Rider Haggard
Je ne sais plus pourquoi ni comment j'en suis venu à faire collection de vieilles éditions (j'en ai aujourd'hui plus d'une trentaine) de cet écrivain anglais, secondaire, du début de ce siècle. Peut-être parce que je suis tombé un peu par hasard, à Johannesbourg, à Londres, à Toronto, sur toute une série de ses bouquins, joliment illustrés, aux titres dorés, ou parce que j'avais été captivé par son grand roman fantastique - ses romans devrais-je dire, puisqu'il y a eu plusieurs suites - She (Elle-qui-doit-être-obéie, en français), cette histoire tout à fait extraordinaire, de cette ancienne Egyptienne qui regrette, à jamais, d'avoir repoussé, ou d'avoir tué, son amant qu'elle recherche, jusqu'à la fin des temps, dans ses nombreux avatars, ses renaissances sous d'autres noms, sous d'autres cieux, mais qui est en même temps une tueuse, une mante religieuse pour tous ces amants occasionnels qu'elle subjugue et qu'elle charme, et qu'elle tue pour les punir de ne pas être celui qu'elle a aimé et qui est l'objet de son interminable quête. Pierre Benoît, dans son Atlantide, avait repris le même thème, sous une forme un peu différente, et a dû se défendre de l'accusation de plagiat. Il semble pourtant établi qu'il n'a pas eu connaissance de l'oeuvre de Haggard au moment d'écrire sa propre histoire de cette héroïne qui, en plein milieu du Sahara (toujours l'Afrique), attire, aime et tue tous ces beaux amants qui s'aventurent dans son antre. Ce qui montre simplement qu'il s'agit là d'un mythe éternel, mythe de cette femme insatisfaite, dangereuse, dévoreuse, que les hommes craignent et recherchent à la fois.
J'ai été longtemps fasciné par le roman fantastique. Son évolution n'est pas aussi facile à appréhender que celle du roman policier. De celui-ci on sait tout. Les Américains tiennent pour certain que c'est Edgar Allan Poe qui l'a inventé en 1841 avec cet horrible Double assassinat de la rue Morgue, perpétré par... un orang-outan (une bête si paisible pourtant). Les Français considèrent que c'est Emile Gaboriau qui est le père du roman policier, avec L'Affaire Lerouge parue en 1865. Je crois que Francis Lacassin a trouvé un précédent: Les Mohicans de Paris d'Alexandre Dumas, qui faisait déjà appel au mystère, au détective et aux indices (des traces dans la boue) et qui a dû paraître quelques années plus tôt. De toute façon tous oublient que la Chine les a largement précédés, de plusieurs siècles même, puisque le roman policier chinois a apparu dès 1600 et a atteint son apogée dès le XVIIIème siècle. Le diplomate hollandais van Gullik - dont je parlerai encore - a traduit une de ces oeuvres du XVIIIème, le Dee Goong An, qui met en scène le fameux juge Ti qui a vécu au VIIème siècle sous les Tang et que van Gullik allait largement faire connaître en écrivant lui-même d'innombrables et savoureuses histoires policières qui mettent toutes en scène le même juge Ti et vous immergent littéralement dans la grouillante Chine des guildes de mendiants, des filles des "maisons fleuries", des moines bouddhistes ou taoïstes, des fonctionnaires véreux et des "chevaliers des vertes forêts" (comprenez: les bandits qui ont pris le maquis) qui faisaient la joie des Empereurs de la Dynastie Tang. Ceci étant, je crois qu'on peut vraiment considérer Gaboriau comme le grand précurseur. Ses romans (après l'Affaire Lerouge il y a eu le Crime d'Orcival, le Dossier 113 et Monsieur Lecoq) ont tout de suite été des chefs d'oeuvre du genre qui faisaient appel à l'analyse psychologique, à la recherche d'indices, à la déduction et où apparaissaient deux limiers originaux: le père Tabaret et l'inspecteur Lecoq. Après cela il y a eu Sherlock Holmes, les mièvreries d'Agatha Christie et de l'insipide Father Brown, puis le roman d'atmosphère de Chandler, de Chase, de Simenon, de l'anarchiste Léo Malet, du mélancolique Goodis, et pour finir le roman ultra-noir, bourré de sadiques, de masos, de pervers sexuels, de tueurs en série et de flics pourris, ceux de James Ellroy à Los Angeles, ceux de la 87ème brigade de New-York d'Ed McBain, vrais culs-de-sac de déprime et de fin de civilisation.
L'histoire du roman fantastique est plus complexe. Ce genre de littérature est déjà beaucoup plus difficile à classer. Il y a un grand spécialiste américain, E. F. Bleiler, dont j'ai trouvé ce qu'il appelle une Check-list des romans fantastiques et de science-fiction (il a également publié un grand Guide du roman fantastique, mais je n'ai jamais réussi à mettre la main dessus). Dans sa check-list il analyse 5600 romans (essentiellement du domaine anglo-saxon) parus entre 1800 et 1948 (il y a passé 40 ans de sa vie). Il a réussi à les classer en... 90 thèmes différents! Il n'a d'ailleurs pas pu éviter la catégorie: miscellaneous. Et encore il a de la chance: il s'est arrêté en 1948. Or c'est après la seconde guerre mondiale que la science-fiction a véritablement explosé (comme si elle avait attendu la bombe atomique et la démonstration ultime des effets néfastes de la science pour cela) et je me demande si Bleiler réussirait à se retrouver aujourd'hui dans toutes les avenues nouvelles que le genre a explorées durant ces dernières décennies: les grandes batailles interstellaires entre le Bien et le Mal, dont l'archétype est la Fondation d'Aasimov, le cycle quasi mystique de Dune de Herbert, et puis toutes les variantes romantiques, écologiques, romans de chevalerie et que sais-je encore de C. J. Cherryl, de Tanith Lee, d'Ursula Le Guin, etc... Moi je m'y perds. Pour moi le plus génial reste sans conteste Philip K. Dick qui joue en maître avec ses robots anthropoïdes, ses drogues hallucinatoires et surtout ses si troublants glissements de temps.
En France c'est Roger Caillois qui s'est beaucoup intéressé au roman fantastique, publiant une Anthologie, qu'il a voulu universelle, d'abord au Club du Livre en 1958, puis chez Gallimard en 1965. Dans son introduction il insiste sur la distinction entre la féerie, qui se passe dans un monde différent où magie et extraordinaire sont la loi commune, et le fantastique, qui met en jeu des forces ou des événements supra-naturels qui viennent perturber et choquer notre monde réel et naturel. Il pense que le fantastique n'a pu se développer que parce qu'au XIXème siècle on était entré dans une époque où le monde était devenu stable, où la technique commençait à être sérieusement établie, où l'on était définitivement rentré dans l'âge du rationnel. Raison de plus de se faire peur avec un retour de l'irrationnel, de l'irréel, du supra-naturel. Et c'est vrai qu'ont apparu simultanément tous les grands maîtres classiques du fantastique, E. T. A. Hoffmann, von Arnim, Balzac, Dickens, Poe, Gogol, Tolstoï (Alexis pas Léon). Mais Caillois oublie que le fantastique a toujours coexisté avec la féerie et que les fameuses légendes que l'on a justement beaucoup collecté au début de ce XIXème siècle, étaient remplies d'histoires de revenants, de diableries, de sabbats, de feux follets qui faisaient bien irruption dans la vie courante des voyageurs nocturnes ou solitaires qui revenaient des marchés ou des fêtes. Et il en est de même du fantastique chinois et japonais.
