Comment faire comprendre à quelqu’un qui n’est pas un Alsacien de souche, et qui, en plus, est d’une génération qui n’a même pas connu la dernière guerre, quelles ont été les épreuves qu’a dû traverser l’Alsace depuis le guerre de 70 jusqu’aux années qui ont suivi la guerre de 40? Trois quarts de siècle! Et expliquer comment les Alsaciens, ma propre famille, ont vécu tout cela, subi tout cela? Jouets de forces sur lesquelles ils n’avaient aucune emprise!
Ma mère me racontait que lorsque nous habitions Mulhouse au cours des années 40 elle allait souvent rendre visite à deux cousines de ma grand-mère, deux vieilles filles, les demoiselles Bohly, qui tenaient un magasin chic, de gants il me semble, dans la rue du Sauvage, la même rue où se trouve aujourd’hui le magasin de mon frère Pierre. A Mulhouse la langue française avait toujours été d’un usage plus courant qu’à Strasbourg, surtout dans une certaine classe sociale. Et les demoiselles continuaient à la pratiquer sans crainte. Alors que le français était bien sûr rigoureusement interdit dans un pays où les murs étaient couverts d’affiches annonçant: «Heraus mit dem welschen Plunder!» (dehors les rebuts français!). Un jour un officier SS entre dans le magasin, les entend parler, se plante devant elles et les engueule en bonne brute hitlérienne: «N’avez-vous pas honte de parler cette langue décadente alors que vous appartenez au grossdeutsche Reich? Savez-vous que je pourrais vous faire jeter instantanément en prison?» Alors la plus âgée, la plus fine des deux, lui répond en excellent hochdeutsch: «Mon bon Monsieur, vous savez, je suis née française, puis je suis devenue allemande en 71 et de nouveau française en 18 et puis à nouveau allemande en 40. Je suis vieille. Quelquefois je ne sais plus où j’en suis. Il faut m’excuser, mon bon Monsieur...».
Et parmi les nombreuses histoires qui circulaient à Mulhouse pendant la guerre il y avait celle de ce brave homme qui se voit convoqué au commissariat. «Vous vous appelez Lagarde», lui dit-on, «C’est un nom français. Vous êtes citoyen du Reich. Il faut changer cela. Voyons un dictionnaire. La garde, en allemand, veut dire die Wache. Alors on vous propose Wache. Cela vous va?». «Warte emol. Attendez un peu.» dit le Mulhousien, en se grattant la tête, «Laissez-moi réfléchir. Supposez, je sais bien que c’est impossible, mais supposez quand même, que les autres reviennent un jour. Ils vont lire Wache à la française et m’appeler Vache. Vous allez bien sûr revenir. Vous allez traduire: la vache, die Kuh, et m’appeler Kuh. Supposez encore une fois que les autres reviennent. Ils vont lire cul. Alors appelez-moi tout de suite Arsch et qu’on en finisse.» Il faut dire que Arsch est le mot très vulgaire qui désigne cette partie de notre anatomie sur laquelle nous nous asseyons. Une insulte particulièrement grossière est en allemand comme en alsacien: «Leck mich am Arsch!» (Lèche-moi le cul). Ce qu’un Allemand plus poli exprime par: «Götz von Berlichingen!» et tout être instruit comprend ce qu’il veut dire puisque c’est la réponse donnée par le chevalier libre Götz à l’envoyé de l’empereur dans la pièce du même nom de Goethe.
Ces deux histoires dont la première est véridique, expriment parfaitement ce que tout Alsacien a vécu. Mes arrière-grands-parents et mon grand-père maternel sont nés français. Mes autres grands-parents, mes parents, mes oncles et tantes sont nés allemands. Je suis né français. Mes deux frères sont nés allemands. Et nos enfants sont bien sûr à nouveau nés français. Mais cela ne se résume pas à un simple changement de nationalité. Il faut voir toute l’expérience douloureuse qui va avec.
En 1871, après une défaite fulgurante et honteuse de l’armée française, l’Alsace est cédée à l’Allemagne prussienne. Sans que personne ne pense à lui demander son avis. Alors qu’elle était française depuis 200 ans. Et l’Assemblée valide la cession par un vote largement majoritaire malgré la protestation émouvante de tous les députés alsaciens et lorrains. Bismarck voulait même Belfort, pour des raisons stratégiques évidentes. Cela aurait évité à l’Allemagne de devoir envahir la France à l’avenir par les Ardennes. Mais là Thiers a trouvé la parade. En payant quelques milliards de plus. C’est bien dommage. Si les Belfortains avaient vécu la même expérience que nous ils n’auraient peut-être pas voté pendant des années pour ce nationaliste borné de Chevènement. Et en plus cela aurait fait des économies. Le lendemain de l’annexion de nombreux Alsaciens ont quitté pour toujours leur pays natal. Et puis l’Alsace a été administrée directement par la Prusse, comme une colonie. Ce n’est qu’en 1911 que les élus alsaciens ont réussi à obtenir un statut autonome. Et trois ans plus tard éclatait une nouvelle guerre.
Lors de la grande guerre les Alsaciens sont bien évidemment incorporés dans l’armée allemande. Mais comme on ne leur fait toujours pas complètement confiance on les envoie plutôt sur le front russe. Comme mon oncle qui ramène de son service chez les Uhlans un mal de dos tenace et des amibes qui vont lui dévorer progressivement le foie. Mais les Français ne font pas plus confiance aux Alsaciens puisque pendant toute la guerre on interne ceux qui se trouvaient en France au moment de la déclaration de guerre. Albert Schweitzer lui-même n’y échappe pas. Quelques jours après le déclenchement des hostilités on lui fait savoir tout là-bas, au fin fond de l’Afrique noire, à Lambaréné, qu’il n’a plus le droit de quitter sa maison. En 1917 on l’embarque lui et sa femme sur un bateau, on les débarque à Bordeaux et on les jette dans un camp avec des Allemands, des Autrichiens et d’autres citoyens de nations en guerre avec la France. Finalement on les transfère dans un camp réservé aux Alsaciens dans un vieux couvent à St. Rémy-en-Provence qui était réservé dans le temps aux fous et qui avait été fréquenté par Vincent Van Gogh. Endroit où ils sont poursuivis par la haine de la population et sont insultés comme Allemands dès qu’ils sortent du camp. Alors que c’est par la volonté des élus de la Nation et non par la leur qu’ils sont devenus Allemands. Et pour finir, à la fin de la guerre on ne va pas les libérer ou les transférer directement en Alsace, non, on va les évacuer par un train spécial à travers la Suisse, pays neutre, jusqu’en Allemagne, à Constance. Et c’est de Constance que les Schweitzer peuvent enfin rejoindre Strasbourg. Quand j’ai lu cette histoire cela m’a en partie consolé de ce drame kafkaïen qui avait frappé la famille de ma mère, cette déportation sur une délation totalement absurde («ils ont fait des signes aux avions boches!»), cet internement dans une prison à Viviers où eux aussi ont dû se faire insulter par la population: «Boches, sales boches...»
Et puis après la guerre il faut les intégrer, les assimiler, brutalement et instantanément, ces Alsaciens. Alors qu’ils ont vécu 47 ans en Allemands. Pensez, c’est long, 47 ans! Presque le temps qui nous sépare de la fin de la deuxième guerre mondiale. Le double du temps pendant lequel les Alsaciens seront de nouveau français, de 1918 à 1940. Plus de trente classes d’âge qui ont été entièrement éduquées dans la seule langue allemande. Et on veut leur supprimer tout enseignement de l’allemand, revenir sur les lois locales, abolir le concordat. Alors c’est un autre combat qui commence. Celui de l’autonomisme. Et la majorité de la population qui en a marre de n’être jamais consultée, de ne pas être maître de son destin, le soutient. On en reparlera.
Enfin vient la deuxième guerre mondiale. Et à nouveau, comme en 70, une défaite rapide et honteuse de la France. Et, alors que le reste de la France est occupée (au début que partiellement), l’Alsace est bien annexée. Même si cette annexion n’était pas explicitement reconnue dans les accords signés. Mais Hitler n’avait jamais eu le moindre respect pour un morceau de papier. Il était clair dès le premier jour qu’il s’agissait d’une annexion de fait et d’une intégration dans le Reich. Et Pétain et son gouvernement, même s’ils ont, paraît-il, élevé un certain nombre de protestations (auxquelles, comme par hasard aucune autorité allemande n’a jamais répondu), le savaient parfaitement. Si l’Allemagne victorieuse de Bismarck a pu tranquillement nous prendre l’Alsace et la Lorraine, vous pensez bien que l’Allemagne victorieuse de Hitler n’allait pas se gêner! Donc dès le départ l’Alsace vit sous une chape totalitaire, la pratique du français est interdite. Ce qui fait que ceux de ma génération, à la Libération, en 45, ne connaissaient pas un mot de français, que si la guerre avait duré quelques mois de plus je n’aurais pas échappé à la Hitlerjugend (totalement obligatoire à partir de dix ans) et que mes aînés ont été incorporés de force dans l’armée allemande, alors que pour les autres Français la partie militaire de la guerre était terminée. Les deux cousins de ma mère, Bernard et Jean-Paul Bohly, envoyés sur le front russe n’en sont jamais revenus. Et pendant des années encore après la guerre on allait accueillir les trains qui ramenaient au compte-gouttes des prisonniers alsaciens de Tambov en Sibérie pour essayer d’avoir des nouvelles des disparus.
Alors on est bien obligé de se demander: pourquoi tous ces malheurs? Quel a été l’enchaînement des événements? La cause lointaine? Et il faut bien sûr se poser la question pas seulement à cause des malheurs de l’Alsace. Quand on pense à ce qui s’est passé en Europe pendant la première partie de ce siècle, on ne peut qu’avoir honte. L’incroyable massacre de la première guerre mondiale. La montée du fascisme et l’évolution du fascisme hitlérien vers le génocide, l’horreur de la Shoah. L’universitaire américain Robert Paxton, un des meilleurs analystes du fascisme européen, dit que l’origine de son succès est d’abord à rechercher dans le sentiment de désillusion des masses dans la démocratie, dans leurs politiques qui ont été incapables de leur éviter «quatre années d’un massacre à l’échelle industrielle» (voir n° 3378 Robert O. Paxton: Le fascisme en action, édit. Seuil, Paris, 2004). «Beaucoup d’Européens», dit-il encore, «eurent le sentiment que c’était leur civilisation elle-même qui les avait trahis... Et ceux qui avaient survécu aux tranchées ne pouvaient pardonner à ceux qui les y avaient envoyés».
L’universitaire français Alfred Grosser, grand connaisseur de l’Allemagne, raconte quelque part que lors d’un entretien avec l’écrivain allemand Günther Grass, il lui a dit: «Vous n’auriez pas dû annexer l’Alsace-Lorraine en 1870. C’est la cause de tout.» «Mais Grass m’a répondu, dit-il encore, c’est vous qui n’auriez pas dû annexer l’Alsace lors du traité de Westphalie! Et je ne savais quoi lui répondre...». Je ne partage pas son avis. Le XVIIème siècle était loin en 1870. L’Alsace était alors bien intégrée en France. Et personne ne lui a demandé son avis. Mais cela n’empêche. Je vais quand même revenir brièvement à la guerre de trente ans. Pas à cause de Günther Grass, mais parce que cette guerre a marqué l’Alsace par ses horreurs au point qu’on la retrouve encore aujourd’hui dans ses légendes populaires (la guerre des Suédois) et parce que le rattachement à la France a eu des conséquences importantes sur le plan culturel et sur le plan des religions. Alors accrochez-vous! On va commencer par remonter le temps, de 350 années...
1) n° 2252 Rod. Reuss: Histoire d’Alsace, édit. Ancienne Librairie Furne - Boivin et Cie, Paris, 1912.
2) n° 2949 Rodolphe Reuss: Histoire de Strasbourg des origines jusqu’à nos jours, édit. Libr. Fischbacher, Paris, 1922.
3) n° 2651 Ottokar Lorenz et Wilhelm Scherer: Geschichte des Elsasses, édit. Weidmannsche Buchhandlung, Berlin, 1886.
4) n° 2227- 29 J. B. Ellerbach: Der dreissigjährige Krieg im Elsass, tome: 1618-1622 Vom Beginn des Krieges bis zum Abzug Mansfelds, tome 2: 1623-1633 Vom Abzug Mansfelds bis zur Aufhebung der ersten Belagerung von Breisach, tome 3 (par A. Scherlen): 1633-1648 Die Schweden und Franzosen als Herren und Meister im Elsass bis zum westfälischen Frieden, édit. tome 1: Betsaida, Carspach, 1912, tome 2: H. Martin, Brumath - Union, Mulhouse, 1925, tome 3: Union, Mulhouse, 1929.
5) n° 0045 Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen: Der abenteuerliche Simplicissimus, édit. Winkler Verlag, Munich, 1970.
Lorenz était historien et Scherer avait la chaire de langue et littérature allemande à l’Université de Strasbourg après l’annexion de l’Alsace par l’Empire allemand en 1870. Lorenz et Scherer sont allemands et voient donc l’histoire du point de vue de l’Allemagne, alors que Reuss est quelquefois un peu trop francophile. De plus il est catholique et passe un peu vite à mon avis sur la pression mise sur les Protestants après la prise de Strasbourg par Louis XIV. Les deux auteurs allemands de leur côté sont protestants. J’ai souvent noté qu’en matière alsacienne l’objectivité n’est pas le premier souci des historiens, ni en ce qui concerne la politique et encore moins en ce qui concerne la religion. Il vaut donc mieux prendre ses précautions et confronter les points de vue.
Le travail réalisé par le curé Ellerbach est absolument remarquable. Il n’a d’ailleurs pas pu le terminer. Le deuxième tome a été achevé par celui qui avait été son assistant et qui est devenu plus tard chercheur aux Archives d’Etat de Berne. Quant au troisième tome il a été rédigé par un autre archiviste, Scherlen.
Le Simplicissimus est le premier roman picaresque allemand et un des chefs-d’oeuvre de la littérature du XVIIème siècle. Si je le mentionne ici c’est que la guerre de trente ans est constamment présente à l’arrière-plan du livre et que l’auteur a vécu lui-même une bonne part des aventures de son héros. En effet Grimmelshausen, né en Hesse, a été enlevé par les troupes, après avoir perdu sa mère, à l’âge de dix ans, a été page, puis soldat, enfin scribe, jusqu’à la paix de Westphalie. Après la guerre il s’installe en pays de Bade où il va d’abord s’instruire par la lecture puis créer une oeuvre volumineuse qui obtient tout de suite un succès retentissant (Simplicissimus paraît à Nuremberg en 1669). Il est en contact étroit avec la ville de Strasbourg: il devient l’intendant d’un château badois qui appartient à un riche médecin strasbourgeois, Johannes Küffer, puis est nommé maire d’une ville en bordure de la Forêt Noire qui fait partie des possessions du prince-évêque de Strasbourg et semble suivre de près la vie littéraire strasbourgeoise puisqu’il se moque dans son roman d’une association locale («die aufrichtige Gesellschaft von der Tannen») qui malgré tous les malheurs du temps cherche à corriger et réformer la langue allemande!
Son héros, Simplex Simplicissimus, est donc enlevé comme Grimmelshausen à l’âge de dix ans. C’est d’abord un grand naïf, d’où son nom (je suppose que Voltaire a pris son Candide chez Grimmelshausen), devient un espèce de fou du Roi pour son commandant, puis soldat, cavalier, bandit, voleur, séducteur, comme les autres. Pris par les Croates, par les Impériaux, par les Suédois. On y voit d’ailleurs les mercenaires passer indifféremment d’une armée à l’autre. Il a plein d’aventures à la Diable Boiteux ou à la Till Eulenspiegel. Quand pour échapper à son habit de fou il se déguise en femme, il est pressé à la fois par un Chevalier, par son valet et par la femme du Chevalier qui a bien senti que la femme était un garçon. Et quand le Chevalier, furieux de ne pas arriver à ses fins, le jette en pâture à sa troupe il y a la moitié de la troupe qui veut le violer et l’autre moitié se régaler du spectacle (un spectacle qui devait pourtant être monnaie courante en ces temps-là). Et je crois que même une fois son vrai sexe révélé, rien n’aurait pu le sauver des derniers outrages si une troupe ennemie n’était pas arrivée juste à ce moment-là. Plus tard il a beaucoup de succès féminins, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être piégé une nuit et d’être obligé de se marier. Il arrive même à Paris où il est connu sous le nom de Beau Alman et doit exercer le service d’amour au profit de trois belles voilées qui se présentent devant lui comme les trois Grâces devant Pâris (quand il confesse à la servante allemande qui sert d’intermédiaire et d’interprète dans cette intrigue qu’il n’est pas certain de pouvoir s’exécuter, étant marié, celle-ci lui répond: quand on a soif on peut bien boire à une fontaine étrangère!). Il a deux amis, un bon et un méchant, symboles du Bien et du Mal qu’on a bien de la peine à distinguer en ces temps difficiles, le méchant se faisant bandit sanguinaire. Il philosophe aussi de temps en temps, sur la religion qui est la grande absente de cette guerre qui est pourtant, soi-disant, une guerre de religion. Ainsi il a une conversation amusante (et plutôt osée pour l’époque, je trouve) avec un pasteur que je suppose calviniste puisqu’il lui propose de se rendre à Genève (Calvin et Zwingli avaient encore une position forte en Allemagne à l’époque et faisaient concurrence à Luther) et qui lui explique que la vérité est si clairement exprimée aussi bien dans la nature que dans l’écriture sainte qu’aucun papiste ni aucun luthérien ne la pourront jamais nier: «Monsieur le pasteur, c’est exactement ce que disent les autres de votre religion. Qui dois-je croire? Comment puis-je confier le salut de mon âme à un parti que les autres accusent de mensonge et de contrevérité? Ne dois-je pas attendre que ma raison résolve le problème et que je sache ce qui est noir et ce qui est blanc? Il faut bien qu’une religion ait raison et les autres tort. Si je choisis la mauvaise je risque de le regretter pour toute l’éternité. Sans compter qu’il existe encore beaucoup d’autres religions de par le monde, et rien qu’en Europe les Arméniens, les Grecs, les Géorgiens, etc. Non, si c’est pour errer sans arriver nulle part je préfère encore ne pas prendre la route du tout...».
