Le sang de l’homme afflue aux épaules de feu
Pour éteindre le cri des tempes amoureuses
Et nouer à la nuit mouvante de ses bras
La nuque d’Eve ouverte aux morsures de l’ange.
…
Ton torse ruisselant de souplesse native
Saura superbement se tordre de plaisir
Ton corps débordera comme une source vive
Où mes doigts fascinés courront se rafraîchir
…
Mais quand un brusque éclair de ton ventre écarté
Fendra jusqu’aux genoux cet arbre aux doubles branches,
Tes beaux seins lutteront soudain dans la clarté
Qui s’allie à la svelte opulence des hanches.
…
Mais sa poésie ne reste pas toujours aussi solaire. De temps en temps réapparaît la Shoah, l’horreur, le peintre cannibale, le massacre des innocents, la figure éternelle de Caïn. Comment y échapper à ces images, surtout quand on est juif soi-même ? Voici le Poème du Retour (1960-61):
…
Rien ne nous fut caché du visage de l’homme.
A coups de crosse il fend le front des nouveaux-nés,
Il tire à bout portant sur le troupeau des femmes,
Dressées nues dans la tombe avec leurs enfants nus.
…
Oublierons-nous jamais les nuits de l’épouvante,
Les cadavres flambants entassés sur les grils ?
…
L’immense armée des morts qui demande justice
Poursuit le meurtrier dans le vent sans repos.
…
Mais il n’oublie pas que le mal est partout. Qu’Israël n’a pas l’exclusivité du malheur. Et quand il visite le cimetière juif de Bischwiller, là où plusieurs générations de sa communauté sont enterrées, il pleure sur « la centaine de leurs cadets » qui ne sont pas revenus d’Auschwitz, mais pleure aussi sur ceux de ses camarades qui ne sont pas revenus de Tambov, le sinistre camp de prisonniers où ont péri tant de Malgré-nous alsaciens. Et quand il évoque la vie grouillante de sa ville natale dans son grand cycle alsacien des Orties Noires, on y voit même apparaître les gazés de 14. Ce qui ne l’empêche pas d’accuser tous ceux qui s’en sont accommodés du grand massacre des juifs. Il ne suffit pas de ne regarder que de l’autre côté du Rhin, dit-il.
Tout cela s’est passé tranquillement « chez nous »,
Sans nulle compassion, sans remords et sans honte,
Des bords de la Vistule jusqu’aux rives du Rhône.
Et toujours en contemplant le cimetière juif de Bischwiller :
Juifs et chrétiens paraissent
Jusque dans l’au-delà
Par le très bon Dieu
Divisés sans recours
Une autre inspiration de sa poésie est la Bible. Car à Toulouse, semble-t-il, au début de la guerre, il s’est de nouveau tourné vers la religion de ses ancêtres. Il n’est pas le seul. Quel est le juif qui ne s’est pas posé la question de son identité dans ces temps de barbarie ? Victor Klemperer, lui-même (voir Les Trente Honteuses dans mon Tome 4), si intégré et si attaché à la culture allemande, refuse, à un moment donné, de rester allemand. Et raconte que les juifs qu’il côtoie, pour un moment encore, à l’atelier où ils doivent travailler, se divisent, les uns retournant à leur foi, les autres rêvant de rejoindre la Palestine, d’autres encore pestant contre les rabbins qui les ont isolés. Et Stefan Zweig (voir Identité juive dans mon Tome 1), s’entretenant avec Freud à Londres en 40, dit ceci : Le plus terrible dans cette tragédie juive du XXème siècle c’est que ceux qui l’endurent ne pouvaient plus découvrir aucun sens à tout cela, ni aucune faute. Au Moyen-Age ils avaient leur foi. Ils pouvaient se sentir fautifs parce qu’ils s’étaient séparés des autres à cause de cette foi et de leurs usages. Mais il y a longtemps que les juifs d’aujourd’hui ne constituaient plus de communauté et n’avaient plus de foi commune. Et voilà qu’on leur imposait de nouveau la communauté. Celle de l’expulsion. Et tous se posent la même question: Pourquoi? Et aucun ne trouvait de réponse. «Même Freud,» dit-il «l’intelligence la plus claire de ce siècle.». Claude Vigée a-t-il vraiment retrouvé la foi ? Ou n’a-t-il pas douté comme d’autres de ce Dieu absent lors de la Shoah ? Cette absence de Dieu apparaît plusieurs fois dans ses poèmes. Et que signifient ces deux vers isolés quelque part dans Le Feu d’une Nuit d’Hiver (1985-89) ?