Caillois est aussi plutôt méprisant pour la science-fiction. Il pense que c'est un genre limité (!) et qu'il est essentiellement une réaction contre la science. Moi je crois plutôt que la science-fiction est arrivée à temps lorsque des générations moins naïves ont exigé un cadre plus crédible. Même si ce cadre n'a pas empêché la résurgence d'autres mondes et d'autres temps, mais leur a prêté le manteau, au moins, de l'apparence de la vérité ou de la vraisemblance. Moi-même j'ai du mal à suivre le roman fantastique lorsqu'il est sérieux et bien léché comme Jean Ray p. ex. ou Seignolle. Non, moi il me faut l'humour, ou la démesure ou la poésie.
J'ai déjà dit combien j'appréciais Le Rouge. Il y a quelques années on a ré-édité un roman tout à fait baroque, le Manuscrit trouvé à Saragosse, écrit en français par un Polonais, Potocki, à l'époque de Napoléon Ier, un homme très sérieux d'ailleurs, diplomate, scientifique même, ayant fait partie de je ne sais plus quelle mission ethnologique dans le Caucase. Un livre appelé "Manuscrit trouvé" et dont le manuscrit (et toutes ses éditions en français) a justement été perdu. Ce qui fait qu'il a fallu au moins compléter en partie le texte original français en se basant sur une retraduction en français des textes parus postérieurement en polonais. Un livre qui mêle tout, le roman picaresque, l'Inquisition, le Juif Errant, l'émir mauresque qui se terre encore dans les caves souterraines des montagnes de l'Estrémadour, et le gibet orné de trois pendus sous lequel se réveillent, tous les matins et à la fin de chaque épisode, les principaux héros de cette histoire. J'aime tout particulièrement - je l'avoue à ma grande honte - les grands romans fantastiques de Gaston Leroux. Le Fantôme de l'Opéra p. ex. est un héros inoubliable. J'ai eu la chance, il y a quelques années, de voir le fameux musical qu'en a tiré un Anglais (ou un Américain) - et qui a été joué à Londres et à New-York - dans un très vieux théâtre de Toronto entièrement rénové pour l'occasion, et j'ai appris que le fameux lustre qui fait partie du décor et qui doit tomber sur la scène à un moment particulièrement dramatique, est tombé pour de vrai et sans prévenir - l'épouse ukrainienne du Président de notre filiale de Toronto et qui, violoniste, jouait chaque soir dans l'orchestre, me l'a conté - au cours d'une des dernières répétitions avant la Générale, blessant plusieurs musiciens. Mais l'histoire la plus folle de Gaston Leroux c'est celle de cette Reine des Gitans qui assiste à la fête de son peuple en l'Eglise des Saintes Maries de la Mer, accompagné de son nain favori, et que l'on voit partir dans les ombres du soir, sur sa jument blanche, cheveux au vent (tel ce dessin de jeune fille nue sur un cheval, blanc lui aussi, qui orne la couverture d'un des premiers numéros de la revue Jugend parue à Munich, et prônant le nouveau Jugendstil, notre Art Nouveau) et avec son nain qui avance en faisant la roue et qui apparaît à côté d'elle, dit Leroux, "comme une grande étoile à cinq branches qui s'enfonce en tournant dans la nuit".
Rider Haggard n'a pas la fantaisie aussi débridée. Pourtant, lorsque le héros masculin de She, celui qui renaît tous les cent ans, débarque, après un naufrage, sur une côte africaine, la vision est assez dantesque, au moment de la grande rencontre, puisqu'elle est éclairée par des torches faites de vieilles momies égyptiennes dont les flammes, nourries de graisses humaines, rugissent dans la nuit.
Rider Haggard avait l'esprit fertile et beaucoup de ses idées ont été reprises par d'autres que lui. Et d'abord l'enfant-singe. C'est dans Allan's Wife qu'une fillette recueillie par une guenon va jouer un rôle néfaste dans une sombre histoire africaine. Il est bien possible que cette histoire ait servi de départ pour celle de Mowgli (Allan's Wife date de 1889 et le Livre de la Jungle de 1892), bien que ni Kipling ni aucun des commentateurs ne la mentionne jamais. La seule mention à une influence de Haggard sur la genèse de Mowgli que j'ai trouvée dans la correspondance entre Kipling et Haggard - correspondance un peu unilatérale, car Kipling écrivait beaucoup mais gardait rarement les lettres qu'il recevait - est celle d'une scène sortie de Nada the Lily, où des loups sautent en l'air en cherchant à atteindre un homme mort assis sur un rocher. Kipling est devenu l'un des meilleurs amis de Haggard. A une certaine période de leur vie ils ont même travaillé ensemble dans la même pièce et composé des scénarios d'histoires en collaboration. Mais la fille-guenon a peut-être donné l'idée à Burroughs d'un autre enfant-singe devenu beaucoup plus célèbre: Tarzan of the Apes! Burroughs reconnaît d'ailleurs l'influence qu'ont exercé sur lui à la fois Haggard et Kipling. Burroughs a fauché une autre idée chez Haggard, celle de la civilisation (égyptienne) perdue et qui s'est maintenue, millénaire, derrière de hautes montagnes inaccessibles. Car Haggard avait beaucoup exploité ce thème, surtout dans les histoires du chasseur et guide Allan Quatermain. Peut-être sont-ce les murailles cyclopéennes et mystérieuses du Zimbabwe qui lui avaient donné l'idée. Les Mines du Roi Salomon ont en tout cas été le premier roman d'aventures en langue anglaise qui s'est déroulé en Afrique. Et ce thème de l'Afrique mystérieuse, primitive et inquiétante a eu un énorme succès après lui. Encore tout récemment J. M. Le Clézio l'a repris dans Onitsha.
Burroughs est un auteur qui me laisse perplexe, car d'un côté je n'ai jamais vu un tel condensé d'action: en deux pages Tarzan va se baigner, se fait attaquer par un crocodile qu'il chevauche et transperce avec son couteau, puis sortant de l'eau se fait charger par un rhino qu'il blesse avec sa lance, enfin celui-ci dévie sa course vers un groupe de cinq lions qui le déchiquettent. Bravo. Par contre dans ses histoires martiennes, où il est forcément moins lié aux réalités terrestres, Burroughs est tout à fait capable d'une imagination effrénée. Des hommes-plantes, des gorilles blancs, d'innombrables monstres de toutes sortes dans les cavernes et galeries souterraines de la planète, des robots qui ont l'apparence de l'homme (déjà des anthropoïdes) et bien sûr des Martiens de toutes les couleurs.