Ce livre est merveilleux. Je vous assure qu’on y trouve toujours autant de plaisir à le lire de nos jours. Il se passe toujours quelque chose. Et avec quel humour, un humour populaire plein de bon sens tout cela nous est-il conté! Mais le Simplicissimus est aussi le livre d’un moraliste. La critique sociale y est partout présente. Il faut dire que dans un tel environnement de violence et d’impunité les passions et les vices se déchaînent. Et qu’il vaut mieux être soldat que paysan. Quant à la guerre elle forme l’arrière-plan, le décor. Voici comment on décrit une bataille: Cela commence avec le chant des boulets qui volent au-dessus des têtes et qui font que les peureux se baissent comme s’ils voulaient rentrer en eux-mêmes. Et puis au contact des armées le cliquetis des armures, le fracas des piques, les cris des blessés et des attaquants, le son des tambours, des fifres et des trompettes, la fumée et la poussière et les plaintes des mourants. Et à nouveau les cris joyeux de ceux qui sont encore pleins de courage, et les chevaux tout excités, prêts à servir leurs maîtres, alors que certains de leurs congénères sont déjà morts, couchés sous leurs cavaliers, couverts de blessures qu’ils ont reçues, innocents, en récompense de leur dévouement. D’autres au contraire sont couchés sur leurs maîtres et ont eu l’honneur à l’heure de leur mort d’être portés par ceux qu’ils ont portés leur vie durant. D’autres encore, débarrassés de leurs cavaliers, prennent la fuite, loin des hommes, de leur rage et de leur frénésie, et trouvent enfin dans l’étendue des champs leur première liberté. La terre qui d’ordinaire recouvre les morts, est elle-même recouverte de morts qui constituent un vaste tableau: des têtes gisent seules, ayant perdu les corps auxquels elles avaient appartenu, et ailleurs des corps auxquels manquent leurs têtes. Certains ont les intestins qui sortent d’une manière cruelle et pitoyable, des têtes sont fracassées, des cervelles éclatées, des bras arrachés dont les doigts bougent encore comme s’ils voulaient retourner dans la mêlée (alors que d’autres hommes qui n’ont pas versé le moindre sang cherchent éperdument leur salut dans la fuite). Des blessés horriblement mutilés supplient qu’on les achève, d’autres pleurent pour qu’on les épargne et qu’on leur sauve la vie...
Bien sûr l’Alsace a été envahie et dévastée bien des fois bien avant que commence cette funeste guerre de trente ans. On a connu les bandes indisciplinées des «Anglais» du Sire de Coucy au XIVème siècle, celles des «Armagnacs» ou «Ecorcheurs» (les bien nommés), féroces mercenaires rendus à la liberté suite à la paix d’Arras signé entre le roi de France et le duc de Bourgogne au XVème siècle et enfin les Bourguignons suivis par les Lorrains avec leurs terribles mercenaires albanais au XVIème siècle. C’est que la plaine était fertile et difficile à défendre. D’autant plus que l’Alsace était incroyablement morcelée sur le plan politique. Ellerbach qui commence sa chronique en faisant le point sur la situation de l’Alsace au début du XVIIème siècle a besoin de 50 pages pour en faire l’analyse politique, presque village par village. On y trouve essentiellement: la ville libre impériale de Strasbourg, la plus ancienne des villes libres d’Allemagne (il y en avait environ soixante au total à l’époque) et qui était passée à la réforme dès 1529 par un vote solennel de sa bourgeoisie, les dix villes libres de la Décapole avec comme chef-lieu Haguenau dont certaines étaient également protestantes (Wissembourg et Landau au nord, Munster au sud), des princes d’Eglise comme l’évêque de Strasbourg ou certaines abbayes, d’autres princes dont ceux de la Basse-Alsace sont passés en majorité à la Réforme, alors qu’en Haute-Alsace et surtout dans le Jura alsacien, le Sundgau, on est plutôt catholique puisque les Habsbourg, dont l’origine familiale est toute proche, de l’autre côté de la frontière suisse, y ont conservé de nombreux territoires ou juridictions.
Arrêtons-nous un instant pour nous poser quelques questions à propos de ce fameux Saint Empire germanique. On verra plus tard, quand on étudiera l’évolution politique et sociale de l’Allemagne au XIXème siècle combien l’Empire du Moyen-Âge était devenu un mythe. Un mythe propagé d’abord par le Freiherr von Stein, grand ennemi de Napoléon, et qui a marqué les esprits de beaucoup de personnalités qui vont jouer un rôle politique au cours du siècle. D’après ce mythe l’ancien Empire était démocratique et respectueux des libertés locales (et il est vrai que les villes libres étaient de véritables républiques) et l’Empereur qui n’était pas héréditaire mais élu (voir les fameux princes-électeurs) était le garant de ces libertés et protégeait son peuple contre les abus des princes. Mais quand on voit, à l’exemple alsacien, l’immense morcellement et la complexité politique auxquels on était arrivé aux XVIème-XVIIème siècles, on se rend bien compte quelle était la faiblesse réelle de ce régime. Et il a suffi qu’un Empereur un peu plus faible et moins intelligent, éduqué en plus en Espagne et travaillé par les Jésuites, arrive au pouvoir pour que les passions se déchaînent et que les guerres fratricides désolent tout l’Empire. Et par opposition on voit la force du royaume de France, très tôt centralisateur, cherchant toujours à consolider son territoire et son pouvoir sur ce territoire. A travers toute la chronique de cette guerre de trente ans en Alsace on voit un fil conducteur que l’on retrouve chez tous les auteurs cités plus haut, c’est la constance de la politique de la monarchie française depuis François Ier jusqu’à Louis XIV en passant par Henri II, Henri IV, Louis XIII et Richelieu, Marie de Médicis et Mazarin: établir un jour la limite du Royaume sur la rive gauche du Rhin (considéré comme un antique droit des Valois!) et combattre sur tous les fronts les Habsbourg. Et on n’hésitera jamais à se lier aux Protestants même si on est Fille aînée de l’Eglise. Un seul exemple: les liens d’amitié mille fois affirmés entre le roi de France et la république de Strasbourg et qui remontent à François Ier. On voit que Günther Grass n’avait peut-être pas tout à fait tort. La France avait bien prémédité depuis longtemps d’arracher l’Alsace à l’Empire. Mais on verra aussi que cela s’est fait tout naturellement après une guerre si dévastatrice et que beaucoup en Alsace ont accepté cette solution avec soulagement.
Les premières troupes qui vinrent dévaster la plaine d’Alsace au début de la guerre de trente ans furent celles de Mansfeld. Il y vint même trois fois entre 1619 et 1622. Eric de Mansfeld était un bâtard d’un physique paraît-il affreux et sur le plan moral il ne valait guère mieux. Mais il était un sacré guerrier et terriblement retors, n’hésitant jamais à renier sa parole si cela était de son intérêt. Il avait d’abord été employé par les catholiques avant de tourner casaque et combattre du côté protestant.
Les Princes protestants s’étaient déjà liés par une Union en 1608. Les princes catholiques - à l’exception des Habsbourg d’Autriche dont tout le monde se méfiait - par une Ligue en 1609. Après de premières escarmouches à propos d’une succession relative à des possessions sur le Rhin, et où intervient d’ailleurs Henri IV, éclate l’affaire de Bohême. Les sujets tchèques, pas catholiques pour un sou, défenestrent les deux représentants de l’Empereur, ainsi d’ailleurs que leur malheureux secrétaire. Il paraît qu’il s’agit d’une ancienne coutume tchèque! Et en plus ils nomment Roi de Bohême le Prince électeur protestant du Palatinat. Or le titre de Roi de Bohême représentait en quelque sorte l’antichambre du titre d’Empereur d’Allemagne. C’est la guerre. Les protestants sont très vite vaincus. Le Roi de Bohême fuit à La Haye (on le nommera plus tard le Roi d’hiver puisqu’il n’a régné qu’un hiver). Et l’un de ses généraux, le fameux Mansfeld se retranche d’abord dans Pilsen, la capitale de la bière, puis traverse en trois jours toute la Franconie avec sa troupe sauvage, poursuivi par le général catholique, Tilly, et arrive en Rhénanie palatine. On l’appelle bientôt l’Attila allemand. Un témoin de l’époque raconte que ses mercenaires brûlaient les paysans dans leurs fermes, tuaient ceux qui essayaient de sortir des flammes, profanaient les églises en renversant les autels, en piétinant les hosties et en pissant dans les bénitiers, violaient les femmes dans tous les lieux publics, et même des enfants de neuf dix ans, avant de les jeter eux aussi dans les flammes, etc. Le témoin est visiblement catholique, il ne faut peut-être pas tout prendre à la lettre. Il n’empêche que voilà que cet Attila se lance sur l’Alsace, prend Lauterbourg vidé de sa population, puis arrive à forcer les Haguenoviens terrorisés à ouvrir les portes de leur ville après qu’ils aient payé vainement 100 000 ducats pour éviter qu’on brûle les villages environnants. Une fois bien installé dans la place forte de Haguenau il se jette sur d’autres villes de Basse-Alsace, dévaste la plaine, assiège - sans succès - Saverne, enfin lance une partie de sa troupe sur la Haute-Alsace. Là les Habsbourg d’Autriche réagissent puisqu’ils ont de nombreuses possessions dans la région et appellent au secours des troupes italiennes et bourguignonnes.
Mansfeld se retire peu à peu tout en laissant une garnison à Haguenau, puis revient une deuxième fois, rejoint par le «Roi d’Hiver», et puis plus tard une troisième fois en compagnie d’un autre général valeureux protestant, Christian de Brunswick, dont on a déjà parlé. Enfin le «Roi d’Hiver», peut-être dégoutté de la guerre ou voyant que tout cela ne lui rendra pas son Palatinat, congédie les deux condottieri. Mansfeld fuit à travers la Champagne et la Belgique pour se rendre jusqu’à la Mer du Nord, puis essaye de rejoindre des rebelles hongrois, se fait battre par Tilly, le général en chef de la Ligue catholique, tente de rallier Venise, mais, malade, va mourir dans un trou perdu de Dalmatie, avec pourtant une indéniable superbe: au moment fatidique il demande à deux de ses soldats de l’aider à se lever, de lui attacher l’épée à sa ceinture et de le soutenir sous les aisselles, debout, à regarder en face la mort qui le rejoint.
Christian de Brunswick
L’autre ruffian, Christian de Brunswick, s’allie au Roi du Danemark et est battu par le général impérial, le fameux Wallenstein, un général cruel, ambitieux, ivre de pouvoir et qui va finir tragiquement lui aussi et fournir à Schiller le sujet de trois pièces d’un coup: Wallensteins Lager, Die Piccolomini et Wallensteins Tod. C’est beaucoup plus tard que Brunswick va livrer son dernier combat, contre Tilly, en Westphalie, ce fameux combat célébré par Annette von Droste-Hülshoff dans son poème du Löhner Bruch... Quant à l’Alsace elle reste exsangue, villages brûlés, villes endettées, économie sinistrée et la disette partout.
Au cours des années qui suivent la guerre va s’éloigner un peu de la terre d’Alsace et donner à ses malheureux habitants un peu de répit. C’est le moment où les catholiques reprennent du poil de la bête. Le fameux principe cujus regio ejus et religio (c’est la religion du prince, ou de la magistrature dans le cas des villes, qui s’impose à tous les habitants de sa principauté ou de sa ville) qui avait bien arrangé les protestants au début de leur lutte, quand une majorité de villes et de princes étaient passés à la nouvelle religion, va maintenant se retourner contre eux car il va être appliqué rigoureusement partout où la force des armes le permet. C’est ainsi que les protestants de Haguenau et de Sélestat p. ex. doivent quitter leurs villes. Et puis l’Empereur prend un décret aussi stupide que celui que Louis XIV va prendre quelques décennies plus tard, le décret de restitution qui oblige les princes et les villes (c’était bien sûr le cas de Strasbourg) qui avaient confisqué les propriétés de l’Eglise (princes-évêques ou couvents) de les rendre à leurs propriétaires antérieurs. Cela va redémarrer les hostilités dans toute l’Allemagne et faire intervenir un nouveau venu: le Roi de Suède.
L’intervention de Gustave-Adolphe démarre en 1630. Le Roi de France, bien que catholique, la soutient avec une contribution annuelle d’un million de Livres promise pour 5 ans (qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour contrer ces sacrés Habsbourg!). Et les invasions guerrières recommencent dès 1631: les Lorrains traversent la Basse-Alsace en pillant tout sur leur passage, puis ce sont les Impériaux qui reviennent. Les Français qui occupent une partie du Palatinat entrent à leur tour en Basse-Alsace (mais ils se tiennent mieux que les autres, dit le chroniqueur, car eux ils ont les moyens de payer pour leur nourriture alors que tous les autres pillent et vivent sur le pays: c’est Mansfeld qui avait lancé la mode!). Enfin en août 1632 c’est l’armée suédoise qui entre en force par le nord et va occuper progressivement tout le pays. Une armée de nouveaux soudards composée de Suédois, d’Allemands, de Français et d’Ecossais. La religion importait peu au fond et on passait facilement d’une armée à l’autre. Eux avaient inventé une nouvelle méthode de faire parler, la boisson suédoise: on ingurgitait de force au paysan une boisson infâme mêlée de purin puis on sautait botté sur son ventre jusqu’à ce que tout lui ressorte par la bouche, le nez et les oreilles. Au début de 1633 les paysans du Sundgau se soulèvent, un peu inconsciemment il faut bien le dire. Dès le premier jour ils en tuent une trentaine, de «Suédois», et reprennent les villes de Ferrette et d’Altkirch, les troupes gonflent, bientôt ils sont six mille. Mais ils ne peuvent tenir dans des batailles rangées contre les Suédois. On estime qu’au moins 1500 paysans ont été tués. Les prisonniers sont pendus aux arbres. Et bien sûr leurs villages brûlés.
Plus tard encore les Espagnols arrivent: le Duc de la Feria, avec 30 000 hommes (Espagnols et Italiens), reprend la Haute-Alsace. Les Français entrent enfin en guerre, eux aussi, et s’allient aux Suédois contre les Impériaux, les Espagnols et la Ligue catholique... Mais je m’arrête là. Cela devient lassant et de plus en plus difficile à suivre. Disons simplement qu’à la fin de la guerre tout le Sundgau et la Haute-Alsace constituaient un vaste désert. Le voyageur pouvait chevaucher pendant des dizaines de milles sans rencontrer âme qui vive ni champ cultivé. Plus tard il faudra repeupler avec des Français, des Suisses, des Saxons. Les villes étaient ruinées, endettées à mort. Leurs fortifications détruites. Les villages brûlés.
Je ne suis pas un grand passionné d’histoire comme l’est mon fils Alexandre. Lui c’est dès l’enfance que cela l’a pris. Et je me souviens combien il était malheureux à l’Ecole Européenne de Luxembourg où les cours d’histoire et de géographie étaient donnés en allemand, une langue qu’il exécrait et qui l’empêchait de s’exprimer (il a mis un mois à comprendre que Karl der Grosse et Charlemagne étaient une seule et même personne). En plus il a une mémoire fantastique. Encore aujourd’hui il est imbattable sur n’importe quelle question de la Maison de France ou de la Guerre du Pacifique. Mais moi ce ne sont pas les événements qui m’intéressaient, ce sont les causes des événements, les causes lointaines, les causes immédiates. Et puis cette question qui me passionne encore aujourd’hui: quelle est l’influence des hommes sur l’événement? Si Hitler, Mussolini, Lénine, Staline, Bismarck, Frédéric II, Napoléon n’avaient pas existé, l’histoire aurait-elle suivi le même cours?
Mon chroniqueur de la Guerre de trente ans accable le prince-électeur du Palatinat, le malheureux Roi d’hiver. C’est lui le responsable, il n’aurait jamais dû accepter la couronne de Bohême. Mais le Roi d’hiver a surtout le tort d’être protestant. Pour moi aucun doute: celui qui porte la plus grande responsabilité là-dedans c’est évidemment l’Empereur Ferdinand II. Ses prédécesseurs ont su garder l’équilibre entre catholiques et protestants, rester au-dessus des querelles. Ferdinand II, borné, faible, élevé dans l’environnement de la cour d’Espagne, sous influence jésuite, a pris partie publiquement pour l’Eglise, n’a été qu’un exécutant de la Contre-Réforme. Il a galvaudé le prestige moral du trône impérial. Qui restait intact: on le voit par l’attitude de la ville libre et protestante de Strasbourg tout au long de cette guerre. Toujours Strasbourg louvoie, cherche à paraître neutre, sort un moment de l’Union évangélique, ne laisse pas les Suédois entrer dans la ville, ne laisse des troupes passer le pont du Rhin que contrainte et forcée, et toujours s’excuse auprès de l’Empereur, car elle a peur - comme tout le monde dans l’Empire - d’être mis au ban de l’Empire. Ferdinand II, par sa courte vue, a été le fossoyeur du Saint Empire germanique, un Empire il est vrai déjà secoué dans ses fondations par la Réforme de Luther. Mais après la guerre de trente ans il ne sera plus qu’un assemblage de principautés d’où émergeront au XIXème siècle les deux marches militarisées et tournées vers l’est: la Prusse et l’Autriche. On en reparlera.
C’est le fils de Ferdinand II, un chef de guerre, qui a battu les Suédois et qui a été couronné en 1636 sous le nom de Ferdinand III, qui signera le traité de paix. Un traité que Français, Suédois et Allemands mettront trois ans à négocier. Le traité final écrit en latin sera signé à Munster en Westphalie en octobre 1648. Les articles qui cèdent toute l’Alsace à l’exception de Strasbourg au Roi de France sont particulièrement ambigus. Ellenbach cite les commentaires faits à ce sujet d’une part par Rodolphe Reuss (qu’on ne peut soupçonner de germanophilie puisqu’après 1870 il a «quitté le sol natal pour rendre à ses fils une patrie» comme il le dit dans sa préface à son Histoire de Strasbourg) et d’autre part par un historien allemand qui me paraît plutôt mesuré, Erdmansdörffer.
Reuss dans l’Alsace au XVIIème siècle (publié en 1897-98) dit ceci: «D’après les uns (les auteurs allemands évidemment) le traité de Munster n’a donné à la France que deux choses: la possession des terres héréditaires de la maison d’Autriche dans la Haute-Alsace et le Sundgau, le titre de landgrave d’Alsace, et avec ce titre, les quelques droits féodaux qui revenaient encore à ses détenteurs au XVIIème siècle, c. à d. l’administration d’une quarantaine de villages dans la préfecture de Haguenau, et un droit de protection, fort vague, sur les villes impériales d’Alsace, lequel se traduisait, au point de vue matériel, par l’encaissement d’environ deux mille florins par an. Tout ce que la France a prétendu et pris de plus en Alsace, elle l’a usurpé par violence et mauvaise foi. C’était déjà l’opinion de la plupart des diplomates allemands, dès le lendemain de la prise de possession de la province... C’est resté la théorie classique des juristes allemands jusqu’à la veille de la Révolution... De nos jours elle est reprise, avec une énergie nouvelle... elle tend à devenir un article de foi dans l’enseignement primaire, secondaire et supérieur d’outre-Rhin. D’après les autres (les historiens français évidemment) le traité de Munster a donné l’Alsace à la France. C’est là une formule très courte et très simple, se gravant sans difficulté dans la mémoire, mais précisément un peu trop simpliste pour répondre exactement aux faits.»
«En réalité, le texte définitivement adopté des paragraphes fondamentaux relatifs à l’Alsace est le produit mal venu d’un conflit long et pénible entre les parties contractantes, conflit qu’aucun des combattants n’a été assez fort pour clore par une victoire complète. De guerre lasse... la France... et l’Empereur... se sont résignés tous deux à l’emploi de formules équivoques, voire même contradictoires, pour qualifier un fait, impossible à empêcher désormais, le transfert de la rive gauche du Rhin supérieur sous l’influence politique directe de la monarchie française.»
