41) n° 1904 Marlis Steinert: Hitler, édit. Fayard, Paris 1991.
42) n° 2306 Ian Kershaw: Hitler, essai sur le charisme en politique, édit. Gallimard, Paris, 1995.
43) n° 1903 Adolf Hitler: Mein Kampf, édition non expurgée à l’usage des Français, édit. «France», Alger, 1943.
Hitler et Vienne
Hitler était autrichien. Je crois que beaucoup de gens aujourd’hui ne le savent plus. Et que les Autrichiens aimeraient bien l’oublier. Et c’est pourtant à Vienne que Hitler a commencé à être atteint d’antisémitisme pathologique. C’est donc à Vienne que la graine a commencé à germer, cette graine qui a fini par produire le génocide final. De six millions de juifs.
Hitler a vécu à Vienne de 1907 à 1913. Il était né en 1889 à Braunau-sur-Inn, à la frontière bavaroise, a passé deux ans à Linz (1905-06) après avoir abandonné ses études, mais ce n’est qu’à Vienne qu’il a rencontré ses futurs ennemis. Dans Mein Kampf il rapporte que l’élément déclenchant a été sa rencontre dans les rues de Vienne avec un personnage en long caftan et une tête couronnée de boucles de cheveux noirs. Ses nombreux biographes ont cherché si on ne pouvait pas trouver des explications psychologiques à ses fantasmes: un grand-père paternel inconnu et qui aurait pu être un juif, son échec à entrer à l’Académie des Beaux-Arts, la vie parmi les déshérités de Vienne qui lui fait prendre conscience des injustices de la société bourgeoise autrichienne, la compréhension que «le juif porte la responsabilité de tout cela»: tout cela n’est que spéculation. Ce qui est certain par contre c’est qu’il a été influencé par deux personnages hors du commun: le chevalier Georg von Schönerer et le maire de Vienne Karl Lueger. Hitler avait déjà lu les écrits de Schönerer quand il se trouvait encore à Linz. Quant à Lueger Hitler lui voue une admiration totale et décrit longuement ses recettes d’homme politique dans Mein Kampf.
Pour comprendre qui sont ces deux «maîtres» il faut se référer à la fameuse étude de Vienne 1900 de l’érudit américain Carl Schorske (voir n° 1901 Carl E. Schorske: Vienne fin de siècle, Politique et Culture, édit. Seuil, Paris, 1983). «Schönerer fut l’antisémite le plus violent et le plus conséquent que l’Autriche eût jamais produit» dit Schorske. Schönerer était issu du parti libéral mais a créé en 1881 une association nationaliste austro-allemande qui va s’opposer violemment à son ancien parti. Il ne s’oppose d’ailleurs pas seulement au libéralisme et au socialisme mais aussi au capitalisme, au catholicisme et aux Habsbourg. Aujourd’hui on appellerait cela du populisme. Le ciment de tout cela? L’antisémitisme. Avec une agressivité que l’on n’avait jamais connue auparavant dans ce pays. Il séduit les artisans frustrés en attaquant leurs concurrents les colporteurs juifs. Il attire de la même façon les paysans: le juif est «le vampire suceur de sang qui frappe à la lucarne du paysan et de l’artisan allemands». Il cherche à associer paysans et aristocratie terrienne dans un combat commun contre la bourgeoisie industrielle (alors que curieusement son père avait justement réussi à devenir un industriel - parvenu mais quand même - et à obtenir le titre de chevalier): ainsi il se bat au Parlement pour la nationalisation des chemins de fer du Nord créés par les Rothschild, accusant le gouvernement et la Cour de «s’agenouiller devant la puissance des Rothschild et de leurs compères». Il séduit également les étudiants par son pangermanisme, un pangermanisme qui n’était plus démocratique comme en 1848, mais de plus en plus de droite et même d’extrême-droite et opposé à l’Empire des Habsbourg. Car le nationalisme jusqu’auboutiste de Schönerer ne pouvait se satisfaire du régime impérial. Schönerer a été le premier des fossoyeurs de l’Empire austro-hongrois.
Et c’est aussi ce qui explique - au moins partiellement - son antisémitisme violent. Car la communauté juive était la seule qui appuyait totalement le régime. «Si l’empereur était au-dessus des nationalités», dit Schorske, «les juifs, eux, étaient directement au-dessous, peuple omniprésent dans l’empire, avec des représentants dans tous les groupes nationaux et idéologiques. A quelque groupe qu’ils appartinssent, jamais les juifs ne tentèrent de favoriser le démembrement de l’empire. C’est pourquoi ils furent la cible de toutes les forces centrifuges dès que et aussi longtemps que celles-ci visèrent à démembrer l’empire». Et Hanna Arendt dans son fameux livre sur l’origine des totalitarismes (voir n° 2735 Hanna Arendt: The Origins of Totalitarianism, édit. Harcourt, Brace and Company, New-York, 1951) fait un parallèle entre la position des juifs dans les états-nations classiques et celle qu’ils avaient dans l’empire austro-hongrois. De même, dit-elle, que les juifs de par leur position historique particulière, étaient exclus, dans les états-nations, des classes qui en étaient les éléments constitutifs et n’avaient pas non plus réussi à créer une classe à part, de même, dans l’empire des Habsbourg, ils n’ont pas pu fusionner avec les différentes nationalités qui composaient l’empire, ni devenir une nationalité propre. Et c’est ainsi, toujours d’après Arendt, de même que dans les états-nations, chaque classe qui entrait en conflit avec l’état devenait également antisémite, ainsi dans l’empire austro-hongrois, chaque nationalité qui s’opposait au gouvernement, devenait antisémite. Je ne suis pas tout à fait convaincu par ces explications. Par contre sa conclusion rejoint celle de Schorske et vaut la peine d’être citée: «in Austria these conflicts were not only sharper, but at the outbreak of the first world war every single nationality, and that meant every stratum of society, was in opposition to the state, so that more than anywhere else in Western or Central Europe the population was imbued with active antisemitism».
Schönerer devint de plus en plus paranoïaque. Lorsqu’à la Chambre on essaye de le modérer, il recourt aux menaces: «si cette question (la question Rothschild) ne pouvait trouver la solution dans cette Chambre, alors ce sont les poings qui apporteraient la solution, mais en-dehors du Parlement». Il en appelle à «la régénération morale de la patrie» et à des «lois contre les exploitants juifs du peuple». Et il menace: «ceux qui nous vengeront répondront à la terreur des oppresseurs sémites et de leurs parasites par la loi du talion, oeil pour oeil, dent pour dent». Et puis il passe à l’action, entre avec quelques amis dans les locaux d’un journal viennois, «un torchon juif», rosse l’équipe des journalistes, mais le rédacteur en chef est un ami intime du prince Rodolphe de Habsbourg (celui du fameux suicide) et Schönerer est condamné (en 1888) à la prison et à la suspension pour 5 ans de ses droits politiques. Sa carrière est finie.
Mais l’influence qu’il a exercée sur Hitler tant par son programme que par son ton agressif est évidente. Il suffit de changer anti-Habsbourg en anti-Weimar, dit Marlis Steinert, pour retrouver le «programme» hitlérien de 1920. D’ailleurs Hitler reconnaît la filiation. Marlis Steinert reprend une longue citation extraite de Mein Kampf que je ne trouve pas dans ma traduction française et qui concerne Schönerer et Lueger. Hitler considère que «Schönerer était un penseur meilleur et plus profond que Lueger»; qu’il «prévint mieux et plus clairement que tout autre la fin inévitable de l’Etat autrichien». «Tout ce que le pangermaniste pensait était juste en théorie. Mais», dit-il encore, «si Schönerer pénétrait le sens profond des problèmes, il se trompait d’autant plus en ce qui concerne les hommes. C’était là la force du Dr. Lueger». Celui-ci était «un rare connaisseur d’hommes». «Cette connaissance profonde des hommes lui permit de porter un jugement exact sur les différentes forces, elle le préserva aussi de sous-estimer les institutions existantes, ce fut cette même qualité qui lui permit d’utiliser ces institutions comme moyen pour parvenir à ses fins». En disant cela Hitler pense surtout à l’Eglise catholique. «Son attitude infiniment rusée à l’égard de l’Eglise catholique lui gagna en peu de temps le jeune clergé, au point que le vieux parti clérical se vit forcé de quitter le champ de bataille, ou bien, décision plus sage, de s’unir au nouveau parti pour regagner peu à peu ses anciennes positions».
Marlis Steinert dit que si Hitler s’est inspiré dans une large mesure de Schönerer pour son programme et pour son art de l’invective et de l’injure contre ses ennemis, par contre, en tant qu’homme politique, il tire ses recettes de Lueger. Alors qui était ce Lueger? Il avait lui aussi commencé à être un membre du parti libéral. Mais son opportunisme politique (ses partisans étant constitués de la petite bourgeoisie et des milieux d’artisans) l’amène finalement à s’opposer aux libéraux et à devenir lui aussi antisémite. Il appuie Schönerer dans sa bataille contre les Rothschild à propos des chemins de fer du Nord et pour son projet de loi devant limiter l’immigration juive (celle des juifs fuyant les pogroms russes). Mais à la différence de Schönerer il n’a aucune sympathie pour l’Allemagne et soutient les Habsbourg. Et il reste attaché à une réforme sociale. La grande chance de Lueger fut la refonte du parti clérical. La vieille église catholique d’Autriche se morfondait. Elle n’avait pas digéré l’avènement du libéralisme, la disparition de l’autocratie, la perte de son influence. Finalement une coalition se forme entre certains nobles partisans d’une réforme sociale, entre le démagogue démocrate Lueger, entre le mouvement antisémite des artisans et entre un groupe de jeunes prêtres et militants catholiques soucieux de resserrer les liens entre le catholicisme et le peuple. C’est de cette coalition que sortira un nouveau parti: le parti chrétien-social. Et c’est grâce à ce parti que Lueger obtient la majorité au conseil municipal de Vienne et que l’empereur qui est d’abord violemment opposé à ce démagogue de Lueger et qui refuse de le nommer maire, est finalement obligé de céder. En 1897 Karl Lueger devient maire de la ville de Vienne. Le ver est dans le fruit. Pourtant Lueger, dit Schorske, n’était pas un antisémite aussi forcené que Schönerer. Il utilise l’antisémitisme pour parvenir à ses fins. Il le cantonne à la dénonciation du libéralisme et du capitalisme. Il proclame: «C’est moi qui décide qui est juif!»
Hitler ne garde pas un très bon souvenir de Vienne. Ce n’est pas lui qui chantera: Vienne, ô Vienne, tu seras toujours la ville de mes rêves... Dans Mein Kampf il écrira: «Vienne, dont le nom évoque pour tant de gens gaieté et insouciance, lieu de fêtes d’heureux mortels, n’est hélas pour moi, que le souvenir vivant de la plus triste période de mon existence. Son souvenir n’éveille en moi que le souvenir pénible de cinq années de détresse.» Mais c’est bien Vienne qui a influencé toute sa «pensée» future et son existence ultérieure, puisqu’il ajoute (toujours d’après ma version française de Mein Kampf): «C’est à cette époque que prirent forme en moi les vues et les théories générales qui devinrent la base inébranlable de mon action d’alors. Depuis j’ai eu peu de chose à y ajouter, rien à y changer... Quand, à l’heure actuelle, je fais le bilan de mon époque viennoise, deux faits significatifs m’apparaissent: 1° Je devins nationaliste 2° J’appris à comprendre et à pénétrer le vrai sens de l’histoire... Et c’est à cette époque que mes yeux s’ouvrirent à deux dangers que je ne connaissais à peine que de nom et dont je ne soupçonnais nullement l’effrayante portée pour l’existence du peuple allemand: le marxisme et le judaïsme».