Haggard a beaucoup vécu en Afrique du Sud. Et cela l'a marqué pour la vie. Comme Kipling restera marqué pour toujours par l'Inde, alors qu'il l'a quittée à 23 ans. Ces Anglais de la fin du XIXème siècle avaient une chance inouïe. L'Empire leur tendait les bras. Leur apportait l'aventure et l'ouverture au monde. D'ailleurs quand on collectionne les vieux bouquins des auteurs anglais de cette époque, on s'aperçoit qu'ils étaient très souvent édités la même année à Londres, New-York (encore que les Américains n'avaient toujours pas reconnu le copyright), Toronto, Johannesbourg et Sidney (et quelque fois Delhi). L'Anglais était chez lui presque partout dans le monde, et pas seulement au Canada, en Afrique du Sud, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Inde. Il l'était également aux Etats-Unis. Un historien populaire anglais, Paul Johnson, place le début de la révolution technique, qui est anglaise bien sûr, entre 1815 et 1830, et la fait coïncider avec le début de la grande relation spéciale entre Angleterre et Amérique. D'après lui c'est après la défaite des Anglais devant La Nouvelle-Orléans en 1815 qu'Américains et Anglais ont fait un pacte d'intérêts dirigé au début surtout contre les Espagnols en Amérique Latine mais qui a finalement duré jusqu'à nos jours (au moment où j'écris ces lignes Blair suit comme une ombre le fils Bush). Et il ne faut pas s'étonner qu'aujourd'hui encore les Anglais se sentent plus attirés par le dehors que par l'Europe Continentale où, après tout, comme le dit Hagège, il ne se trouve pas un seul pays anglophone!
Comme tout bon Anglais Haggard n'aimait pas les Boers mais s'est beaucoup intéressé aux Zoulous. Il a écrit une trilogie sur les guerres zouloues et un livre sur l'un des descendants du grand roi zoulou Shaka, Cetwayo and his neighbours. Et son héros favori Allan Quatermain est toujours accompagné d'un grand guerrier zoulou qu'il respecte et qu'il consulte. Je trouve d'ailleurs que ni Haggard ni Kipling ne sont des racistes. Bien sûr, comme tous les Anglais de leur temps, ils étaient convaincus de la mission civilisatrice du peuple britannique - et Dieu sait si on a reproché à Kipling d'avoir été le symbole de cet Empire Britannique en Inde - mais si vous lisez attentivement les contes indiens de Kipling (adolescent j'ai bien dû lire 5 ou 6 fois, ou plus encore, son roman Kim, cette formidable histoire d'un jeune garçon blanc qui est totalement à l'aise au milieu de la population indigène, de ce marchand de chevaux, espion, à la barbe rousse, qui joue au Grand Jeu - je n'ai appris que beaucoup plus tard que le Grand Jeu n'était pas une invention de Kipling, mais que c'était effectivement le terme employé au Foreign Office pour désigner la lutte d'influence sans merci que se livraient Anglais et Russes dans toute la région: Perse, Afghanistan, Inde, confins de l'Himalaya - et le saint ermite qui vit dans un autre monde et que Kim va accompagner jusqu'à la fin), vous vous rendez compte que l'on ne peut décrire cette société et cette culture avec une telle fantaisie et une telle tendresse si vous les méprisez ou les trouvez inférieures. Pour moi un roman tel que Passage to India de Forster est beaucoup plus raciste. Il y flotte une atmosphère malsaine. Malgré toutes les dénégations de l'auteur et la justice finalement rendue à l'Indien accusé d'avoir agressé sexuellement l'héroïne dans les Grottes de Malabata, on n'échappe pas à un sentiment de malaise devant cet Indien si maladroit, si gauche, et cette Européenne qui a des vapeurs comme si tous les deux avaient failli franchir - et ils en étaient encore tout pantelants - un si terrible interdit, un interdit racial!
Christian de Wet
Il y a une tulipe, plutôt précoce, qui au printemps éclaire nos jardins, comme dirait le poète-jardinier de France Info, de son orange éclatant. Les Hollandais l'ont baptisée Général de Wet. Peu de gens savent que ce Christian de Wet était un des plus célèbres héros de la Guerre des Boers. Paysan devenu Général, même chef de l'Armée de l'Etat libre d'Orange, il a, à lui seul, tenu en échec l'armée anglaise et prolongé la guerre de plus de deux ans après la signature du traité de paix. L'histoire de Christian de Wet était mon livre de chevet dans mon enfance. Un bouquin écrit par un Allemand. Je suppose que les Allemands privés d'empire colonial à cause de leur unification tardive en voulaient pas mal aux Anglais de leur disputer les derniers morceaux d'Afrique restés disponibles et ne pouvaient que sympathiser avec les descendants de leurs cousins hollandais. Le bouquin - encore un que mes frangins, profitant que j'étais loin, à défendre, sous l'uniforme du 9ème Hussards, l'Algérie Française, ont vendu, avec le reste de ma bibliothèque de jeunesse, tous mes Signes de Piste (la trilogie du Prince Eric, la bande des Ayacks, etc.), les Jules Verne (j'avais une collection complète originale en allemand de toute l'oeuvre, en volumes brochés, avec les illustrations de l'Edition Hetzel), les Paul d'Ivoi et tous les autres à l'occasion d'un déménagement et pour se faire un peu d'argent de poche (du moins c'est ce que je prétends et ne manque pas un Noël de famille de leur rappeler, et eux de s'en défendre, dire que c'est pure invention et que je radote...) - le bouquin dis-je, que je ne cessais de lire et de relire, décrivait tous les bons coups que le général infligeait aux Anglais, faisant sauter les trains, les dépôts de munitions, se sortant sous 36 déguisements et en dispersant sa petite troupe, de tous les grands encerclements des troupes britanniques, comme allaient le faire soixante ans plus tard les fellaghas encerclés par les troupes françaises, mon régiment, le 9ème Hussards compris, sur les hauts-plateaux de l'Oranais, car la Guerre des Boers était la première guerre moderne, annonçant toutes les autres qui allaient suivre au cours de ce siècle, les Anglais inaugurant les camps de concentration regroupant les populations civiles pour éviter qu'elles ne nourrissent et informent les guerriers rebelles, camps où femmes et enfants mouraient littéralement de faim, les balles Doum-Doum aussi, premiers shrapnells qui explosaient en éclats, semant la mort dans tous les azimuts et accolant pour la première fois le mot efficacité au vieil acte si humain de tuer son prochain, les Boers de leur côté, réinventant et modernisant la guérilla, celle que les Espagnols avaient déjà utilisée contre Napoléon. Moi j'admirais. Ils étaient les faibles, les malins. Même s'ils allaient perdre. Et je ne pouvais m'imaginer alors qu'un jour j'allais connaître l'Afrique du Sud pour de vrai.
C'est que je venais de prendre une grande décision: quitter Paris (qui nous semblait alors à Annie et à moi, le centre du monde), quitter un métier que j'aimais, la sidérurgie (j'en parlerai encore), m'implanter dans un petit trou de Province: Luxembourg (mon ami Bob s'est fait un plaisir de me faire lire aussitôt un récit de Henry Miller qui prétendait n'avoir vu dans ce pays que des vaches, certaines à quatre pattes, d'autres à deux!) et m'occuper d'une minable petite PME qui faisait un petit produit de rien du tout: un petit treuil portatif à câble et à levier, même pas motorisé... C'est que je venais tout à coup de comprendre que pour avancer dans un grand groupe comme celui où je me trouvais, devenir Directeur Commercial ou Directeur International d'une grande entreprise française, ce que je m'étais fixé comme objectif, il me manquait quelque chose: c'était la naissance, c'était "l'éducation", celle qui vous apprend à respecter l'argent et la position, c'était faire partie d'une certaine société qui était de Lyon ou qui était du 16ème, ou encore mieux, pouvait s'affubler d'une particule. Et il me manquait encore quelque chose de plus, c'était cette flexibilité de la colonne vertébrale qui vous permet de flatter ou de courtiser ou de vous emmerder à mort sans vous rebiffer à ces dîners parisiens où paradent tant de crétins momifiés. Et c'est ainsi que j'ai choisi de devenir le premier dans une entreprise à ma taille, loin de Paris, loin des amis, loin de tout. Et Annie m'a suivi, sans la moindre hésitation, sans la moindre remontrance. Pour cela je lui témoignerai admiration et reconnaissance jusqu'à la fin de ma vie. Car cela a bien sûr bien tourné. Et j'ai eu beaucoup de plaisirs, de stress aussi. Car être le premier ce n'est pas toujours facile. Mais comme je n'ai jamais pu supporter aucun supérieur...