Erdmannsdörffer, dans son Histoire de l’Allemagne (Deutsche Geschichte) ne dit pas autre chose: «Il n’était pas dans l’intention des signataires de créer (dans la question alsacienne) une situation juridique claire et indiscutable; ils préféraient, au contraire, laisser planer le doute sur des différents non résolus et qui ne pouvaient être résolus sur le moment, chacun réservant ses prétentions. Et les deux partis, au moment de signer, avaient bien l’intention, dès que l’occasion se présenterait, l’un de regagner ce qu’il avait perdu, l’autre de compléter selon ses désirs les concessions insuffisantes obtenues. Les articles concernant la question alsacienne doivent être pris pour ce qu’ils sont: un compromis entre les politiques française et austro-allemande, basé sur cette réserve mentale et silencieuse.»
En fait tout provient de l’absence de définition des deux mots: Landgrafschaft (landgraviat) et Landvogtei (que Reuss traduit par préfecture provinciale). Le landgraviat autrichien en Alsace ne représentait, au moins dans une grande partie de la Basse-Alsace, que des droits (des fonctions administratives et de justice) et non un territoire. Mais, reconnaît Erdmannsdörffer, on pouvait l’interpréter de cette façon, il existait bien des landgraviats en Allemagne qui étaient territoriaux tels celui de Hesse p. ex. Par contre, dit encore Erdmannsdörffer, avec le transfert au Roi de France d’une charge de préfecture relative aux villes de la Décapole on a créé une véritable monstruosité juridique! Le préfet (le Landvogt) n’avait qu’une vague fonction de protection de leurs libertés et contrôlait la régularité des élections aux postes dirigeants de la ville. Mais ceci étant les dix villes de la Décapole sont des villes impériales libres qui dépendent directement de l’Empereur au même titre que des villes comme Augsbourg ou Nuremberg. On transfère donc au Roi de France une fonction administrative exercée au nom de l’Empereur sur des membres directs de l’Empire!
J’arrête là. Tout ceci n’a que valeur anecdotique. Les traités ne valent que par ce que l’on en fait. Les victoires obtenues par Louis XIV au cours des années qui ont suivi (guerre contre les Pays-Bas espagnols auxquels vont s’allier les Impériaux et les Brandebourgeois, puis une histoire de succession de l’Electeur palatin) ont légitimé l’annexion définitive de l’Alsace que plus personne n’a pensé à lui disputer. D’autant plus que Louis XIV prenant prétexte de ces opérations militaires va faire démolir les fortifications de toutes les villes de la Décapole et même pour finir, en septembre 1681, annexer Strasbourg. Tout ceci apporte bien sûr de l’eau au moulin de Günther Grass mais je ne pense pas que c’est sur d’anciens arguments juridiques que Bismarck s’est appuyé pour exiger la cession de l’Alsace et de la Lorraine du Nord en 1870. Pour lui ce qui comptait avant tout c’était le renforcement de la puissance de la Prusse et la diminution définitive, pensait-il, de la France, le tout étant habillé de pangermanisme, une idée qui était alors à la mode même si lui-même ne devait pas beaucoup y croire. On le verra quand on parlera de l’Allemagne du XIXème siècle. Quant aux Alsaciens, dans leur ensemble, ils ne devaient souhaiter qu’une chose, la paix, et ils devaient se dire que cette paix était mieux assurée sous la protection du puissant voisin français que dans le cadre d’un Empire déchiré. Il n’y a que les anciennes villes libres qui pendant un certain nombre d’années ont encore protesté auprès de l’Empereur pour faire valoir leurs droits. Et puis là aussi on a fini par se résigner.
Restaient les deux villes de Strasbourg et de Mulhouse. Mulhouse faisait partie des cantons confédérés et n’a souffert de la guerre qu’indirectement. La Suisse n’était peut-être pas encore un Etat mais on voit à l’exemple mulhousien combien était forte la solidarité entre cantons. Pendant toute la durée de la guerre dès qu’on considérait que Mulhouse pouvait être en danger, les cantons protestants de Bâle, de Zurich et de Berne envoyaient immédiatement des troupes pour renforcer la défense de la ville. Il est vrai qu’elle ne risquait pas grand-chose: elle était protestante donc inattaquable par les Mansfeld et les Suédois et il y avait un vieil accord de non-agression entre les cantons et les Habsbourg que ceux-ci n’avaient aucune envie de violer. C’est aussi grâce à cette protection helvétique que Mulhouse va échapper à la France pendant tout un siècle encore, jusqu’à la révolution française.
Je ne sais si les Strasbourgeois se faisaient beaucoup d’illusions après 1648. Depuis Henri IV les rois de France et Strasbourg étaient en relations amicales. La cour de Versailles n’a pas cessé de proclamer qu’elle voulait du bien à la ville, qu’elle voulait la protéger, qu’elle l’aimait. Et quand dans les années trente la ville est tellement endettée que plus personne ne veut lui prêter de l’argent, même plus ses amis suisses, c’est encore Versailles qui la dépanne. Et puis au cours des années qui suivent la paix de Munster l’amour du Roi pour la bonne ville de Strasbourg devient tellement fort qu’il finit par l’embrasser.
6) n° 3026-27 Le Vicomte M. Th. de Bussierre: Histoire du Développement du Protestantisme à Strasbourg et en Alsace, depuis l’abolition du culte catholique jusqu’à la paix de Haguenau (1529 - 1604), édit. Typographie de Louis-François Le Roux, Strasbourg, 1859.
7) n° 3219-20 Geschichte der Reformation im Elsass und besonders in Strasburg, nach gleichzeitigen Quellen bearbeitet, von Timotheus Wilhelm Röhrich, Pfarrer in Fürdenheim und Handschuhheim, Schulbuchhandlung von Friedrich Carl Heitz, Strasbourg, 1830.
8) n° 3241 Michel-Edmond Richard: La Vie des Protestants français de l’Edit de Nantes à la Révolution (1598 - 1789), édit. Les Editions de Paris, Paris, 1994.
Quelles ont été les conséquences pour l’Alsace de son rattachement au Royaume de France? Il y en a deux qui m’intéressent: l’appauvrissement de la vie intellectuelle due à la séparation de l’aire culturelle germanique (communauté linguistique) et la régression de la religion protestante
Voyons d’abord la question religieuse. J’ai toujours été intrigué par le fait que Strasbourg, la ville protestante par excellence, ait été annexée par la France en 1681 et qu’à peine quatre ans plus tard l’Edit de Nantes ait été abrogé, ce qui logiquement aurait dû entraîner l’interdiction de la religion protestante dans toute l’Alsace, Strasbourg y compris. En lisant les articles du traité de Westphalie qui concernent la question alsacienne on comprend mieux. Tous les anciens droits de l’Empire sont maintenus. On ne pouvait donc toucher à ceux qui concernaient la religion. D’ailleurs cela aurait été une grande maladresse. Mais quand on lit l’ouvrage de Richard on constate que la vie des Protestants n’a jamais été facile en France et que les vexations ont commencé bien avant la date fatidique de 1685. Et on est ébahi par l’incroyable hypocrisie du Royaume qui dans sa politique extérieure favorise constamment les Protestants (on pousse les Princes protestants à créer leur Union évangélique, on les y aide, on assiste à leur réunion de Heidelberg, on finance le Roi de Suède, on s’allie militairement à lui, et même encore au cours des dernières années de guerre on finance l’un des derniers généraux suédois qui cherche d’ailleurs à se tailler un fief en Alsace, Bernard de Saxe-Weimar). Tout ça par haine des Habsbourg!
L’Edit de Nantes du bon roi Henri IV date de 1598. Il accordait la liberté de conscience, limitait simplement les lieux de culte (prohibés dans certaines villes comme Paris p. ex.) et concédait aux protestants (pratiquement tous calvinistes en France) des places «de sûreté». Ces places fortes où les protestants avaient le droit d’entretenir des troupes payées par le Roi pouvaient constituer un danger pour le royaume. Des tentatives de sécession ont d’ailleurs eu lieu. Ce qui amène Richelieu à briser le pouvoir politique et surtout militaire des protestants (voir la fameuse prise de La Rochelle). Les dernières places de sûreté sont définitivement supprimées en 1629. Mais on ne touche ni au culte ni aux droits sociaux des protestants. C’est avec la maturité de Louis XIV que les choses changent. D’abord on leur supprime leurs garanties dans le domaine judiciaire (suppression des tribunaux spéciaux bi-partisans) puis à partir de la fin des années 1670 on apporte des restrictions successives à l’Edit de Nantes: suppression d’une majorité de lieux de culte, interdiction de l’exercice de professions libérales, interdiction des mariages mixtes, choix libre de leur religion par les enfants en bas âge, etc. Enfin l’Edit est aboli en 1685: tous les temples doivent être démolis, l’exercice du culte est interdit, les pasteurs doivent quitter le Royaume, par contre les fidèles ne peuvent émigrer sous peine de galères. On connaît la suite: sur environ 800 000 protestants 200 à 250 000 émigrent quand même (chiffres donnés par Richard). Ils s’établissent par ordre décroissant aux Pays-Bas, en Angleterre et en Prusse (Brandebourg). Partout on leur offre des conditions d’accueil idéales. Et eux apportent à tous ces pays leur intelligence, leur culture, leur éthique, leur esprit d’entreprise et même leurs qualités militaires. «On a vu dans la discipline huguenote une origine de l’esprit prussien», dit Richard. Et ils seront les pires ennemis de la France.
Reuss ne donne pas beaucoup de détails sur la situation des protestants en Alsace après les annexions de 1648 et 1681 (Strasbourg). Pour savoir ce qui s’est réellement passé il faut se reporter à l’Histoire de l’Alsace des Allemands Lorenz et Scherer (probablement protestants), à l’Histoire de la Réforme en Alsace de l’Allemand Röhrich et du chapitre consacré aux Protestants d’Alsace dans l’étude de Richard. Et on constate que là aussi, sans bien sûr prendre la forme extrême de la persécution dans le reste du Royaume, la pression exercée sur les Protestants n’a jamais cessé.
Déjà lors de la reddition de Strasbourg en 1681 Louis XIV a exigé le retour de la cathédrale au culte catholique. Et puis les ordonnances pleuvent, souvent contraires aux anciens droits impériaux: des avantages matériels sont consentis aux nouveaux convertis, les fonctionnaires des terres seigneuriales doivent être catholiques, dès qu’il y a sept familles catholiques dans un lieu il y a institution de la simultanéité (coexistence des deux cultes) dans les églises, par contre là où les protestants représentent moins d’un tiers des habitants l’école et l’église sont exclusivement catholiques, les mariages mixtes sont interdits, en cas de non-respect les enfants doivent embrasser la religion catholique, l’immigration est réservée aux catholiques, etc. A Strasbourg où la population est très majoritairement protestante (en 1697 le rapport est de 4 pour 1: 21000 protestants pour 5000 catholiques) on réinstalle de nombreux couvents catholiques: jésuites, capucins, etc., le magistrat suprême de la ville est coiffé par un syndic royal catholique, magistrature et offices municipaux doivent être à 50% catholiques et on persécute l’ammeister Dominique Dietrich qui est convoqué en 1685 à la Cour de Versailles. On lui suggère fortement de se convertir en allant voir Bossuet, puis comme il tient à sa foi, on l’accuse de concussion, on l’exile d’abord dans un trou perdu, à Guéret, dans la Creuse, où il doit renvoyer son vieux valet qui est protestant lui aussi, puis à Vesoul, et ce n’est qu’en 1670, alors qu’il est vieux et malade, qu’on l’autorise à rentrer à Strasbourg où il meurt en 1694 à 74 ans.
Dominique Dietrich
Il faut peut-être donner quelques explications concernant l’ancien statut de Strasbourg. Ce statut était celui d’une ville libre dépendant directement sans intermédiaire de l’Empereur (ce qui n’était pas le cas des villes de la Décapole où l’Empereur était représenté par un Landvogt). Elle était gouvernée comme une république par un sénat élu composé de dix représentants de la noblesse et de vingt représentants de la bourgeoisie. Les sénateurs nobles nommaient quatre de leurs membres en tant que «Stettmeister», chacun d’eux participant pendant un trimestre à la direction suprême de la cité, mais la véritable tête de la république était le «Ammeister» qui était élu par les sénateurs bourgeois et pris alternativement au sein des différentes guildes bourgeoises. Le Sénat se faisait assister par trois collèges. Le collège des Treize était composé de quatre nobles, de quatre anciens Stettmeister, de quatre bourgeois et de l’Ammeister. Ce collège dirigeait la politique et correspondait avec les puissances étrangères. Le collège des Quinze composé de cinq nobles et de dix bourgeois surveillait toute l’administration de la ville. Et puis il y a le collège des Vingt-et-un composé à l’origine des huit membres bourgeois des Treize, des dix membres bourgeois des Quinze et de trois membres des guildes. Plus tard on y fait également rentrer les membres nobles des collèges des Treize et des Quinze et ce collège qui garde le nom de collège des Vingt-et-un participe à toutes les réunions du Sénat. Tous les membres des trois collèges sont élus pour la vie. Les bourgeois devaient tous devenir membres de l’une des vingt guildes de la ville. Chaque guilde élisait un maître de la guilde et un conseil de quinze membres qui réglait les questions de droit et de justice relatives à ses membres. Et si une question grave le justifiait (cas de guerre p. ex.) le gouvernement de la ville pouvait réunir les conseils des guildes, une assemblée de trois cents membres, et leur demander leur avis. On voit donc que c’était vraiment la bourgeoisie qui avait le pouvoir, même si on avait gardé un système apparent de cohabitation avec la noblesse ce qui avait l’avantage de pouvoir profiter de leurs relations extérieures. Ce pouvoir les bourgeois l’avaient pris dès le milieu du XIVème siècle quand ils ont pu profiter d’une guerre sanglante entre deux familles nobles, les von Zorn et les von Müllenheim, mais le statut de la ville n’a pris sa forme définitive décrite précédemment qu’en 1482. Et c’est ce statut qui allait durer jusqu’à la Révolution française!
J’ai trouvé à Leiden une étude assez pointue réalisée par un Américain, professeur à l’Université de l’Oregon, qui conclut que le régime strasbourgeois était en fait une oligarchie de l’argent basée sur l’alliance entre les riches marchands des guildes et l’aristocratie urbaine (voir n° 2555 Thomas A. Brady: Ruling class, regime and reformation at Strasbourg 1520 - 1555, édit. E. J. Brill, Leiden, 1978). Brady analyse l’étonnante résistance du régime strasbourgeois aux deux crises qui secouent la ville en 1523-25 et en 1547-48. La première correspond aux débuts tumultueux de la Réforme dans la ville et à la terrible guerre des paysans qui a démarré dans la Souabe voisine en novembre 1524, dévasté la Forêt Noire, l’Alsace, le Palatinat, Mayence et la Franconie, entraîné le pillage d’innombrables châteaux et couvents et a fini avec le massacre de 100 000 paysans dont au moins 20 000 en Alsace (la principale cause de l’insurrection ce sont les attaques de Luther contre le Pape et l’Empereur, aurait dit Erasme; pourtant Luther l’a impitoyablement condamnée et appelé Thomas Münzer, le tribun exceptionnel qui les menait, un Satan assoiffé de sang. Voir n° 2875 Maurice Pianzola: Thomas Munzer ou la Guerre des Paysans, préface Raoul Vaneigem, édit. Ludd, Paris, 1997). La deuxième crise correspond à un moment où la nouvelle religion semble bien compromise, l’Empereur Charles Quint est en position de force, il a imposé des conditions humiliantes aux villes de Ulm et de Francfort, pris de force Augsbourg et menace de faire de même de Strasbourg. Or à l’intérieur de la cité il y a de nombreux jusqu’au-boutistes qui préfèrent la survie de la religion à celle de la cité, les aristocrates commencent à émigrer et c’est alors que Jean Sturm, un personnage tout à fait exceptionnel, obtient un vote favorable de l’assemblée des guildes pour l’autoriser à négocier avec l’Empereur. La ville est sauvée, elle doit s’excuser, payer, restaurer pour un moment la religion catholique, mais elle garde ses droits et son statut. Et les nobles reviennent. Brady en conclut que l’oligarchie a réussi à garder son pouvoir. Pourtant si on compare aux autres villes impériales de l’Allemagne du Sud, p. ex. Nuremberg (gouverné par les seuls marchands bourgeois) ou Augsbourg (gouverné elle aussi par les marchands divisés entre patriciens et guildes) le régime de Strasbourg me semble plus démocratique: les nobles ne peuvent être marchands, les marchands ne représentent pas une guilde en soi mais sont répartis entre les différentes guildes, la richesse, dit Brady n’est pas concentrée mais assez généralement répartie, enfin les artisans même les plus humbles participent d’une manière ou d’une autre au pouvoir par les guildes et leur représentation dans les autorités suprêmes de la ville.
Röhrich dit quelque part que ce sont les villes dominées par le peuple (traduisez la bourgeoisie) telles que Strasbourg et Nuremberg qui ont été les premières à adopter la nouvelle religion.
Mais il y a certainement d’autres éléments qui ont favorisé l’installation précoce du protestantisme à Strasbourg. D’abord la ville était anticléricale pour une raison très simple: c’est qu’elle s’était débarrassée de l’emprise du prince-évêque de Strasbourg depuis fort longtemps, depuis 1262 pour être précis, lorsque l’armée de la ville avait battu celle de l’évêque. Et comme elle continuait à se méfier de lui elle demandait à tout nouvel évêque, qui résidait d’ailleurs habituellement à Saverne, de lui jurer obédience. Ensuite elle a toujours soutenu l’Empereur contre le Pape lorsque les deux s’entre-déchiraient. C’est également la ville qui a nommé comme prédicateur à la Cathédrale le fameux Geiler de Kaysersberg qui n’a cessé de fulminer contre les mauvais prêtres, les évêques et les moines, les accusant de luxure et d’avarice.
Geiler de Kaysersberg
Geiler était un humaniste. Il est intervenu sur d’autres points comme l’amélioration du sort des prisonniers et des condamnés à mort et pour l’abolition de la torture. Et il a envoyé de nombreuses protestations au Vatican. L’Empereur Maximilien Ier est venu l’écouter. Certains protestants ont prétendu plus tard que s’il avait eu le courage d’aller un peu plus loin il aurait pu devenir un Luther alsacien. L’abbé Dacheux du parti catholique, dans son Geiler de Kaysersberg (voir n° 2714 Abbé L. Dacheux: Un Réformateur catholique à la fin du XVème siècle, Jean Geiler de Kaysersberg, Prédicateur à la cathédrale de Strasbourg 1478 - 1510, édit. Ch. Delagrave, Paris - Derivaux, Strasbourg, 1876), soutient au contraire que si Geiler a critiqué certains abus de l’Eglise de son temps il a toujours observé une stricte orthodoxie. En tout cas ces abus existaient et ils étaient bien visibles en Alsace. Wimpheling de Sélestat continue l’oeuvre de Geiler après la mort de celui-ci en 1610, devient prédicateur lui aussi et va être chargé par l’Empereur - qui voudrait obtenir plus d’indépendance pour l’Eglise allemande de façon à pouvoir corriger certains abus - de préparer un traité avec le Vatican sur le modèle du traité arraché par Charles VII pour la France (mais cela ne se fera pas).