Ce n’est pas tout à fait exact. L’idée d’accoupler Bolcheviques et juifs ne lui est probablement venu que plus tard. A Munich, en 1918. Car en 1913 il était parti en Allemagne, en Bavière. Encore un pays d’Allemagne du Sud qu’il a beaucoup aimé, pays où il aura d’ailleurs ses premiers succès et où il se fera construire plus tard son nid d’aigle, à Berchtesgaden. Et puis il s’engage en volontaire dès 1914, est blessé et empoisonné au gaz moutarde et a une véritable réaction hystérique à l’annonce de la défaite. Une défaite qu’il met tout de suite sur le dos des juifs et de ceux qui ont trahi à l’arrière. Or à Munich c’est la révolution. Et comme pour lui donner raison, c’est un juif, Kurt Eisner, socialiste de gauche, qui a pris la tête du gouvernement. Et lorsqu’il est assassiné en 1919, c’est un véritable gouvernement révolutionnaire qui se met en place, une «République des conseils des ouvriers et des soldats» (on en parlera encore quand j’évoquerai mon ami B. Traven, l’auteur du Trésor de la Sierra Madre et du Vaisseau des Morts, qui a participé à ce gouvernement) et une fois de plus plusieurs de ses dirigeants sont juifs! C’est à partir de ce moment-là qu’il utilisera systématiquement le terme de judéo-bolchevisme. Les juifs sont donc responsables à la fois du capitalisme et de l’anticapitalisme. Logique!
L’irrésistible ascension allemande de l’Autrichien Adolf Hitler
Puisque j’ai commencé à parler de Hitler et que cette année on «célèbre» le soixantième anniversaire de l’ouverture des camps d’extermination je vous propose de continuer à suivre la carrière de cet homme et se poser les questions que tant de gens se sont déjà posées: comment est-il arrivé au pouvoir? Comment est-on arrivé à ce génocide monstrueux? Que savaient les Allemands, les autres Européens, les alliés, de ce qui se tramait? Pourquoi a-t-on mis si longtemps, encore bien après la guerre, à appréhender l’énormité du crime et comment ont réagi les survivants?
Les études qui retracent l’histoire d’Hitler et de l’hitlérisme sont innombrables. J’aime beaucoup la façon dont l’historien anglais Ian Kershaw traite le sujet et je le trouve particulièrement convaincant. Il rappelle d’abord que cette histoire reste une énigme. Certains historiens de formation marxiste cherchent à l’expliquer par des raisons économiques (forme extrême du capitalisme), d’autres l’incluent dans l’histoire plus générale du totalitarisme (mais comment expliquer cet aspect raciste si important dans le dogme nazi?), d’autres, les libéraux, rejetant toute argumentation marxiste, expliquent tout par la personnalité de Hitler, seul responsable de tout, de la guerre comme du génocide. Mais comment concilier une telle assertion avec ce que l’on a dit de l’individu en question: un petit caporal minable, artiste raté, déclassé social, tribun de brasserie? Et tous les historiens ont montré que si le régime était totalitaire il n’était pas dirigé de fait directement par Hitler. Au contraire il y avait plein de centres de pouvoir et d’initiative souvent rivaux même si tous se référaient à Hitler bien sûr et à un vague projet nazi. On l’a vu à propos de l’incorporation de force des Alsaciens, Lorrains et Luxembourgeois: les décisions différentes prises par les Gauleiter d’Alsace, de Moselle et du Luxembourg, des Gauleiter qui estimaient n’avoir à rendre compte qu’à Hitler directement et qui pouvaient très bien entrer en concurrence avec d’autres centres de pouvoir tout aussi indépendants: l’administration centrale, l’armée et les SS.
Il reste que le pouvoir dont disposait Hitler était tout à fait exceptionnel. Tellement exceptionnel qu’il a effectivement joué un rôle essentiel dans le cours catastrophique que va emprunter ce pays moderne et avancé qu’était alors l’Allemagne. Ce pouvoir Hitler n’a pu l’acquérir que parce que les Allemands avaient vu quelque chose de spécial dans cet homme. Pour l’expliquer Ian Kershaw fait appel à une notion qu’il emprunte à Max Weber, le pouvoir charismatique.
L’autorité charismatique selon Weber, dit Kershaw, n’est pas stricto sensu liée aux qualités inhérentes à un individu, mais «caractérise une forme de domination politique fondée sur les perceptions d’un groupe de partisans convaincus de l’héroïsme, de la grandeur et de la mission d’un chef proclamé». Pour que le chef soit crédible il faut d’ailleurs que lui-même soit intimement persuadé qu’il est destiné à remplir une mission, ce qui est évident dans le cas de Hitler. Mais son pouvoir émane des espoirs placés en lui.
L’autorité charismatique selon Weber est instable. Elle est détruite soit parce que les attentes que l’on a placées en elle ne sont pas remplies, soit tout simplement qu’elle perd en dynamique, qu’elle s’installe dans la routine.
Weber n’avait pas prévu le cas de Hitler. Il n’avait pas non plus prévu qu’une telle autorité charismatique pourrait devenir un jour le système de gouvernement d’un Etat moderne. Et pourtant c’est ce qui se passe. Progressivement ce pouvoir se superpose à l’Etat allemand avec ses structures bureaucratiques et légales et le corrode. La propagande de Goebbels fait que les attentes ne sont jamais déçues et la folie de Hitler maintient la dynamique jusqu’à la catastrophe finale.
Ceci étant, la personnalité de Hitler n’était peut-être pas aussi minable que l’on a voulu le faire croire. En tout cas lorsqu’on suit son ascension vers le pouvoir suprême on ne peut s’empêcher de penser que c’est un sacré animal politique. Et donc qu’il dispose forcément d’une certaine dose d’intelligence.
Kershaw voit trois étapes dans sa montée en puissance. Première étape: il prend le contrôle du parti nazi. C’est en septembre 1919 qu’il entre, avec le numéro 55, dans le parti ouvrier allemand qui devient parti national-socialiste des ouvriers allemands en 1920. Un parti parmi d’autres. Les mouvements d’extrême-droite pullulent. Et comme c’est encore le cas aujourd’hui, dans ce genre de partis, tout le monde veut devenir chef! Quand on analyse la façon dont Hitler arrive à prendre le pouvoir à l’intérieur de son parti, on s’aperçoit qu’il deux grands atouts. Le principal de ces atouts c’est sa capacité à magnétiser les foules par ses discours. Les autres chefs sont bien obligés d’admettre, l’un après l’autre, que leurs chances d’accéder au pouvoir dépendent de lui. Son deuxième atout: il est psycho-rigide, inflexible. Pas de compromis. Cela passe ou ça casse. C’est de cette manière que dès 1921 il écarte l’un des cofondateurs du parti. C’est d’abord en Bavière que le parti se développe. Il y dispose d’un terrain favorable, des sympathies de la police, de la justice et du haut commandement militaire. Tout le monde, en Bavière, s’oppose au socialisme déferlant des Etats voisins de l’Est et du Nord: Prusse, Saxe, Thuringe. On fait de nombreux convertis parmi la haute bourgeoisie de Munich. Et grâce à Ernst Röhm, le futur patron de la SA (que Hitler fera assassiner en 1934), Hitler est en contact avec les milieux militaires et paramilitaires d’extrême-droite.
Le petit putsch (dit de la Brasserie) de novembre 1923 qui aurait pu l’éliminer (et qui était donc une erreur), tourne en sa faveur. Au procès il retourne la situation, méduse les juges et obtient la notoriété dans toute l’Allemagne. D’ailleurs en prison il va étudier et écrire (la suite de Mein Kampf). En 1926 nouvelle crise: les hommes du Nord (entre-temps le parti s’était renforcé dans le Nord de l’Allemagne) veulent un programme. Ce qui est contraire à l’idée du chef. Quand on a un chef on n’a pas besoin de programme. L’inflexibilité de Hitler, une fois de plus, lui permet de gagner la partie. On reste au programme - vague - du parti de 1920. Changer serait une trahison. Une trahison envers le chef, les morts, les martyrs. De 1926 à 1929 on organise. En 1929 tous les petits groupuscules sont absorbés. Le parti compte 100 000 adhérents.
Dès 1930 la première étape de la prise de pouvoir de Hitler est accomplie. On est prêt à étendre idées et méthodes à un public plus vaste. Le salut hitlérien: «Heil Hitler» est déjà largement utilisé à l’intérieur du parti. Hitler peut compter à fond sur Goebbels et Himmler (encore un Allemand du Sud: Himmler était bavarois). Il exclut l’un de ses concurrents possibles: Otto Strasser (en 1930). Son frère Georg Strasser sera obligé de démissionner plus tard (en 1932). Hitler reste à l’écart des querelles internes et surtout des réformistes sociaux (ils sont dangereux car ils pourraient lui aliéner l’appui de l’industrie et de la finance). Ce qui montre une fois de plus son intelligence politique.
On aborde alors la deuxième étape: son renforcement électoral. Hitler brode sans fin sur deux thèmes: la régénération du pays et l’élimination des ennemis de la nation. Ses futurs électeurs sont avant tout des anti-marxistes. Des gens qui aspirent à une communauté nationale, forte et solidaire. L’idée d’une Allemagne expansionniste est assez porteuse, elle aussi. L’antisémitisme n’est pas la première des motivations dans les intentions de voter pour Hitler. C’est même la dernière. Mais apparemment l’antisémitisme violent de Hitler ne choque pas ses électeurs. On y reviendra. Hitler joue sur les peurs, sur les phobies et les attentes confuses. Cela marche (cela marche encore aujourd’hui: voyez la dernière campagne pour le non à l’Europe en France). Sa rhétorique fonctionne d’autant mieux que l’économie est à nouveau en crise aiguë (le krach de Wall Street date de 1929) et que le pouvoir politique est en plein désarroi (cela ne vous rappelle rien?). On entre dans l’ère de l’agit-prop. La propagande ne cherche d’ailleurs pas à propager des concepts idéologiques. Inutiles pour mener des masses. Non, ce qu’il faut c’est semer la haine. La haine est stable. L’organisation est l’autre volet de la conquête du pouvoir. Elle a pour objectif de faire croître le nombre des actifs. Et avec ces actifs créer l’agitation. De cette manière on projette une image faite des éléments suivants: puissance, force, dynamisme, jeunesse. Et cela paye. En 1932 le parti compte 800 000 membres et l’organisation paramilitaire SA 500 000!
En 1930 la grande coalition menée par le parti social-démocrate démissionne. Aux élections qui suivent le parti nazi obtient déjà 18,3% des voix. Ce n’est pas encore beaucoup. Au fond ce n’est pas plus que ce qu’a obtenu Le Pen aux dernières élections présidentielles chez nous. Mais au Reichstag cela représente 107 députés et le parti nazi devient - déjà - le deuxième parti d’Allemagne. En 1931 la crise économique continue de plus belle et les deux plus grosses banques allemandes tombent en faillite. En 1932 il y a des élections présidentielles et Hitler obtient 30,1% des voix et le vieux maréchal Hindenburg rate de peu la majorité: 49,6%. Au deuxième tour Hitler fait un score de 36,8%. Cela monte! Mais Hindenburg devient président et von Papen est nommé chancelier. Aussitôt, en juillet 1932, il y a de nouvelles élections parlementaires. Cette fois-ci le parti de Hitler fait la percée: il obtient 37,3% des voix, 230 sièges au Reichstag et devient le premier parti en Allemagne.