Dieu qui n’es fait de rien,
Et qui a pour nom : « Peut-être »
…
Ses griffes blanches et roses, ses languettes de flammes
Dardent tôt le matin au bout de chaque tige,
…
On dirait dans le ciel un bouquet de comètes !
…
Tu te mets à fleurir, et tout à coup tu chantes
Par chaque tige nue de ta jeune couronne,
Comme au début de juin les abeilles bourdonnent
Dans la lumière verte de l’aurore
…
Mais plus que la Shoah, plus même que la Bible et la Palestine, c’est l’Alsace qui émerge par-tout dans la poésie de Claude Vigée du début jusqu’à la fin. Bien sûr elle a la part belle dans ces deux cycles de poèmes d’abord écrits en dialecte, puis traduits ou recomposés en français, que sont Les Orties noires (paru chez Flammarion en édition bilingue en 1984) et Le Froid d’une Nuit d’Hiver (poème écrit en dialecte, également en 1984 à Jérusalem, et édité en 1988 par l’Association Jean-Baptiste Weckerlin à Strasbourg sous le titre de Wénderôwefir). Le premier poème des Orties, intitulé Les Orties noires flambent dans le Vent, dédié à Adrien Finck et sous-titré : Un Requiem alsacien, commence d’une façon magnifique :
Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
De ces mots murmurés,
Que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
Disaient presque en silence :
Ainsi suinte la pluie de campagne en automne
A travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
A la lisière du petit bois de chênes gris et touffus
Où le Ruisseau-Rouge chuchote,
Puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
A pas de souriceaux, comme fait la semence,
Par le chemin profond,
La sente aux orties noires.
Bien des noms de lieux y sont évoqués avec nostalgie, le Rotbach (le Ruisseau-Rouge), le Gaissberri (la Colline aux Chèvres), le Hàseschprung (le Saut aux Lièvres). Et puis on y voit apparaître Sarah, la femme de son grand-père bien-aimé, Léopold, celui qui lui parle en judéo-alsacien, le yiddish coloré d’alsacianismes. Sarah, la voix de la sagesse ancienne, originaire des bords du Rhin, de Seebach, le village des paysans cavaliers. Des bribes de comptines al-saciennes émergent de temps en temps :
Ridde, ridde Ross
Ze Basel esch a Schloss
On se rappelle le vieux salut à l’Empereur (d’Allemagne) et la moquerie populaire qu’on y avait attachée :
Heil Dir im Siegeskranz
Grumbeere un Heringschwantz
(Salut à toi, couronné de victoires/Pommes de terre et queues d’harengs).
A la même époque : Quand bleuira l’été… :
Quand bleuira l’été dans les saules rhénans
Nous fuirons vers la tendre auberge des sous-bois,
Le long d’un chemin creux coupé de marécages
Nous nous enfoncerons dans la clarté des feuilles
…
Et dans Les Oiseaux de passage ce vers isolé et triste :
La perte irréparable est celle de l’enfance
…
Dehors sur la grand’route
Un char à foin haut chargé s’arrête dans le couchant
Avec ses chevaux bruns tout luisants de sueur.
Le paysan au cou hâlé, chemise ouverte au vent, répare un fer qui se détache :
Le cheval lève son sabot, il la pose dans la paume gauche de l’homme,
Qui enfonce les clous branlants avec un pavé roux, veiné de blanc.
…
Et le poème s’achève avec cette prière :
Ayez pitié de nous, Seigneur, dans notre exil
Et puis, comme en réponse à la prière, ce poème heureux, Naissance de la Terre :
Les fleurs jaunes et bleues couvrent le sol de la forêt,
Sous les sapins s’agite une mer de fougères,
Dans la rainure du granit la fleur bleue du framboisier s’éveille.