On avait aussi un pamphlétaire célèbre en Alsace: Sébastien Brandt dont la Nef des Fous, éditée une première fois à Bâle en 1494, a été rééditée 9 fois à Strasbourg avant la fin du siècle, sans compter les nombreuses traductions, une Nef des Fous qui fustigeait elle aussi les membres de l’Eglise, et même son chef:
«J’ai bien peur que le bateau n’arrive plus à terre
Le bateau de St. Pierre tangue beaucoup
Il risque même de sombrer corps et biens
Les vagues battent de tous côtés
...
On interprète la Sainte Ecriture
Complètement de travers
...
Excusez-moi pour ce que je vais vous dire:
C’est l’Antéchrist qui mène le grand navire!»
Enfin il ne faut pas oublier que c’est à Strasbourg qu’a été inventée l’imprimerie et qu’au début du XVIème siècle il y avait déjà une vingtaine de presses dans la ville. Et il y en avait encore d’autres imprimeries dans la région, à Bâle et à Offenbourg de l’autre côté du Rhin entre autres. Or c’était le premier outil de diffusion massive des idées, le premier média de notre civilisation, bien avant nos médias modernes de radio, télé et internet.
Pour bien comprendre avec quelle rapidité les nouvelles idées se sont imposées à Strasbourg il faut rappeler brièvement les principales étapes qui ont permis d’établir la nouvelle religion. Je prends les données qui suivent dans le livre très poétique consacré à Luther par le penseur russe, ami de Nina Berberova, Dimitri Merejskovski (voir n° 3267 Dimitri Merejskovski: Luther, préface d’Alexis Klimov, édit. Edit. du Beffroi, Québec, 1990). C’est à la veille de la Toussaint 1517 que Luther cloue aux portes de la chapelle du château grand-ducal de Wittenberg en Saxe un parchemin proclamant les 95 thèses qui s’opposent aux «Rémissions». Il faut dire que Luther, qui avait été envoyé à Rome par son couvent, avait été profondément choqué par les moeurs corrompues du Vatican et par le luxe qui y régnait. La goutte qui a fait déborder le vase était une procession scandaleuse qui avait eu lieu dans une ville voisine, proche de Wittenberg, et qui célébrait une nouvelle bulle pontificale, la Grande Indulgence de Léon X. Celui-ci avait besoin d’argent pour construire la basilique de St. Pierre (12 ducats pour la rémission du péché de sodomie, 7 pour un sacrilège, 6 pour de la sorcellerie, 4 pour un parricide, etc.). Léon X était un Médicis, humaniste et païen, qui utilise en bon Médicis une banque pour la grande collecte, les Fugger d’Augsbourg. Luther, après son coup d’éclat, échappe à la convocation à Rome grâce à l’entremise de Frédéric, Grand Electeur de Saxe (choqué lui aussi par cette histoire d’indulgences), mais doit quand même se présenter à la Diète germanique à Augsbourg en octobre 1518. Il refuse de renier ses écrits et s’enfuit de la ville. En juillet 1519 a lieu une controverse doctrinale à Leipzig. En juin 1520 il est excommunié par une bulle du pape. Luther brûle publiquement la bulle! Enfin en avril 1521 Charles Quint, nouvellement élu Empereur, le convoque à Worms. Une fois de plus il refuse de renoncer à ses écrits. C’est la rupture définitive. Dès le mois suivant l’Empereur le déclare hors-la-loi. Luther quitte Worms, traverse la forêt de Thuringe et est caché par les gens de Frédéric dans un château, la Wartburg (encore aujourd’hui un endroit sacré pour les Protestants allemands; je me demande d’ailleurs s’il ne s’agit pas de la même Wartburg où les anciens Maîtres-Chanteurs du Moyen-Age se réunissaient pour leurs concours célébrés par Wagner). Pendant sa réclusion il traduit le Nouveau Testament en allemand. Cette oeuvre célèbre va paraître pour la première fois en septembre 1522. Et Luther est sauvé par la déclaration de guerre de François Ier (première aide - non-intentionnelle il est vrai - des Français aux Protestants allemands): Charles Quint quitte l’Allemagne.
Voyons ce qui se passe pendant ce temps à Strasbourg. Dès 1518 des bourgeois de la ville clouent à la porte des églises et des habitations de certains prêtres les 95 thèses contre les Rémissions de Luther. Dès 1519 on commence à imprimer à Strasbourg les écrits de Luther et de son disciple Melanchthon. En 1521 le prédicateur Mathis Zell commence à prêcher l’Evangile selon l’enseignement de Luther à la Cathédrale. La magistrature de Strasbourg le protège. La défense de Zell contre l’évêque qui l’accuse d’hérésie est imprimée dans la ville et largement distribuée. C’est une véritable apologie de la réforme. Un théologien né à Haguenau, du nom de Köpfel, latinisé en Capito, qui était en contact avec Erasme à Bâle et avec Zwingli à Einsiedeln et qui a rencontré Luther à Wittenberg, passe à la Réforme et devient prédicateur à St. Thomas à Strasbourg. Il sera l’un des principaux points d’appui du protestantisme à Strasbourg. L’autre sera Martin Bucer, né à Sélestat, qui rejoint également Strasbourg dès 1523. Grand prédicateur, penseur de la réforme, il sera l’un de ceux qui chercheront inlassablement à favoriser l’union entre réformateurs. C’est également en 1523 que le premier prêtre, un certain Firn de Haguenau, décide d’épouser sa concubine. Le mariage est célébré à Strasbourg. D’autres suivent son exemple. L’évêque et l’Empereur protestent. Et le cardinal que les envoyés de Strasbourg rencontrent lors d’une Diète impériale leur affirme qu’il vaut mieux pour un prêtre de vivre en concubinage que de se marier! En 1524 la ville oblige tous les religieux ainsi que les fonctionnaires des institutions religieuses de devenir citoyens de la Ville et donc de participer à l’effort fiscal de tous. La messe est progressivement dépouillée de son cérémonial et de l’aspect sacrement de l’eucharistie. Elle est célébrée en langue populaire. L’autel est modifié pour permettre au prêtre d’être tourné vers les fidèles (Vatican II quatre siècles plus tôt). On supprime progressivement les images, tout ce que Luther considère comme superstition: les reliques, l’adoration des Saints, de la Sainte Vierge et puis les sacrements, comme celui de la confession. On enlève également l’aspect sacrement au baptême et au mariage. Et dès 1525 on demande que la magistrature de la ville supprime complètement la messe catholique. Ce qu’elle fait enfin début 1529 après avoir convoqué une grande assemblée des 300 qui a pris la décision à une très grande majorité et en toute connaissance des risques courus. C’est donc en 1529, moins de douze ans après la première proclamation de Luther, que la ville de Strasbourg est passée officiellement à la Réforme.
Les représentants strasbourgeois ont également joué un rôle important dans la querelle de l’eucharistie entre les différents courants de la réforme. C’est le fameux problème de la transsubstantiation. Vous vous souvenez, je vous en avais déjà parlé à propos de Galland que les Jansénistes avaient chargé d’une mission secrète lors de son premier voyage en Orient: savoir quel est le dogme des Orthodoxes relatif à cette question si primordiale, n’est-ce pas! L’Eglise croit qu’au moment de l’élévation, le pain et le vin se changent effectivement en corps et en sang du Christ. Les Réformateurs suisses, Zwingli en tête, retiennent essentiellement du discours du Christ lors de la Cène le «Faites ceci en mémoire de moi» et y voient une commémoration, un symbole. Les Réformateurs strasbourgeois, soit parce qu’ils sont géographiquement plus proches des Suisses, soit parce qu’ils sont plus rationnels que Luther, partagent ce point de vue. Luther se braque sur une position intermédiaire: le pain et le vin restent ce qu’ils sont mais le Christ est réellement, corporellement, à l’intérieur des deux espèces. Et Luther se bute encore plus quand les Strasbourgeois lui envoient un négociateur. Il est un peu comme Bush: ou on est avec moi ou on est avec Satan! Dimitri Merejkovski dit: «Le péché originel de Luther est le manque de mesure, la volonté du démesuré qui produit le démon de la colère dont il est possédé». Et il rapporte ces paroles de son disciple Melanchthon et de Calvin: «Oh! si seulement Luther savait se taire!», dit Melanchthon, et: «Oh! si seulement Luther savait se maîtriser. Que Dieu lui accorde d’apaiser les tempêtes déchaînées de son coeur!», prie Calvin.
La dispute sur l’eucharistie allait constituer un danger grave pour Strasbourg. En 1529, alors que la Diète impériale avait accordé une certaine liberté de conscience, Luther avait exclu de l’union des protestants ceux qui ne s’alignaient pas strictement sur son interprétation de la sainte Cène. Les quatre villes impériales de Strasbourg, Constance, Memmingen et Lindau vont faire une déclaration séparée de la confession d’Augsbourg: c’est la confession tétrapolitaine. Strasbourg est isolée. Il y a bien une alliance avec les Suisses (1530), mais c’est insuffisant pour assurer la sécurité de la ville d’autant plus que Zwingli meurt en 1531. C’est finalement le grand politique de la ville, Jacques Sturm, un aristocrate, Stettmeister et membre du Conseil des Treize, qui se fout royalement des finesses dogmatiques, qui obtient que Strasbourg est malgré tout admis comme membre de l’alliance protestante (l’alliance de Smalkalde). Et c’est le mérite de Martin Bucer de réussir à rédiger la croyance strasbourgeoise de la manière la plus diplomatique possible (c. à d. en langage de bois) pour obtenir enfin la réconciliation avec Luther en 1536!
A partir de ce moment Strasbourg devient de nouveau une autorité de la réforme en Allemagne du Sud et fait tout ce qu’elle peut pour réussir à réconcilier Luther et les Suisses. Mais Zurich, Constance, Schaffhouse et Genève restent sur leurs positions. Et il n’y aura jamais unité entre luthériens et calvinistes.
Mais j’arrête là cette histoire des débuts de la nouvelle religion. D’ailleurs la suite est moins glorieuse. Une fois les Bucer, Capito, Zell, Sturm, disparus, ils n’ont guère de successeurs. Et celui qui prend en mains le destin du protestantisme à Strasbourg au cours de la deuxième moitié du XVIème siècle est un Saxon rigide luthérien, Marbach. C’est tout juste s’il n’institue pas une Inquisition. C’était pourtant un bel idéal: je m’en tiens qu’à l’Evangile, à tout l’Evangile, surtout si c’est le Nouveau Testament, c. à d. à la seule parole du Christ. Et je rejette tout ce que les hommes y ont ajouté d’artificiel, toutes les constructions de l’Eglise, les Saints, la Vierge, les sacrements, la superstition, le pouvoir et l’argent. Et puis le refus d’obéissance au pape et à l’Empereur avait quelque chose de révolutionnaire. Ceux qui ont démarré la guerre des paysans, ceux qui l’ont enflammée comme Münzer, et ceux qui l’ont soutenue, même des nobles comme le Götz de Berlichingen chanté par Goethe, et les artistes qui l’ont illustrée comme Albert Dürer, ne se sont pas trompés. Ils étaient dans la suite logique de Luther. Même un peu plus tard les Anabaptistes écrasés d’une manière si terrible à Munster en Westphalie. Mais les extrémistes détruisent et sont détruits. C’est leur lot. Quant aux idéalistes ils ne durent guère, ne gagnent jamais. En matière d’idées ce sont les dogmatiques qui ont le dessus, les constructeurs d’églises. Il n’empêche qu’il reste peut-être encore quelque chose de cet idéal des origines dans le protestantisme d’aujourd’hui.
Moi ce que je voulais surtout montrer c’était ceci: Strasbourg a joué un rôle essentiel, un rôle de premier plan, dans la naissance de la nouvelle religion. Et cette religion constituait pour un grand nombre d’Alsaciens une part importante de leur identité. Et pour ceux-ci l’incorporation dans le Royaume de France n’était pas forcément une bénédiction. Au moment où Louis XIV prend Strasbourg presque toute la population est protestante. En 1697, alors que l’immigration catholique a déjà commencé et que l’Evêque et les couvents sont de retour, la proportion est encore de quatre protestants pour un catholique. En 1728 on approche déjà l’équilibre: 750 baptêmes protestants pour près de 600 catholiques. En 1790 les catholiques sont majoritaires à Strasbourg: 650 baptêmes protestants pour plus de 1000 catholiques. Pour l’ensemble de l’Alsace, en 1697, la proportion de protestants par rapport aux catholiques est de 50%. Un peu plus de deux siècles plus tard, en 1910, la proportion est de 37%, mais les chiffres sont faussés par le nombre élevé de militaires et de fonctionnaires tous protestants que l’Empereur d'Allemagne a placés en Alsace pour nous surveiller. En 1926, une fois les Prussiens partis, les Protestants ne représentent plus que 29% de la population catholique. Le recul a été constant et significatif.
L’Alsace a probablement encore perdu sur un autre plan: le plan culturel. Ou au moins sur le plan littéraire parce que lié à la langue. C’est vrai que le XVIIème siècle était déjà pauvre dans ce domaine à cause des ravages de la guerre de trente ans. Mais le XVIème siècle avait encore été assez riche sans atteindre les splendeurs passées des auteurs de romans courtois, les Gottfried de Strasbourg (Tristan et Yseult) et Reinmar de Haguenau (l’un des plus anciens des troubadours allemands qui a transmis la poésie française à l’Autriche où il a été le maître du grand Walther de la Vogelweide). C’est à la fin du XVème - début du XVIème qu’a vécu l’auteur de la Nef des Fous et c’est au milieu du XVIème qu’est né Johann Fischart, le grand pamphlétaire protestant et l’auteur d’une brillante version allemande du Gargantua de Rabelais (on voit qu’une fois de plus l’Alsace fait le pont entre la France et l’Allemagne). Je suis tombé un peu par hasard sur une étude comparative faite par l’écrivain régionaliste bavarois si prisé par mon oncle, Ludwig Ganghofer, entre l’oeuvre de Rabelais et celle de Fischart (voir n° 1266 Ludwig Ganghofer: Johann Fischart und seine Verdeutschung des Rabelais, édit. Theodor Ackermann, Munich, 1881). L’oeuvre de Fischart a paru pour la première fois en 1575. Son titre est trop long pour être rapporté ici. En abrégé il s’agit à peu près de: Affentheuerliche (Affen = singe au lieu de Abentheuerliche = aventureux) und ungeheuerliche Geschichtschrift von Thaten und Rhaten der Helden Grandgoschier, Gorgellantua und Pantagruel, Königen von Utopien, etc. Ganghofer montre comment Fischart suit assez fidèlement le texte de Rabelais mais souvent digresse, élargit, quelquefois juste d’un mot comme quand Rabelais évoque Socrate et dit qu’il est «infortuné en femmes» et que Fischart, qui est très cultivé, ajoute «mais peut-être pas en Alcibiade» ou carrément développe une description rabelaisienne de quelques lignes, comme celle de l’appétit de Grandgousier p. ex., sur deux chapitres entiers. Fischart est plus moraliste que Rabelais, dit Ganghofer, et n’arrive pas toujours se réfréner. L’amuseur devient donneur de leçons. Et puis Fischart transpose l’action dans la société qu’il connaît. Ganghofer reconnaît que sa tâche est facilitée par le fait que les géants de Rabelais sont déjà assez grossièrement germains! Et pourtant pour le König, la vieille histoire de la littérature allemande, le Gargantua de Fischart constitue un véritable trésor pour la connaissance de la vie populaire allemande du XVIème siècle. Il reste un autre aspect de Fischart qui vaudrait d’être étudié et qui pourrait faire un beau sujet de littérature comparative, c’est son incroyable invention linguistique qui vaut bien celle de Rabelais. C’est le plus grand virtuose de la langue de toute la littérature allemande, dit Jean Dentinger, l’auteur d’un panorama historique de la culture du Rhin supérieur (voir n° 2232 Jean Dentinger: 2000 Jahre Kultur am Oberrhein, édit. Dentinger, Mundolsheim). «Il fabrique, modélise, pétrit et sculpte des mots nouveaux sans fin, soit par retournement des mots soit par des compositions inattendues. Il bricole les mots, les colle ensemble comme dans des «collages» de peinture, les retourne, les déforme, les transforme, les pervertit en en faisant des constructions énormes et monstrueuses».
Et puis après Fischart c’est le grand vide. Rien de remarquable sur le plan littéraire au XVIIème siècle, rien au XVIIIème siècle. Et pourtant l’Université de Strasbourg garde encore un certain prestige puisque Goethe y passe 18 mois pour terminer ses études de droit, y rencontre Herder (dont il reprend les idées concernant le retour aux sources de l’art populaire et du folklore) et noue, toujours à Strasbourg, des liens d’amitié avec le poète Lenz (dont il reprend les idées sur l’art dramatique). Mais l’Université de Strasbourg ne compte plus sur le plan littéraire. Ses spécialités sont le droit, la théologie et les sciences (ce qui n’est pas rien). Et cette indigence littéraire continue hélas au XIXème siècle et même au XXème siècle. Il y a pourtant beaucoup de personnalités remarquables, des novateurs sur le plan social, des chercheurs, des penseurs, des scientifiques; un travail incroyable est fait sur le plan de l’étude du folklore et de l’art populaire (les Stoeber, on en parlera encore). Il y a bien René Schickelé qui avait participé à un mouvement littéraire à Berlin avant la guerre de 14, puis après la guerre a décidé de continuer à écrire en allemand, avant de quitter l’Allemagne pour le midi et faire un essai de retour au français, mais son oeuvre me paraît aujourd’hui bien dépassée (voir n° 2164-65 René Schickelé: Das Erbe am Rhein, tome 1: Maria Capponi - tome 2: Blick auf die Vogesen, édit. Kurt Wolff, Munich, 1927). Non, il n’y a rien à faire: l’Alsace depuis la paix de Westphalie n’a plus produit d’écrivains. Il n’y aura pas dans ce Voyage autour de ma Bibliothèque de chapitre: écrivains alsaciens. Quand je pense que les Suisses alémaniques qui ne sont guère que deux à deux-et-demi fois plus nombreux que nous ont produit G. Keller au XIXème siècle et au XXème ce génie de Dürenmatt dont on vient encore de mettre en scène à Paris la Visite de la Vieille Dame, je ne peux m’en empêcher, je me sens rempli de jalousie envers la Suisse!
9) n° 2181 Dr. Ehrhard: Eulogius Schneider, sein Leben und seine Schriften, édit. B. Herder, Strasbourg, 1894.
10) n° 2182 Paul Muller: La Révolution de 1848 en Alsace avec une biographie des parlementaires alsaciens de 1789 à 1871, édit. Fischbacher, Paris - Vve. Bader, Mulhouse, 1912.
On a souvent dit que l’Alsace n’est vraiment devenue française qu’à la Révolution. Qu’en est-il exactement? Et d’abord comment cette Révolution a-t-elle été reçue en terre alsacienne?
A en croire la tradition populaire c’est surtout la guillotine et la figure maléfique d’Eulogius Schneider qui ont frappé les esprits. On en a fait un vrai monstre de ce Schneider. Un Allemand, né quelque part sur le bord du Main, éduqué par les Jésuites, moine franciscain, prédicateur à Bonn et Cologne, déjà pas très orthodoxe dans ses prêches, ce qui lui a valu d’être renvoyé, mais enflammé par les idées de la Révolution française et de la prise de la Bastille, et qui est arrivé à Strasbourg, engagé comme prêtre constitutionnel, prédicateur à la Cathédrale et professeur au séminaire, en juin 1791.