La deuxième étape est accomplie. Plus d’un tiers des électeurs allemands ont voté pour Hitler. Qui sont ces électeurs? Les protestants plus que les catholiques, les campagnes et les petites villes plus que les grandes cités, les artisans, les commerçants, les agriculteurs, les cols bleus, les fonctionnaires plus que les ouvriers, les jeunes plus que les vieux.
Vient alors la troisième étape: la conquête du pouvoir à la tête de l’Etat. Cela commence par un échec. Hindenburg refuse de nommer Hitler chancelier. Cet échec conduit à un certain recul électoral (les électeurs sont moutonniers: on vole vers la victoire, on fuit en cas d’échec). A la prochaine élection le parti recule à 33,1% et 197 sièges. Il reste le premier parti. Von Papen démissionne. Hindenburg nomme chancelier un ancien général, von Schleicher.
Il faut maintenant scruter attentivement les événements qui vont suivre, car Kershaw considère que l’accession au pouvoir de Hitler résulte plus de circonstances chanceuses et du jeu de certaines élites que de son mérite personnel. Cela ne me paraît pas si simple. Dès les tout premiers jours de l’année 1933 Hitler s’entend avec von Papen. Des industriels interviennent auprès de Hindenburg pour qu’il remplace Schleicher par Hitler. Schleicher commence à chercher une entente avec les syndicats. Il est démissionné. Et Hitler est enfin nommé chancelier le 30 janvier 1933. Von Papen se contente du poste de vice-chancelier.
Un mois plus tard c’est le fameux incendie du Reichstag. On trouve le coupable. La propagande nazie présente l’événement comme un début d’insurrection communiste. On décrète la situation d’urgence. On décide de nouvelles élections en mars, des élections qui ont déjà perdu leur caractère démocratique et qui donnent 43,9% au parti nazi et 8% seulement à leur partenaire (le parti de von Papen). Et le 23 mars 1933 le Reichstag vote les pleins pouvoirs à Hitler pour une période de quatre ans. Le parti du centre, catholique s’est joint au vote. La démocratie a vécu.
La suite n’a plus tellement d’intérêt: les nazis prennent le pouvoir dans tous les Länder, on ouvre le premier camp de concentration, la répression s’abat sur les ouvriers engagés, les juifs, les minorités ethniques. Les leaders communistes sont arrêtés, le parti communiste dissous. Peu de temps après c’est au tour du parti social-démocrate de se saborder et d’entrer dans la clandestinité. Encore un peu plus tard on instaure le régime du parti unique. Le succès est tel que les nazis doivent arrêter l’accès au parti: on était passé d’abord à 1,6 puis à 2,5 Millions d’adhérents! Aux dernières (pseudo-)élections organisées en novembre 1933 la NSDAP atteint 92,2%. Hitler a réussi à détruire totalement toute opposition politique ou syndicale organisée en moins de six mois.
Alors peut-on dire que Hitler a simplement eu de la chance? Et que ce sont des éléments indépendants de sa volonté qui lui ont permis d’accéder au pouvoir? Ce qui est certain c’est que les secteurs les plus puissants de la nation: le monde des affaires, l’industrie, la finance, la haute administration, l’armée et les grands propriétaires ont accepté la solution Hitler. Ils n’ont pas cru «qu’il pourrait faire davantage». Ils ont cru qu’ils pourraient le tenir en laisse. Cette tolérance qu’ont eue les tenants de l’argent (barons de l’industrie et propriétaires fonciers prussiens) pour Hitler et son parti, pensant qu’il était le meilleur rempart possible contre le bolchevisme, explique probablement pourquoi certains historiens présentent le nazisme comme une excroissance ou une déviation du capitalisme et que pour Hobsbawm p. ex. (que j’ai déjà cité) le 20ème siècle a été essentiellement le siècle de la confrontation entre capitalisme et communisme.
Mais ce n’est pas aussi simple. D’abord il me paraît évident que le fascisme est une idéologie qui a ses caractéristiques propres et dont certaines s’opposent même au capitalisme. Et puis deux autres piliers de la société ont joué un rôle dans cette affaire: l’armée et les Eglises. Et il me semble, je l’ai déjà dit, que la plupart des historiens ont l’air de sous-estimer Hitler. Voyons comment il a circonvenu ces deux puissances.
Une fois le régime établi, certains voudraient aller plus loin. Faire une deuxième révolution, dirigée contre les anciennes élites, toujours en place. C’est le cas de Röhm, le chef des SA. Il est particulièrement dangereux parce qu’il voudrait faire coiffer l’armée par ses SA. Ce qui conduirait inévitablement à un conflit extrêmement périlleux pour le régime. Alors, en juin 1934, Hitler décapite la SA avec l’aide de Göring et de Himmler. C’est la Nuit des grands couteaux. Röhm est assassiné (et l’ancien chancelier Schleicher du même coup). L’armée est satisfaite. Et elle le sera d’autant plus que l’on va remilitariser à mort. Et puis on va demander aux militaires de prêter serment de fidélité personnelle au Führer (on exigera le même serment des fonctionnaires). Et quand on sait ce qu’un serment de fidélité signifie pour des officiers de formation prussienne...
Quant aux Eglises protestante et catholique, elles avaient toutes les deux une certaine antipathie pour la République de Weimar et elles étaient complètement obnubilées par l’athéisme marxiste. Le protestantisme est probablement un peu plus attaché au pouvoir que le catholicisme (tradition prussienne oblige). Et les protestants, pour des raisons historiques évidentes, sont probablement un peu plus nationalistes et soutiennent donc plus volontiers que les catholiques la politique étrangère de Hitler. Les catholiques, de leur côté, soupçonnent, plus que les protestants, que malgré les avances que le régime leur fait, au fond, le nazisme est anti-religieux. Et puis voilà le coup de maître: dès le mois de juin 1933 Hitler signe un concordat avec le Vatican. Il doit se souvenir de Lueger. Etonnement dans toute l’Europe (et en particulier en Alsace). Et tout le monde oublie (ou ignore) que l’une des clauses que Hitler impose et que le Vatican accepte, stipule que le clergé devra s’abstenir de toute activité politique!
Que conclure de tout ceci? D’abord Hitler n’était certainement pas le minable que l’on a décrit. Il a manoeuvré en maître politicien. Il s’est gardé d’attaquer ceux qui comptaient vraiment: le monde économique et l’armée; il a embobiné les Eglises; il a préservé sa popularité auprès de la nation jusqu’à Stalingrad. Il a eu des serviteurs précieux: Goebbels pour la propagande, Himmler pour l’action et les basses oeuvres.
Il n’empêche: la nation allemande est responsable de son avènement. Et d’abord ceux qui ont voté pour lui lors des élections libres de 1932 (plus du tiers des électeurs). Mais les plus à blâmer ce sont les élites. L’industrie, la finance, les grands propriétaires qui ont estimé que Hitler était la meilleure solution pour préserver leurs intérêts, contrôler le monde ouvrier, maintenir l’ordre. L’armée parce qu’elle avait soif de revanche et de réarmement et qu’elle aimait l’autorité. Quant aux Eglises (Vatican compris) elles ont préféré assurer leur survie plutôt que de défendre l’éthique. On ne connaît pas d’évêque catholique qui ait été envoyé en camp de concentration, dit perfidement Ian Kershaw. Et que dire des intellectuels? A part quelques écrivains, de gauche, ou simplement attachés à l’humanisme, à la civilisation, des artistes aussi et des scientifiques, surtout juifs? Mais les autres? On continue à débattre encore aujourd’hui de la position - pas claire du tout - du philosophe Heidegger. Et un autre intellectuel, Carl Schmitt, qui est placé à la tête du droit allemand, a défini le droit national-socialiste comme un droit allemand, un droit de protéger le sang allemand, un droit qui procède de la parole du Führer parce celui-ci est chargé de la «mission». C’est la chari’a version nazie. Et tous ces policiers qui ont accepté de collaborer, allant jusqu’aux massacres (on y reviendra encore à propos des premières exécutions massives de juifs polonais) et tous ces juges qui ont accepté de juger selon les principes de Carl Schmitt!
Mais peut-on pour autant rendre toute la nation allemande responsable du génocide juif? Je ne le crois pas. Hitler n’est pas venu au pouvoir en clamant: on va exterminer tous les juifs. Et jusqu’au bout le régime a essayé de garder sa «solution finale» aussi secrète que possible. Et l’historien Paxton dans son livre sur le fascisme déjà cité explique dans un chapitre intitulé: Peut-on expliquer l’Holocauste? que le régime n’est arrivé au génocide que progressivement, que les solutions envisagées précédemment étaient le déplacement des juifs vers l’Est ou d’autres destinations (on avait même envisagé Madagascar!) et que le secret lui était nécessaire parce qu’il avait besoin de conserver l’adhésion de la population (sans laquelle la fameuse autorité charismatique ne peut se maintenir), une population qui était peut-être en grande partie antisémite mais n’aurait pas accepté une solution aussi barbare. Ceci étant, dit encore Paxton, Hitler n’aurait jamais pu réaliser un génocide d’une telle ampleur s’il n’avait pas pu compter sur d’aussi nombreux subordonnés prêts à le suivre dans cette horrible tâche (Paxton parle de milliers). Il parle aussi de milliers d’Allemands qui n’ont pas directement participé aux massacres mais qui ont été au courant: certains soldats du front de l’Est, leurs familles à qui ils ont écrit, ceux qui ont participé à la construction des camps d’extermination, aux développements techniques nécessaires ou simplement fourni certains matériels ou matériaux (dont le fameux produit chimique). Alors que savait-on vraiment?
44) n° 3378 Robert O. Paxton: Le fascisme en action, édit. Seuil, Paris, 2004.
45) n° 3416 Richard Breitman: Secrets officiels - Ce que les nazis planifiaient, ce que les Britanniques et les Américains savaient, édit. Calmann-Lévy, Paris, 2005.
46) n° 0983 Primo Levi: Si c’est un homme, édit. Julliard, Paris, 1987.
47) n° 0982 Primo Levi: La Trêve, édit. Bernard Grasset, Paris, 1988.
48) n° 3424 Primo Levi: Les naufragés et les rescapés - Quarante ans après Auschwitz, édit. Gallimard, Paris, 2005.
49) n° 3411 Primo Levi: Rapport sur Auschwitz, présentation de Philippe Mesnard, édit. Kimé, Paris, 2005.
50) n° 3410 Primo Levi: Oeuvres, édit. Robert Laffont - Bouquins, Paris, 2005.