Le stress n'a pas manqué pendant toutes ces années. 31 années exactement, à diriger le groupe luxembourgeois d'abord, puis, à partir de 1985, un groupe plus large, après le rapprochement avec le groupe français qui avait les mêmes activités que nous, mais dans d'autres régions du monde. Les soucis financiers souvent. Venant d'une grande entreprise, il fallait d'abord comprendre que dans une PME on ne peut dépenser que ce que l'on gagne. Les pertes pendant les premières années où je croyais pouvoir développer et investir sans limites tout en diminuant les prix pour faire face à la concurrence japonaise. Plus tard la perte dans notre filiale iranienne impossible à gérer depuis le Luxembourg et qu'il a fallu liquider avant même la chute du Shah. Encore plus tard une autre filiale éloignée, celle d'Afrique du Sud, celle dont je vais parler encore, dont on avait confié la gestion à des hommes d'affaires français et dont on a découvert la vraie situation en allant sur place: comptes faux, stocks faux, pertes monstrueuses, impossibilité de rembourser la banque, filiale locale d'une grande banque française dont le Directeur nous convoque: "une société comme la vôtre ne laisse pas de perte à une banque. Cela pourrait faire mauvais effet sur la place de Paris!" Beaucoup plus tard la crise de 92-93 doublée d'énormes pertes de changes. Diminution du chiffre d'affaires consolidé de 35% en deux ans. Incompréhensible. Paralysant. A ne plus savoir que faire. Les licenciements. Un autre stress. Je n'en ai pas eu beaucoup à faire. Heureusement. Mais c'est toujours une épreuve. Pour les gens que l'on licencie bien sûr. Mais aussi pour celui qui les déclenche. Et encore plus quand dans le lot il y a des gens avec qui on a travaillé, des employés, des cadres, qui ont fait leur boulot normalement et qui ne comprennent pas. Mais croire que l'on peut rétablir la santé d'une entreprise en difficulté sérieuse sans diminuer les frais de personnel est une illusion, pire c'est une faute. Autre stress: les actionnaires. Problèmes des entreprises familiales. Dès le départ un actionnaire qui cherche à prendre le contrôle sur son partenaire et qu'il faut empêcher. Puis le groupe luxembourgeois est vendu au groupe français. Le nouvel actionnaire majoritaire cherche à gérer, n'en est pas capable, endette l'entreprise d'une manière irresponsable, s'entoure de gens serviles et médiocres. Il faut se battre contre lui, s'allier aux banquiers, au restructureur auquel il a dû finalement avoir recours, faire revenir les anciens actionnaires luxembourgeois, prendre le pouvoir mais entre-temps l'entreprise est au bord de la faillite. L'usine française est en grève et occupée. Les chaînes sur les portes. Si la grève n'est pas stoppée, plus d'expéditions, plus de factures. Plus de factures, plus de crédit bancaire (basé sur les factures). C'est la faillite annoncée. Il faut convaincre les ouvriers, les délégués, la CGT. Les convaincre qu'on dit la vérité, qu'on va les sauver. On y arrive. Plus tard, quand on veut reprendre la société, à nouveau mise en vente, avec quelques autres cadres dirigeants et amis, ce que l'on appelle un Management Buy-Out, le même actionnaire à qui l'on a sauvé la mise quatre ans auparavant, s'oppose à nous. Il faut manoeuvrer, trouver le point faible dans son dispositif. Un vrai jeu d'échecs. On y arrive encore.
Mais le pire des stress c'est l'accident. On est dans un domaine où la mort d'homme n'a rien d'extraordinaire: le levage de personnes, les échafaudages suspendus. Les erreurs humaines sont nombreuses. Le personnel de chantier pas toujours très éduqué. Surtout aux Etats-Unis où la sécurité sur chantier était à l'époque nulle (cela s'est amélioré depuis), les patrons irresponsables, les ouvriers primaires, où les avocats chasseurs de primes attaquent le fabricant, vous envoient des questionnaires de cent pages, vous demandent des millions de dollars d'indemnités, alors que vous n'y êtes pour rien (mais les conventions de sécurité sociale interdisent à l'ouvrier d'attaquer son employeur et les représentants du Ministère du Travail ne sont pas là parce que l'OSHA, l'Occupational Safety and Health Administration, depuis qu'elle est fédérale, manque de moyens). On vous interroge avec une caméra vidéo et on vous menace de passer devant un jury (la Constitution américaine promet à chaque citoyen d'être toujours jugé par ses pairs, même pour les litiges commerciaux) qui protégera le pauvre ouvrier américain contre le méchant industriel étranger. Et cela se termine dans 95% des cas par une transaction payée par l'assurance et dont l'avocat empoche plus de la moitié. Le reste va d'abord à la sécurité sociale locale avant que les miettes qui restent soient attribuées à l'ouvrier ou à sa famille.
Mais en Europe c'est autre chose. Et quand on vous téléphone à 5 heures de l'après-midi pour vous dire qu'une plate-forme est tombée d’un pont dans la rivière avec trois hommes dessus, c'est la foudre qui vous frappe. L'énormité de la chose d'abord: une plate-forme de 40 mètres de long, qui pèse quarante tonnes et qui déraille et qui tombe dans la rivière, 40 mètres plus bas! Pendant des mois, nuit après nuit, je voyais les hommes se regarder et tout à coup comprendre qu'ils allaient mourir. Deux morts et un survivant qui, dans son témoignage, racontait la chose. Lui avait sauté de la plate-forme le plus loin possible. Puis on cherche la faute. Même si après on trouve l'explication, on sait qu'il y a eu erreur humaine, on se sent coupable. On n'aurait pas dû accepter la spécification du client, on savait qu'il y avait un risque, on aurait dû revoir les sécurités, les renforcer, les multiplier. Plus tard, devant le tribunal, devant lequel le Ministère du Travail nous avait tous traînés, l'entrepreneur général, le consultant et nous, j'ai fini ma déposition en reprenant, face aux douze jurés, la fameuse expression de notre ancien Ministre de la Santé dans l'affaire du sang contaminé: "I feel responsible, but not guilty!" Mon barrister en était tout ébahi et n'a pas arrêté de me féliciter. Mais au fond de moi-même je me suis toujours senti coupable.
