alors qu’il avait déclaré à Djoukitch qu’il ne rentrerait plus jamais en politique. Mais Tchossitch avait une faiblesse. Il était nationaliste serbe. C’était même une des raisons de son opposition. Il trouvait - comme d’autres Serbes d’ailleurs - que les Serbes étaient maltraités en Yougoslavie (à partir de 1974 on a donné plus de droits aux différents Etats de la Fédération). Les Serbes contrairement aux autres nationalités étaient dispersés sur l’ensemble du territoire. Il est possible qu’alors ils ne disposaient pas de tous leurs droits en Croatie, en Bosnie, en Slovénie. Alors que les autres nationalités accusaient les Serbes d’être «Grands Serbes», d’autant que la capitale, Belgrade était en Serbie. Mais Tchossitch estime que les Serbes se sont trop sacrifiés à l’idée yougoslave, qu’ils se sont effacés derrière l’Etat parce que c’était la position de Tito. Il a soutenu les Serbes et les Monténégrins du Kosovo. Il est toujours difficile de se faire une idée exacte d’un conflit interethnique. Tchossitch pense que les Serbes au Kosovo sont opprimés par les Albanais. Kadaré, dont nous parlerons encore, pense que ce sont les Albanais qui sont brimés dans leur propre province. Je crois que dans ces questions il est impossible de trouver la vérité. Cela ne peut être ni tout noir ni tout blanc. Que pensait-il de Milosevitch? Il trouve que sa politique est inquiétante et son équipe politique très bigarrée. Il pense que Milosevitch «ne rassemble autour de lui que des personnes dévouées à sa personne, et ce par des méthodes communistes traditionnelles». Comment Tchossitch a-t-il vécu la suite, le cauchemar du Kosovo, le génocide, l’intervention des Occidentaux, la honte serbe? Je ne le sais pas. Je me suis même demandé s’il vivait encore. Pourtant le gérant de la librairie l’Age d’Homme à Paris, au coin de la place St. Sulpice, m’assure qu’il est toujours bien vivant même si à 82 ans il s’est définitivement retiré de la politique. Ce que je sais en tout cas c’est que c’était un démocrate, un humaniste, et qu’il a dû vomir ce qui s’est passé par la suite. Et peut-être a-t-il compris qu’une fois de plus les hommes ont déchaîné les forces du mal en se basant sur une idéologie. Car le nationalisme n’est rien d’autre, une fois de plus, qu’une idéologie.
15) n° 1024 Ivo Andritch: Inquiétudes, Editions du Griot, Paris, 1993.
16) n° 1025 Ivo Andritch: Le Pont sur la Drina, édit. Belfond, Paris, 1994.
17) n° 1026 Ivo Andritch: Omer Pacha Latas, édit. Belfond, Paris, 1992.
18) n° 2510 Ivo Andritch: La Chronique de Travnik, Préface de Paul Garde, édit. Belfond, Paris, 1997.
Avec Andritch on entre dans un autre monde, sans pour autant quitter la Yougoslavie, le monde de la Bosnie, des musulmans, de la multi-ethnicité, un monde sur lequel pèse encore la mémoire d’une terrible oppression, celle des anciens Ottomans. Car de toutes les régions slaves c’est la Bosnie-Herzégovine qui a vécu le plus longtemps sous le joug des Turcs: quatre siècles! Et c’est également là que les Turcs ont laissé leur empreinte comme ils l’ont laissée au Kosovo et en Albanie: l’Islam. Andritch est l’aîné de Tchossitch. D’une trentaine d’années. Mais lui aussi s’est battu pour l’Union des Slaves du Sud. Croate et catholique par l’origine de sa famille, il est né en Bosnie, à Travnik, a fait ses études à Sarajevo, mais il s’est voulu yougoslave avant tout, adoptant même le dialecte de Belgrade pour écrire ses grands romans, celui-ci devant devenir la langue nationale de toute la Yougoslavie (lors de la guerre civile je me souviens avoir lu un article dans le Monde où l’on assurait que les langues serbe et croate ne différaient entre elles que par une dizaine de mots, liés aux pratiques religieuses. Au point que je me suis souvent demandé comment un Serbe pouvait reconnaître un ennemi croate. Or en lisant la préface de Paul Garde on apprend enfin que Croates et Bosniaques parlent un dialecte serbo-croate qui s’appelle iékavien alors que les Serbes de Belgrade parlent l’ékavien!). Pendant ses années d’études à Vienne Andritch rejoint un mouvement pan-slaviste, la Jeune Bosnie, une organisation qui avait également comme membre Gavrilo Princip, celui qui abattit le Kronprinz à Sarajevo. Andritch est maintenu en prison par les Autrichiens pendant une bonne partie de la première guerre mondiale (c’est en prison qu’il écrit le poème en prose, Ex Ponto, contenu dans Inquiétudes). Contrairement aux idées de Tchossitch qui, surtout vers la fin de sa vie, a défendu de plus en plus le maintien des nationalités, Andritch a été en faveur de l’intégration complète, de l’assimilation, dans un Etat unitaire. C’est d’ailleurs ce qu’a essayé de réaliser Tito.