Le génocide juif
Breitman est un spécialiste de la question puisqu’il est rédacteur en chef d’une publication entièrement consacrée aux études de l’holocauste (Holocaust and Genocide Studies). D’une certaine façon il confirme ce que dit Paxton. Le génocide (je préfère utiliser ce terme plutôt que holocauste qui, pour moi, a une connotation religieuse) n’était pas quelque chose qui était planifié de longue date. Ce qui ne veut pas dire que Hitler et Himmler ne l’aient jamais envisagé. Mais c’est quelque chose qui s’est développé - c’est horrible à dire - presque naturellement. L’antisémitisme de Hitler et de ses adjoints qui était d’abord un antisémitisme raciste, la haine des juifs instillée continuellement aux cadres du parti, de la SS, de la police, les ordres donnés pour assassiner en masse les cadres politiques communistes et tous les éléments hostiles (ce sont les fameux commandos d’intervention supposés «nettoyer» les territoires à l’arrière du front) des ordres qui concernent d’abord la partie de la Pologne occupée par les Allemands après l’invasion du pays le 1er septembre 1939, les mêmes ordres donnés après le déclenchement de l’invasion de la Russie (et de la partie de la Pologne qui avait été prise par les Russes) le 22 juin 1941, la situation de complet non-droit qui allait exister dans ces territoires (une partie de la Pologne avait été annexée et devait être nettoyée pour faire place aux colons allemands, l’autre partie, avec Varsovie, connaissait un régime spécial appelé bizarrement Generalgouvernment et était dirigé par un tyranneau SS particulièrement sanguinaire, Hans Frank), la concurrence entre cadres supérieurs du régime (en particulier entre Heydert qui dirigeait la police politique et un certain Daluege qui dirigeait la police que l’on appelait la «police d’ordre»), tout ceci a d’abord conduit à des tueries de masse (fusillades et fosses) qui ont vraiment démarré dès la fin du mois de juin 41.
Comment expliquer que l’on ait trouvé des exécutants pour cette sinistre tâche? Surtout que Breitman nous explique que parmi cette fameuse police d’ordre il y avait de nombreux policiers ordinaires qui n’étaient pas tous des nazis fanatiques, qui n’étaient pas SS, etc. Breitman cherche à sonder la psychologie de ces gens-là. Il parle de l’habitude d’obéir, de la pression du groupe, peut-être même de l’espoir d’avancement. Et puis de l’influence de la propagande: le juif est derrière le bolchevisme, il est l’ennemi de l’Allemagne. Mais même s’il est un ennemi comment justifier de l’exécuter, lui , sa femme, ses enfants? Il fallait donc que la propagande aille encore plus loin, le présente comme un sous-homme, comme carrément non-humain. Bien sûr certains ont craqué, il y a eu même des suicides. Beaucoup ont stressé.
Là je vais anticiper et parler d’un témoignage de Primo Levi. Son fameux Si c’est un Homme avait d’abord paru en 1947, mais était un peu passé inaperçu et les invendus disparurent dans une inondation de l’Arno. Puis le livre reparaît 10 ans plus tard, en 1957, a tout de suite un succès mondial et un éditeur allemand, Fischer, se propose de le faire traduire en allemand. Levi se méfie d’abord, puis prend confiance dans le traducteur et finalement le livre paraît en 1960. Ce livre était en quelque sorte une arme chargée, mais ce n’était pas la vengeance qui m’intéressait, dit Levi, ce que je voulais c’était comprendre, comprendre l’Allemand ordinaire, voir ses réactions. Et il reçoit bien sûr de nombreuses lettres. On en parlera encore. Parmi ces lettres celle d’une femme avec laquelle il va correspondre longuement. Son père avait été membre du parti social-démocrate avant la guerre. Après l’attentat contre Hitler en juillet 44 il est interné à Dachau. Après la guerre il revient, réduit à l’état de spectre, et va mourir quelques années plus tard. Mais peu de temps après son retour, il entend Thomas Mann parler à la radio d’Auschwitz, des gaz, des fours crématoires. Tous restent effondrés. Le père marche, crispé, de long en large. Après un long silence, sa fille lui demande: «Est-ce que cela te paraît vraiment possible qu’on empoisonne les gens avec du gaz, qu’on les brûle et qu’on utilise leur peau, leurs cheveux et leurs dents?» Et lui qui sortait pourtant de Dachau, répond: «Non, ce n’est pas pensable. Un Thomas Mann ne devrait pas faire crédit à de telles horreurs.» Et pourtant c’était vrai, dit-elle. Et un peu plus tard, elle assiste à un procès, procès de médecins criminels, un procès pour euthanasie de malades mentaux. Elle rentre, et à table, raconte comment le médecin avait témoigné que, pour lui, ouvrir un robinet de gaz était plus facile que d’administrer une piqûre mortelle personnelle à chaque patient. A ce moment-là sa femme de ménage, assise à la table, une veuve de guerre, explose: «A quoi servent tous ces procès qu’on fait maintenant? Que pouvaient bien faire nos pauvres soldats à qui on donnait ces ordres? Quand mon mari est venu de Pologne en permission, il m’a raconté: Nous n’avons presque rien fait que de fusiller des juifs, toujours fusiller des juifs. A force de tirer, j’en avais mal au bras. Mais qu’est-ce qu’il pouvait faire si on lui avait donné ces ordres?». Voilà. Alors la correspondante de Levi a donné congé à sa servante. Que prouve cette histoire? Que la grande majorité des gens ne savaient pas mais qu’il y avait aussi un très grand nombre qui savaient. Et beaucoup trop qui ont exécuté les ordres sans se poser de questions.
Alors les tueurs stressent, la méthode n’est pas suffisamment efficace et en plus la guerre ne se passe pas comme Hitler l’avait prévu. L’hiver va arriver, on n’atteindra pas Moscou, la guerre va s’éterniser. Donc l’idée, vague, de créer un refuge quelque part loin à l’Est vers lequel on pourrait expulser tous les juifs européens tombe complètement à l’eau. L’extermination massive s’impose. C’est la solution finale. On a parlé d’une réunion, à Wannsee, près de Berlin, où l’on aurait pris la décision de la mettre en route cette solution finale. Aujourd’hui la plupart des historiens sont persuadés qu’à Wannsee on n’a rien décidé, on n’a fait que la coordonner, la solution finale, car elle était déjà en route. Et que ceux qui l’avaient vraiment démarré, c’étaient les gouverneurs des territoires de l’Est dont le fameux Hans Frank (pendu après le procès de Nuremberg), un peu de leur propre initiative, mais tout en sachant parfaitement qu’ils seraient couverts par Himmler et par Hitler. On essaye d’abord le gazage en camions, puis on ouvre le premier camp de la mort, à Chelmno en Pologne. Le gazage avait déjà été expérimenté en Allemagne: six centres d’«euthanasie» ont fonctionné sur ce principe en Allemagne entre 39 et 41. On appelait euthanasie l’élimination d’enfants et adultes jugés génétiquement anormaux, c. à d. handicapés physiques et mentaux. Or l’opinion publique s’était émue de cette histoire (on l’a arrêtée officiellement avant la guerre puis redémarrée en secret au début de la guerre). C’est pourquoi aucun camp d’extermination ne sera construit en Allemagne même. Auschwitz était d’abord un camp de concentration pour les Polonais. On va alors construire un 2ème camp, Auschwitz II ou Birkenau, qui sera cette fois un camp d’extermination à très grande échelle et qui commencera à fonctionner dès le début du 2ème semestre 42. Plus tard on va y ajouter un 3ème camp, Auschwitz III ou Monowitz. Ce sera un camp de travail où sera recrutée la main d’oeuvre pour les usines qui vont y fonctionner et d’abord la plus importante de toutes, celle d’IG Farben, l’usine Buna, où sera employé l’ingénieur chimiste Primo Levi. Les fours crématoires seront fabriqués par la société Topf d’Erfurt, le gaz, le Zyklon, par Tesch et Stabenow de Hambourg. Topf a continué à fabriquer des fours crématoires à Wiesbaden jusqu’en 1975, dit Levi, et la firme n’avait même pas jugé utile de changer son nom.
Les services d’espionnage anglais, dit Breitman, ont réussi à déchiffrer un certain nombre de communications transmises par les commandos d’intervention à leurs supérieurs et qui donnaient les résultats des assassinats de masse. C’est ainsi que dès la fin de l’année 1941 des rapports arrivent sur le bureau de Churchill. Les fuites viennent surtout des communications de la police d’ordre de Daluege. Heydrich est beaucoup plus prudent. Et puis assez rapidement les autorités nazies imposent le secret absolu sur tout ce qui a trait à la solution finale et utilisent un système de codification que les Anglais n’arrivent jamais à percer. D’autres informations arrivent par l’intermédiaire d’espions tchèques: des rapports parlent de 12000 juifs exterminés dès septembre 1942. Breitman estime que tant Churchill que Roosevelt ont donc compris assez tôt (fin 41, courant 42?) qu’une opération majeure d’extermination était en cours. Pourquoi n’ont-ils pas réagi immédiatement?
Breitman rappelle d’abord que l’Angleterre était seule à se battre contre l’Allemagne. Son premier souci était donc de gagner la guerre (ou de ne pas la perdre). Plus tard d’autres considérations ont joué un rôle: peur de rappeler la propagande du temps de la guerre de 14-18 (à l’époque on avait raconté des horreurs sur les atrocités supposées des Allemands en Belgique et dans le Nord de la France), peur de faire croire aux Allemands qu’on faisait la guerre pour les juifs, peur de se mettre les Arabes à dos (lutte d’influence avec les Allemands au Moyen-Orient et en Afrique du Nord), doutes sur la véracité des faits rapportés (on croit que le Gouvernement polonais en exil exagère volontairement pour obtenir une plus grande aide des alliés), etc.
Et pourtant les rapports des services secrets polonais commencent à être extrêmement précis entre la fin 42 et mars 43. Et puis un industriel allemand (aujourd’hui on sait qu’il s’appelait Edouard Schulte, qu’il était de Breslau et qu’il possédait des mines dans la région d’Auschwitz) se rend en Suisse, rencontre le 30 juillet 1942 un collègue suisse en qui il a confiance, lui fait des révélations sur ce qu’il sait des plans de Hitler et lui demande de les communiquer à Churchill et à Roosevelt. D’après lui Hitler veut concentrer tous les juifs à l’Est, puis les exterminer avec de l’acide prussique et brûler les cadavres dans d’immenses crématoires. Il parle de l’assassinat de 3,5 à 4 Millions de juifs.
A la fin de l’année 1942 Churchill et Roosevelt ne peuvent plus ignorer l’amplitude de l’extermination en cours. Ils se décident finalement à faire une déclaration commune le 17 décembre 1942, menaçant ceux qui participent à cette action de devoir rendre compte de leurs crimes après la guerre. La BBC, toujours d’après Breitman, aurait fait encore plusieurs émissions en langue allemande sur ce sujet entre décembre 42 et janvier 43. Or comme par hasard c’est en mars 43 que les conjoints aryens des juifs qui avaient été enfermés dans une caserne à Berlin pour être finalement transférés à l’Est (les Nazis avaient un problème avec les couples mixtes, poussant les conjoints non-juifs à divorcer, mais n’osant pas aller jusqu’à la déportation, par peur de l’opinion publique allemande) organisent une démonstration publique qui a pour conséquence le recul des autorités. Ce qui montre deux choses: d’abord que Hitler avait besoin jusqu’au bout d’avoir une opinion publique favorable (c’est le problème du pouvoir charismatique) et ensuite que les Alliés auraient mieux fait de continuer à informer les Allemands et de leur dire la vérité sur le génocide en cours. Et il me semble que le même reproche peut être fait aux émissions faites à l’intention de la population française. J’ai vainement essayé de mettre la main sur les textes de Radio Londres mais n’ai rien trouvé (je crois bien qu’ils n’existent pas). J’ai aussi consulté les mémoires de l’humoriste Pierre Dac qui était le speaker de Radio Londres pendant la guerre et qui était d’ailleurs d’origine juive et n’ai rien trouvé non plus.