Mais quand vous êtes chef d'entreprise, vous ne vous sentez pas seulement responsable de la mort d'hommes, mais aussi des conséquences financières pour le Groupe dont vous avez la charge. Plusieurs années plus tard c'est le Ministère des Transports qui nous a traînés en justice, nous, l'entrepreneur général, le consultant, le comté qui était en charge de l'exploitation et même l'entreprise de peinture dont un des employés conduisait la plate-forme au moment de l'accident. Le dédommagement demandé était absolument colossal: quatre fois le montant du contrat total, vingt fois la valeur de la plate-forme tombée. Dans le système anglais vous avez des frais d'avocats doubles: le simple avocat prépare le dossier et fait tout le travail d'enquête (comme en Amérique) qui chez nous est fait normalement par un expert nommé par le tribunal, mais ne peut plaider. Pour cela il faut un barrister, c. à d. un avocat de haut vol, qui a fait Oxford, et habite avec ses congénères dans un superbe ensemble architectural ancien, Square du Temple, avec vue sur la Tamise, et qui demande des honoraires en conséquence. Autre particularité du système anglais: celui qui perd paye tous les frais légaux de celui qui gagne (et de plus nous étions les seuls qui n'étaient pas assurés pour ce genre de risques qui sont des risques contractuels). Chaque matin quand je rentrais dans la salle du tribunal et que je voyais chaque partie (il y en avait six avec les plaignants) affublée d'un barrister senior, d'un barrister junior, d'un avocat senior, d'un avocat junior et d'un ou deux experts, le juge lui-même ancien barrister et donc grassement payé, l'équipement PC (un PC était placé devant chaque assistant où il pouvait suivre sur écran en temps réel le texte de la déposition en cours tapé par un greffier), quand il me restait encore un peu d'humour, je me chantais en moi-même la vieille chanson populaire allemande: "Ach du lieber Augustin, wer soll dass bezahlen, wer hat soviel Geld?", et les jours ordinaires je sentais une main me tordre les tripes à l'endroit exact où deux ans plus tard allait se former ma tumeur au colon... Finalement grâce à l'excellent travail de notre barrister, à nos très bonnes prestations en tant que témoins, nous avons pu obtenir un arrangement pas trop mauvais pour nous, un arrangement de dernière minute, les barristers voulant d'abord toucher un maximum d'honoraires. La facture était néanmoins salée. Heureusement mon Directeur Financier, prudent, avait commencé à faire des provisions trois ans auparavant. Et nos résultats sont restés honorables. Dommage que Messier n'ait pas eu un Directeur financier du même acabit !
Mais le métier de chef d'entreprise apporte aussi beaucoup de joies. D'abord dans une petite ou moyenne entreprise vous avez un accès direct à toutes les fonctions. Le PDG d'Alcatel ou de General Motors ne fait plus que de la finance ou de la stratégie. Le PDG d'une petite société peut et doit intervenir partout: comptabilité, informatique, achats, méthodes de production, etc. Quand j'ai débarqué au Luxembourg tout était à faire: installer une comptabilité de prix de revient, créer un bureau d'études, créer une véritable organisation commerciale, installer un système informatique, créer un service méthodes, etc. C'était un vrai plaisir de plonger dans tous les services pour étudier leur fonctionnement en vue de préparer les programmes informatiques, puis de passer du temps au bureau d'études pour faire avancer les projets, puis de travailler avec la publicité pour créer des fiches d'applications, des manuels, des prospectus, et puis visiter les grands clients, obtenir des commandes, visiter les filiales, forcer l'Allemagne à travailler avec le Luxembourg, motiver les gens. C'est tellement facile de motiver les gens. Il suffit de leur expliquer ce que l'on veut obtenir, les rendre fiers de la réussite de leur entreprise, les informer sur ce qui se passe dehors, sur les marchés, chez les concurrents, leur dévoiler tous ces secrets qui font, paraît-il, le pouvoir du chef.
Et puis j'ai trouvé des collaborateurs magnifiques. Un Italien, ancien ouvrier outilleur, étincelant d'idées, toujours prêt à passer un week-end à réaliser un prototype que le chef du bureau d'études n'avait plus qu'à vérifier au point de vue résistance et faisabilité. Un ingénieur belge qui avec beaucoup d'enthousiasme a démarré une activité d'applications spéciales sur chantiers (qui allait nous faire connaître par les grandes entreprises de construction dans le monde) et qui n'hésitait pas à se déplacer et rester pendant des semaines sur le site jusqu'à ce que tout marche à la satisfaction du client. Et beaucoup d'autres qu'il faudrait tous citer. Et puis des ouvriers.
Car un autre grand avantage de la PME c'est que vous pouvez avoir des contacts avec cette catégorie de personnels que les grands patrons des grandes entreprises ne rencontrent jamais. Après la fusion avec le groupe français, lorsque j’ai enfin pu obtenir la direction générale de l’ensemble du groupe, alors que l’actionnaire majoritair avait conduit son entreprise au bord du gouffre j’ai eu droit à un accueil musclé en entrant dans l'usine occupée (c'était en mai 1985), chaînes sur les portes, en compagnie de l'ancien PDG, face à 150 ouvriers dont 40 étaient condamnés à être licenciés par le restructureur. Mon discours a été hué. Traité de vendeur de salades. Ce qui m'a mis en fureur. J'ai haussé la voix à mon tour (ma voix m'a souvent servi, même dans les réunions avec des financiers policés où je n'hésitais pas à faire sonner les décibels et jouer au paysan alsacien un peu rustre). Je leur ai dit que j'étais ingénieur, manager professionnel, que j'avais fait mes preuves, et que pour sauver une société il ne suffisait pas de se balader dans les rues avec des banderoles: proclamant "Notre entreprise vivra!" Et finalement après des négociations de dernière minute qui ont traîné encore quelques jours, tout est rentré dans l'ordre. Il faut dire que le restructureur avait pris ses précautions et que le plan avait été approuvé par le Ministère de l'Industrie, les Politiciens régionaux, les Banques et le responsable parisien de la CGT. Et j'ai eu la satisfaction, seize ans plus tard, lors de la célébration des 60 ans de l’entreprise d'entendre un des délégués qui avait été particulièrement virulent me dire: "Finalement on a eu raison de vous faire confiance!"
Il y avait une grande diversité chez les élus ouvriers, certains systématiquement agressifs, quelques tire-au-flancs aussi, mais la plupart étaient des gens sincères, persuadés de l'utilité de leur travail. Il y en avait un particulièrement fin et intelligent, dont il fallait se méfier car il était retors. Un autre avait peut-être des moyens intellectuels un peu plus limités, mais formé par le syndicat et le PC, s'obligeait avec beaucoup de courage, à rédiger procès-verbaux et notes, et était finalement honnête et droit et tenait parole. De toute façon on trouvait de tout chez les ouvriers de l’entreprise française. J'ai même découvert un outilleur de l'entretien qui passait toutes ses vacances chez les Indiens en Amazonie et me demandait si je pouvais organiser une présentation de diapositives à Luxembourg!
Au Luxembourg aussi on avait quelques phénomènes. J'ai surtout admiré ceux qu'on a formés progressivement au métier de chefs-monteurs sur chantiers et qui partaient n'importe où dans le monde, Europe, Moyen-Orient, Extrême-Orient, Amérique du Nord et du Sud, souvent seuls ou à deux, à se battre sur place, à corriger les erreurs de notre bureau d'études, à diriger des ouvriers de toutes origines (des Yéménites en Arabie Séoudite), à se battre avec des sous-traitants, des entrepreneurs généraux, des architectes, des consultants anglais (les pires), auxquels il fallait tenir tête et défendre les intérêts de la Compagnie. L'un d'eux, un ancien électricien, originaire de la frontière lorraine où l'on parle encore le dialecte et qui connaissait l'allemand, mais n'avait jamais appris l'anglais à l'école, l'avait appris sur les chantiers. Il devait témoigner lui aussi au procès du pont accidenté car il avait été en charge de la mise en place des appareils et de la formation du personnel du client. Une fois mis au courant de la situation, il m'a déclaré spontanément: "M. Trutt, je ne veux pas d'interprète au tribunal. Si je ne comprends pas une question ils n'ont qu'à la répéter lentement. Si j'utilise un interprète ils ne vont jamais croire que j'ai fait un écolage valable." Mon Directeur Technique n'a pas eu le même courage.