Ivo Andritch
Pourtant tous les deux, Andritch comme Tchossitch, ont échoué. Après la mort de Tito les tendances centrifuges des Slovènes et des Croates ont repris le dessus. Et le nationalisme serbe prôné par Tchossitch a libéré les pires instincts de la guerre civile. Dans Visegrad, la ville du Pont sur la Drina, les Serbes ont exterminé tous les Musulmans et ont jeté leurs corps dans la rivière qui coule sous le fameux pont. Et dans Travnik ce sont les Croates et les Musulmans qui se sont opposés dans des combats sanglants.
Deux idées dominent chez Andritch: la tolérance, qui est absolument nécessaire pour que des groupes de cultures et de religions différentes puissent vivre ensemble, la modernité à laquelle doit tendre une Bosnie trop longtemps soumise à une Turquie oppressante et archaïque.
Le Pont sur la Drina est la chronique de la ville de Visegrad, une chronique qui embrasse quatre siècles, très largement dominés par la Sublime Porte. La chronique débute en 1516 avec la vision d’un long convoi militaire qui s’en va vers Stamboul emmenant avec lui, enfermés avec leur petit paquetage et une part de pita au fromage, dans des panières tressées arrimées solidement sur de petits chevaux bosniaques, en tant que tribut, le nombre fixé d’enfants chrétiens, pris dans les villages de Bosnie orientale, des enfants mâles en bonne santé, intelligents et de belle apparence, âgés de dix à quinze ans, et qui ont été sélectionnés, non pas pour servir à assouvir les vices honteux de certains aghas de Stamboul, mais pour être incorporés, une fois circoncis et turquisés, dans les détachements de janissaires ou dans un autre corps d’élite de l’Empire. Or c’est parmi les enfants de cette riche récolte de 1516 que se trouvait un garçon brun de dix ans qui deviendra plus tard un chef militaire et même un homme d’Etat renommé, Mehmed pacha Sokoli, et c’est lui, se souvenant du dernier regard qu’il avait jeté sur la rive pierreuse et les eaux perfides de la Drina, qui va, après l’avoir imaginé dans ses visions, construire ce grand pont de pierre, aux onze arches et à la silhouette élancée et puissante.
Et la chronique se termine en 1914 lorsque les Autrichiens qui, entre-temps avaient chassé les Turcs et occupé à leur tour la Bosnie, sont attaqués par une troupe serbe et que pour la première fois dans sa longue vie, le pont sur la Drina, le pont du vizir, ce pont si dur et si solide, subit les tirs des canons et que tout à coup sa septième arche vacille et s’écroule dans les eaux boueuses du fleuve.
La Chronique de Travnik couvre une période beaucoup plus courte: 1806 - 1814. La Bosnie, toujours turque, est coincée entre la Dalmatie conquise par les Vénitiens, le nord occupé par l’Autriche et la Serbie à l’Est qui vient de se révolter contre la Turquie. Napoléon qui n’aime pas les Vénitiens qui l’ont très mal accueilli lors de sa campagne italienne, leur fauche la Dalmatie, reprend également à l’Autriche quelques autres terres croates et slovènes et appelle tout cela ses Provinces Illyriennes. Le vizir de Bosnie ayant préféré vivre tranquillement dans la petite ville de Travnik, un vrai trou, plutôt qu’à Sarajevo, le consul que Napoléon a l’idée saugrenue d’y envoyer pour représenter la France, est bien obligé de s’y installer aussi. Et l’Autriche qui ne peut se permettre de laisser la France seule face à la Sublime Porte, va y envoyer son consul à son tour. La littérature a toujours aimé mettre en scène des consuls un peu paumés, relégués dans des trous perdus, qui se sentent inutiles, ont du vague à l’âme, méditent, écrivent... comme écrit et médite Andritch, en cette année 1942 où il s’est retiré du service diplomatique de son pays, où Belgrade est occupée par les Nazis alors qu’en Bosnie les Oustachis croates et musulmans massacrent les Serbes, les Tchechniks serbes les Croates et les Musulmans et les Partisans leurs adversaires fascistes de tous bords.
Dans ce roman que je trouve personnellement encore supérieur au Pont, le choc entre la modernité représentée par ces deux consuls, leurs adjoints et leurs femmes et la petite communauté de Travnik, communauté provinciale d’un Etat lui-même arriéré et coupé de l’Europe, est merveilleusement rendu. Et la description de la communauté locale bien savoureuse, une communauté composée des Turcs et des Musulmans indigènes d’un côté et de la «Raïa» de l’autre, c. à d. des catholiques, des orthodoxes qui se disent - déjà - Serbes, des Juifs, et puis des Levantins qui sont à cheval sur l’Orient et sur l’Occident sans pourtant appartenir complètement ni à l’un ni à l’autre.
Des Fossés, l’adjoint du Consul français, et qui est aussi un peu le porte-parole de l’auteur, est effaré: Comment voulez-vous que ce peuple puisse se développer et vivre en paix, demande-t-il à son ami le capucin? «Quatre religions se côtoient sur cet étroit petit bout de terre, montagneux et pauvre. Chacune d’elles est exclusive et complètement isolée des autres. Vous vivez tous sous le même ciel et de la même terre, mais chacun de ces quatre groupes a le centre de sa vie spirituelle au loin, en pays étranger, à Rome, à Moscou, à Constantinople, à La Mecque, à Jérusalem ou Dieu sait où encore, mais pas là où ces gens naissent et meurent... Et chacune de ces communautés a fait de l’intransigeance la plus grande des vertus, chacune attend le salut de l’extérieur, chacune d’une direction opposée.»