Pour Breitman les responsables sont aussi bien le Foreign Office anglais que le Département d’Etat américain. Eden n’était guère favorable aux juifs et son adjoint Cavendish-Bentick a refusé d’admettre jusqu’au bout la réalité, du moins dans toute son ampleur. Encore après la guerre, après avoir visité Auschwitz, il dit lui-même que ses adjoints ne le croyaient toujours pas. Côté américain l’Office of War ne voulait pas divulguer ses informations et plus tard quand il s’est agi d’essayer de sauver des juifs, c’est le département d’Etat qui n’a pas souhaité s’impliquer dans des opérations de secours. Et l’Angleterre a un autre problème: sauver des juifs c’est aussi les autoriser à émigrer en Palestine. Ce que les Arabes craignent. Or on a besoin des Arabes pour contrer l’offensive des Allemands sur Suez.
Les chiffres officiellement admis actuellement (voir le Monde du 28 janvier 2005) sont de 5,1 Millions de juifs exterminés (dont 3 Millions de juifs polonais, 700 000 en Russie, 270 000 en Roumanie, 260 000 en Tchécoslovaquie, 180 000 en Hongrie, 130 000 en Lituanie, 70 000 en Lettonie et 200 000 juifs allemands dont 75000 avaient émigré). Comme dit Primo Levi: «les faits étaient trop monstrueux pour être crus». «Dans aucun autre lieu ni temps», dit-il encore, «on n’a assisté à un phénomène aussi soudain et aussi complexe. Jamais autant de vies humaines éteintes en aussi peu de temps, avec une combinaison aussi lucide d’intelligence technique, de fanatisme et de cruauté».
C’est probablement la raison pour laquelle la vérité a eu tellement de mal à se faire connaître. Il a fallu des années. Dans l’immédiat après-guerre le silence s’est fait sur le sujet. On avait d’autres soucis, souci de survivre pour les Allemands, souci de reconstruire, de jouir de la vie pour les Européens de l’Ouest, mise en place d’un autre système totalitaire pour ceux de l’Est. Je ne crois pas que le procès de Nuremberg a fait toute la lumière sur le génocide. Et en France de Gaulle n’a jamais voulu faire la différence entre ceux qui avaient été déportés pour faits de résistance et ceux (80000) qui avaient été déportés simplement parce qu’ils étaient juifs et qui ne sont jamais revenus (il y a quelques semaines une survivante, très digne, a raconté son odyssée, la disparition de toute sa famille, sa survie due simplement au fait qu’elle était violoniste et qu’on lui avait demandé de jouer dans l’orchestre du camp et puis, lorsqu’on lui demande si elle avait été résistante, répond simplement: je n’ai jamais été résistante. J’ai compris ce qu’elle a voulu dire!). Il a fallu la célébration du soixantième anniversaire de l’ouverture du camp d’Auschwitz pour que les juifs de France aient enfin leur mémorial qui porte, gravés dans la pierre, les noms de tous les exterminés expulsés de France. Et il a fallu attendre Chirac pour que l’on accepte officiellement la coresponsabilité de la France dans ce crime monstrueux.
Alors on en revient à la question de la responsabilité collective du peuple allemand. Et à l’antisémitisme latent. Un antisémitisme qui n’existait pas seulement en Allemagne et en Autriche mais aussi en France, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, et ailleurs. Quelle était la nature de cet antisémitisme? Il n’avait évidemment plus rien à voir avec celui du Moyen-Age. On n’attaquait plus les juifs pour leur religion, les accusant de profaner les hosties ou d’empoisonner les puits. Encore que l’immonde animateur de la poussée antisémite des années 1880 en France, Drumont, n’hésite pas à écrire: «Ils haïssent le Christ en 1886 comme ils le haïssaient au temps de Tibère... Fouetter le Crucifix le Vendredi saint, profaner les hosties, souiller les saintes images: telle est la grande joie du Juif au Moyen Âge, telle est sa grande joie aujourd’hui. Jadis il s’attaquait au corps des enfants; aujourd’hui c’est à leur âme qu’il en veut avec l’enseignement athée; il saignait jadis, maintenant il empoisonne: lequel vaut mieux?» Mais d’une façon générale les gens ne croient plus à ces sornettes. On leur reproche encore d’être des gens de l’argent, usuriers au 19ème siècle, banquiers et financiers véreux au 20ème. Pour Céline p. ex. ils sont l’élite, ceux qui nous gouvernent, qui nous envoient à la guerre et tirent les marrons du feu.
Mais je crois surtout qu’on les considère comme un peuple à part, des gens qu’on héberge chez nous, des gens qui ne font pas partie de la nation. C’est un aspect des choses qui prend une importance toute particulière en ces siècles d’exacerbation des nationalismes. Ce qui a encore fait évoluer l’antisémitisme dans ce sens ce sont les immigrations de juifs d’Europe de l’Est qui ont touché toute l’Europe. On le voit à Vienne, on le voit en Allemagne, on le voit en Pologne (je n’ai découvert que tout récemment le grand poète et Prix Nobel polonais d’origine lithuanienne Milosz, voir n° 3435 Czeslaw Milosz: Native Realm, a search for self-definition, édit. Sidgwich & Jackson, Londres - Carcanet New Press, Manchester, 1981. Au début de son livre qui est une sorte d’autobiographie mêlée de réflexions il fait l’histoire de l’immigration juive dans les pays baltes et en Pologne à la suite des grands pogroms russes au 19ème siècle; il montre aussi que l’on ne pouvait même plus parler de minorités lorsque dans certaines villes cette minorité atteignait 30, 50 même 70% dans certains cas; et il explique comment dans la Pologne d’avant- guerre les écrivains et journalistes nationalistes avaient accrédité l’idée que l’on avait en fait deux nations en Pologne: les Polonais et les juifs. Et plus tard encore l’Armée secrète nationaliste qui résiste aux Allemands et qui, issue de la droite politique, dépend directement du gouvernement polonais en exil à Londres, refuse aux juifs l’entrée dans ses rangs).
Et on l’a même vu en France. Ainsi Wincock qui a écrit une excellente étude sur l’antisémitisme en France aux 19ème et 20ème siècles (voir n° 3391 Michel Wincock: La France et les Juifs de 1789 à nos jours, édit. Seuil, Paris, 2004) dit ceci: «La dénonciation de la nature «étrangère» du juif a été facilitée au début des années 1880 en France par l’immigration de ceux qui fuyaient vexations et pogroms de Russie et d’Europe centrale... Ces nouveaux arrivants, très différents des juifs français largement intégrés, se concentrent dans certains quartiers spécifiques et donnent à leur présence une visibilité nouvelle, qui a largement nourri le discours antisémite». Il faut lire Wincock. Son livre est d’une grande objectivité. Et il démontre que les Français n’ont pas de leçons à donner à d’autres sur ce plan-là. Il faut lire aussi le livre de l’Américain Soucy, plus polémique il est vrai, mais qui montre que nous n’avons échappé que de peu à l’instauration d’un fascisme en France (voir n° 3439 Robert Soucy: Fascismes français? 1933-1939 - Mouvements antidémocratiques, édit. Autrement, Paris, 2004). Cet épisode est également étudié par Paxton dans son livre sur les fascismes au chapitre: Un échec du fascisme: France, 1924-1940.
Alors soyons clair: le peuple allemand est responsable de l’arrivée au pouvoir de Hitler, les partis politiques lui ont pavé le chemin du pouvoir et les élites de la nation l’ont mis sur le trône. Mais Hitler n’a pas conçu son génocide pour plaire au peuple allemand. Au contraire il a tout fait pour le lui cacher. Paxton dit: «Il nous faut rejeter l’idée que le régime nazi aurait assassiné les Juifs pour satisfaire l’opinion publique allemande. Il prit au contraire des précautions pour dissimuler ces actes au peuple allemand comme aux observateurs étrangers». Les antisémites ordinaires, d’une façon générale, ne voulaient pas la mort du juif. Mais la nature même de l’antisémitisme du 20ème siècle, le fait de considérer le juif comme un exogène, ne faisant pas partie de la communauté nationale, a facilité, d’une certaine manière, le génocide. C’est cette conception qui a fait que les gens n’étaient pas choqués par les lois juives de Pétain p. ex., pas suffisamment choqués du moins pour aller manifester contre. Qu’on a accepté, en Allemagne comme sous Pétain, que les juifs soient exclus de certains postes, qu’ils soient même distingués des autres citoyens par le port d’une étoile jaune et que finalement ils soient déportés, on ne savait pas où, on ne voulait pas savoir où. Je ne sais plus où j’ai lu (peut-être chez Wincock) que l’Archevêque de Lyon est allé voir Laval pour protester contre la déportation des juifs de France. Et que Laval lui aurait répondu: mais on les transfère vers l’Est, on leur donne des terres, ils vont devenir agriculteurs. L’archevêque est revenu en secouant la tête, il n’a pas cru Laval, il s’est simplement demandé si Laval, lui, y croyait à sa version...
Et la situation était la même en Pologne, en Hongrie, en Roumanie. Milosz, dans l’ouvrage cité ci-dessus (Native Realm), dit à peu près ceci: J’ai été un témoin oculaire du crime du génocide ce qui me prive, hélas, du luxe du sentiment de l’innocence. Et je suis donc enclin à accepter les accusations qu’on a portées contre moi et mes semblables. Mais en réalité il n’est pas facile de juger. Car le prix à payer pour l’aide apportée aux victimes de la terreur était la mort. Et il n’est pas non plus évident que l’on puisse faire un lien entre les sentiments antisémites qui régnaient en Pologne avant la guerre et la non-assistance aux juifs persécutés par les nazis. Le comportement de chacun dépendait de trop de circonstances et de motifs différents. Motifs religieux (les couvents), courage individuel, liens de voisinage, ou simplement appât du gain d’un côté, impossibilité physique, peur ou apathie de l’autre. Et puis il ne faut pas oublier ces maîtres chanteurs qui venaient de la lie de la société et qui constituaient un danger à la fois pour les victimes et ceux qui voulaient leur venir en aide. L’image serait plus claire - et le peuple polonais dans son ensemble plus facile à condamner - si on avait eu en Pologne, comme ce fut le cas dans d’autres pays, des organisations politiques qui avaient ouvertement collaboré avec les Allemands. Mais cela n’a pas été le cas et les collaborateurs éventuels ont tous été exécutés par la résistance. Et ceux qui avaient de la sympathie pour le nazisme avaient trop peur pour en faire étalage ouvertement. La théorie des deux nations, dit-il encore, la polonaise et la juive, a certainement eu un effet néfaste sur la population. Et ceux qui l’ont promue, journalistes et écrivains nationalistes d’avant-guerre, portent une lourde responsabilité. Mais même eux, si on voulait les juger aujourd’hui, pourraient se prévaloir d’écrits antérieurs, de l’enseignement de l’école et des circonstances historiques qui ont effectivement empêché les deux «nations» de fusionner. Et puis comment juger une nation - c’est moi qui fait cette observation - qui a eu un bilan humain en pertes civiles aussi lourd? 5 300 000 victimes civiles dont 3 millions de juifs et 2,3 millions de non-juifs! Seule la Russie a dépassé ce bilan: 7,5 Millions de civils. L’Allemagne, elle, en a eu 3 Millions. Pour les nazis les Slaves étaient des sous-hommes eux aussi, à peine supérieurs aux juifs. Dans un autre chapitre de son livre, The G.G., c. à d. le fameux Generalgouvernement dirigé par ce fou de Hans Frank (pendu après le procès de Nuremberg), Milosz décrit la vie à Varsovie au cours de ces années-là. Plus d’administration locale. Tout était dans les mains des Allemands. Toute l’industrie était gérée par les Allemands. Ce qui fait que les fonctionnaires ne touchaient plus de salaire du tout. Et les gens occupés par l’industrie, considérés par les Allemands comme des esclaves, gagnaient en une semaine de quoi se nourrir pendant une journée. Ainsi toute l’économie devenait souterraine, même mafieuse (au point que les Allemands appelaient ce système qu’ils avaient eux-mêmes créé le GG = Gangstergau, la province des gangsters). Et partout l’arbitraire des SS. Dans un tel monde chacun n’a qu’un souci: survivre, se nourrir. Et Milosz raconte l’histoire des deux enfants juifs, deux frères. Lui et ses amis leur donnent à manger chez eux. Jusqu’au jour où le propriétaire les met dehors. Et eux qui dépendent du propriétaire - car l’un de leurs amis est lui-même juif et le propriétaire le sait - ne peuvent rien faire. Plus tard Milosz voit les deux frères dans la rue et les évite; il a honte, car il n’a rien dans les poches, ni argent ni nourriture. Et puis il ne les rencontre plus: les SS les ont ramassés...