Mais, au fur et à mesure que la société, le groupe de sociétés, grandissent, on se rend compte que l'on ne peut plus entrer dans les détails, qu'on est obligé de déléguer, qu'il faut d'abord s'occuper des sociétés et des secteurs qui marchent mal, faire le pompier en quelque sorte, et puis comme les patrons des grands groupes, consacrer le gros de son temps aux questions juridiques et financières. Mais cela ne vous empêche pas, de temps en temps, de vous faire plaisir. Et puis il vous reste toujours la stratégie.
En 1970 le groupe luxembourgeois ne vivait que d'un seul produit (comme le groupe français d'ailleurs). La nécessité de diversifier était une évidence qui sautait aux yeux. Encore fallait-il savoir comment. J'ai vite compris qu'une société industrielle devait être considérée comme un être vivant. Et comme pour tout un chacun d'entre nous, devaient être posées les questions fondamentales: Qui suis-je? D'où viens-je? Où vais-je? Ces questions je n'arrêterai plus jamais de me les poser, de nous les poser, car j'ai été rejoint, bien sûr, par d'autres cadres dirigeants qui allaient tous devenir des amis avec le temps et – surtout – qui tous ont tiré dans la même direction.
La diversification s'est faite constamment à partir d'une véritable réflexion stratégique. Il fallait que les nouveaux produits aient quelque chose en commun avec les anciens: la technique, les réseaux, les clients potentiels. Le produit phare du groupe était un treuil à câble manuel. On a développé un treuil à câble motorisé, ce qui nous a permis de devenir le n°1 mondial des treuils d'échafaudages et des passerelles volantes. En utilisant le même treuil on est devenu 10 ans plus tard le n° 1 mondial des machines d'entretien de façades (lavage des vitres) installées de manière permanente sur les toits des immeubles. Et puis on a développé bien d'autres activités encore, levage, mesure des forces, protection contre la chute pour ceux qui travaillent en hauteur, etc. Et j'ai inventé le triangle magique: aux trois sommets du triangle: Marketing Mondial - Maîtrise des Coûts - Innovation Technologique, et au coeur du triangle: le Produit. Ceci pour amuser la galerie, bien sûr. Pourtant, avec le recul, je suis persuadé plus que jamais aujourd'hui, que la stratégie est essentielle pour la réussite, ou même simplement la survie d'une entreprise. Je veux parler de la stratégie qui concerne ses produits, ses activités, son déploiement géographique, son attitude envers ses concurrents et ses clients. Et si je dis que le produit doit être au coeur de cette stratégie, c'est qu'il faut qu'il soit toujours meilleur que celui du concurrent, ou au moins équivalent, conçu de telle manière qu'il puisse être fabriqué à un coût inférieur et qu'il convienne dans ses caractéristiques et sa gamme aux besoins du client (et même à ceux qu'il ne connaît pas encore). Et comme il n'y a que le PDG et ses collaborateurs qui sont capables d'avoir une connaissance aussi intime des produits, des activités et des marchés, il me paraît évident que c'est lui qui doit définir la stratégie de l'entreprise et non ses actionnaires, surtout quand ces actionnaires sont des financiers (et flûte pour le fameux gouvernement d'entreprise). Le PDG est d'abord responsable de la survie de son entreprise. C'est là son premier devoir. Et en assurant cette survie il sert à la fois ses actionnaires et ses salariés.
Trente-deux ans plus tard je ne peux que constater que mon exil à Luxembourg a été payant. Au moment de quitter mon activité le groupe était constitué de près de trente sociétés, toutes PME, réparties sur quinze pays, avec une forte croissance annuelle, une excellente rentabilité et un avenir assuré. Ce résultat, c'est évident, est d'abord celui de toute une équipe, une bande d'amis, qui se sont fait plaisir. Et malgré tous les aspects négatifs, tous ces stress comme je les ai appelés, je suis aujourd'hui intimement convaincu que diriger une entreprise moyenne, de taille humaine, reste un des plus beaux métiers du monde!
Mais en cette année 1970 les choses me paraissaient moins évidentes. Heureusement Jacques qui m'avait engagé et qui était l'actionnaire principal du groupe luxembourgeois (et qui allait devenir un véritable ami) s'est bien aperçu de quelque chose. Je broyais du noir. J'ai même fait une jaunisse. Alors il a voulu me montrer que si l'affaire était petite, elle était au moins internationale. Il a donc décidé qu'avec sa fille qui venait de terminer les Langues'O, on ferait le tour du monde et de nos filiales d'outremer: Afrique du Sud, Brésil, Argentine et Amérique du Nord.
Méchouï avec Jacques |
Une certaine complicité |
C'est ainsi que je me suis trouvé, en octobre 1970, en week-end au Krüger Park à traquer en 4x4 toutes ces hordes de bêtes magnifiques, des milliers de zèbres, de koudous, de springboks, de buffles, des bandes de lions, un léopard, des girafes et puis ces éléphants à l'oeil méchant, marchant tout droit sans dévier de leur route, en écrasant les arbres secs et noirs et qui vous font douter de l'efficacité de la sécurité apparente que semble vous offrir votre 4x4 mais qui ne résisterait probablement pas longtemps à la charge furieuse de ces mastodontes. Et puis j'allais faire connaissance avec l'Apartheid. Au Krüger Park même. Alors que nous étions logés dans des bungalows en bois tout ce qu'il y a de plus primitifs, perdus dans la solitude du Veldt, entourés de toute cette vie sauvage, j'allais découvrir à l'extérieur, en allant au restaurant, une petite cabine de téléphone, avec cette pancarte ridicule: For Whites only!
A l'usine c'était pire encore: des vestiaires pour Noirs, pour Métis, pour Blancs, des réfectoires pour Noirs, pour Métis, pour Blancs, des toilettes, etc. Par Métis on entendait tout ce qui n'était pas parfaitement blanc, c. à d. européen. Il n'y avait eu que peu de mélanges en Afrique du Sud, à part au Cap où des Anglais et des Portugais s'étaient un peu mêlés aux Hottentots. Les Métis étaient donc essentiellement les Indiens importés par l'Angleterre. Les Noirs que l'on voyait entrer dans la cour de l'usine, venant en train de leurs townships, avaient l'air un peu ridicule d'Oncles Tom, très obséquieux envers leurs maîtres blancs. Il n'y avait pas de télévision à l'époque en Afrique du Sud. Les maîtres du pays avaient peur de devoir montrer aux Noirs que dans d'autres contrées les races pouvaient se côtoyer librement. Notre filiale était alors dirigée par un Allemand qui essayait dans la mesure du possible d'alléger le sort des Noirs. Sa femme, qui avait une ferme, était particulièrement virulente envers le Gouvernement surtout lorsqu'un peu plus tard celui-ci allait imposer à tous les Noirs le port obligatoire d'un passeport. A Johannesbourg, à la tombée de la nuit tous les Noirs devaient avoir quitté la ville, sauf certains employés de maison, et encore à condition d'avoir obtenu au préalable une autorisation spéciale.