En même temps il essaye de convertir le moine aux vertus de la modernité, ce qui semble d’autant plus nécessaire que les Chrétiens sont aussi arriérés dans ce pays que les Musulmans. La superstition est générale et les Franciscains ne font rien pour la combattre. Les Musulmans qui sont toujours restés totalement hostiles aux deux consuls, pensent avoir gagné une grande victoire le jour où le Français s’en va (à cause de la chute de Napoléon) bientôt suivi par l’Autrichien. Mais les Chrétiens semblent eux aussi soulagés. Tout va continuer comme avant. Et les Serbes n’ont de toute façon confiance que dans les Russes.
«Vous êtes tous ensemble isolés par un mur infranchissable de l’Europe, c’est-à-dire du monde et de la vie», dit encore des Fossés au frère Julijan. «Prenez garde que ne pèse sur vous, les frères, le péché historique de ne pas l’avoir compris et d’avoir mené votre peuple dans la mauvaise direction, sans le préparer à temps à ce qui l’attendait de façon inéluctable». Vous serez un jour, c’est sûr, lui dit-il encore, libérés du joug ottoman, mais «sans une éducation plus moderne et des conceptions plus libérales, vous ne gagnerez rien à être libérés... Au cours des siècles, votre peuple s’est tellement assimilé à ses oppresseurs que cela ne lui servira pas à grand’chose si les Turcs le libèrent vraiment un jour en lui laissant, en plus de ses propres tares, tous leurs vices: la paresse, l’intolérance, l’esprit de violence et le culte de la force brutale.»
Il n’est pas étonnant quand on lit cela que les Musulmans aient plus tard reproché violemment à Andritch d’avoir médit de leurs ancêtres et de l’Empire ottoman. D’autant plus que son autre très beau roman, posthume celui-là, Omer Pacha Latas, donne lui aussi une image pas très belle de certains caractères turcs: cruauté et dureté froide chez le Pacha qui vient pour imposer ses réformes, esprit retors et cupide chez les beys qui s’y opposent, orgueil chez tous et morgue envers les inférieurs et les infidèles. Et pourtant tout n’est pas négatif. La personnalité de ce pacha, dans sa solitude dans l’exercice du pouvoir, avec sa grande force de caractère, est bien attachante. Et puis lui aussi est une victime du système. Croate d’origine, islamisé, renégat même, il a dû boire «l’eau de l’oubli», ce que doit faire tout transfuge pour ne pas succomber aux souvenirs indésirables, pour ne pas sombrer tout simplement...
Mais les Musulmans ont saccagé le monument érigé à la gloire d’Andritch à Visegrad. Et personne n’a écouté ses leçons de tolérance. Andritch est mort en 1975 à 83 ans, après avoir reçu en 1961 le Prix Nobel de la littérature. Il est heureux qu’il n’ait pas pu assister à la fin, la dissolution dans le sang et l’horreur, de cette Yougoslavie qu’il aimait tant.
19) n° 1311 Ismaïl Kadaré: Avril brisé, édit. Fayard, Paris, 1982.
20) n° 1307 Ismaïl Kadaré: Les Tambours de la Pluie, édit. Fayard, Paris, 1985.
21) n° 1308 Ismaïl Kadaré: Chronique de la Ville de Pierre, édit. Fayard, Paris, 1985.
22) n° 1310 Ismaïl Kadaré: Le Pont aux trois Arches, édit. Fayard, Paris, 1981.
23) n° 1305 Ismaïl Kadaré: Le Général de l’Armée morte, préface de Robert Escarpit, édit. Albin Michel, Paris, 1970.
24) n° 1309 Ismaïl Kadaré: Le Crépuscule des Dieux de la Steppe, édit. Fayard, Paris, 1981.
25) n° 1306 Ismaïl Kadaré: L’Année noire - Le Cortège de la noce s’est figé dans la neige, édit. Fayard, Paris, 1987.
26) n° 1312 Ismaïl Kadaré; Le Concert, édit. Fayard, Paris, 1989.
27) n° 1313 Ismaïl Kadaré: Le Monstre, édit. Fayard, Paris, 1991.
28) n° 1314 Migjeni: Chroniques d’une ville du Nord et autres proses, préface d’Ismaïl Kadaré: l’irruption de Migjeni dans la littérature albanaise, édit. Fayard, Paris, 1990.
29) n° 2759 Jusuf Vrioni avec Eric Faye: Mondes Effacés, Souvenirs d’un Européen, édit. J. C. Lattès, Paris, 1998.
Je crois qu’il n’est pas nécessaire de présenter Kadaré. Tout le monde le connaît. Tous ses romans ont été traduits et publiés en France, souvent au moment même où ils paraissaient à Tirana. Et ceci grâce à un merveilleux traducteur qui est resté longtemps anonyme: Jusuf Vrioni.