Ma fille court entre les papillons couleur de vent
Ocellées d’aigues-marines et d’étoiles filantes :
Un épi d’herbe chante en frôlant son dos nu.
Ses petites épaules scintillantes d’écume,
Elle plonge en riant dans le torrent des Vosges
Avec sa barboteuse à carreaux verts et blancs.
Tout est sauvé.
Dans ses poésies c’est toute l’Alsace que Claude Vigée parcourt. La Moder à Bischwiller, le Contades et l’Ill à Strasbourg, le Ried des bords du Rhin dans Le Solstice d’Hiver extrait de L’Acte du Bélier (1963-71) : « le brouillard rampe sur l’étang où pourrissent les troncs béants des saules », « une escadre d’oies de neige au fil du fleuve vers le sud rame en silence sous la transparence cognée de la jeune lune, la sévère bûcheronne de notre hiver », et puis il y a ce saule rouge :
Près du saule rougi par les feux de l’hiver
Une barque noire, échouée
L’été dernier, dans les eaux noires du vieux Rhin,
…
(On pense à une scène de haïku ou de tanka). Il s’arrête même à ce Château du Haut-Koenigsbourg cédée par la ville de Sélestat à l’Empereur Guillaume II, ce criminel, cet imbé-cile, qui a cru bon de faire graver au-dessus de la cheminée du château restauré : « Ich habe es nicht gewollt »
« Je ne l’ai pas voulu ! »
Dans la cheminée froide
Où le vent du soir tourne
Le roi vaincu délire encore
Aux enfers d’une histoire morte.
Dans Soufflenheim, extrait de Pâque de la Parole (1979-81), il compare le potier au poète. Et revient au Ried dans Le Reflux, compris dans le même groupe de poèmes :
…
Qui dira ton secret, sous les ronces du givre,
Etroite barque vide et noire de l’enfance
Oubliée sur l’étang, à la fin de novembre,
Dans la blanche forêt funéraire du Ried ?
Et puis on arrive à un vrai bijou, un poème écrit dans les deux langues, français et alsacien, Petite Chanson d’Automne – Herbschtliédel. Mais le bijou c’est le poème en alsacien.
Epfel schdripse,
nusse gràche,
d’kàtze hüpse
éwer d’làche,
schdiff schdelze d’hund
uff de nàsse pfoode,
durich de schwäre lämegrund,
én de gräwle glückse
gléckli d’grodde;
nààchtlàng bàtscht’s
uff de kérichhoftbodde,
s’raajt lîsli éns müül
vun de junge doode.
Je suis ébahi. On a tout, la concision, l’accentuation, le rythme, la rime, les allitérations, les mots anciens (pleins de saveur), les images (enfants, animaux, nature), l’humour et la mort. Tout ce qui fait la richesse du dialecte dont j’ai longtemps parlé dans une note de mon Voyage (tome 3) à propos des grands poètes strasbourgeois Albert et Adolphe Matthis (et avec ce Herbschtliédel on est au même niveau que les Matthis). Je ne comprends pas comment quelqu’un qui a quitté l’Alsace à l’âge de 17 ans ait gardé (ou acquis) une telle maîtrise du dialecte. Je suppose qu’il a dû également conserver (ou nouer) des contacts avec un cercle de poètes alsaciens dialectophones. Par contre je ne suis pas convaincu par la version française de son poème. Ou plutôt si, elle montre clairement qu’il est impossible de rendre en français toutes les qualités et toute l’originalité du poème alsacien. Comment rendre rien que la concision du dialecte ? Il faudrait, peut-être, par moments, faire appel à une sorte de syntaxe à la chinoise, sans articles, sans déclinaisons, sans conjugaisons. Essayons (et que Claude Vigée me pardonne !) :
Petite Chanson automnale
Chipons pommes
et cassons noix,
chats qui sautent
flaques d’eau,
chiens, les pattes mouillées,
traversent, raides comme échassiers,
le lourd terrain d’argile,
dans les fossés, hoquettent,
heureuses, les grenouilles ;
tout au long de la nuit
éclabousse la pluie
le sol du cimetière,
et coule, silencieuse,
dans les bouches ouvertes
des jeunes morts.