L'Apartheid était en plein essor au cours des années 70. Des règles de plus en plus contraignantes étaient imposées aux industriels: salaires minis et maxis pour les trois catégories (c. à d. races) d'ouvriers, interdiction de les faire travailler dans le même local, interdiction de l'accès à certains postes pour les ouvriers noirs. Cette situation semblait d'ailleurs convenir parfaitement aux syndicats ouvriers blancs qui voyaient leurs privilèges préservés.
Plus tard, l'Allemand étant décédé prématurément d'un cancer, c'est un Sud-Africain d'origine anglaise qui allait diriger la société. Lui aussi essayait de composer avec le système, se débarrassant des ouvriers blancs, nommant un Noir chef magasinier, allégeant le système de séparation des races à l'intérieur de l'usine, mais il fallait toujours compter avec le risque de subir une inspection de l'administration qui ne plaisantait pas avec les règles.
Puis vint la pression de l'Etranger. Et je puis témoigner qu'elle ne laissait pas le Gouvernement indifférent. De grands groupes américains comme IBM ont dû quitter le pays sur l'injonction de leurs syndicats, ce qui allait handicaper durablement l'industrie. Les Sud-Africains d'un certain niveau intellectuel, professions libérales, industriels, cadres, se sentaient de plus en plus gênés par la critique internationale. Ceux qui avaient l'habitude de voyager dans le monde se voyaient refuser les visas d'entrée. Maître Dekker, notre avocat et administrateur de notre filiale, Sud-Africain d'origine anglaise, en fait très British d'allure, voulant visiter le Mexique avec son épouse, a dû renoncer à son voyage par faute de visa, ce qui l'a beaucoup choqué. Il avait aussi un passeport anglais et aurait pu voyager en Anglais, mais une certaine fierté l'en empêchait. De plus en plus la seule destination de vacances possible pour les Sud-Africains était l'Ile Maurice. Quant au nombre de pays vers lesquels l'Afrique du Sud pouvait exporter, il était lui aussi dramatiquement réduit.
Alors on a essayé d'éliminer progressivement les aspects les plus indignes de l'Apartheid, le "petty" Apartheid. Chaque fois qu'on débarquait à l'aéroport Jan Smuts, Harris, le Directeur de notre filiale et Spears, son responsable financier nous annonçaient un nouveau progrès dans ce sens. C'était d'ailleurs plutôt comique. Un jour ils m'annoncent que, ça y est, on a décidé de nommer des policiers noirs. Le lendemain on va en ville, on s'arrête à un feu rouge, je vois un de ces nouveaux policiers, je mets ma ceinture de sécurité. Harris me regarde et me demande: Que faites-vous? Je lui montre le policier. "Oh", me dit-il, "mais ils n'ont pas le droit de mettre des PV à des Blancs!"
C'est en 1984 que j'ai fait mon dernier voyage au royaume de l'Apartheid. J'y avais emmené mon nouveau Président après la fusion entre les groupes luxembourgeois et français car je voulais le convaincre de mettre notre filiale en vente. Il lisait attentivement les journaux locaux pour essayer de comprendre la situation. "Ils sont drôlement puritains dans ce pays" me dit-il en me montrant un article parlant d'une descente de police, à minuit, dans un appartement privé et de l'arrestation du couple qui s'y trouvait, un directeur de société et sa secrétaire. "C'est que le directeur est blanc et la secrétaire noire ou métisse", lui expliquai-je. C'était toujours un délit sévèrement puni. Mais dans le même journal on parlait d'autres faits divers bien inquiétants: ainsi une camionnette tombée en panne dans Soweto avait été incendiée, le propriétaire blanc tué et sa femme violée. La haine montait dans les townships. Les jeunes manifestaient tous les jours et boycottaient les écoles. Les traîtres à la cause noire étaient punis d'une manière atroce, un pneu enflammé passé autour du cou. On avait l'impression de vivre sur un volcan. Que de Klerck et Mandela aient réussi à éviter l'explosion est un vrai miracle. Et démontre leur sens de leur responsabilité.
Puis, ayant d'autres problèmes importants à résoudre en Europe, nous avons confié la gestion de notre filiale sud-africaine à des hommes d'affaires français établis dans le pays. Et je ne suis revenu en Afrique du Sud que sept ans plus tard, en 1991. Pour constater d'abord que notre filiale était au bord de la faillite, en rupture de trésorerie, et que les deux Français et le directeur anglais qu'ils avaient mis à la tête de la société n'étaient probablement pas très honnêtes mais surtout notoirement incompétents. Et pour constater aussi que le pays n'avait plus rien à voir avec celui que j'avais connu. Les rues de Johannesbourg étaient noires de Noirs. Au bar de l'hôtel Carlton Blancs et Noirs étaient joyeusement mélangés. Incroyable. Impensable. Mais très vite on allait voir l'insécurité s'installer. Et les Blancs quitter la ville pour s'établir dans des ghettos de riches bien protégés ou carrément fuir le pays. Quelques mois plus tard je revenais avec mon Directeur financier, après avoir licencié le directeur anglais, pour engager de nouveaux dirigeants. Très vite on allait trouver un jeune ingénieur afrikaaner pour diriger la société et un responsable financier plus âgé, juif originaire de Riga, pour le seconder. En quittant l'hôtel Carlton en compagnie de ce dernier pour aller visiter l'usine, je le vois s'installer au volant et aussitôt remonter la jambe de son pantalon, retirer un pistolet qui s'y trouvait fixé et le poser à côté de lui. Sur le moment j'avoue avoir pensé: qu'est-ce que c'est que ce financier qui joue au cow-boy? on s'est fourvoyés, il est fou. Et puis il m'explique qu'on va traverser un quartier de Johannesbourg, déjà entièrement noir, et qu'on risque de se faire agresser. Le soir on est allé manger entre Français dans un restaurant français, tenu par un Lyonnais, qu'on avait repéré et qui se trouvait de l'autre côté du carrefour où était situé l'hôtel. On a traversé le carrefour avec beaucoup de précautions, regardant à gauche et à droite, surtout mon collègue financier qui s'était déjà fait agresser à Rio, et qui, très courageux, marchait prudemment derrière moi.
Le financier m'a introduit auprès de quelques-uns de ses amis, dont un médecin bibliophile qui m'a incité à collectionner des premières éditions et qui m'a donné des adresses de libraires-antiquaires. Que j'ai tout de suite commencé à écumer. On y trouvait de vrais trésors. Il faut dire que régnait à ce moment-là une ambiance de sauve-qui-peut qui touchait une partie des Sud-Africains blancs. Une faible partie seulement car la plupart me disaient: "on n'a pas de pays où aller. Notre vie est en Afrique du Sud, quoi qu'il arrive". Mais cela suffisait pour remplir les étagères des libraires-antiquaires. C'est là que j'ai trouvé mes Haggard, mais aussi une très belle édition de Molière et les oeuvres complètes de Frazer. Il faut croire qu'il y avait quelques intellectuels en Afrique du Sud ou que les soirées étaient longues, surtout sans télévision. Et je me suis intéressé, bien sûr, aux auteurs et aux thèmes locaux.