Ce n’est qu’avec la parution de ses Mondes effacés qu’on a eu connaissance du destin extraordinaire de cet homme qui avait tout pour avoir une vie brillante d’Européen: issu d’une famille aristocratique d’Albanie (grand-père ayant combattu pour l’autonomie, père ambassadeur de l’Albanie en France, même Premier Ministre pendant une courte période, mère originaire d’une vieille famille albanaise d’Epire, grands propriétaires terriens, maison à Corfou, appartement avenue Victor Hugo), lycéen à Janson, HEC et licencié en droit, grand sportif, sociétaire du Racing, champion de France de volley-ball avec les Français Volants, ami de nombreux membres de la haute société dont les Agnelli, etc. Il revient en Albanie en 1943 après avoir vécu en Italie les premières années de la guerre. Une Albanie qui va vivre quelques années tumultueuses: les Allemands remplacent les Italiens comme force d’occupation, puis la résistance albanaise s’organise: d’un côté les ballistes dont on entendra encore parler dans le Général de l’Armée morte, qui sont des nationalistes partisans d’une grande Albanie ethnique devant inclure le Kosovo et qui vont assez rapidement être taxés de fascistes par le Front National de Libération noyauté par les communistes et qui tient la montagne. C’est lui qui va prendre le pouvoir après la guerre. Et progressivement serrer les vis. Vrioni est arrêté en 1947 comme membre d’une grande famille et espion français. Pendant trois ans il va connaître les interrogatoires, les tortures, les «clapiers humains» (1 mètre 90 sur 90 cm). Enfin procès public en 1950. Et condamnation à 15 ans de prison. A son grand soulagement, dit-il, alors qu’il est parfaitement innocent. Car il craignait d’être condamné à mort! Il passe alors par toutes les étapes du système concentrationnaire: prisons encore, camps de travail, puis est libéré en décembre 1959. Vient ensuite une longue période où il travaille comme traducteur tout en restant surveillé très étroitement et toujours traité en vieil ennemi du peuple. Ce n’est qu’en 1985 qu’il arrive, grâce à un infarctus et grâce aux efforts de sa soeur restée à Rome, à sortir du pays une première fois. Et ce n’est qu’à partir des années 90 (Vrioni a 74 ans) qu’il peut sortir de son pays plus souvent, pays qu’il sera d’ailleurs obligé de quitter définitivement lors des troubles de 1997 (à l’âge de 81 ans). Si je raconte cette histoire aussi longuement c’est qu’elle me rappelle un peu, en moins dramatique bien sûr, celle des héros de Virgil Gheorghiu. Une vie entière perdue, volée pourrait-on dire, à cause de la folie de notre siècle. Treize ans de prison, de camp, à vivre coupé de tout, coupé des femmes. Plus de 50 ans sans contact avec son frère et sa soeur, ses amis européens, et le plus grave pour lui: la vie, la culture, la civilisation européennes. Et combien de gens, en Allemagne de l’Est, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Roumanie, ont vécu ce même drame: que de vies volées!
Une fois libéré Vrioni se met à la traduction en commençant par un texte de l’écrivain Migjeni. Et ce sont justement les nouvelles de ce même écrivain que Kadaré va demander à Vrioni de traduire vingt ans plus tard. Des nouvelles que Kadaré fait précéder d’une volumineuse préface dans laquelle il décrit Migjeni comme un «météore paru dans les lettres albanaises» (il a vécu dans l’entre-deux guerres et est mort à 27 ans. C’est peut-être un grand poète mais je trouve sa prose assez quelconque). Kadaré prétend aussi que la culture latine et européenne n’a jamais disparu en Albanie malgré l’islamisation; il fait l’éloge du caractère national et se laisse aller à sa haine des Serbes (disons: des Grands-Serbes). Les Albanais se disent les descendants des anciens et glorieux Illyriens et font valoir leurs liens avec la Grèce de Homère. L’Albanais des Montagnes (le Pays des Aigles) est fier, noble, courageux (Robert Escarpit, en préfaçant le Général de l’Armée morte, dit de lui: «Il est là depuis les temps néolithiques - là il exagère un peu notre universitaire bordelais, ami de Frédéric Dard et expert en San Antonio, la langue albanaise étant indo-européenne, ils ont dû arriver après les temps néolithiques! - adossé à son rocher, prêt à tirer au fusil, au javelot, à la pierre, sur tout ce qui vient de la mer ou de l’intérieur par les défilés. Chaque rocher en fait naître un et la terre sèche sous eux est gonflée des ossements des armées victorieuses qui ont envahi, asservi, torturé, mutilé, massacré ce peuple sans jamais le conquérir ni le détruire. C’est un peuple semblable à sa langue plus ancienne que celle des héros d’Homère...»). Pas étonnant dans ces conditions que l’Albanais ait joué un rôle de premier plan dans l’empire ottoman et que les souverains de Stamboul aient apprécié ses vertus guerrières. Mais si l’Albanais est l’aigle, le Serbe lui, toujours d’après Kadaré, s’apparente, étymologiquement du moins, au serpent. Les Serbes ont un complexe d’infériorité sur le plan culturel. L’Albanais, lui, méprise le Serbe et le Macédonien. Il a un peu plus d’estime pour le Monténégrin parce qu’il est fier montagnard comme lui et que d’ailleurs il essaye de l’imiter. Si l’Albanais s’est converti à l’Islam cela a eu l’avantage d’arrêter l’invasion des Serbes. Et lorsque les Serbes, au moment de la formation de la Yougoslavie, ont réussi à mettre la main sur une population albanaise (celle du Kosovo) ils ont eu la joie mauvaise: maintenant c’est nous les maîtres, on va vous en faire voir de toutes les couleurs. Dans le Cortège de la Noce s’est figé dans la glace qui évoque le soulèvement des Albanais du Kosovo en 1981 et sa répression par les Serbes, Kadaré prend heureusement de la hauteur et son récit devient tragédie. On ne peut s’empêcher de penser à Tchossitch qui, lui, prend la défense des Serbes du Kosovo et plaide la cause d’un Serbe dont la plainte a été étouffée par les autorités qui cherchent à nier les problèmes ethniques en Yougoslavie, un Serbe à qui un Kosovar aurait enfoncé une bouteille dans l’anus! Il est bien regrettable que d’aussi grands écrivains s’adonnent à ce nationalisme qui nous paraît un peu primaire. Surtout quand on sait comment tout ceci s’est terminé!