Le maire de Strasbourg, Dietrich, le même Dietrich chez qui son ami Rouget de l’Isle compose, comme chacun sait, la musique de la Marseillaise - et qui devrait donc s’appeler la Strasbourgeoise - et qui était l’arrière-grand-neveu de Dominique Dietrich, l'ammeister de Strasbourg persécuté par Louis XIV, avait déjà créé un club des Amis de la Constituante.
Schneider y entre et prend bientôt la tête des Jacobins, alors que Dietrich est plutôt modéré, Feuillantin, et opposé à la mort du Roi. Bientôt Schneider et les autres Jacobins vont créer un club à part, Schneider va publier un journal, l’Argos et Dietrich va être destitué (septembre 1792). Schneider sera encore commissaire municipal de Haguenau (un espèce de maire) puis en février 1793 va être nommé accusateur public. Dès le mois de mars il obtient trois condamnations à mort (des jeunes paysans) et reçoit de Paris une guillotine qui servira pour la première fois sur ce qui est aujourd’hui la place Kléber le 31 mars 1793. Mais c’est seulement au mois d’août que la guillotine sera installée de manière permanente sur la fameuse place. Auparavant Schneider parade à travers toute la ville avec un détachement à cheval et la guillotine sur roues! Les citoyens strasbourgeois n’aiment pas cela du tout et pendant la nuit démolissent la guillotine et en jettent les débris contre la porte de sa maison (il habite tout près dans la rue qui s’appelle aujourd’hui rue de la Nuée bleue). C’est ainsi qu’il se fait de nombreux ennemis dont le nouveau maire Monet, un autre Jacobin pourtant, mais un Savoyard, et puis d'autres encore parmi les nombreuses sections révolutionnaires de la ville (ce qui va lui coûter la vie quelques mois plus tard). En octobre 1793 il obtient enfin la création d’un tribunal révolutionnaire à Strasbourg dont il est l’accusateur public.
Rouget de Lisle chantant pour la première fois la Marseillaise devant Frédéric de Dietrich
Suit alors la période de sa splendeur qui va incruster à jamais son image dans la mémoire populaire. Le tribunal va d’abord fonctionner à Strasbourg, puis le tribunal et la guillotine vont parcourir la Basse-Alsace: Barr, Obernai, Sélestat, Epfig. Il prévoit même d’aller en Haute-Alsace: les habitants de Ribeauvillé sont prévenus, mais sauvés par sa disgrâce. J’ai fait le compte des guillotinés. Ils sont bien moins nombreux que sa réputation pourrait le faire croire: 7 paysans de Geispolsheim, une femme, 2 employés du Prince de Hesse, un capitaine de gendarmerie de Pont-à-Mousson, 4 paysans de Schaeffolsheim, un pasteur protestant, un magasinier, un habitant de Mutzig, un conducteur de chariot de Barr, un viticulteur, un boulanger et un juge d’Obernai, enfin deux femmes (mère et fille) de Mittelbergheim, soit 25 personnes au total! Mais il faut voir toute la mise en scène: il porte constamment le long manteau bleu de la garde nationale, un long sabre sur le côté, un couvre-chef rouge ainsi qu’une large ceinture également rouge où sont fichés deux revolvers! Et lors d’une exécution à Barr, Eulogius Schneider se tient en face de l’échafaud monté sur un étalon blanc (pour voir bien en face «l’aristocrate» au moment où il meurt) et des jeunes filles vêtues de blanc dansent autour de la guillotine!
Et puis ses ennemis, maire en tête, obtiennent que St. Just et Lebas se rendent à Strasbourg pour enquêter sur lui. Et voici que les deux délégués parisiens voient par la fenêtre Schneider entrer à Strasbourg dans une carriole attelée de six chevaux et devancée par une nombreuse garde militaire. Furieux de ce luxe ostentatoire ils le font arrêter, l’exposent à la vindicte du peuple strasbourgeois sur sa guillotine bien-aimée et l’envoient à Paris où il va être jugé. Là il témoignera encore violemment contre Dietrich, car celui-ci avait été mis en accusation par lui et les autres Jacobins dès le mois de mars, jugé à Besançon (comme un siècle et demi plus tard les autonomistes alsaciens), déclaré non-coupable, mais malgré cela traîné à Paris où il va subir un second jugement et finalement être guillotiné lui aussi (Dietrich avait d'abord fui en Suisse mais est rentré bien vite en France se constituer prisonnier voulant éviter qu’on lui confisque ses biens comme émigré, car l’entreprise Dietrich était déjà florissante et avait été créée dès la fin du XVIIème siècle. Elle existe encore aujourd’hui, record de longévité pour une entreprise familiale, voir n° 3383 Michel Hau: La Maison de Dietrich de 1684 à nos jours, édit. Oberlin, Strasbourg, 1998). Mais tout ceci ne lui servira à rien, à Schneider. Monet et ses amis envoient une lettre d’accusation monstrueuse à Robespierre où on lui impute de multiples crimes complètement imaginaires, mais qui formeront la trame de l’acte d’accusation officiel. Et le «grand Satan» alsacien passe lui-même à la guillotine le 1er avril 1794. Quatre mois plus tard Robespierre chute à son tour et la Terreur est terminée.
Comment expliquer toute cette folie meurtrière, tout ce sang, cette fureur? Il est évident quand on lit tous ces actes d’accusation, que les Schneider comme les Robespierre ne pouvaient guère y croire. Simples prétextes pour tuer. Que cherchaient-ils? La terreur? La purification par le sang? Le pouvoir? Leur propre survie? Annie dit: «c’est la guillotine, cette belle machine qui les excite». «D’ailleurs, ajoute encore Annie, les hommes s’excitent tout seuls». Belle logique féminine. Ce serait donc la faute à M. Guillotin. Pourtant on a connu le même phénomène à la révolution bolchevique. On dirait que toute idée généreuse est destinée à être tuée dans l’oeuf parce que des extrémistes s’en emparent aussitôt. La Terreur de la Révolution française a fait que beaucoup, par la suite, ont assimilé l’idée démocratique au pouvoir de la plèbe, au désordre de la rue. Elle a fait peur aux Allemands et a handicapé leurs libéraux quand ceux-ci ont eu une chance pour faire bouger les choses en 1848: on en parlera plus loin. Et le communisme bolchevique, totalitaire et stalinien a handicapé durablement le socialisme. Et sans aller jusqu’au sang et à la terreur, le gauchisme lui-même peut être tout aussi nocif, parce qu’il est utopiste, irréaliste, extrême lui aussi et donc incapable de rassembler pour gouverner et pour agir. Et pourtant on en aurait besoin plus que jamais d’une social-démocratie intelligente qui essayerait encore de contrôler l’ultralibéralisme mondial triomphant d’aujourd’hui.
Et l’Alsace dans tout cela? Eh bien si l’Alsace toute entière n’a pas forcément aimé ce qui s’est joué à Paris, il n’empêche que les Alsaciens ont participé au grand jeu de la France de ce temps-là. Ils n’avaient d’ailleurs pas le choix. Les intellectuels ont vibré aux idées généreuses de liberté. Les bourgeois ont probablement été choqués lorsqu’à la suite du 4 août on a décrété le 11 août 1789: «Une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à l’union intime de toutes les parties du royaume, il est déclaré que tous les privilèges particuliers des provinces,... villes et communautés d’habitants,... sont abolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun de tous les Français». Les Strasbourgeois pensaient probablement qu’il y avait plus de liberté dans leur droit à gérer leur cité comme ils l’entendaient, sans intervention d’aucune autorité supérieure, qu’elle soit monarchique ou républicaine. Le peuple des campagnes n’a pas dû aimer l’institution des prêtres constitutionnels et a dû protéger les réfractaires. Mais d’une manière générale on suit avec plus ou moins d’enthousiasme. D’ailleurs l’industrie et le commerce ont profité de la centralisation du nouveau pouvoir. Et certains locaux arrivent même à jouer un rôle à Paris comme le Colmarien Jean-Baptiste Reubell qui sera membre du Directoire (allié à Barras contre Carnot) puis du Triumvirat (et qui sera celui qui mettra le couteau sur la gorge des Mulhousiens en rompant tous les accords de commerce avec la ville, ce qui ne leur laisse pas d’autre solution que de demander leur incorporation dans la France après 4 siècles d’appartenance à la confédération des cantons helvétiques. La légende selon laquelle ces pieux calvinistes auraient demandé leur annexion par idéalisme démocratique n’est qu’une belle légende. Comme dit Marx c’est l’économique qui commande!).
Mais même les auteurs très anti-français de la Geschichte des Elsasses l’admettent, c’est avec Napoléon que les Alsaciens se sont définitivement sentis Français. C’est l’armée, c’est la guerre, c’est la gloire de l’Empire qui ont vraiment soudé l’Alsace à la France (moi qui n’aime pas particulièrement Napoléon, je relève ce point avec un certain regret). L’Alsace lui a fourni un contingent important de soldats, d’officiers et de généraux, comme Kellermann qui est devenu Maréchal d’Empire, Keller qui est mort assassiné au Caire, tous deux de Strasbourg, Rapp de Colmar qui est resté fidèle à sa mémoire encore après les Cent-Jours et Lefèvre de Rouffach dont la femme était la fameuse Madame Sans-gêne.
Pourtant quand Louis-Napoléon se présente à l’élection présidentielle de la nouvelle république de 1848, les Alsaciens ne votent pas autant pour lui que le reste de la France: Alors que l’ensemble de la France donne 5,5 millions de voix au neveu de l’Empereur sur un total de 7,4 le Bas-Rhin ne lui donne que 60 000 voix sur 114 000 et le Haut-Rhin un peu plus: 65 000 sur 89 000. C’est qu’à Strasbourg on se souvenait probablement de cette opération rocambolesque de 1836 lorsqu’avec la complicité d’un régiment d’artillerie, de quelques officiers et d’une chanteuse d’opéra, il chercha à déclencher un coup d’Etat dans la ville. Mais aux plébiscites de décembre 1851 et 52 l’Alsace vote comme le reste de la France: plus de 90% pour le Prince-Président. Hélas! La conséquence en sera, vingt ans plus tard, le rattachement de la Province à l’Allemagne.
Je reviens donc au fil de mon histoire. Quelle a été l’évolution de l’Allemagne au cours de ce XIXème siècle? Pourquoi n’a-t-elle pas évolué elle aussi vers un régime plus démocratique? Quel a été le rôle de la Prusse dans tout cela? Et comment est-on arrivé à ce choix si lourd de conséquences: reprendre l’Alsace à la France?
11) n° 3281 F. R. Paulig: Geschichte der Befreiungskriege, ein Beitrag preussischer Geschichte der Jahre 1805-1816, édit. Friedrich Paulig, Francfort, 1865.
12) n° 2782 Ricarda Huch: 1848, die Revolution des 19. Jahrhunderts in Deutschland, édit. Atlantis, Zurich, 1944.
13) n° 1900 Istvan Bibo: Misère des petits Etats d’Europe de l’Est (voir chap.1 Les raisons et l’histoire de l’hystérie allemande), édit. Albin Michel, Paris, 1993.
Au Lycée, quand on étudiait l’histoire des guerres napoléoniennes et qu’on nous parlait de première, deuxième, troisième coalitions, etc. on avait toujours l’impression que toute l’Europe s’était liguée contre nous et que notre bon Empereur n’a fait que répondre continuellement à la vicieuse agression extérieure de toutes les monarchies européennes. Il est bon de se placer pour une fois de l’autre côté et de suivre la même histoire contée par un Prussien. On s’aperçoit bien vite que la perspective est bien différente, que les guerres napoléoniennes s’appellent systématiquement guerres de libération, qu’une véritable haine se développe contre les Français et qu’apparaît un terme qui était totalement inconnu auparavant, celui de «Erbfeind», l’ennemi héréditaire!
Ricarda Huch est une romancière (voir p. ex. le recueil de nouvelles n° 0065 Ricarda Huch: Aus der Triumphgasse, édit. Fischer, Francfort, Hambourg, 1953. Ce sont des nouvelles très pittoresques qui mettent en scène la ville de Trieste où elle a vécu pendant plusieurs années avec son premier mari), mais c’est aussi une des premières femmes allemandes à étudier l’histoire et la philosophie à l’Université de Zurich (vers les années 1880-90). A côté de son oeuvre littéraire elle a ainsi écrit de nombreux ouvrages historiques, sur Luther, sur la guerre de trente ans, etc. Son très gros ouvrage sur les événements de 1848 en Allemagne n’est pas facile à lire car au lieu de raconter l’histoire d’une manière linéaire elle présente l’un après l’autre tous les personnages qui y ont joué un rôle. Il n’empêche, elle montre bien comment on est arrivé à l’échec et quelle a été la responsabilité de chacun.
Le Hongrois Istvan Bibo est un historien ou plutôt un philosophe de l’histoire. L’éditeur le présente comme un des penseurs politiques hongrois les plus importants du siècle. Je trouve son analyse très originale. Il commence son essai en rappelant les deux conceptions mythiques et contradictoires qui ont cours au moment où il écrit - en 1942 - et qui concernent les Allemands: selon la première ils sont «violents, barbares, adorateurs du pouvoir, esclaves de leur instinct grégaire et d’une métaphysique nébuleuse... ils n’ont jamais adopté la civilisation romaine ou chrétienne... ils souffrent d’une incapacité congénitale à se délivrer de la domination qu’exercent sur eux des princes tyranniques, de grands propriétaires féodaux et des cliques militaristes... etc.», selon la deuxième ils seraient «foncièrement bons et cultivés... un peuple de poètes, de penseurs et de musiciens... un pilier de la civilisation européenne qui a fourni Bach, Händel et Beethoven, Leibnitz et Kant, Goethe et Humboldt... La révolution socialiste allemande aurait été exemplaire... si le traité de Versailles ne l’avait pas acculée à une impasse... Seule la rigueur stupide et aveugle de ce traité a déformé les dispositions mentales des Allemands... etc.». Inutile de dire que «les deux conceptions sont erronées».
Et là Bibo développe une théorie que je trouve fascinante: celle de l’hystérie communautaire. Cela m’avait d’abord rappelé la psychologie des foules de Gustave Lebon dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises. Mais ce n’est pas cela, même si les deux ont un point en commun: leur aspect irrationnel. Pour Bibo il n’y a aucun doute qu’il existe chez les Allemands une attitude «hystérique» à l’égard de la communauté européenne (rappelons qu’il écrit à un moment où Hitler est encore au pouvoir) et qui d’après lui a existé d’une manière presque continue depuis 1871 jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Mais cette mentalité politique n’est pas d’origine biologique mais historique. Et ces antécédents historiques, toujours d’après Bibo, remontent bien au-delà de Versailles: elles commencent même plusieurs siècles plus tôt.
Si je trouve cette théorie de l’hystérie politique si intéressante c’est qu’elle peut s’appliquer parfaitement de nos jours aux pays musulmans, et en particulier à certains pays arabes. Que dit Bibo? C’est à la fin du XVIIIème siècle que l’on assiste en Europe à une démocratisation des sentiments communautaires. Des états d’âme apparentés à ce qu’on appelle névroses ou hystéries apparaissent alors dans la vie de nations entières. Mais on ne peut vraiment parler d’hystérie politique ou communautaire que lorsqu’un état durable de peur collective s’est emparé des masses à la suite d’un grand traumatisme historique (écroulement de prestiges politiques, défaite militaire, occupation étrangère, révolution, etc.) et que cette peur conduit à l’irréalisme tant dans la perception de soi-même que du monde extérieur et à une impasse, une incapacité de résoudre les problèmes politiques qui se posent. Je crois que je n’ai pas besoin de développer longtemps: les pays arabes ont connu tout cela: la colonisation, l’humiliation devant l’Occident, les mauvaises solutions politiques (nassérisme, copie du socialisme à économie planifiée, la concussion des classes supérieures, la démocratie impossible à établir, etc.), l’idéalisation d’un âge d’or (l’islam de l’époque du Prophète comme les Allemands du XIXème siècle ont idéalisé l’ancien Saint Empire germanique) et finalement l’agressivité hystérique contre l’Occident.
Mais revenons à notre histoire allemande. Le deux décembre 1805 a lieu, comme chacun sait, la bataille d’Austerlitz, c’est le jour 2S pour les Saint-Cyriens qui en sont tellement fiers de cette victoire qu’ils désignent les dix mois de leur année scolaire par les lettres de son nom. L’année suivante commence la montée en puissance de Napoléon et le début de sa folie. Et pour les Allemands c’est l’année noire par excellence. Le König (c’est ma bible de littérature allemande, retenez-le une fois pour toutes, je ne me répéterai plus!) commence le chapitre qu’il consacre aux poètes «chantres des guerres de libération» de la façon suivante: «Le six août 1806 on a enterré l’Empire millénaire de Charlemagne. Deux mois plus tard c’est la monarchie de Frédéric le Grand qui éclate à son tour. Suivent sept lourdes années de servitude, d’humiliation et de honte pour le peuple allemand mis à terre et piétiné par Napoléon.» Effectivement c’est en juillet 1806 que Napoléon déclare ne plus reconnaître l’Empire et réunit à Paris les princes-électeurs de Bavière et de Wurtemberg - auxquels il confère le titre de rois - et quatorze autres princes qui créent la Fédération du Rhin, se détachent du dit Empire et se mettent sous la protection de la France. Et François II qui avait déjà pris le titre d’Empereur d’Autriche en 1804 renonce à son titre d’Empereur d’Allemagne et prononce solennellement la dissolution du Saint Empire romain et germanique.
Pour Bibo il s’agit là du premier des traumatismes allemands. La faiblesse de l’Empire avait beau être manifeste depuis plusieurs siècles, il n’empêche: c’était un symbole de l’unité allemande et d’une certaine liberté (l’Empereur était le protecteur du peuple contre les abus des Seigneurs, il garantissait les libertés des villes impériales qui ne procédaient que de lui, on l’a vu à propos de Strasbourg, etc.). En supprimant l’Empereur on donne pleins pouvoirs aux Princes qui peuvent librement s’adonner à leurs instincts autocrates. On verra en étudiant l’histoire des événements de 1848 comment cette situation empêche l’émergence de la démocratie ainsi qu’une unification réelle de l’Allemagne. Bibo regrette que la dynastie respectable des Habsbourg ait ainsi renoncé à son rôle dans l’histoire de l’Allemagne et laissé le champ libre à cette dynastie, minable d’après lui, des Hohenzollern. Avec les Habsbourg, pense-t-il, toute l’histoire de l’Europe aurait été différente. Je n’aime pas l’histoire-fiction, cela ne mène à rien. Et puis je crois qu'à cause de son origine hongroise il idéalise un peu trop les Habsbourg. Sur le plan de l’autocratie ils n’avaient rien à envier aux Hohenzollern. Il regrette aussi que l’Allemagne, au XIXème siècle, se soit faite sans l’Autriche. Quand on voit que l’Allemagne d’aujourd’hui compte 80 Millions d’habitants et l’Autriche six Millions seulement l’importance de cette question me semble bien mineure. D’ailleurs à l’époque certains pangermanistes voulaient rassembler tous les germanophones, les Suisses, les Alsaciens et les Hollandais aussi (le hollandais, d’après eux, n’étant rien d’autre qu’un dialecte allemand, ce qui est d’ailleurs vrai). Que François II ait fait une grande erreur pour sa propre dynastie en abandonnant l’Allemagne pour un Empire multi-ethnique qui allait continuellement fermenter jusqu’à l’explosion finale, c’est un autre problème. On en parlera encore quand dans mon prochain volume j’évoquerai Musil et la Vienne du début du XXème où ont mûri tellement de fruits vénéneux qui ont empoisonné le siècle à venir. En tout cas avec le retrait de l’Autriche la voie allait être libre pour la montée en puissance de la Prusse. Et ceci pour une raison bien simple: l’Empire avait deux marches fortement militarisées, la Prusse et l’Autriche. Les deux étaient les remparts contre les invasions pouvant venir de l’Est, les Slaves, les Turcs et tous les envahisseurs des steppes. C’étaient aussi les deux entités colonisatrices des pays slaves. Prusse et Autriche étaient donc les seules puissances militaires qui comptaient en Allemagne.