C'est ainsi que je suis tombé sur cette magnifique étude ethnologique des Zoulous réalisée par un missionnaire anglais, le Docteur Bryant: The Zulu People, as they were before the white man came, où le Révérend tombe littéralement en pâmoison devant la beauté des couples nus et leur vie paradisiaque (d'ailleurs un des chapitres s'intitule: Daily Life in Arcady). J'ai aussi découvert l'histoire du grand Shaka et des guerres zouloues (The Washing of the Spears), relatée également dans les romans de Haggard. C'était Shaka qui avait remplacé les javelots par des lances que l'on gardait à la main, ces lances qui sont devenues avec le temps les armes spécifiques des Zoulous. Au point qu'ils ne voulaient plus s'en séparer. A l'époque les Zoulous faisaient des histoires et leur premier ministre, un affairiste que mes lascars de Français connaissaient bien, Butelezi, s'opposait à Mandela et avait créé un parti rival, l'Inkatha (plus tard j'allais découvrir que la première victoire que remporte le jeune Shaka l'est aux dépens de la tribu des Butelezis justement). Un jour en prenant un taxi à l'arrivée à l'aéroport, je tombe sur un Noir (encore une chose tout à fait impensable auparavant, vous pensez, un chauffeur de taxi noir!) accompagné d'un de ses amis pour assurer sa sécurité. En passant devant le grand stade de football de Johannesbourg, ils me disent: "vous voyez ce stade? Vous vous rendez compte que les Zoulous y viennent avec leurs lances? Ils disent que cela fait partie de leur costume national. Vous trouvez cela normal, vous?" Je les ai assurés que non et j'en ai conclu que c'étaient des Xhosas.
Et puis j'ai découvert Olive Schreiner. Encore une femme extraordinaire. Fille d'un couple de missionnaires pauvres et stricts, servante dans une ferme, elle décide de devenir écrivain. Elle ne doute de rien, sauf de Dieu (déjà enfant la fille de missionnaires se proclame athée), arrive à se faire publier sous un pseudonyme masculin (Ralph Iron) et dès son premier roman, l'admirable Story of an African Farm, c'est le succès qui lui permet de se faire connaître à Londres. Elle y fréquente le sexologue Havelock Ellis et le socialiste Edward Carpenter, va militer avec les féministes anglaises, puis revient en Afrique du Sud, s'oppose à ce salaud de Cecil Rhodes qui pacifie ce qui va s'appeler plus tard la Rhodésie en accaparant non seulement la terre mais aussi les troupeaux des tribus Ndebele pour les donner aux Blancs (il faudrait rappeler cette histoire au moment où les Anglais se déchaînent contre les saisies des fermes des Blancs ordonnée par Mukele qui est certes un petit dictateur pourri mais qui au fond ne fait que reprendre pour son peuple ce dont il a été spolié il y a cent ans). Elle publie même un livre vengeur: Trooper Peter Halket of Mashonaland qui paraît aux Etats-Unis (en Angleterre cela a été censuré) avec la photo de Noirs pendus à un arbre (j'ai réussi à en acquérir un exemplaire). Pendant la guerre des Boers elle est en opposition totale contre les Anglais et encore une fois contre Rhodes qui avait déjà essayé avec le fameux raid raté de Jameson à exciter les Boers pour justifier la guerre et la mainmise anglaise sur les richesses du Transvaal. Puis elle s'intéresse à nouveau aux questions sociales, rencontre Ghandi, revient aux femmes avec son livre: Women and Labour. Après la guerre elle combat ses anciens amis, les généraux boers Louis Botha et Jan Smuts, sur la question des Noirs (on n'en est pas encore à l'Apartheid mais cela commence). Elle engueule les syndicats ouvriers qui veulent séparer la défense des ouvriers blancs et des ouvriers noirs, le fameux colour bar. "Il faut l'union de tous. Si un nouveau venu, Italien, caffre, chinois, accepte des salaires plus bas, c'est le trou dans le navire." C'est la même position que celle prise par Rosa Luxembourg. Et c'est le drame du socialisme aux Etats-Unis, on en parlera encore. Dès avant la première guerre mondiale elle met en garde tout le monde sur la question noire: l'exploitation des Noirs, c'est l'outil utilisé pour créer notre richesse, elle entraîne la désocialisation, l'expropriation, le blocage de toute possibilité de culture, d'évolution. Alors gare à l'avenir! Enfin quand survient la guerre de 14 elle est pacifiste, résolument pacifiste, comme Rosa Luxembourg encore, et comme l'Alsacien Eugène Victor Debs, le président du Parti Socialiste Américain et qui va languir pendant huit ans en prison pour s'être opposé à l'entrée en guerre des Etats-Unis.
Olive Schreiner est quelqu'un qui s'est faite toute seule contre sa famille, sa culture, sa religion. Libre penseur depuis l'enfance, elle se cultive en lisant Spenser, Darwin, Montaigne, Goethe, etc. Elle défend à fond les femmes, à fond les Boers, à fond les pauvres, à fond les Noirs. Elle s'oppose totalement à la première guerre mondiale. Toujours généreuse, jamais brisée, toujours fière. Un sacré petit bout de femme.
D'ailleurs je trouve que les écrivains ont sauvé, en quelque sorte, l'honneur des Blancs d'Afrique du Sud. Voyez le colonel Laurens van der Post qui admire les Bushmen encore plus que le Dr. Bryant les Zoulous. Et qui les décrit avec une sensibilité et une émotion tout à fait étonnantes pour un ancien militaire. Et puis Alan Paton qui commence à tirer la sonnette d'alarme avec son Pleure, ô Pays bien-aîmé, traduit dans le monde entier. Et tous ces écrivains contestataires, dont les plus connus sont André Brink, Nadine Gordimer et J. Coetzee. Bizarrement Brink et Coetzee publient tous les deux au moment même où l'Apartheid vole en éclats, des romans dont les thèmes sont très similaires, l'histoire d'un vieil homme solitaire (The Rights of Desire) qui cherche la compagnie d'une jeune femme libérée, l'histoire d'une vieille femme (Age of Iron) qui héberge un espèce de SDF, les deux histoires étant marquées par la violence dans laquelle baigne le pays. Une violence qui était peut-être inhérente à l'Afrique, mais qui explose littéralement à la faveur du changement de pouvoir. Il y a beaucoup de mélancolie, de désespoir même, dans ces deux romans. Je pense que lorsqu'on s'est battu pendant toute une vie pour une Afrique du Sud meilleure, où toutes les races puissent vivre avec dignité et dans l'égalité des chances, et qu'arrivé au bout on découvre que la nouvelle Afrique n'est pas celle que l'on avait imaginée, on doit passer forcément par un sentiment de désillusion particulièrement douloureux.
Les deux dirigeants qu'on avait engagés n'ont pas réussi à sortir notre filiale de l'impasse. Nos concurrents se sont montrés de plus en plus pressants. L'image de la société était devenue catastrophique. Heureusement on a finalement trouvé un jeune ingénieur français, vrai génie en marketing et qui avait déjà derrière lui l'expérience d'un autre marché particulièrement dur, un peu gangster, l'Australie. En quelques années il nous a permis de devenir de nouveau le leader du marché, à rendre la société bénéficiaire, à rembourser, partiellement au moins, notre dette bancaire, et finalement, avec l'aide du Directeur financier du groupe, à vendre nos biens immobiliers à un voisin et notre société à un grand groupe sud-africain avec une belle plus-value. Nous pouvions vraiment nous dire que pour nous tout était bien qui finissait bien. Je ne suis pas certain que l'on pouvait dire la même chose de l'Afrique du Sud.
(2002)