Il y a un autre aspect chez Kadaré qui me pose problème. C’est son attitude sur le plan politique. Elle ne me paraît pas très claire. Quels étaient vraiment ses sentiments? Etait-il communiste? Oui, probablement, mais visiblement il n’approuvait pas l’évolution du régime. Le grand Hiver, qui devait d’abord s’intituler l’Hiver de la Grande Solitude, ainsi que le Crépuscule des Dieux de la Steppe critiquaient les Russes, ce qui était dans la ligne du Parti, puisque l’Albanie avait rompu avec l’Union Soviétique de Kroutchev, mais cela pouvait aussi être considéré comme une critique de tout pouvoir autoritaire. Avec le Concert qui était une véritable satire du système chinois (mais à nouveau écrit une fois que l’Albanie avait rompu avec la Chine) les choses paraissaient encore plus évidentes. Quand Kadaré est venu faire une conférence ici à Luxembourg je lui ai dit qu’en lisant entre les lignes, ce que nous n’étions plus tellement habitués à faire en Occident, on comprenait bien que la critique adressée à la Chine l’était aussi dans une certaine mesure à son propre gouvernement mais que par contre on se demandait pourquoi on mentionnait si souvent le Parti qui semblait au-dessus de toute critique. Il m’a répondu qu’il travaillait dans un pays qui était l’Albanie, que dans ce pays il y avait des lois qu’il fallait respecter et qu’il existait une loi qui interdisait de critiquer le Parti. Et dans sa longue préface aux Nouvelles de Migjeni il écrit: «Sous certaines dictatures terribles et diaboliquement perfectionnées, le métier d’écrivain est une véritable malédiction... Il a choisi d’être écrivain à une époque défavorable, dans une heure d’infortune, par amour de l’art, pour avoir nourri certaines illusions... Peu importe... Il paiera, comme tout un chacun, un premier tribut: le tribut qui lui permet de bénéficier de la condition d’écrivain, rançon absolument obligatoire sous de pareils régimes... Concession qui a pu lui paraître facile par rapport à ce feu qui le consume, la passion d’écrire... Mais par la suite, quand il s’aperçoit que ce tribut ne cesse de s’appesantir, qu’il sera contraint de le verser éternellement, de faire des concessions jusqu’à la fin de ses jours, lorsqu’il comprend cela, il se rend compte avec une épouvante accrue que toutes les issues pour s’écarter de cette voie lui sont barrées et qu’il ne lui reste inexorablement qu’un parti à prendre: continuer d’exercer son métier d’écrivain. Le luxe du silence lui est interdit...» Tout est dit. Ou non?
Il reste pourtant des zones d’ombre. D’abord sur ses relations réelles avec Enver Hodja. En lisant la Ville de Pierre on s’aperçoit que Hodja est originaire de la même ville que Kadaré. Hodja - Kadaré en parle quand il décrit la rencontre de Kroutchev et de Hodja - était quelqu’un de cultivé qui avait voyagé dans sa jeunesse et parlait des langues dont, d’une manière parfaite, le français (alors que Kroutchev était un paysan ignare). Il a donc dû apprécier Kadaré comme il a apprécié plus tard Vrioni pour son travail de traducteur (le pauvre Vrioni a dû se taper la traduction des oeuvres complètes d’Enver Hodja!). Vrioni lui-même dit qu’il sentait chez Kadaré «la présence d’éléments mystérieux que je ne saurais définir». Et lorsque Kadaré, en septembre 1990, après avoir quitté l’Albanie avec sa femme, ayant obtenu comme d’habitude un visa sans aucun problème, demande l’asile politique en France, il surprend tout le monde, moi y compris. Car il est parti à un moment où l’Albanie aurait peut-être eu besoin de lui. Le pays évoluait très vite et comme dit Vrioni: à ce moment-là «son prestige personnel, dépassant la littérature, était au plus haut». Dès la fin de l’hiver 91-92 les étudiants, à la tête d’une foule furieuse, allaient déboulonner la statue en bronze d’Enver Hodja!