Mais Napoléon ne s’en tient pas là. Il inquiète et humilie la Prusse qui était neutre au moment d’Austerlitz. Il lui propose d’occuper le Hanovre anglais en compensation de la cession d’autres morceaux de territoires, lui demande de participer au blocus contre les Anglais (ce qui fâche la Prusse avec l’Angleterre et va complètement ruiner son commerce), nomme son frère Louis roi de Hollande et son beau-frère Murat grand-duc de Berg (qui inclut des possessions prussiennes). Puis il traite avec l’Angleterre et lui cède à nouveau Hanovre. C’est la guerre avec la Prusse.
Je ne vais pas faire toute l’historique des guerres napoléoniennes. Les batailles sont de plus en plus sanglantes (Iéna, Auerstadt, Eylau, Friedland), les Russes y participent, les forteresses prussiennes tombent les unes après les autres et puis c’est le traité de Tilsitt. La Prusse y perd la moitié de ses terres, en particulier les terres fertiles qui se trouvent entre l’Elbe et le Rhin, toutes ses possessions en Pologne, ses forteresses (Magdebourg, Dantzig, etc.), doit payer une très lourde compensation financière, fermer les ports qui lui restent aux bateaux anglais, limiter sa force militaire pendant dix ans à 42 000 soldats et Napoléon nomme un autre de ses frères (heureusement pour lui, ou malheureusement, il en avait beaucoup), Jérôme, roi de Westphalie (c. à d. les terres enlevées à la Prusse, une partie du pays de Hanovre et la Hesse). Napoléon envahit l’Espagne, l’Autriche lui déclare la guerre en 1809. Puis fait la paix et lui accorde la main de Marie-Louise en 1810. En 1811 Napoléon exige que la Russie participe au blocus contre les Anglais et puis c’est le début de la fin: l’envahissement de la Russie. En février 1812 Napoléon exige encore de la Prusse le libre passage pour son armée et lui demande même de lui accorder 20 000 soldats. L’armée napoléonienne décimée arrive à la Berezina en novembre 1812. Et la Prusse s’allie à nouveau à la Russie. La Suède, l’Autriche, l’Angleterre vont participer à la dernière coalition. Beaucoup de batailles seront encore livrées (comme la terrible bataille de Leipzig que l’on va appeler la bataille des Nations), beaucoup de sang va encore couler jusqu’à la dernière défaite de Napoléon, son exil et la paix de Paris de mai 1814.
Au congrès de Vienne de 1814 Talleyrand réussit à semer la discorde entre alliés à propos de la Pologne et de la Saxe. Mais avec le retour de Napoléon d’Elbe les alliés sont bien obligés d’arriver à un accord. La Prusse ne reçoit qu’une partie de la Saxe et une petite partie de la Pologne (le reste allant à la Russie). Mais en compensation la Prusse reçoit les riches territoires rhénans. Ce qui donne à la Prusse une importance primordiale dans toute l’Allemagne du Nord et les introduit dans la région du Rhin (attention on se rapproche de l’Alsace!).
En même temps les Etats allemands décident de créer une Confédération (le Bund). Pour Bibo c’est à nouveau une impasse. Il pense qu’à ce moment-là François II aurait encore pu revenir sur sa renonciation au titre d’Empereur allemand et sur la dissolution de l’Empire. Ce n’est pas sûr du tout. La Prusse n’aurait probablement pas été d’accord. Et d’autres princes non plus, comme le roi de Bavière entre autres. Mais que le Bund doit mener à une impasse c’est évident. Le Bund n’a pas d’autre institution centrale qu’une Assemblée qui se réunit à Francfort pour délibérer sur des questions d’intérêt commun. Mais il n’y a pas d’exécutif, rien au-dessus des principautés. C’est donc une fausse solution. Une association entre princes. Ils feront obstacle à la fois à la véritable unité de l’Allemagne et à sa démocratisation. L’échec de la révolution de 1848 est prévisible. Et l’irrésistible ascension de la Prusse est en marche.
Quelle année mémorable que cette année 1848! Cela commence avec la Révolution de février en France. C’est également l’année où Karl Marx et Friedrich Engels rédigent à Bruxelles le Manifeste Communiste (Marx, fils de parents juifs convertis de Trèves, avait commencé curieusement sa carrière comme brillant journaliste politique dans un journal d’opposition financé par les industriels de Rhénanie et ses patrons étaient tombés complètement sous son charme sans savoir qu’il serait un jour leur ennemi mortel. Quant à Engels il était le fils d’un industriel de Westphalie, déjà très social, qui a eu son illumination de Damas après avoir visité l’industrie anglaise - coton, laine, charbon et industrie métallique - et vu comment vivaient les damnés qu’elle employait). Et puis c’est la Révolution en Allemagne. Cela fermentait depuis un moment. Des clubs fleurissaient un peu partout. Les démocrates des différents pays allemands se rencontraient et discutaient. Même les industriels rhénans se rebiffaient: curieusement c’est en Rhénanie que commence l’industrialisation de l’Allemagne. La France était alors plus avancée sur ce plan que l’Allemagne et Napoléon avait jeté les premiers fondements (c’est lui qui avait créé une chambre de commerce à Cologne). Les industriels rhénans, au milieu d’une place forte catholique, étaient protestants et n’étaient pas mécontents d’avoir avec le roi de Prusse un roi protestant mais devaient lui arracher une à une chaque concession: banque, société anonyme, chemins de fer, etc. Mais l’Eglise catholique était encore plus opposée au développement de l’industrie (comme en Autriche p. ex.) mais il faut dire à son honneur que c’est surtout pour des raisons morales: triomphe du matérialisme, avilissement des ouvriers. Je ne me souviens plus si Max Weber souligne également cet aspect des choses quand il compare l’attitude du catholicisme et du protestantisme face au capitalisme.
Quoi qu’il en soit voici donc qu’éclatent partout des émeutes. En pays de Bade on réclame la réunion d’une assemblée allemande. Et c’est à Berlin que la révolution gronde: barricades, l’armée lancée contre les Berlinois, 200 morts! Il faut dire qu’avant cela le roi de Prusse avait convoqué une assemblée basée sur les anciens états (on en était encore aux états de l’ancien régime), une assemblée composée par moitié des représentants de la noblesse et pour l’autre moitié par ceux des grands propriétaires terriens et par ceux désignés par les magistrats des villes. Et que tout de suite après il décrète que l’assemblée ne peut que conseiller, que les votes ne sont valables que si la majorité atteint les deux tiers (donc on ne peut rien faire contre les nobles) et que c’est le roi qui de toute façon décide en dernier lieu. Tout ceci simplement pour montrer quel degré d’absolutisme régnait alors en Prusse! Mais après les 200 morts le roi a peur. Il nomme comme ministres des représentants de la bourgeoisie rhénane. Et semble céder sur tout.
Ricarda Huch n’explique pas exactement comment la grande assemblée allemande, que l’on nomme encore assemblée impériale, est convoquée, qui la convoque, comment ses représentants sont élus, ni quel est son rôle. En tout cas les événements se précipitent: dès le 31 mars est réunie une assemblée préparatoire et l’assemblée proprement dite composée de 500 représentants s’ouvre à Francfort (une des dernières villes libres) le 15 mai 1848. Et l’assemblée décide immédiatement de se faire constituante. Très rapidement on s’aperçoit qu’on a en gros deux grands partis: monarchistes - bourgeoisie contre démocrates - républicains. La gauche est minoritaire mais possède en ses rangs quelques personnalités remarquables. Très vite se pose la question de l’Autriche. La gauche est pour la grande Allemagne, c. à d. Autriche non pas alliée mais faisant partie intégrale de l’Allemagne. Or l’Autriche est composée aux deux tiers de non-Allemands: Slaves du Nord et du Sud, Hongrois, Roumains, etc. Problème insoluble. Peut-on séparer les Allemands de l’Empire autrichien? Non, car il risque de se défaire. Et puis Vienne à son tour se révolte: les étudiants, les ouvriers prennent la ville. On croit déjà l’Empire autrichien à l’agonie. D’autant plus que l’Empereur du moment est simple d’esprit. Et puis l’armée reprend la ville, fusille les rebelles et un nouvel Empereur de 18 ans monte sur le trône (François-Joseph déjà). Et le chef de l’armée nommé premier ministre déclare que l’Autriche ne rentrera dans la nouvelle Allemagne que comme un Empire global (c. à d. avec toutes ses nationalités).
Alors on revient à la Prusse et au roi de Prusse. Pourtant même les plus acharnés défenseurs de la Prusse s’en méfiaient: un pays à moitié slave, qui n’a pas participé à la vie culturelle allemande du Sud et de la Rhénanie, un autocrate absolu. La Prusse c’est l’absolutisme à l’intérieur et l’esprit de conquête à l’extérieur. Beaucoup des intellectuels de ce temps étaient encore sous l’influence d’un grand homme, le baron de Stein, l’ennemi mortel de Napoléon, qui, après avoir été ministre de Frédéric-Guillaume III, est parti conseiller le roi de Suède puis Alexandre III de Russie. Or Stein avait un grand mépris pour les princes, détestait les fonctionnaires (agents de l’autocratie), voulait que tous les Allemands aient des droits fondamentaux (habeas corpus, protection de la propriété, constitution, assemblée représentative qui vote les impôts, participe au travail législatif et se convoque elle-même, justice indépendante, gouvernements responsables), mais restait obnubilé par le mythe de l’ancien Saint Empire germanique. Alors en dépit de tout une majorité allait se former pour une dynastie héréditaire et qui, après la défection des Habsbourg, ne pouvait être que celle des Hohenzollern.
Le grand poète Uhland originaire de Tübingen au Wurtemberg (tous les Souabes étaient de gauche) mais qui était aussi juriste, avocat, professeur de littérature, a beau mettre en garde ses collègues de l’Assemblée: on trouve dans ses oeuvres complètes deux de ses discours, l’un prononcé en 1848 pour les exhorter à ne pas exclure l’Autriche, l’autre, en 1849, pour demander que le chef de l’exécutif ne soit pas choisi parmi les princes et pour qu’il ne soit pas héréditaire (voir n° 0136 Uhland: Ausgewählte Werke, introduction Friedrich Brandes, édit. Philipp Reclam junior, Leipzig). Il a de très belles formules: «une révolution qui choisit un empereur héréditaire c’est comme un jeune homme avec une tête grise». «La racine du chêne allemand que nous avons planté est démocratique et on voudrait que dans sa cime niche une couvée d’aigles impériaux héréditaires». Et pour finir: «aucune tête brillera au-dessus de l’Allemagne si elle n’est pas ointe d’une pleine goutte d’huile démocratique».
Mais les partisans de la solution prussienne passent outre. La Prusse deviendra allemande, pensent-ils. Elle va fusionner avec les autres provinces. Et l’Allemagne profitera de sa force. Ils ne s’aperçoivent pas que les vrais Prussiens ne voient pas les choses de la même manière. Ricarda Huch cite un article paru à l’époque dans la presse prussienne dont le ton menaçant annonce déjà Bismarck: si vous ne voulez pas placer la Prusse à la tête de l’Allemagne, nous le ferons sans vous. Nous avons la force et la volonté de nous agrandir selon notre seul intérêt. Aujourd’hui encore nous acceptons que le nom de Prusse soit remplacé par celui de l’Allemagne. Demain l’Allemagne s’appellera tout simplement la Prusse.
Et voilà qu’à la fin du mois de mars 1849 290 délégués votent pour choisir Frédéric-Guillaume IV comme Empereur héréditaire des Allemands. 248 délégués s’abstiennent parce que les autres se sont engagés qu’en tout état de cause la constitution votée en octobre 48 serait intangible. Mais on avait compté sans les Hohenzollern. Déjà Frédéric-Guillaume III n’était rien d’autre qu’un pauvre autocrate faible aussi bien de coeur que d’intelligence. Frédéric-Guillaume IV était pire. Il va d’ailleurs être atteint d’aliénation mentale en 1857. Il se met en scène, parade, ment, même à lui-même, n’agit guère, paraît faible mais ne cède jamais en son for intérieur quand il s’agit du pouvoir autocratique et de ce qu’il croit être son prestige monarchique. Déjà en décembre 1848 il écrit des lettres à deux de ses anciens conseillers où il traite la couronne offerte par une assemblée démocratique de saleté qu’il aurait honte de ramasser. Quand les délégués de l’Assemblée le rencontrent il n’ose pourtant pas la refuser franchement, mais pose des conditions telles (il faut qu’il demande d’abord si les princes sont d’accord et qu’il étudie si la constitution qui a été votée lui permet de diriger efficacement la destinée de la nouvelle Allemagne) qu’elles signifient clairement à tous que le jeu est terminé.
La suite ne m’intéresse plus. C’est le 21 avril 1849 que Frédéric-Guillaume IV déclare solennellement qu’il refuse la couronne impériale ainsi que la nouvelle constitution. La droite est humiliée, la gauche est en colère, mais dans sa majorité refuse la révolution populaire. Le Roi ne se gêne pas pour se venger. N’a-t-il pas déclaré depuis longtemps: on se débarrasse des démocrates avec l’armée. Les Badois révoltés sont écrasés et fusillés. De nombreux libéraux s’exilent. L’échec de 1848 est un nouveau grand traumatisme pour les Allemands dans le sens de Bibo. L’Allemagne va chercher la solution dans la puissance militaire. L’Allemagne va se prussifier. C’est la Prusse qui va faire l’Allemagne. Par la guerre si possible. La catastrophe de 1870 est prévisible. Prévisible aussi que la Prusse qui n’a toujours pas digéré l’humiliation napoléonienne, ni le fait qu’elle n’a pas pu se venger de la France en 1814 (les autres alliés ne voulaient pas que l’on enlève des territoires à la France ni qu’on lui impose des compensations financières trop lourdes et le brillant Blücher rongeant son frein n’a réussi qu’à récupérer au Louvre les oeuvres d’art que Napoléon avait ramenées de Berlin), ne raterait pas la prochaine occasion. Je pense même que Bismarck n’avait qu’un intérêt médiocre pour l’Alsace. C’est un pur acte de vengeance qui va être à l’origine des indicibles malheurs qui vont suivre tant pour l’Alsace que pour l’Europe toute entière.
Alors voyons comment on y est arrivé, à cette guerre absurde de 1870.
14) n° 3009-10 Henri Welschinger: La guerre de 1870, causes et responsabilités, édit. Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1910.
L’Alsacien Henri Welschinger, historien, membre de l’Institut, a été attaché aux Archives du Corps législatif du 2ème Empire de 1868 à 1870 et a été secrétaire-archiviste à l’Assemblée Nationale de 1871 à 1876. Son étude est extrêmement fouillée (deux volumes de 400 pages) et fait appel non seulement aux archives françaises mais à de nombreux documents étrangers tels que la correspondance du Roi de Prusse avec son épouse, les mémoires de Bismarck, etc. Les événements qui précèdent la déclaration de guerre (faite par la France, il faut le rappeler) sont relatés presque heure par heure. On est proprement effaré par l’incompétence et l’arrogance de toute la clique impériale, aussi bien de ceux qui entourent l’Empereur dans l’ombre que des membres de son cabinet. Ceci étant il n’est pas sûr que la guerre pouvait être évitée. Bismarck la voulait. Mais il fallait absolument qu’on ait l’impression que ce soit lui qui soit l’agressé pour déclencher un mouvement de solidarité pan-allemand et ainsi forcer cette fameuse union allemande que tout le monde attendait. Sans compter qu’il ne fallait pas trop choquer les autres puissances européennes du moment: Angleterre, Russie, Autriche et Italie. Et la France est tombée dans le piège.
Ricarda Huch dit que Bismarck est resté un Prussien. Jusqu’à la fin. Il a commencé sa carrière comme un homme de parti, un Juncker, un partisan de la permanence de l’absolutisme. parce que celui-ci défendait les intérêts de la classe des grands propriétaires dont il était issu. Il détestait l’aristocratie de l’industrie, les villes et bien sûr le prolétariat. Même s’il s’est réconcilié plus tard avec la bourgeoisie et qu’il a dû accepter la loi électorale commune, par compromis, par accommodation. Rien à voir avec Stein qui était un humaniste, défendeur du peuple, un homme au-dessus des partis, un Allemand. L’Allemagne n’était rien pour Bismarck. La Prusse était tout pour lui. Il haïssait tous ceux qui osaient toucher à la Prusse et à son souverain. Mais le conquérant qu’il était aimait l’image d’une Prusse qui aspirait à elle toute l’Allemagne. Vaincre le vieux concurrent, l’Autriche, c’était cela qui l’excitait (et c’est ce qu’il avait déjà réussi par sa guerre contre l’Autriche et la victoire de Sadowa en 1866). Après Sadowa il avait déjà rassemblé les Etats du Nord et était devenu le chancelier de la Ligue du Nord. Il ne restait plus qu’à absorber ceux du Sud. Alors que ni les Bavarois (et pour eux c’est encore vrai aujourd’hui) ni les Wurtembergeois, ni les Hessois n’aimaient les Prussiens. Pour les convaincre de fusionner malgré tout avec eux il fallait donc quelque chose d’irrationnel, de passionnel. Et on revient aux théories de Bibo.
Bibo montre très justement qu’au XIXème siècle, le siècle de la naissance des nations modernes, le rapport des hommes à la communauté d’Etat, le fonctionnement de la communauté, sa qualité, son prestige, sont devenus la cause commune et personnelle de tous. Il y a une démocratisation du rapport à la communauté qui est allée de pair avec le recul du prestige des monarques et des aristocrates qui étaient auparavant les seuls vecteurs de la culture politique européenne. La communauté peut donc être atteinte plus facilement d’un phénomène d’hystérie collective et quand il y a hystérie collective elle atteint la communauté toute entière. Ce phénomène a certainement joué un rôle dans le déclenchement de la guerre de 70 (et probablement aussi dans celle de 14). Il n’y a qu’à voir les réactions de la presse et des assemblées représentatives en 1870 d’un côté comme de l’autre.