Récemment Le Monde signalait dans un article intitulé: Trois consciences européennes un livre d’Alexandra Laignel-Lavastine: Esprits d’Europe - Autour de Czeslaw Milosz, Jan Patocka, Istvan Bibo, édit. Calmann-Lévy, Paris. Trois humanistes qui ont vécu successivement deux totalitarismes. Milosz a essayé pendant cinq ans de coopérer avec les autorités de la Pologne populaire (en tant qu’attaché culturel à Washington) avant de quitter son pays définitivement en 1951. Le philosophe tchèque Patocka est lui mort lors d’un interrogatoire à Prague en 1977. Quant à Bibo il été ministre pendant 3 jours lors de la révolution de 1956 puis condamné à la perpétuité, libéré en 1963 et persécuté par les autorités jusqu’à sa mort en 1979.
J’ai déjà largement cité Istvan Bibo à propos de sa théorie sur l’hystérie allemande. Il est nettement plus sévère que Milosz pour ses propres compatriotes dans La Question juive en Hongrie après 1944 (publié en même temps que ses études sur «l’hystérie allemande» et sur les problèmes de nationalités en Europe de l’Est). Il est vrai que la situation dans ce pays était différente de la Pologne. Il y avait un gouvernement féodal et ultra-conservateur (l’amiral Horty au pouvoir de 1920 jusqu’en 1944), un parti ouvertement fasciste (les croix fléchées), un antisémitisme généralisé (on avait fait de la crise sociale une question juive) et toute la nation était obnubilée par la question de la «grande» Hongrie, la Hongrie «historique». Il fallait récupérer les territoires perdus après la guerre de 14, c. à d. tous ceux où l’on parlait magyar: Banat en Yougoslavie, Transylvanie en Roumanie, sud de la Slovaquie et même une partie de l’Ukraine. Et pour cela il fallait s’allier à Hitler. Mais c’est dès 1938 et 39 que le gouvernement prend les premières mesures discriminatoires contre les juifs, soi-disant pour résoudre la question juive (leur prépondérance économique), et aussi un peu pour plaire à Hitler (il y en a même qui ont prétendu qu’en ne s’opposant pas complètement à 100% à Hitler cela permettrait de sauver les juifs. Et Bibo dit que cela a effectivement été le cas pour la Roumanie). La loi de 38 commençait à fixer un numerus clausus pour les juifs pour certaines professions; la loi de 39 leur interdisait complètement un certain nombre de professions et définissait les juifs par leur ascendance (comme le fameux statut des juifs français établi sous Pétain dès octobre 1940). Enfin en 1941, la Hongrie étant entrée en guerre aux côtés des forces de l’Axe, on va interdire les mariages entre juifs et chrétiens. Si l’objectif était d’affaiblir les partis fascistes c’est raté. Cela n’a fait que les renforcer. Si les lois étaient faites pour sauver les juifs c’est même complètement raté. C’est en mettant en doute la dignité humaine, dit Bibo, qu’on risque de les mener vers l’abîme. D’ailleurs l’argument est d’autant plus ridicule que l’on ne savait probablement pas encore en 1941 que Hitler voulait tous les exterminer. Une fois les territoires magyars récupérés, l’armée, particulièrement antisémite se rend coupable de certains massacres et de la déportation de 20000 juifs non hongrois vers la Pologne qui seront plus tard exterminés par les nazis. Le gouvernement intervient néanmoins dès l’été 42 pour interdire ce genre d’actions. Et puis en mars 44 les Allemands occupent la Hongrie. Un gouvernement local est formé, le port de l’étoile jaune imposée et les déportations commencent. Ce sont les nazis qui se chargent des transports mais le regroupement se fait avec l’aide de la police hongroise, des milices des croix fléchées et surtout de la gendarmerie hongroise. Dès l’été 44, dit encore Bibo, aussi bien les autorités que l’opinion publique étaient au courant des massacres. Le Roi de Suède, les Eglises, le Pape interviennent auprès de Horty pour arrêter les déportations. Les alliés menacent de poursuites après la guerre. Alors croix fléchées sont exclus du gouvernement et les déportations sont suspendues. Ce qui sauve les juifs de Budapest mais pas ceux de la banlieue: ceux-là étaient déjà regroupés dans un camp et les Allemands s’en emparent par surprise. Enfin le 15 octobre 1944 Horty annonce sa demande d’armistice mais laisse bizarrement le gouvernement aux fascistes. Ceux-là regroupent les juifs dans un ghetto, sillonnent la ville et tuent les enfants dans les crèches, les malades dans les hôpitaux et tous les juifs isolés qu’ils trouvent. C’est le désordre total jusqu’à l’arrivée des alliés et la libération de Budapest. Au total, dit Bibo, sur les 700 000 juifs de la grande Hongrie 500 000 ont disparu. Ces chiffres sont plus élevés que ceux donnés par le Monde en 2005 (180000 morts sur un total de 400000 juifs hongrois) mais il faut dire que Bibo écrit tout de suite à la sortie de la guerre. Les chiffres étaient encore très approximatifs et puis lui inclut également tous ceux des territoires annexés.
Alors bien sûr Bibo cherche les responsabilités. D’abord, dit-il, si on exclut les paysans qui n’étaient ni pour ni contre, il faut avouer qu’il y avait une majorité de la population qui approuvait plutôt les lois antijuives. Ce qui est un symptôme de l’impasse de l’évolution politique à laquelle on était arrivé. Et ce qui montre aussi que la Hongrie n’était guère imprégnée des grandes idées de l’Europe occidentale: égalité politique et dignité humaine. Une fois les déportations démarrées Bibo note la défaillance de l’administration et des Eglises. Ni l’une ni les autres n’ont apporté toute l’aide qu’elles auraient pu apporter aux juifs en détresse et qui cherchaient à obtenir des papiers ou le baptême. Jusqu’au bout elles ont respecté le pouvoir en place et l’ont considéré comme légitime. Quant à la population, d’une manière générale, elle a fait preuve d’indifférence, d’étroitesse d’esprit et de lâcheté. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas eu des réactions individuelles courageuses aussi bien à la ville qu’à la campagne et dans les couvents.
Bibo, à ce stade de sa réflexion, fait une observation qui me paraît importante et qui vaut finalement pour tous: Hongrois, Polonais, Roumains, Français et même Allemands. «L’humanisme, la compassion et le courage ne sont pas des qualités inhérentes à l’individu et isolées de leur contexte mais dépendent en grande partie de leur contexte... Certes», corrige-t-il, «le sentiment de l’humanisme ou le courage dépendent aussi de la personnalité, mais pour que ces qualités s’épanouissent, le concours de la communauté est indispensable: il s’agit de savoir si les personnes qui font autorité dans la communauté sauront faire valoir, face à la débandade et au désarroi, les principes de la dignité morale dans les organisations visibles et invisibles de la communauté; si elles seront capables de communiquer, aux citoyens doués de courage physique et prêts à combattre, l’élan d’une passion hautement morale, et aux hésitants, aux timorés et aux vélléitaires de bonne foi le sentiment qu’ils sont soutenus, approuvés et assurés de la solidarité de la communauté.»
«Or, c’est précisément ce qui nous a fait défaut», conclut-il. Et c’est ce qui a fait défaut, pourrait-on ajouter, puisqu’il faut en revenir à eux, aux Allemands. C’est plutôt là que dans l’antisémitisme ambiant qu’il faut, me semble-t-il, chercher l’explication de la passivité allemande.
Car l’antisémitisme de Hitler et de ses sbires était d’une nature différente. C’était du pur racisme. Le plus violent des racismes, alimenté par une terrible haine. Nourri au feu du livre de Chamberlain que Hitler a eu largement le loisir d’étudier lors de son emprisonnement à la prison de Landsberg au cours des années 23-24. L’écrivain et «philosophe» anglais Houston Stewart Chamberlain était le neveu de Richard Wagner (curieusement sa belle-fille était anglaise elle aussi et antisémite également. Elle a même exagéré le caractère antisémite de Wagner dans ses souvenirs de l’artiste). Chamberlain s’était installé à Vienne (on revient toujours à Vienne). Il avait publié son ouvrage principal: les Fondements du 20ème siècle, en 1899. Il croit que l’inégalité physique et morale est à la base même de l’existence humaine, il présente les juifs comme l’antithèse des ariens, et il estime que le combat pour la survie entre les races ne peut se terminer que par la victoire ou par l’anéantissement. Herbert Kraft, dans son livre sur Musil, trouve qu’au fond c’est Chamberlain qui a fourni l’idée des camps d’extermination à Hitler. Celui-ci n’a plus qu’à les réaliser. C’est en décembre 1932 que paraît le deuxième volume de l’Homme sans Qualités (c’est la 3ème partie du livre; elle porte le titre: vers l’Empire millénaire et le sous-titre: les criminels). Musil y représente Chamberlain sous le personnage de Bremshuber, le grand spécialiste en races. Dans une scène du roman qui évoque ses théories, le juif Fischel s’exclame: mais enfin quand ils parlent de race et de pureté et de sang, qui est-ce qui va prendre tout cela au sérieux! Et le représentant du parti catholique, d’abord un peu gêné, et qui, ayant une certaine conception catholique de la dignité humaine, a un peu de mal à admettre que l’on puisse appliquer les notions relatives à l’élevage de chevaux ou de poules aux enfants de Dieu mais, après réflexion, il se dit qu’il vaut encore mieux qu’ils parlent de race et de pureté et de sang plutôt que d’humanité et de toutes ces notions révolutionnaires importées de l’étranger.