Ismaïl Kadaré
Mais tout ceci n’empêche pas Kadaré d’être un très grand écrivain. Et je trouve même miraculeux que cette Albanie si isolée du monde ait pu produire un tel écrivain. Et en plus dans de telles conditions. Kadaré était obnubilé par la Grèce antique, par la tragédie grecque (voir Eschyle ou l’éternel Perdant). Le Monstre est un avatar du Cheval de Troie. C’est d’ailleurs un roman bien étrange. On pourrait presque le classer dans la catégorie science-fiction. Mais c’est aussi un roman sur le mensonge et la terreur politiques. Bien qu’une première version ait été écrite en 1965 il n’a pu être publié qu’en 1990 alors que Kadaré avait déjà quitté l’Albanie. Mais les Tambours de la Pluie constituent eux aussi, d’une certaine manière, une sorte de guerre de Troie, une guerre où Troie triompherait, du moins pour un temps. C’est l’histoire du siège de la citadelle de Kruje par les armées turques en 1448. On y trouve même un cheval qui, comme à Troie, doit aider les assaillants à investir la citadelle: il s’agit de trouver l’aqueduc souterrain qui alimente la ville en eau. Alors on entoure le mur d’enceinte d’une palissade en bois et on y lâche un superbe étalon blanc auquel on n’a rien donné à boire depuis trois jours. Le pauvre cheval, rendu fou par la soif, fait d’abord trois fois le tour de l’enceinte au grand galop, puis cherche à s’échapper, rue contre la palissade, enfin, à la grande inquiétude des assiégés qui l’observent du haut de leurs murailles, commence à gratter frénétiquement le sol de ses sabots et s’écroule finalement, mort d’épuisement, à l’endroit exact où passe le fameux aqueduc.
Mais là il faut que je m’arrête. Pour vous parler d’un héros, le grand héros national, le héros albanais par excellence: Scanderbeg! Georges Castriote était le fils d’un prince albanais, Jean Castriote, que le Sultan avait soumis par la force (les premières attaques des Turcs contre l’Albanie datent de 1380) et obligé d’envoyer ses fils comme otages à Edirne. Georges a neuf ans, est élevé à la Cour, devient chef militaire mais a la nostalgie de son pays. En décembre 1443, à l’issue d’une défaite subie par les Turcs dans la plaine de Nish, il s’enfuit, abjure l’Islam, organise une rencontre avec les principaux nobles albanais et devient le chef de la guerre de libération. Il lève une armée, organise - déjà! - une guerre de partisans et fortifie un certain nombre de citadelles imprenables. Il pense d’abord pouvoir se lier aux Vénitiens mais ceux-ci ne sont guère intéressés à une Albanie puissante. De plus ils sont plus ou moins alliés aux Turcs. Il a l’appui du Pape (mais le Pape n’a pas d’armée comme on sait) et va chercher l’aide d’Alphonse de Naples. C’est en 1450 que Murat II assiège Kruje sans succès pendant 5 mois. L’armée turque est continuellement attaquée depuis les hauteurs de la montagne et subit de lourdes pertes. Mais les Turcs ont besoin d’occuper l’Albanie. Ils ne veulent pas seulement contrôler la côte dalmate mais pensent même sérieusement à débarquer en Italie du Sud. C’est pour cela que c’est le fils de Murat, Mehmet II, qui va attaquer le pays sans relâche, conduisant les troupes lui-même. Et Mehmet est connu pour sa cruauté: en 1464 après avoir pris deux places-fortes il fait empaler toute la population mâle à partir de l’âge de douze ans! Et lors de la prise de Constantinople il fait assister les Grands de la ville au massacre de leurs femmes et de leurs enfants et prend part personnellement à la boucherie. Mais Scanderbeg continue à lui résister jusqu’à sa mort survenue sur la Côte, à Lesh, en 1468. Et ses partisans résistent encore pendant 11 ans.
Puis l’Albanie est annexée. Et elle restera turque jusqu’en novembre 1912. Pendant quatre siècles et demi. Et elle sera islamisée. Les Turcs, en se retirant de l’Europe, ont laissé quelques îlots-témoins de la religion musulmane sur notre continent. L’Albanie et les peuples albanais de Serbie et de Macédoine sont l’un de ces îlots, le plus important d’entre eux. Kadaré n’en parle jamais. Tout au plus voit-on comme en passant une pointe de minaret ou un hodja (comme celui de la Ville de Pierre qui se crève les yeux pour ne pas voir le communisme). Comment se fait-il que Serbes, Grecs et Roumains aient tous échappé à cette islamisation (à l’exception notable d’une partie des Grecs de Salonique et de ceux de Turquie)? Est-ce parce qu’ils étaient orthodoxes? Pourtant, à Constantinople, juste avant la prise par les Turcs, ne disait-on pas: Plutôt le turban turc que la mitre romaine? Il faut croire qu’avec le temps ils ont appris à haïr le Turc encore plus que le Pape. Et l’orthodoxie - je l’ai déjà dit à propos de la littérature grecque - est autant l’expression d’une communauté que celle d’une religion (voir Tome 1, notes 4: Littérature méditerranéenne). Alors est-ce parce qu’ils étaient catholiques que les Albanais ont offert une moindre résistance à l’islamisation? Ou y avait-il d’autres raisons?
Pour la Bosnie le livre de Werner déjà cité (Ernst Werner: Die Geburt einer Grossmacht - die Osmanen) donne une explication intéressante: dans ce royaume il y avait encore au XIVème siècle une Eglise de Bosnie réputée hérétique, les Patarènes. Elle devait probablement avoir des liens avec les Bogomiles bulgares, donc avec le manichéisme. Or il se trouve que l’Eglise catholique autorisait l’esclavage et la traite des hérétiques! Et que l’on trouvait des esclaves patarènes bosniaques tout autour de la Méditerranée. Et certains auteurs prétendent que les paysans patarènes ont préféré, à tout prendre et pour échapper à l’esclavage, se convertir à l’Islam plutôt qu’au catholicisme! Mais la Bosnie était aussi un pays où l’on extrayait de nombreux minerais. On a donc également importé des techniciens et des artisans turcs. Qui sont restés. Comme ils sont restés en Bulgarie où ils parlent encore aujourd’hui le turc.