Car quand on examine objectivement le litige: les Espagnols, en mal de succession dynastique, sont allés chercher un Hohenzollern. Et le Roi de Prusse ne s’y est pas opposé. Et Bismarck l’a peut-être favorisé en secret. Or l’Espagne ne comptait pas au point de vue militaire à l’époque. Et en plus la politique était faite par les Cortès et non par le Roi. On ne voit donc pas quel danger cela pouvait représenter pour la France. Et de plus au moment où tout se déclenche le prétendant Hohenzollern avait déjà renoncé officiellement et le Roi de Prusse donné son accord à cette renonciation. La guerre a donc été déclenchée sur de simples questions d’amour-propre! Voyons les détails.
Et d’abord quels sont les personnages-clés de l’affaire? Côté français Emile Ollivier, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et des Cultes, fait office de chef de cabinet même s’il refuse le titre de Président du Conseil par déférence envers l’Empereur. Il se dit pacifiste. Pourtant c’est lui qui ajoute à la déclaration faite le 6 juillet devant la Chambre un paragraphe que tout le monde prend pour un ultimatum et excite les esprits. Après avoir expliqué l’opposition de la France à l’élection d’un prince de la famille régnante prussienne au trône d’Espagne et avoir exprimé son espoir qu’il y renoncera, il ajoute avec un haussement de menton: «S’il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse.» On ne joue pas ainsi au poker sans savoir si on a les moyens de gagner la partie!
Le Ministre des Affaires Etrangères était le Duc de Gramont. Ancien Ambassadeur de France en Prusse, il était l’ennemi personnel de Bismarck qui l’avait traité de «Rindvieh», ce qui veut dire boeuf et est l’équivalent allemand de butor et d’imbécile. On verra plus loin dans la manière avec laquelle il a traité la partie diplomatique de cette affaire que Bismarck n’avait pas entièrement tort.
Quant au Ministre de la Guerre il s’appelait effectivement Leboeuf. C’est à lui que l’on a attribué cette phrase célèbre: «Nous sommes prêts. Il ne manque pas un bouton à nos guêtres!» On connaît la suite.
Il y avait encore toute une clique qui entourait l’Empereur et qui était particulièrement rétrograde et bornée. On y avait surtout peur de l’opposition républicaine (Gambetta entre autres) qui avait eu un certain succès aux élections de 1869 et on pensait garder la confiance du peuple en menant une politique de prestige à l’extérieur. J’ai d’ailleurs l’impression que dans toute sa politique étrangère Louis-Napoléon n’avait qu’une idée: être à la hauteur de son oncle! Se mêlant de tout en Europe. Allant même se fourvoyer au Mexique ce qui nous vaut encore aujourd’hui de voir dans tous les westerns américano-mexicains des Français efféminés et vicieux se faire battre à plate couture par des révolutionnaires mexicains soutenus par des Américains idéalistes (!). Et celle qui était la plus fanatique dans cet entourage c’était l’Impératrice. Elle voulait à tout prix sauver son trône pour son fils. Et lors des événements de 70 son origine espagnole a dû avoir son importance.
L’Empereur était malade, hésitant, faible. Il ne voulait probablement pas la guerre mais se laisse influencer par son entourage et se fait ballotter par les événements. Et une fois la guerre déclarée il va se faire chef d’armées!
Le Roi de Prusse non plus n’était pas particulièrement convaincu qu’une guerre était nécessaire. Il avait 73 ans et était d’un naturel plutôt pacifique. Son entourage, par contre, était plus belliqueux. Mais c’est évidemment surtout Bismarck qui la voulait la guerre. Bismarck et ses généraux.
Mais revenons aux événements. Le Roi de Prusse est aux eaux, à Ems. Entre le 6, date du fameux communiqué, et le 11 juillet le Roi a accordé trois entrevues à Benedetti notre Ambassadeur, au grand dam de Bismarck. Il lui fait comprendre qu’il ne peut faire une rétractation publique sous la pression d’un ultimatum mais qu’il oeuvre pour convaincre Leopold de Hohenzollern à renoncer et qu’il donnera alors son approbation en tant que chef de la famille. Le 12 le prince Antoine, père de Leopold, annonce officiellement au Premier Ministre espagnol que son fils renonce à se porter candidat au trône d’Espagne. Le même jour un communiqué annonçant la nouvelle est inséré dans le Mercure de Souabe. Emile Ollivier croit devoir en informer officieusement la Chambre. Aussitôt les ultras se déchaînent: comment peut-on se contenter d’une «dépêche du Père Antoine!» «l’Empire tombe en quenouille!». Les députés de la majorité blâment la crédulité, la lâcheté des ministres. La presse s’en mêle. Le plus enragé de tous est le célèbre journaliste et patron de presse Emile de Girardin. Il faut des excuses, des garanties. Garanties, le grand mot est lâché.
Le même jour l’Ambassadeur de Prusse, le baron de Werther, vient à Paris, se rend chez le duc de Gramont, avec pour objectif d’annoncer la renonciation et trouver une issue pacifique à la crise. Au même moment arrive l’Ambassadeur d’Espagne annonçant officiellement à la France que l’Espagne a renoncé définitivement à la candidature Hohenzollern. L’Ambassadeur anglais, lord Lyons, s’annonce lui aussi (l’Angleterre et l’Autriche étaient alors nos meilleurs alliés) et constate que l’attitude de la France a évolué. Voici ses paroles de mise en garde rapportées par Welschinger: «Si la guerre survenait à présent, toute l’Europe dirait que c’est la faute de la France et que la France s’est jetée dans une querelle sans cause sérieuse, simplement par orgueil et par ressentiment. A présent la Prusse peut espérer rallier l’Allemagne pour résister à une attaque qui ne pourrait être attribuée qu’à un mauvais vouloir et à la jalousie de la part de la France. En fait, la France aura contre elle l’opinion du monde entier, et sa rivale aura tout l’avantage d’être manifestement contrainte à la guerre pour se défendre et pour repousser une agression.» Rien n’y fait. Le duc de Gramont bientôt rejoint par Emile Ollivier demande à Werther que le Roi de Prusse adresse une lettre à l’Empereur dont il lui suggère les termes. Une lettre qui ressemble très fortement à une lettre d’excuses. La France a été blessée. La renonciation devient secondaire. Il faut maintenant rétablir les bonnes relations entre les deux puissances. Werther est estomaqué. D’autant plus qu’on lui dit que s’il ne veut pas se charger de la commission on demandera à Benedetti de transmettre la demande au Roi. Et le même soir, le duc de Gramont, sans rien demander aux autres membres du cabinet, mais après s’être entretenu avec l’Empereur, envoie une dépêche à Benedetti lui demandant d’obtenir du Roi de Prusse une garantie: l’assurance qu’il n’autoriserait pas de nouveau la candidature du prince Léopold.
Le lendemain, 13 juillet, Benedetti rencontre le Roi à la promenade des Sources, lui dit avoir reçu de Paris la nouvelle du désistement mais demande que le Roi lui donne l’assurance qu’il ne donnerait plus son consentement si la question se posait à nouveau. Le Roi n’est pas content mais reste poli. En mettant fin à la conversation «il exprime ses regrets de ne pouvoir faire ce qu’il appelle une concession nouvelle et inattendue». Puis le Roi reçoit le rapport de Werther. Là il devient furieux. Dans une lettre à la Reine il parle d’impertinence. Puis il reçoit le courrier personnel qu’il attendait de Sigmaringen où se trouve Léopold et qui lui communique le fameux désistement. Il transmet aussitôt la nouvelle à Benedetti par l’intermédiaire de son aide de camp. Benedetti demande à nouveau ses fameuses garanties pour l’avenir. L’aide de camp revient et rapporte cette réponse officielle: «Le Roi a consenti à donner son approbation entière et sans réserves au désistement du prince de Hohenzollern. Il ne peut faire davantage». Et il accepte encore, toujours courtois, de saluer Benedetti le lendemain lorsqu’il se rend à la gare pour partir pour Coblence. Et puis vient l’histoire de la dépêche d’Ems...
Pour le Roi de Prusse l’affaire était terminée. Il ne pouvait aller plus loin. Si la France voulait plus il fallait qu’elle négocie avec ses ministres, avec Bismarck. Il envoie donc un rapport complet à Bismarck dès le 13 juillet. Et lui fait envoyer l’après-midi même une dépêche par son cabinet qui comporte deux parties, l’une rédigée par le Roi où il indique sa position sur le fond, l’autre qui est un complément rédigé par son cabinet et qui indique qu’entre-temps le Roi avait reçu confirmation de la renonciation de Léopold lui-même, qu’il en a avisé Benedetti mais qu’il lui avait fait savoir que dans ces conditions il n’avait rien de plus à lui dire. Enfin le Roi laisse Bismarck décider si la nouvelle exigence de Benedetti et si le refus du Roi doivent être communiqués aux Ambassadeurs prussiens et à la presse. Quant Bismarck reçoit la dépêche du Roi il est en train de dîner à Berlin avec ses généraux Moltke et Roon. Il se met à une petite table et taille dans la masse. En sort la véritable et fameuse dépêche d’Ems dont on nous a abondamment parlé dans nos cours d’histoire: «Après que les nouvelles de la renonciation du prince... eurent été communiquées... l’Ambassadeur français a exigé... Là-dessus Sa Majesté le Roi a refusé de recevoir encore une fois l’Ambassadeur et a fait dire au même par l’adjudant de service que sa Majesté n’avait rien de plus à communiquer à l’Ambassadeur.»
Cette «dépêche», plutôt insultante pour la France, il faut bien l’admettre, paraît dès le 13 au soir dans plusieurs «gazettes» d’Allemagne. On en reçoit communication dès le 14 au matin à Paris. On tient un premier Conseil des Ministres dans l’après-midi, sans résultat. Et un deuxième dans la soirée à Saint-Cloud. C’est là qu’une majorité se déclare pour la guerre. Alors que le Conseil avait reçu une dépêche circonstanciée de Benedetti annonçant officiellement que le Roi de Prusse avait «donné son approbation entière et sans réserves au désistement» et expliquant pourquoi il ne pouvait aller plus loin. Et que l’Angleterre était intervenue pour demander solennellement que la France veuille bien se contenter de la renonciation et considérer que l’affaire était terminée. Welschinger apporte des preuves suivant lesquelles l’Empereur, toujours aussi indécis et versatile, avait commencé la séance avec une déclaration pacifique puis a dû sortir à cause d’un malaise et que pendant son absence c’est l’Impératrice qui assistait à la réunion du Conseil qui a réussi à retourner l’opinion de la majorité des Ministres.
C’est le 15 au matin que le texte de la déclaration de guerre rédigé conjointement par le duc de Gramont et Emile Ollivier est approuvé par le Conseil. L’inénarrable Maréchal Leboeuf, polytechnicien, rassure ses collègues: «Nous sommes prêts. Jamais nous ne serons en meilleure situation pour vider notre différend avec la Prusse». Et aussi: «Nous sommes plus forts que les Prussiens sur le pied de paix comme sur le pied de guerre».
A la Chambre qui s’appelle alors Corps législatif, Thiers qui aura plus tard la lourde charge de devoir mener la négociation avec Bismarck après la défaite, intervient pour soutenir que le Cabinet rompt sur une question de susceptibilité. «De la décision que vous allez émettre peut résulter la mort de milliers d’hommes», dit-il (en fait il y aura 200 000 Français morts ou blessés). Et il demande communication des dépêches sur la base desquelles on a pris la résolution de faire la guerre. On les lui refuse. Et Emile Ollivier pérore: «Dès ce jour commence pour les Ministres, mes collègues, et pour moi une grande responsabilité, nous l’acceptons le coeur léger».
On connaît la suite. Le 28 juillet Napoléon III part rejoindre l’armée. L’Impératrice est nommée régente. Les revers pleuvent dès le mois d’août. Le 1er septembre, un mois et demi après la déclaration de guerre, a lieu le désastre de Sedan. L’Empereur remet son épée à Bismarck en personne. C’est la honte pour le vieil homme malade, le triomphe pour le juncker prussien. A Paris on déclare l’Empire déchu, on organise la résistance, l’Impératrice s’enfuit et se réfugie en Angleterre où la rejoint son fils, Thiers fait pendant deux mois le tour de toutes les capitales d’Europe, de l’Angleterre à l’Italie, en passant par Moscou et Vienne et ne recueille que de bonnes paroles, Jules Favre essaye de négocier avec Bismarck mais les conditions de ce dernier sont déjà inacceptables, alors on continue à se battre, le général Trochu organise la défense de Paris, et on tient encore 5 mois. Et puis c’est la fin. Entre-temps le Maréchal de France Bazaine, le traître, qui porte une grande responsabilité dans les défaites du mois d’août, n’ayant jamais porté secours depuis ses retranchements de Metz aux autres armées, qui, après la proclamation de la République, a entretenu des discussions secrètes avec Bismarck et avec l’Impératrice par l’intermédiaire d’un margoulin nommé Régnier, a capitulé sans combat à Metz avec un corps d’armée de 173 000 hommes, 6000 officiers, 50 généraux et 3 autres maréchaux, Mac-Mahon blessé, Canrobert et l’inénarrable Leboeuf, s’enfuyant en cachette au petit matin pour se réfugier à Kassel, provoquant une immense colère à Paris et un premier soulèvement avant la Commune. Au moment où j’écris ces lignes, je suis assis sur le balcon de mon appartement cannois et je vois en face de moi le fort de l’île Sainte Marguerite dont la prison a abrité le mystérieux Masque de Fer, les malheureux pasteurs protestants après la Révocation de l’Edit de Nantes et beaucoup d’autres prisonniers fameux. Cette prison dont aucun prisonnier n’a jamais pu s’échapper a encore servi pour le félon Bazaine condamné par la République à 20 ans de réclusion. Et ce Bazaine, à la grosse bedaine, est tranquillement sorti par la grande porte, déguisé en vieille femme, sans que personne ne le reconnaisse! Difficile à imaginer sans les complicités de la vermine bonapartiste!
La ville de Strasbourg, dont l’état des fortifications laissait pourtant beaucoup à désirer, a longtemps résisté héroïquement au siège de l’armée badoise commandée par un Prussien. Cette résistance a coûté cher à la population et à la ville. Le général Werder l’a bombardée sans relâche, avec des obus incendiaires, endommageant gravement la vieille ville. Même la cathédrale a été touchée. Rodolphe Reuss raconte ses souvenirs personnels dans son Histoire de Strasbourg: «Dans la nuit du 25 août, on entendit crier par les rues: La cathédrale brûle, et c’était vrai. Les projectiles, bourrés de substances incendiaires, avaient percé les plaques de cuivre qui formaient la toiture du toit et mis le feu à la forêt de madriers qui la soutenaient. C’était un spectacle angoissant, horrible... que de contempler de loin les masses de métal se tordant dans les flammes et s’égouttant de haut, en traînées bleuâtres, tandis que les balustrades en dentelles de pierre, les corniches, les statuettes, tombaient avec fracas et se brisaient sur le sol. Ceux qui... ont assisté à cette profanation... ne l’oublieront et ne la pardonneront jamais.» Le musée municipal qui contenait des tableaux de Tintoretti, Véronèse, Corregio, a été incendié lui aussi, de même que l’ancienne bibliothèque qui comptait plus de 300 000 volumes dont le Hortus Deliciarum de Herrad de Landsberg. Le chef d’oeuvre de l’abbesse du Mont Sainte-Odile datait du XIIème siècle et contenait 336 admirables miniatures qui montraient comment vivaient les paysans, les artisans, les musiciens, les chevaliers et les seigneurs de ce temps. Les deux tiers seulement de ces miniatures avaient été copiées, et la plupart en noir et blanc! L’Etat-Major allemand s’en excusera après le siège en prétendant, comme le feront plus tard les Américains après avoir bombardé l’Ambassade chinoise à Belgrade, que les plans de la ville dont ils disposaient étaient faux!
Jules Favre et Thiers reprennent les négociations avec Bismarck à Versailles en février 1871 après la chute de Paris. Le Chancelier prussien reste intraitable. On connaît le résultat: l’Alsace, la Lorraine «allemande», ainsi que Metz qui n’a jamais parlé allemand, et 5 Milliards de francs. Thiers arrive à sauver Belfort. J’ai dit plus haut que c’est contre une compensation financière. Ce n’est pas tout à fait exact. La compensation a été plus humiliante: il fallait accepter l’entrée de l’armée allemande dans Paris et que le Roi de Prusse fasse une revue de troupes sur le Champ de Mars!
Le premier mars l’Assemblée se réunit à Bordeaux, vote d’abord par plus de 600 voix sur 660 membres présents (et six voix contre) la confirmation de la déchéance de l’Empire. Puis accepte les conditions des préalables de paix par 546 pour et 107 contre. Que pouvaient-ils faire d’autre?
Pourtant dès le 17 février le député du Haut-Rhin Emile Keller, portant encore son uniforme d’officier, lit au nom de tous les représentants d’Alsace et de Lorraine une déclaration solennelle de protestation et qui était un appel désespéré au «Dieu vengeur des justes causes, à la postérité qui nous jugera les uns et les autres, à tous les peuples qui ne peuvent indéfinitivement se laisser vendre comme un vil bétail...». Et le 1er mars, le vote fatal émis, c’est le député Grosjean qui monte une dernière fois à la tribune pour protester encore: «Nous déclarons nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. La revendication de nos droits reste à jamais ouverte...». Et puis les 28 signataires de l’appel, estimant que leur dignité ne leur permet pas d’y séjourner plus longtemps, quittent la salle des séances au milieu des protestations émues de leurs collègues. Le soir et le lendemain plusieurs journaux paraissent encadrés de noir. En guise de deuil pour un enterrement. L’enterrement de l’Alsace.
15) n° 2223-26 Das Elsass von 1870 bis 1932, édité au nom des amis de l’abbé Dr. Haegy par J. Rossé, M. Sturmel, A. Bleicher, F. Deiber, J. Keppi, tome 1: Politische Geschichte - tome 2: Geschichte der politischen Parteien und der Wirtschaft - tome 3: Geschichte der kulturellen und religiösen Entwicklung - tome 4: Karten, Graphiken, Tabellen, Dokumente, Register, édit. Alsatia, Colmar, 1936-38.
Au moment de la cession définitive de l’Alsace-Lorraine à l’Empire germanique, après la signature du traité de paix de Francfort le 10 mai 1871, cet Empire n’existait que depuis à peine 4 mois! La gestation s’était faite pendant les derniers mois de la campagne de France et sa proclamation organisée avec beaucoup de faste dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles, en plein siège de Paris, le 18 janvier 1871. Humiliation supplémentaire pour la France.