Primo Levi
J’aime énormément Primo Levi. J’avais lu son témoignage sur les camps Si c’est un Homme. Et puis je l’ai oublié. Et un jour je tombe dans un aéroport sur un livre de poche en anglais, the Wrench (on le retrouve dans ses Oeuvres publiées dans la collection Bouquins sous le titre La Clé à Molettes). Et je tombe complètement sous le charme. Car il décrit la solitude du monteur de chantier. Comme d’autres écrivains ont décrit la solitude du gardien de but (Peter Handke) ou celle du coureur de fond (voir n° 0808 Alan Sillitoe: The Loneliness of the Long-Distance Runner, édit. W. H. Allen, Londres, 1983). Mais la solitude du monteur sur son chantier, face à ses problèmes, face à son client, loin de ses bases, je connais. J’en ai déjà parlé. Dit combien j’admirais ces hommes. Travaillant dans des conditions épouvantables: à Djeddah, en juillet et août, sous des températures extrêmes, une humidité folle (Djeddah est au bord de la Mer Rouge), avec un client italien, installateur de travertin, un entrepreneur général coréen, un engineering américain et de la main d’oeuvre yéménite et philippine, seuls à devoir résoudre des problèmes techniques imprévus, coupés de leur base par la distance, le décalage horaire, la semaine musulmane. Je les ai entendus au téléphone insulter le Directeur coréen, un ancien général, qui leur avait confisqué leurs passeports pour faire prolonger indûment leur séjour (et en Arabie Séoudite, sans passeport vous n’êtes rien!). J’ai travaillé avec eux sur les bords de la rivière Severn, de 6 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir, puis dîner à l’hôtel et on se couche (l’un d’eux est quand même tombé amoureux d’une Anglaise et a divorcé; ce sont là les autres vicissitudes du métier: comment concilier chantiers et vie de couple?), puis assisté à la mise en place de la plate-forme finie, pesant 40 tonnes et levée depuis une embarcation sur la rivière sur 40 mètres de hauteur jusqu’au pont, l’un d’eux restant sur la plate-forme pendant toute l’opération; et puis plus tard, je l’ai déjà raconté, après l’accident, le procès, et le chef-monteur, témoignant au tribunal, parant les attaques du procureur, dans une langue qu’il n’a jamais étudié à l’école mais qu’il a appris sur le tas.
Le monteur de la Clé à molette est bien seul lui aussi, et lui aussi a ses problèmes techniques, des problèmes de chimie entre autres puisque c’est la spécialité de Levi. Des problèmes de colonnes de distillation. Après la mise en route. Une colonne qui vibrait, qui vrombissait même. On aurait dit qu’elle avait mal au ventre: «un grand remue-ménage de boyaux en désordre»! Faussone, le monteur, raconte sa vie à l’auteur. Il en a fait des montages, un peu partout dans le monde, des grues portuaires en Russie, des ponts en Inde, le montage et la mise à l’eau d’une plate-forme de pétrole en Alaska et puis une histoire désopilante, le montage d’un derrick de forage en pleine forêt. Il a des aides-monteurs flemmards (les aides sont toujours nuls), il se sent seul une fois de plus, il a le cafard, mais il a un ami, un petit singe qui l’observe, joue avec les boulons, grimpe dans le pylône, seul lui aussi (c’est probablement, dit Faussone, que toutes les femelles sont en bande et qu’un vieux mâle encore costaud défende qu’on y touche). Et puis le dimanche tout est fini, Faussone a assemblé le treuil, fini l’installation électrique, fait les essais et puis est parti se reposer. Et puis le lundi matin il trouve sa tour tordue, comme giflée par le vent, le crochet du treuil fixé comme une ancre à la base du pylône dont tous les tubes sont pliés. Le petit singe avait pensé bien faire, avait appuyé sur les boutons lui aussi et maintenant se tenait un peu gêné, la tête penchée et le regard aussi triste que le temps qui était à la pluie.
Et puis l’auteur qui est ingénieur chimiste raconte lui aussi une histoire, un problème de peinture spéciale fournie aux Russes pour emballer des anchois, une peinture qui a été testée à l’usine et qui coagule chez le client, pas toujours, mais souvent, l’ingénieur va chez le client, cherche l’explication, reste des jours, et puis soudain, trouve, un peu par hasard, une histoire de chiffons, une réaction avec un composant... L’explication n’a pas d’importance. Ce qui compte pour moi c’est que c’est le genre de problèmes que j’ai souvent connus moi aussi, on modifie une pièce sur un treuil, on teste en usine, tout est bon et puis voilà qu’il y a un problème, dans un pays et non ailleurs, chez un client et non chez les autres. On cherche, on a un client furieux, on perd sa réputation, on perd l’argent aussi. Et puis on trouve. Ou on ne trouve pas. L’aventure technique.
Je ne sais pas exactement ce qui me touche dans ces histoires. Levi a été critiqué par certains gauchistes: il aurait glorifié le travail, ce travail qui est aliénation. Il répond: « le monde n’est pas uniquement composé de méchants patrons et d’esclaves rivés à une chaîne de montage. Il existe un espace où le travail n’est ni punitif ni aliénation». «J’ai dirigé pendant quelques années une petite usine» dit-il lors d’une interview, «Je n’ai pas l’impression que c’étaient des années perdues». Il trouve que l’acceptation des responsabilités opposée au refus de ces mêmes responsabilités est une façon de devenir adulte. Il n’y a pas de bonheur sans effort, dit-il à peu près dans une autre interview. C’est biologique. Parce que nous sommes des chasseurs. Et Faussone, quand quelque chose ne va pas: «Vous savez ce n’est pas pour mon patron. Moi je ne m’en occupe pas, de mon patron. Pourvu qu’il me paye honnêtement et qu’il me laisse faire mon montage à mon idée. Non c’est à cause du travail: monter une machine comme celle-là, travailler avec les mains et la tête durant des jours, la voir pousser comme ça, grande et droite, solide et mince comme un arbre, et puis, après, qu’elle ne fonctionne pas, cela fait de la peine». Quitte à faire quelque chose autant le faire bien. Et Levi suggère, ou plutôt il soumet au lecteur une idée: et si une certaine forme de liberté, peut-être la plus facile d’accès pour l’homme, la plus goûtée par lui, la plus utile aussi, coïncidait simplement avec le fait d’être compétent dans son travail, et donc avec le fait de l’exécuter avec plaisir. Et Faussone encore, au moment de faire ses adieux à l’ingénieur chimiste qui va prendre sa retraite (qui va peut-être devenir écrivain): «Alors, comme ça, vous voulez vraiment fermer boutique? A votre place je réfléchirais encore. Vous savez, faire des choses qu’on touche avec ses mains, c’est un avantage: on fait des comparaisons et on voit ce qu’on vaut. On se trompe, on corrige, et la fois d’après on se trompe plus. Mais vous êtes plus âgé que moi, et peut-être que dans la vie vous avez déjà assez vu».
Et c’est vrai. Et moi aussi j’ai assez vu. Il y a probablement du Conrad dans tout ceci (Levi termine avec une citation de Typhon), peut-être même le Saint-Exupéry de ma jeunesse. Une morale dépassée, à contre-courant, lui dit un intervieweur. Peut-être, mais chez le monteur Faussone il y a encore autre chose. L’aventure. A un moment donné il dit: enfant j’ai rêvé, comme tous les enfants rêvent, d’aller dans la jungle, dans le désert, en Malaisie. Moi j’ai réalisé mon rêve. Maintenant j’en ai tellement pris l’habitude, de l’aventure, que si je devais rester tranquille, je tomberais malade.
Et puis il y a la solitude. La solitude de l’homme dans l’action. Où l’homme s’accomplit.
Après cette longue diversion je vous propose de revenir - une dernière fois - au génocide. En l’examinant avec les yeux de l’ingénieur Primo Levi, le survivant, l’homme qui voulait faire entrer la technique et la science dans la littérature, parce qu’il les aime. Or il les aime parce qu’elles donnent certaines habitudes mentales: la logique, la clarté.
Et en bon ingénieur Levi cherche à comprendre. L’incompréhension le poursuit depuis le camp. Dès le débarquement du train, la soudaine violence, la mise à nu, les hurlements des SS, les coups qui pleuvent, donnés par des codétenus, les kapos, la réalité de l’extermination révélée progressivement, impossible à concevoir. Un monde qui s’écroule. Un autre monde impossible à déchiffrer. Les croyants le vivaient mieux que moi, dit-il. N’importe quel credo, religieux ou politique, les aidait, leur donnait une explication ou un espoir. Mais nous les agnostiques, les incroyants, les non-politiques, nous n’avions plus rien. Nous étions simplement renforcés dans l’idée que le monde n’avait pas de sens.
Et puis il cherche à comprendre les Allemands. Ce ne sont pas tellement les bourreaux qui lui posent problème. Ceux-là se sont expliqués aux procès d’après-guerre. Tous se réfugient derrière les ordres reçus. Il les juge tous coupables sans aucune hésitation. Ils sont d’autant plus faciles à appréhender qu’ils «sont faits de la même étoffe que nous», dit-il. «Des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne. Ce n’étaient pas des monstres. Ils étaient mal éduqués».
Bizarrement le médecin hollandais Elie Cohen le dit dans les mêmes termes: «the blame lay with the education to which the German (and in particular the German child) was subjected.». Le livre de Cohen est passionnant à lire (voir n° 3587 Elie A. Cohen: Human Behaviour in the Concentration Camp, édit. Jonathan Cape, Londres, 1954). Pas seulement parce qu’il est un témoin précieux (il a passé trois ans dans divers camps et a perdu toute sa famille à Auschwitz) mais aussi parce qu’il est fascinant d’observer comment un homme est capable de dominer l’horreur (ou d’essayer de la dominer?) en se plaçant au-dessus, en cherchant à expliquer l’irrationnel, presque froidement, avec sa raison et son esprit d’analyse. Pour cela Cohen utilise sa connaissance des schémas freudiens. Le surmoi, dit-il, est l’intériorisation des règles d’autorité auxquelles enfant il était soumis: personnifiées par les parents, les maîtres, plus tard la société. Au fond: ses règles morales. Au point que le sentiment de culpabilité ne peut apparaître que s’il y a conflit entre le moi et le surmoi. Or dans le cas des SS du camp ce surmoi avait été modifié. Par la propagande à laquelle ils avaient été soumis, la race supérieure, la race pure, celle qui doit dominer le monde, celle par laquelle le salut va arriver, le devoir d’éliminer les races inférieures, pour sauver l’Allemagne, etc. Et ce n’étaient pas seulement leurs chefs qui leur tenaient ce discours. C’était le discours officiel du parti, du Führer, de la société. Aujourd’hui on parlerait de lavage de cerveau. Et c’est ainsi que le surmoi a changé, adopté des critères nouveaux et que tout conflit entre moi et surmoi a disparu et donc tout sentiment de culpabilité. Et que toute manifestation de pitié ne pouvait apparaître que comme une faiblesse inacceptable. Bien sûr les SS, d’une manière générale étaient déjà des hommes sélectionnés selon des critères précis définis par Himmler. Et ceux des camps, les SS tête de mort, avaient été doublement sélectionnés et tout individu qui aurait montré que son ancien surmoi n’était pas mort aurait été impitoyablement éliminé. Ce que montre Cohen c’est que le surmoi - toujours si on accepte les théories de Freud - peut être modifié (et là on pense évidemment à tous ceux qui, aujourd’hui, se laissent endoctriner par l’islamisme fanatique). Et, dit-il, d’autant plus facilement que l’on accepte plus aisément le caractère sacré du commandement. On ne discute pas un commandement. Cela était valable pour les SS, mais aussi, on l’a vu, pour les membres de la police d’ordre qui ont commencé les grands massacres collectifs par fusillades en Pologne avant le développement des chambres à gaz. Et c’était probablement valable pour une grande partie des Allemands. C’est du moins ce que prétend le Dr. Cohen. D’après lui cela proviendrait d’une culture de l’autorité au sein de la famille, en particulier de l’autorité du père. Et l’Allemagne se démarquerait sur ce plan-là d’autres peuples germaniques tels que les Suisses ou les Hollandais. Je ne crois pas trop à ce genre d’explications. Même si on a toujours prétendu que la femme allemande vivait plus que d’autres femmes européennes sous le signe des trois K: Kirche, Kinder, Küche (Eglise, enfants, cuisine), ce qui ne peut que valoriser la position du père. S’il faut à tout prix trouver des explications culturelles j’irais plutôt les chercher dans l’adoption par la société allemande (ou plutôt par la nation allemande) des valeurs prussiennes de discipline et d’obéissance. Et peut-être de certaines tendances grégaires qui semblent encore vivantes aujourd’hui: il suffit de suivre les séances de carnaval telles qu’elles passent sur la télé allemande au moment même où j’écris ces lignes. Or celui qui veut à tout prix appartenir à un groupe acceptera aussi plus facilement, comme le montre le Dr. Cohen dans son étude, de se plier aux règles qui sont celles du groupe et d’obéir sans rechigner aux commandements auxquels les autres membres du groupe se sont déjà pliés.