D’autres raisons ont dû jouer dans le cas de l’Albanie: l’absence d’une autorité centrale après la chute de Scanderbeg, la volonté politique de la Sublime Porte d’assimiler (comme on dirait aujourd’hui), donc d’islamiser, pour éviter le retour d’une nouvelle révolte (d’autant plus que la position géographique de l’Albanie leur semblait alors particulièrement importante sur le plan stratégique), la situation privilégiée qui était offerte aux Albanais dans l’armée et dans l’administration de l’Empire et qui les amenait tout naturellement à embrasser la religion des vrais croyants.
Mais revenons à notre citadelle assiégée par les Turcs. Après avoir résisté aux assauts des assiégeants pendant tout l’été, les Albanais vont être sauvés par les pluies de septembre. Les tambours de la pluie vont battre toute une nuit. Le lendemain matin les Turcs lèvent le siège. A l’aube le grand pacha qui avait mené leur expédition, Ougourlou Tursun Tundjaslan Sert Olgun pacha, reconnaissant sa défaite, avait versé le poison dans son verre et, après l’avoir bu «il songea encore à la brièveté de sa vie, à celui à la gloire duquel il avait voué son existence... et à Scanderbeg, son ennemi, qui demeurait en ce monde, alors que son âme à lui s’en allait à travers la pluie...»
On rencontre souvent la pluie dans les romans de Kadaré. Heureusement que dans le Concert on voit deux citronniers installés sur un balcon sinon on pourrait se demander si on est bien dans un pays méditerranéen. La Chronique de la Ville de Pierre commence par une nuit d’hiver qui enveloppe la ville de vent, d’eau et de brouillard. Et l’enfant, enfoui sous ses couvertures, écoute le bruit monotone de la pluie qui bat sur le toit de la maison comme elle faisait battre les anciens tambours du siège de Kruje.
La pluie accompagne également le vieux général italien, le Général de l’Armée morte, venu chercher dans la boue les corps des soldats tombés en Albanie pendant la dernière guerre. C’est le premier roman traduit par Vrioni, publié en français en Albanie même, avant d’être repris par Albin Michel et qui a d’abord fait connaître Kadaré en France. Il y règne une étrange atmosphère, de mort, de désespoir, de solitude, d’incompréhension. Une incompréhension qui culmine avec cette scène terrible où le général vient prendre part à une noce de village sans y être invité et où une vieille, assise dans un coin, habillée tout en noir, l’observe d’abord, débordant de haine, en marmonnant des paroles inintelligibles, puis sort et revient après un moment, couverte de terre, avec un sac qu’elle jette à ses pieds, au milieu de la noce, un sac qui contient les ossements d’un autre Italien, un général, qui avait fusillé son futur gendre et violé sa fille qui s’était ensuite jetée dans un puits, ce général qu’elle avait alors tué elle-même avec son fusil et enterré sous le pas de la porte de sa maison! Vrioni parle à propos de ce roman de Faulkner, de Kafka et de Buzzati. Personnellement j’aime beaucoup ce roman, et je trouve que c’est l’un de ses plus beaux avec Avril Brisé.
J’ai déjà parlé de ce dernier roman à propos des Islandais et de leur conception de l’honneur qui fait qu’ils préfèrent affronter la mort plutôt que perdre la face (voir Tome 1, notes 3: Littérature scandinave). Sur les hauts-plateaux de l’Albanie du Nord règne la «bessa», cette notion d’honneur qui couvre à la fois les lois de l’hospitalité, le devoir de venger les morts et le respect de la trêve. Et le tout est réglé par le droit coutumier du Kanun (le canon grec qui veut dire loi ou droit). Ce qui fait de ces tristes étendues une région où règne la mort, les vendettas innombrables qui ne se terminent jamais et qui déciment les familles. Mais là encore le ciel est au diapason de l’humeur des hommes. Lorsque Gjorg des Berisha est à l’affût derrière un talus pour tirer sur Zef Kryeqyqe, le ciel est crépusculaire, il fait froid et les grenadiers sauvages sont encore couverts de lambeaux de neige. Quand, à la fin de l’histoire, Gjorg est lui-même touché par une balle mortelle - alors qu’au lieu de se mettre à l’abri dans ces tours de claustration qui permettent, pour un moment du moins, d’échapper à la vengeance du mort, il pensait à la belle épouse de l’écrivain qu’il avait entrevue à l’auberge - il y a bien quelques nuages très haut dans le ciel mais un soleil éclatant les transperce et la route sur laquelle il chemine est inondée de lumière. Avec beaucoup d’art Kadaré entrelace l’histoire de Gjorg avec celle d’un couple moderne, un écrivain et sa femme, l’écrivain qui, peut-être à l’instar de Kadaré lui-même, admire la bessa, le Kanun, et tout ce que cela signifie, une tradition qui vient de si loin, l’admire d’une manière toute intellectuelle, alors que sa jeune femme, avec sa sensibilité toute féminine, en est profondément choquée, est pleine de compassion pour les victimes, finit par haïr et la coutume et le haut-plateau où elle sévit... et peut-être même le mari qui lui a infligé, pour son voyage de noces, cette horrible épreuve.