Et plus tard encore, dans Danser vers l’Abîme (1991-2006), on retrouve toujours les images du Ried (« la barque noire au cœur du Ried brumeux ») et les matins d’hiver, les rues enneigées avec leurs enfants qui vont à l’école et les ouvriers qui se rendent à leurs usines de textile (Bischwiller était la capitale de la jute). Et, pour finir, Claude Vigée traduit en français un poème en dialecte d’Adrien Finck qui s’intitule Afin qu’il en demeure quelque chose et qui commence ainsi :
Je parle une langue
Que personne, bientôt, ne parlera plus
Et avant que le temps vienne à manquer
Je dis encore
Comment tout s’appelle
Et je le mets par écrit
Afin qu’il en subsiste quelque chose
…
Ce qui me rappelle Germain Muller qui, il y a bien longtemps déjà, dans son cabaret, De Barabli, un soir après le spectacle, debout sur la scène avec toute sa troupe, et les spectateurs debout aussi, entamait ce chant :
Mer senn d’Letschdi, d’Allerletschdi
Nous sommes les derniers, les tout derniers
Qui parlent encore
Comme le bec leur a poussé
…
Avec Evidence (dans L’Acte du Bélier, 1963-71) Claude Vigée s’amuse:
Evidence :
Délices
Evy danse :
Des lys
Mais il n’y a pas beaucoup de poèmes qui la célèbrent d’une manière explicite. Même si souvent des seins se dressent dans sa poésie sous l’effet du désir et que des ventres doux appellent à la caresse. C’est Evy morte qu’il pleure en poète (dans les Chants de l’Absence, 2006-07). Et la revoit, dans un portrait touchant (Tu m’apparais parfois…, octobre 2007) :
Tu m’apparais parfois dans la clarté de l’âme
Belle et secrète comme la nuit d’hiver
Ou blonde, claire et nue telle une aube d’été,
Avec ton grand sourire et ton regard d’enfant
Toujours folle de vivre, et soudain presque triste…
Evelyne – Sarah, ma femme bien-aimée
Là-bas, dans l’infini, je te prendrai de nouveau
Pour ma jeune épousée au tréfonds de mon âme
Mais les trois vers qu’il ajoute en alsacien sont déjà moins péremptoires puisqu’on y trouve le mot villicht : peut-être :
Min liéwes Evy, dord drunde,
ém dunkle, fénde mir uns doch noch
villicht emool wédder!
(Evy, mon amour, là-bas, en bas, dans le noir, nous nous retrouverons peut-être, malgré tout, à nouveau)
Et, au retour à Paris, lorsqu’il va rôder dans la chambre d’Evy, ouvrir l’armoire aux habits, toutes ces choses qui portent encore son odeur, il se demande déjà (L’Armoire d’Evy, février 2007) :
Mais demain je devrai lutter sans défaillir
Contre les mites voraces, aux fines ailes soyeuses,
Qui mangent nuit et jour, tout au fond de l’armoire,
La douce laine de la mémoire.
Mais dix mois plus tard il l’attend toujours le soir et le matin, et la recherche la nuit (Poème déjà cité : Tu m’apparais parfois…) :
Où es-tu maintenant ? Pourquoi ne puis-je au point du jour
Caresser doucement, d’une main plus légère,
Tes hanches, tes seins ronds qui dansaient dans mes bras
Quand je serrais ton corps serré contre le mien ?
Chaque soir dans mon lit ne m’attend plus personne.
Pour la dernière étreinte ils ont beau t’y chercher :
Mes doigts désenchantés se ferment sur le vide.
Et quand un voisin l’appelle et lui demande :
« Que fais-tu chez toi, tout seul, chaque jour ? »,
il répond :
« Rien de spécial. J’attends mon tour. »
(octobre 2010)
Post-scriptum (15 mars 2018) : voir aussi dans ce même Tome 7 : La poésie en dialecte de Claude Vigée