Cela fait 40 ans que je cherche à comprendre les Allemands, dit Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés. Et dans l’introduction à l’édition allemande de Si c’est un Homme il écrit sous la forme d’une lettre à son traducteur: «...grâce à votre entreprise je peux parler aux Allemands, leur remettre en mémoire ce qu’ils ont fait, et leur dire: je suis vivant, et je voudrais vous comprendre afin de vous juger... Je n’ai jamais nourri de haine à l’égard du peuple allemand... Je ne comprends pas, je ne supporte pas qu’on juge un homme non pour ce qu’il est mais à cause du groupe auquel le hasard l’a fait appartenir... Mais je ne puis dire que je comprends les Allemands: or, une chose qu’on ne peut comprendre constitue un vide douloureux, une piqûre, une irritation permanente qui demande à être soulagée. J’espère que ce livre aura quelque écho en Allemagne... parce que la nature de cet écho me permettra peut-être de mieux comprendre les Allemands, d’apaiser cette irritation».
Je ne crois pas que les lettres qu’il a reçues l’aient beaucoup aidé dans sa compréhension. Beaucoup de jeunes, trop jeunes pour avoir été impliqués. Des vieux qui disent qu’ils ne savaient pas et qu’il ne doit pas oublier qu’ils vivaient dans un régime totalitaire. Il y en a même un qui refait l’histoire: en 32 on n’avait que le choix entre Hitler et le communisme, on ne s’est pas aperçu, au début que les belles paroles de Hitler n’étaient que mensonge et trahison, sa haine des juifs n’était guère populaire, l’Allemagne était même réputée dans le monde entier comme le pays le plus amical pour les juifs, etc.
Et puis il y a le cas Muller. C’est une histoire qu’il raconte dans le chapitre Vanadium du Système périodique. Directeur d’une usine de peinture, il a un problème avec une résine qu’il importe d’Allemagne, d’une des sociétés issues de la scission imposée par les alliés après la guerre au groupe IG Farben. Ce fameux groupe chimique qui avait son usine à Auschwitz où il fabriquait le caoutchouc Buna. Il s’en suit un contentieux, de la correspondance. Et Levi s’aperçoit que les lettres allemandes sont signées par un certain Dr. Muller. Il a l’intuition qu’il pourrait s’agir du même Herr Doktor qu’il a rencontré lors de son travail à l’usine d’Auschwitz. Un scientifique qui n’a parlé avec lui que de travail. Mais qui lui a procuré une paire de vraies chaussures et lui a donné la possibilité de se raser deux fois par semaine. Et un jour lui a demandé pourquoi «il avait l’air si inquiet». Et effectivement c’est le même. Il lui envoie son livre. Deux mois plus tard Muller répond. Une lettre un peu alambiquée. Il lui raconte son histoire. Il avait commencé par entrer dans une organisation nationaliste étudiante incorporée plus tard dans la SA. Puis avait quitté la SA. Fait la guerre. Et réussi avant la fin, parce qu’il était chimiste, à être muté chez IG Farben, puis a rejoint l’usine Buna en novembre 44 et fui devant l’avancée der Russes en janvier 45. Mais quand Levi lui demande s’il connaissait «les installations d’Auschwitz qui engloutissaient dix mille vies chaque jour, à 7 km des établissements Buna», il répond que durant son bref séjour à Auschwitz «aucun élément paraissant tendre au meurtre des juifs n’était jamais venu à sa connaissance». C’est probablement vrai, dit Levi, mais c’est parce qu’il n’a pas voulu savoir, comme la plupart de ses compatriotes. Et ne pas voir. Alors que lui se trouvait tout près. Ne pas voir «les flammes noires du crématoire qui les jours clairs étaient bien visibles de l’usine Buna».
Levi se prépare à répondre. Et puis Muller téléphone: il va venir en Italie, il aimerait rencontrer Levi. Et puis huit jours plus tard c’est sa femme qui téléphone: Muller est mort subitement. Levi n’aura jamais son face à face.
De toute façon ni Primo Levi ni aucun historien ne pourra jamais établir d’une façon précise le nombre d’Allemands qui ont été au courant du génocide ni combien, parmi l’immense majorité du peuple allemand qui n’était pas au courant, se sont doutés de quelque chose mais n’ont pas voulu savoir.
Le témoignage de Primo Levi est beaucoup plus précieux - et c’est là où il devient vraiment poignant - lorsqu’il parle de l’humiliation faite aux victimes, de la déshumanisation voulue, de la blessure à jamais inguérissable que portent en eux les survivants. Cela commençait dans les wagons à bestiaux, où les gens, adultes, vieillards, mères et enfants, voyageaient pressés debout les uns contre les autres, pas de provisions, et surtout rien pour les besoins. Puis à l’arrivée les hurlements, les coups, le déshabillage surtout: tous mis à nu devant tous. Plus que nus: rasés, dépouillés non seulement de ses cheveux mais de tous les autres poils. Et pour ceux qui restaient au camp cette opération de rasage dans la nudité publique et collective, se répétait toutes les semaines et faisait partie de cette volonté d’humilier et d’abaisser. Tous ceux qui sont sortis des camps ont conscience d’avoir été diminués. Parce qu’ils ont été obligés de vivre comme un animal, souffrir de la faim, du froid, avoir peur, se sentir sale.
Mais l’invention la plus diabolique était l’idée d’utiliser d’autres détenus pour faire le sale travail, les kapos, mais encore bien pire: les commandos spéciaux de la mort. Ceux qui devaient préparer les gens, les introduire dans les chambres à gaz, évacuer les cadavres, dépouiller les cadavres. Alors qu’ils savent parfaitement qu’eux-mêmes sont condamnés à mourir. Car ils portent le lourd secret. Et aucun porteur de secret ne doit survivre. Quand on a demandé à Stangl, l’ex-commandant du camp de Treblinka, à quoi servaient toutes ces humiliations, ces cruautés - «puisque vous les auriez tous tués de toute façon?» - il répond, dit Levi: «Pour conditionner ceux qui devaient exécuter matériellement les opérations. Pour leur rendre possible de faire ce qu’ils faisaient». «C’est une explication qui ne manque pas de logique, mais qui crie au ciel», dit Primo Levi, «avant de mourir la victime doit être dégradée afin que le meurtrier sente moins le poids de la faute».
Mais hélas, l’offense est inguérissable, dit encore Levi. Les victimes qui survivent gardent la honte en eux. C’est le plus difficile à comprendre. Quelle est vraiment la nature de cette honte? Honte de ce qui leur était fait? Honte de survivre? Honte pour le genre humain? Honte du monde?
Primo Levi parle d’un philosophe qui a connu les camps comme lui et qui a survécu. Juif autrichien totalement assimilé, né sous le nom de Hans Mayer, il doit quitter l’Autriche, se réfugie en Belgique, change de nom, devient Jean Améry, entre dans la résistance, est pris, torturé par la Gestapo, et puis, comme on découvre qu’il est juif, envoyé à Auschwitz. Après la guerre Améry publie un livre de réflexion: Jenseits von Schuld und Sühne, édit. Szczesny, Munich, 1966 (Au-delà de la culpabilité et de l’expiation) et lui et Levi débutent une correspondance suivie. Puis Améry se suicide en 1978 et Levi lit avec effroi les mots qu’il laisse: «Qui a été torturé reste torturé... Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l’abomination de l’anéantissement ne s’éteint jamais. La confiance dans l’humanité, déjà entamée dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus».
Neuf ans plus tard, en 1987, Primo Levi se suicide à son tour en se jetant dans l’escalier de son immeuble de Turin.
(2005)
PS (2006) : Voir aussi au Tome 5 de ce Voyage le témoignage d'un survivant du ghetto de Varsovie, le grand critique littéraire allemand, d'origine polonaise, Marcel Reich-Ranicki.
PS-2 (2012) : A propos de cette lettre reçue par Primo Levi où une Allemande évoque le témoignage de son père, revenu de Dachau, et qui, après avoir entendu à la radio un discours de Thomas Mann évoquant les chambres à gaz dans lesquels on a exterminé les juifs, déclare qu'un Thomas Mann ne devrait pas dire des choses aussi horribles qui lui paraissent tout à fait impossibes à croire, j'ai trouvé un recueil des allocutions radiophoniques prononcées par Th. Mann pendant la guerre et traduites en français (voir Thomas Mann : Appels aux Allemands, Editions Martin Flinker, Paris, 1948). L'appel auquel la correspondante de Primo Levi fait allusion est très probablement celui daté du 14 janvier 1945 et dont le titre est constitué par une phrase extraite du discours : L'Horreur, la Honte et le Repentir, voilà ce qui est, en premier lieu, nécessaire. Il y parle du « caractère inexpiable de ce qu’une Allemagne, dressée à la bestialité par des maîtres infâmes, a commis contre l’humanité ». Et il veut que les Allemands en prennent conscience, de ces « crimes épouvantables dont… vous ne connaissez aujourd’hui encore que la moindre partie, soit parce qu’on vous a isolés, qu’on vous a relégués de vive force dans l’abrutissement et dans l’apathie, soit parce que l’instinct, qui vous a fait vous ménager vous-mêmes, a écarté de votre conscience la connaissance de ces horreurs ». Et puis il évoque d’abord le camp de Maidenek, près de Lublin, en Pologne, découvert par l’Armée russe : « ce n’était pas un camp de concentration, mais un centre gigantesque d’assassinat ». « Plus d’un million d’Européens, hommes, femmes et enfants y ont été asphyxiés au chlore dans des chambres à gaz, puis incinérés à raison de 1400 par jour ». Et puis il parle de la découverte du Secours Suisse à Auschwitz et à Birkenau. « Ils ont vu ce qu’aucun homme doué de sentiment n’est prêt à croire, s’il ne l’a vu de ses propres yeux : les ossements humains, les tonneaux de chaux, les canalisations du gaz de chlore et les installations pour l’incinération ; en outre, les monceaux de vêtements et de chaussures qu’on retirait aux victimes, beaucoup de chaussures de petite taille, beaucoup de chaussures d’enfants… Du 15 avril 1942 au 15 avril 1944, dans ces deux seuls établissements allemands, on a assassiné 1.715.000 Juifs ». D’où vient ce chiffre, demande-t-il. De leur propre comptabilité, le sens allemand de l’ordre. Ils ont même tenu « une comptabilité de la poudre d’os, de cet engrais artificiel produit par cette industrie. Les restes des victimes incinérées sont broyés et pulvérisés, empaquetés et expédiés en Allemagne pour fertiliser le sol allemand, le sol sacré ! » « Ils ont fait du nom d’Allemand une abomination devant Dieu et devant le monde entier ».
On comprend quel choc un tel discours a dû créer dans l’opinion allemande. L’a-t-on entendu ? Y a-t-on cru ?