Le Pont aux Trois Arches a quelque chose en commun avec le pont aux onze arches qui enjambe la Drina chère à Andritch. Une légende qui nous vient très certainement de très loin, de l’Antiquité, celle d’assurer la solidité d’une construction par un sacrifice humain. Dans le Pont sur la Drina on raconte que lors de sa construction on est allé chercher dans la campagne deux enfants jumeaux pour les y emmurer et que leur mère éplorée a demandé qu’on laisse une ouverture dans la muraille pour qu’elle puisse continuer à leur donner le sein. Une ballade albanaise, elle, raconte que trois frères construisaient le mur d’une forteresse lorsqu’ils décident que l’une de leurs femmes (et cela va être comme par hasard la femme du plus jeune) devra être emmurée pour assurer, là encore, l’inviolabilité de la citadelle. Et elle aussi demandera à ce qu’on lui laisse une ouverture pour qu’elle puisse continuer à allaiter son jeune enfant. Mais dans la chronique relatée par un moine et qui est le sujet du Pont aux Trois Arches les choses tournent autrement et c’est un homme que l’on emmure. En se servant de l’ancienne légende et en répandant le bruit que l’homme a accepté de se sacrifier pour de l’argent qui servira à sa veuve. En réalité l’homme a été pris à saboter les fondations et a été assassiné. C’est une histoire de capitalistes avant l’heure, une bataille entre l’entreprise «Bacs et radeaux» et l’entreprise «Ponts et chaussées», une bataille entre «lion et crocodile». C’est une histoire bien étrange, puisqu’elle se passe au Moyen-Age. Vrioni disait qu’à sa lecture il était à la fois «émerveillé et perplexe». D’autant plus que l’on vit dans une atmosphère bien inquiétante. Le Grand Turc a saisi les dernières possessions de l’Empereur de Constantinople. Et son grand «damnateur» est monté dans sa tour et tend ses paumes en avant tournées vers la grande étendue des Balkans. D’ailleurs l’histoire se termine avec l’émergence des grandes brumes de décembre qui planent sur la plaine qui s’étend à perte de vue, de sept cavaliers turcs qui arrivent à se frayer un passage jusqu’au milieu du pont, se battent avec les gardes, puis repartent comme ils sont venus, enveloppés de mystère et annonciateurs de grands malheurs.
Voilà une excellente transition pour les réflexions avec lesquelles je vais conclure ce tour d’horizon balkanique: l’Union Européenne vient de décider l’élargissement à 10 membres supplémentaires. Tout le monde sait que la Grande- Bretagne, comme l’avait prévu de Gaulle, est le pays qui a le plus poussé à une telle évolution parce que cela dilue bien évidemment l’Union et empêche d’en faire un Groupe fédéral compact et puissant sur le plan politique. Et on fait cet élargissement sans avoir éliminé la règle de l’unanimité, ce qui est un vrai non-sens. On a vu comment des pays relativement petits et périphériques comme le Danemark et l’Irlande ont pu paralyser l’Union et geler certaines décisions importantes. Et on va donner les mêmes droits de veto à des pays comme Malte ou la Lettonie. Mais on veut aller encore plus loin. Faire entrer dans l’Union la Turquie!
L’Union Européenne à 25 a au moins un avantage: ce sont tous des Européens. Il se dégagera peut-être malgré tout une opinion publique européenne, une conscience européenne (dans 10 ans, 30 ans?). Après tout nous avons malgré tout une culture commune. Au moment où j’écris ces lignes Bush a commencé sa guerre en Irak. Peut-être Bush nous rend-il service. Même les Anglais trouvent que c’est un crétin et que l’Angleterre ne doit pas être le 51ème Etat de l’Amérique.
Mais que viennent faire les Turcs dans cette galère? Avons-nous une culture commune avec eux? Bien sûr quand vous mangez assis au soleil, à une table de restaurant, dans les rues du quartier de Galata à Istanbul vous voyez autour de vous plein de gens qui nous ressemblent. Mais vous pouvez trouver les mêmes à Beyrouth, à Alexandrie, en Tunisie, en Algérie, au Maroc? Faut-il faire entrer tous ces pays dans l’Union? Par contre quand vous vous enfoncez dans l’Anatolie profonde vous rencontrez un autre monde. Qui n’est pas le nôtre. Il y a quelques années il y a eu un fait divers en Alsace parmi les immigrés turcs: un père et un frère ont condamné à mort la fille de la famille parce qu’elle avait fréquenté (couché avec?) un Français. Je ne juge pas une communauté sur un fait divers. Mais qu’un tel fait divers soit possible donne malgré tout un certain éclairage de cette communauté. Alors certains politiciens, et pas des moindres, disent que la Turquie a eu une histoire commune avec l’Europe. Ils devraient lire tous ces écrivains que nous venons de passer en revue. Oui, nous avons une histoire commune avec eux. Comme le kidnappé a eu une histoire commune avec le kidnappeur, comme la femme violée a eu une histoire commune avec son violeur, comme la victime a eu une histoire commune avec son bourreau.
(2003)
Note (2012) : De mon site Carnets d'un dilettante (www.bibliotrutt.com), on peut télécharger en mode PDF ou mode e-pub (pour IPAD) les notes suivantes extraites du texte ci-dessus:
- Deux Serbes et un Bosniaque (Tsernianski - Tchossitch - Andritch)