Le véritable père de cette unité allemande enfin accomplie est le chancelier Otto von Bismarck. On peut penser ce que l’on veut de cet homme. Il faut malgré tout tirer son chapeau devant sa clairvoyance, son obstination et son esprit de diplomatie. Car il a dû se battre contre tout le monde, contre le Roi de Prusse, tellement prussien qu’il ne voulait pas de cette couronne impériale allemande, contre le prince héritier qui voulait employer la force pour faire ployer les Etats du Sud et supprimer les privilèges de leurs princes, et contre ces mêmes princes, jaloux de leur indépendance, et en particulier le plus puissant d’entre eux, le Roi de Bavière, déjà un peu fou à l’époque... Sans compter les intrigues de cour et l’hostilité de ses propres généraux. Welschinger raconte toute l’histoire avec beaucoup de détails. Il faut se souvenir qu’en 70 seule l’Allemagne du Nord était unie sous l’égide de la Prusse. Restaient les Etats du Sud: le Grand-Duché de Bade, le Grand-Duché de Hesse, le Royaume de Wurtemberg et le Royaume de Bavière. Les deux premiers ne posaient guère de problème. Il n’en était pas autant des deux derniers. Et ce n’étaient pas seulement les princes qui étaient jaloux de leur indépendance, leurs peuples y tenaient également. Et pourtant Bismarck réussit, en jouant de la carotte et du bâton, usant même du chantage. Et il réussit ce tour de force: obtenir du Roi de Bavière qu’il écrive lui-même une lettre demandant au Roi de Prusse d’accepter la couronne impériale! L’unité allemande était faite.
Peut-être, dit Bibo, mais c’était une fausse solution, une impasse, un compromis entre dynasties qui allait verrouiller toute évolution démocratique, consolider la survie des 25 dynasties, frustrer les Austro-Allemands restés en-dehors de cette unité allemande et conduire ainsi par compensation l’Empire austro-hongrois à une politique de conquête dans les Balkans qui allait être à l’origine directe de la première guerre mondiale. Le véritable pouvoir du nouvel Empire reste caché: c’est le Conseil de l’Empire (c. à d. le Conseil des Princes). L’Empereur n’a que peu de pouvoir, le Parlement (le Reichstag) est ballotté par les forces dynastiques et par les forces militaires et le seul organe nouveau qui représentait quelque chose de réel c’était l’armée allemande. On n’est pas militariste par atavisme, dit encore Bibo. La Prusse pas plus qu’un autre peuple. On devient militariste quand une société place l’armée au centre. Or tout le monde se souvenait du ratage de 1848. C’est donc la force qui avait réussi l’unité. La Prusse en sortait auréolée de prestige. Or de toutes les dynasties c’était la pire de toutes. Welschinger raconte comment trente délégués du Reichstag viennent à Versailles assister à la proclamation de l’Empire allemand, conduits par un certain Simon qui avait déjà offert la couronne à l’ancêtre de Guillaume (qui l’avait refusée) et qui pleure d’émotion. Pourtant, dans son discours, le nouvel Empereur ne mentionne ni le Reichstag, ni les Parlements des différentes principautés qui avaient tous voté la nouvelle constitution!
«Autant les partisans fanatiques de l’unité allemande complète (c. à d. Austro-Allemands inclus) haïssaient les petites principautés et les Habsbourg, obstacles à l’unité», dit encore Bibo, «autant ils admiraient la puissante construction de l’Allemagne guillaumienne». Conséquence: les réalistes rejoignent les rangs des partisans de la nouvelle Allemagne unie. Les nationalistes se séparent des démocrates. Une situation qui engendrera «le nationalisme anti-démocratique, ce monstre redoutable de l’évolution politique des temps récents». Et Bibo voit dans l’impérialisme allemand, ce sentiment de leur propre puissance, une «surcompensation de la faiblesse» (les problèmes non résolus et l’impuissance à les résoudre). C’est ce qui explique cette autosatisfaction si typiquement allemande (bei uns..., chez nous tout est mieux...), le sentiment de leur supériorité (Deutschland über alles in der Welt), le comportement de donneurs de leçons (An deutschem Wesen soll die Welt genesen, c. à d. c’est à l’exemple allemand que le monde guérira de ses maux). Cela fait penser à l’Amérique bushienne d’aujourd’hui!
Et c’est tout enivrés par le sentiment de leur puissance qu’ils ont pris cette décision funeste: annexer l’Alsace et la Lorraine.
Revenons donc à notre Alsace. On a tous entendu parler de l’adieu émouvant des représentants de l’Alsace à l’Assemblée de Bordeaux. Mais peu de gens savent comment cela s’est passé au Reichstag de l’Empire allemand. On constate en lisant l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932, dont les auteurs sont d’éminents représentants de l’autonomisme alsacien (du parti catholique) d’entre les deux guerres et que l’on peut difficilement taxer - au moment où ils écrivent, c. à d. dans les années trente - de francophilie délirante, que les relations entre l’Alsace et le Kaiserreich ont été plutôt houleux et que les élus alsaciens ont continué pendant plusieurs décennies à proclamer leur attachement à la France et à protester contre la violation qui était faite à leur pays.
Pour commencer Bismarck refuse que l’Alsace envoie des représentants au Reichstag. C’est ce que l’on a appelé le régime de la dictature. D’ailleurs la prise en charge de l’administration du pays avait déjà commencé dès la fin de l’année 1870, bien avant la signature du traité de paix. Finalement c’est en 1874 que les Alsaciens ont le droit d’élire leurs premiers députés. Tous sont des «protestataires». Et ils choisissent un protestant au nom allemand, le député Teutsch de Saverne, pour lire leur proclamation solennelle, une proclamation reçue par des huées et des rires. Ce qui montre bien que l’on était loin de l’idée romantique de rassembler tous les gens de langue allemande et que ce qui primait c’était la force et l’esprit de conquête. Pourtant les Alsaciens, une fois de plus, mettent en avant cette idée moderne: le droit d’autodétermination des peuples: «Une annexion sans notre accord n’est rien d’autre qu’un acte d’esclavage moral... Des citoyens pourvus d’une âme et d’une intelligence ne sont pas une marchandise que l’on vend et achète... Tout lien de parenté avec vous est rompu; il nous est impossible de vous considérer comme nos frères tant que vous ne nous aurez pas rendus à la France, notre véritable famille... C’est la griserie de la victoire qui est à l’origine de ces prétentions exorbitantes qui ont fait de nous vos vassaux. En cédant à cette griserie l’Allemagne a peut-être fait la plus grande erreur de toute son histoire... Une erreur qui risque de provoquer de nouvelles guerres et la mort et la ruine pour vos familles...» Il ne croyait pas si bien dire. Le seul député qui aurait pu parler en leur faveur, le socialiste August Bebel, l’ami de Marx et d’Engels, était probablement en prison en 1874, comme il allait l’être souvent, lui qui avait été un des rares représentants allemands du Reichstag à protester en mai 1871 contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine (voir son autobiographie, n° 2524 - 26 August Bebel: Aus meinem Leben, édit. J. H. W. Dietz Nachfolger, Stuttgart, 1911): «Je considère l’annexion comme un crime contre le droit des peuples et une tâche sur l’honneur de l’Allemagne». Et lui aussi voyait dans ce coup de force un risque de guerres pour l’avenir et l’annonce de l’avènement d’une dictature militaire.
De nombreux Alsaciens votèrent avec leurs pieds. On a parlé de 600 000 personnes qui auraient profité de la possibilité d’opter pour la nationalité française. Chiffre énorme, mais certainement exagéré. Les auteurs de l’Histoire de 1870 donnent les chiffres suivants: 380 000 Alsaciens domiciliés en France, 160 000 habitants de l’Alsace mais dont une grande partie ont annulé leur option lorsque Bismarck a exigé que tous les optants quittent définitivement l’Alsace avant le 1er octobre 1872. Finalement ce sont 50 000 Alsaciens qui décident d’abandonner pour toujours leur sol natal.
Beaucoup de fonctionnaires refusent de servir l’administration allemande. Un grand nombre d’enseignants émigrent également. Ce qui fait qu’à la fin de l’année 1872 il n’y a plus que 26% de fonctionnaires alsaciens et lorrains, alors que les Prussiens représentent 46% du corps des fonctionnaires et les Bavarois 9%. Quand on ajoute à cela le grand nombre de militaires que l’Etat-Major a décidé de faire stationner dans cette zone frontière et qu’on imagine la morgue aristocratique et prussienne de leurs officiers, on peut déjà prévoir quels violents incidents vont éclater à l’avenir entre Prussiens et autochtones.
C’est également dès 1872 que Bismarck instaure le service militaire obligatoire pour les Alsaciens. Lors de la 1ère conscription 25000 jeunes sur 33000 ne se présentent pas et beaucoup passent la frontière et, n’étant jamais amnistiés, ne pourront plus jamais revenir.
Le mouvement de protestation contre l’annexion continue avec des hauts et des bas jusqu’aux élections de 1887. A partir de celles de 1890 le sujet n’intéresse plus personne. On a accepté l’inéluctable. Par contre la protestation continue de plus belle contre une loi appelée «Diktaturparagraph» (paragraphe dictatorial). Il s’agit d’une loi introduite par Bismarck dès 1871 et qui donne à l’exécutif régional (nommé par le Kaiser) en cas de risque de trouble à l’ordre public des pouvoirs exorbitants: faire appel à l’armée, expulser, perquisitionner, interdire des journaux, des rassemblements, des associations, etc. Les politiciens alsaciens vont se battre sans relâche contre ce «paragraphe», en particulier par de fréquentes interventions au Reichstag. Rien n’y fait. Ce n’est qu’en 1902 lors d’une visite de l’Empereur en Alsace (Sélestat lui a fait cadeau du Haut-Koenigsbourg qu’il adore et restaure) que le paragraphe maudit est enfin aboli.
Reste alors la défense de l’autonomie alsacienne. Dès le départ il y a un certain nombre de réalistes, en particulier les industriels, sachant parfaitement qu’il n’y aura pas de retour possible, qui estimaient qu’il fallait d’abord assurer que l’Alsace-Lorraine ne soit pas incorporée dans la Prusse ou - autre hypothèse - qu’elle ne soit pas morcelée et attachée par morceaux au pays de Bade, à la Bavière ou à d’autres Etats allemands. Donc qu’il fallait obtenir une certaine autonomie de l’Alsace dans le cadre du Reich. Bismarck fait de l’Alsace-Lorraine un Reichsland, c. à d. une terre d’Empire qui appartient donc à l’ensemble des Etats allemands avec un exécutif nommé par l’Empereur. A la fin de la période de la «dictature», en 1874, on octroie à l’Alsace le droit d’envoyer ses représentants au Parlement du Reich, le Reichstag, et de constituer un conseil régional constitué par des représentants des conseils communaux et cantonaux. Ce conseil régional a un certain nombre de droits législatifs locaux et de contrôle budgétaire, mais ne constitue pas un Parlement. L’exécutif local continue d’être nommé par l’Empereur. Quant au conseil fédéral impérial qui est le véritable pouvoir central de l’Empire et qui est le Conseil des Princes, comment y faire figurer l’Alsace puisqu’il n’y a pas de prince régnant? Plus tard on trouvera l’expédient d’y envoyer trois délégués nommés par l’exécutif alsacien et dont les voix ne sont pris en compte que s’ils ne votent pas dans le même sens que les représentants de la Prusse déjà largement sur-représentée!
Mais l’Alsace veut avoir le même statut que les autres Etats allemands. Qui ont tous un Parlement local élu plus ou moins démocratiquement. Même si dans aucun des Etats l’exécutif est responsable devant le Parlement, seul le prince peut nommer et révoquer ses ministres! La constitution de l’Empire germanique a conservé sa structure autocratique jusqu’à la fin. Mais à partir du tournant du siècle la demande d’un changement politique se fait de plus en plus pressante en Alsace. Les jeunes générations sont encore plus agressives que les anciennes. Les jeunes sont beaucoup plus intégrés que les anciens. L’assimilation allemande est en marche. Les jeunes ont fait leur service militaire en allemand, ont reçu une éducation allemande. Ils nouent des liens avec les autres Allemands du Sud avec lesquels ils se sentent beaucoup plus à l’aise qu’avec les Prussiens toujours aussi raides et pleins de morgue, ils se marient même avec des Allemands immigrés. Ils sentent d’autant plus l’injustice qui leur est faite de ne pas avoir les mêmes droits que les autres Allemands. D’ailleurs l’opinion publique générale est beaucoup plus favorable maintenant: l’administration allemande a porté ses fruits, l’industrie se développe, les infrastructures aussi, l’environnement économique est favorable: chambres de commerce, protection sociale, droit des entreprises sont en avance sur la France. Cela aurait été le moment ou jamais pour l’Empereur de faire un geste. Ce geste on l’attendait encore en 1908 lorsqu’il est venu inaugurer le château rénové du Haut-Koenigsbourg. L’occasion est manquée! Par contre lors de l’inauguration il demande que l’on grave ses armes au-dessous de celles de Charles Quint. Lors de sa dernière visite en avril 1918, moins présomptueux et prévoyant la défaite prochaine, il fera apposer au bas du garde-feux de la cheminée de la salle des fêtes cette inscription: «Ich habe es nicht gewollt» (Je ne l’ai pas voulu). L’imbécile!
Ce n’est qu’en 1911 qu’une nouvelle constitution est enfin accordée à l’Alsace et que la région devient un membre à part entière de l’Etat fédéral. La constitution est encore bien imparfaite. On impose un système de deux Chambres dont l’une est constituée par moitiés de membres nommés par l’Empereur et de membres venant des chambres de commerce et syndicales. L’exécutif est toujours nommé par l’Empereur lui aussi. Et c’est cet exécutif qui nomme les délégués de l’Alsace au Conseil fédéral (le fameux Conseil des Princes) et leur dit comment voter. Mais la deuxième Chambre, la vraie Chambre législative (droit local) qui gère le budget est un vrai Parlement élu au suffrage universel et secret (ce qui n’est pas le cas de tous les Etats allemands à l’époque). Malgré toutes les imperfections d’un tel système c’est quand même le début de la démocratie car, comme on le verra, une telle Chambre, une fois qu’elle existe, peut se saisir de n’importe quel problème et délibérer sur tout. La Chambre compte 60 députés et le premier vote donne une majorité au parti du centre (clérical). C’est Charles Hauss (le père de l’autonomiste René Hauss dont on va encore parler) qui est le chef du parti. Et le Président élu, issu du même parti, est le fameux lion du Sundgau, Ricklin, médecin et maire d’Altkirch.
Dr. Ricklin |
Charles Hauss |
Mais les Prussiens sont toujours là, fonctionnaires et militaires. Et ils n’ont rien appris. Les incidents se multiplient. Qui permettent à Jean-Jacques Waltz de Colmar, plus connu sous le nom de Hansi, de déployer sa verve de satiriste et de caricaturiste (voir Robert Perreau: Hansi ou l’Alsace révélée - Bibliographie, édit. Perreau, Meaux, 1964).
Personnellement je n’aime pas trop Hansi parce qu’il a donné à la France une image simpliste et idyllique d’une Alsace cocardière, folkloriste et un peu demeurée. Mais puisque notre génial satiriste d’aujourd’hui, Tomi Ungerer, reconnaît qu’il lui doit d’être entré dans la carrière, on va lui donner l’absolution. D’autant plus que ses caricatures de Prussiens et les aventures de l’admirable Professeur Knatschke et de sa fille Elsa rachètent bien des dessins tricolores ultérieurs.
D’ailleurs Tomi est du même avis que moi (voir n° 3126 Tomi Ungerer: Mon Alsace, texte de Paul Boeglin, édit. La Nuée bleue, Strasbourg, 1997). Dans sa préface à l’Oncle Hansi dont Boeglin cite des extraits, Tomi dit: «Le talent de Hansi est indiscutable, d’imagiste, de paysagiste et surtout de satiriste. Qu’en a-t-il fait? Le Professeur Knatschke est un classique du genre, absolument! En ligne directe de la tradition du Simplicissimus et de l’Assiette au Beurre, il mélange le piétinage satyrique germanique avec les pointes gallinisées du persiflage. Mais le sang de sa muse haineuse est allé faire phlébite ailleurs dans un faux folklore carte-postalifère... Il a fallu que J.-J. Waltz nous fasse du «l’oncle Hansi» avec sa fausse bonhomie, boursoufflant un levain de haine à l’usage des petits enfants de France...»
En attendant Hansi croque un certain professeur Gneisse qui avait lancé un appel à Colmar contre la francisation (die Verwelschung). Et l’abbé Wetterlé, un député du centre, particulièrement remuant, spirituel et francophile, de Colmar également, publie son croquis et le diffuse. Ils sont accusés tous les deux. Hansi est condamné à une amende. Wetterlé à deux mois de prison. Il en profite pour publier un fascicule racontant son expérience de prisonnier et critiquant le système pénitentiaire allemand (voir n° 2188 E. Wetterlé: Deux mois de villégiature forcée, édit. J. B. Jung, Colmar, 1910). Mais à partir de 1911 les incidents vont prendre une importance plus grande car la Chambre va leur servir de caisse de résonance. C’est le cas surtout de la célèbre affaire de Saverne. Un officier prussien traite ses conscrits alsaciens de voyous et offre de payer 10 Marks aux soldats qui sont prêts à leur casser la gueule. L’affaire prend des proportions énormes: son supérieur ne veut pas désavouer son subordonné, l’état-major prend sa défense, les habitants de Saverne manifestent, le maire de Saverne est révoqué, l’affaire monte au Reichstag, devient une affaire internationale, etc. De toute façon l’ambiance des dernières années avant la guerre devient de plus en plus malsaine. En France on recommence à entendre les voix revanchardes. Il faut dire que la politique extérieure allemande est de plus en plus gesticulante (l’affaire de Tanger). Bibo pense que l’Allemagne aurait fini par se révolter contre son autocrate borné: «Il est possible que malgré tout, las des gestes prétentieux de Guillaume II, le peuple allemand aurait tôt ou tard essayé de se débarrasser de ce personnage, mais avant même qu’une telle tentative ait pu avoir lieu, Guillaume II, par ses télégrammes, ses déclarations, ses croisières et ses parades sur un cheval blanc, réussit à obtenir que la crise de sa politique étrangère précédât celle de sa politique intérieure». En Alsace on craignait la guerre. Quand il est question en 1813 d’augmenter une fois de plus le budget militaire, le Parlement alsacien vote contre. Et quand les délégués de l’Alsace au Conseil fédéral sont instruits par le chef de l’exécutif alsacien à voter en faveur, le Parlement élève une protestation solennelle.
Mais l’histoire était en marche. Quand on voit ce qui l’a déclenchée, la guerre, l’attentat de Sarajevo, l’ultimatum violent lancé aux Serbes par Vienne, la réponse serbe qui accepte 90% des exigences autrichiennes (c’est l’opinion de Bibo et c’est ce qu’explique en détail Tchossitch dans le Temps de la Mort) et l’Autriche qui passe outre malgré tout, on ne peut s’empêcher de penser au déclenchement de la guerre de 70 par le gouvernement impérial français. Dans les deux cas on se laisse emporter par l’opinion publique, par la presse, et par sa propre folie, fruit de l’incompétence. Après, tout s’enchaîne, comme on le sait. La Russie déclare la guerre à l’Allemagne, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie et à la France, envahit la Belgique, ce qui entraîne la déclaration de guerre de l’Angleterre. D’autres déclarations de guerre suivent. Les auteurs de l’Histoire de l’Alsace de 1870-1932 racontent que sur les wagons qui traversaient l’Alsace remplis de soldats allemands goguenards étaient accrochés des pancartes annonçant: ici on reçoit les déclarations de guerre. A la fin de la guerre il paraît que les Allemands en avaient recueilli 26 en tout!
(2004)