Lorsque le Nouveau Roman s'est soudain imposé avec beaucoup d'éclat et de publicité - et j'ai encore vu tout dernièrement une photo de groupe, qui avait dû paraître à l'époque dans le journal France-Observateur, et qui les rassemblait tous, de Butor jusqu'à Robbe-Grillet en passant par la Sarraute, Claude Simon, et quelques autres qu'on a oubliés depuis, réunis autour de leur mentor, le créateur des Editions de Minuit, ce qui montrait bien que c'était une véritable entreprise de marketing littéraire - j'ai été assez rapidement rebuté par tout cela comme par tout phénomène de mode. J'ai bien apprécié La Modification qui semblait effectivement apporter quelque chose de nouveau, par cette présence un peu inquiétante de tous ces éléments du compartiment, cuivres, boutons, courroies de fenêtres reflétant l'état d'esprit incertain de la dame partie vers l'Italie. J'ai beaucoup aimé Moderato Cantabile et cette atmosphère un peu distanciée et mélancolique. Mais quand je suis tombé sur Les Gommes ou je ne sais plus quel roman qui commence par décrire pendant dix pages les lignes géométriques des ombres sur une coque de bateau qui se rencontrent ou ne se rencontrent pas, puis celles du quai, puis celles de la proue... j'ai dit adieu au Nouveau Roman et je me suis repris une tranche de "l'ancien". Ce qui fait, qu'à l'époque, je ne sais comment, j'ai raté le seul qui valait vraiment la peine, le si merveilleux, le plus grand de nos écrivains d'après-guerre, le seul vrai artiste, Claude Simon.
C'est d'autant plus bizarre que j'avais bien entendu parler à l'époque, et probablement avec beaucoup d'éloges, de La Route des Flandres et que je n'ai pas complètement fermé la porte au Nouveau Roman puisque j'ai encore dans ma bibliothèque plusieurs œuvres de Robbe-Grillet. Il est vrai que celui-là est un peu érotique sur les bords. Il aime bien les jeunes filles, surtout quand elles sont emprisonnées et enchaînées. Et il a quand même réussi un très bon roman à l'atmosphère envoûtante, La Maison de Rendez-vous.
En tout cas, c'est beaucoup d'années plus tard que j'ai lu mon premier roman de Claude Simon, Les Géorgiques je crois, et j'ai tout de suite été frappé par cette langue si ciselée, si chatoyante et qui coule pourtant d'un flux si harmonieux. Annie ouvre un roman de Claude Simon, lit une page et se tourne vers moi : "Voilà un vrai écrivain". Voilà un jugement auquel il n'y a pas grand-chose à ajouter. Il faut revenir à Stendhal, aux romans du 18ème siècle pour trouver un tel plaisir. Chez les contemporains, il n'y a que l'auteur du Château d'Argol qui pourrait s'y mesurer. Mais il est tellement austère.
Car chez Claude Simon, il y a bien autre chose que le style. L'histoire? Non, elle n'a pas une très grande importance. Encore qu'on y trouve toujours un certains sens du temps, de la pérennité. Une réflexion aussi sur la vie et la mort. Sur la solitude aussi. Et des thèmes récurrents: la guerre dans la Somme, les guerres napoléoniennes, la guerre civile espagnole, la patrouille à cheval perdue dans la nuit, dans la boue, dans les lisières de forêts brumeuses, dans une guerre mécanique où les cavaliers apparaissent comme des fantômes du passé, vulnérables cibles à la fois des armes automatiques et des risées vulgaires.
Mais ce qui fait surtout de Claude Simon un artiste, c'est sa façon d'arrêter le récit et de prendre son temps pour peindre. Des tableaux véritables. J'avais déjà noté dans les premiers romans que j'avais lus, ces croquis à la pointe sèche et puis, tout à coup, une vision : une vigne pleine de grandes grappes de raisins verts, entrevue à travers une fenêtre ou plutôt une véranda vitrée, et la pluie qui ruisselle sur les grandes feuilles déjà légèrement colorées et les fruits sphéroïdes verts teintés de jaune, en gouttes mobiles et séparées, à travers lesquelles irise de temps en temps un soleil tamisé. Tout est traité en peintre. Un peintre qui aurait l'habitude de natures mortes, de grandes coupes débordant de fruits de toutes sortes et grossis comme par une loupe.
J'ai fini par acheter La Route des Flandres et je l'ai emmenée en vacances. Je me souviens. C'était aux Seychelles. Nous couchions à Praslin, sur ce petit îlot de la Chauve Souris dont j'ai déjà parlé. Nous étions là Annie et moi, deux jeunes filles voyageant ensemble et un vieux couple d'enseignants, sympathiques, ouverts et qui avaient parcouru le monde. Nous conversions ensemble pendant des heures. Nous étions bloqués par la pluie qui tombait presque sans arrêt pendant trois jours. Quand on regardait par la fenêtre on voyait à travers le film d'eau, dans les arbres de l'îlot, de drôles d'oiseaux, je crois que c'étaient des sternes blancs, qui nourrissaient leurs petits plus grands qu'eux, couverts qu'ils étaient d'un épais duvet jaune gorgé d'eau, et posés directement, sans nid, sur les branches (de temps en temps l'un d'eux tombait par terre et les parents continuaient à le nourrir au sol). Le soir, la pluie continuait de plus belle. Nous renoncions à traverser le bras d'eau pour aller au restaurant sur la plage, et on nous apportait en barque des sandwichs, du thé et des bougies. Alors on se retirait tôt pour aller se pelotonner au lit et... à la lumière de la bougie, je lisais, avec lenteur et délectation, La Route des Flandres. La colonne de cavaliers avançant dans la nuit, les hommes sommeillant, ballottés, éclairés latéralement par une pleine lune argentée et seules leurs ombres, ombres de centaures, sont mobiles, montant, descendant, se pliant sur les talus, les arbres, les pierres, les murets qui bordent le chemin.
Ou alors, la servante qui apparaît, à la porte entrebâillée, bougie à la main, le visage blafard, souriant aux cavaliers - est-ce pour les réveiller, est-ce pour leur souhaiter bonne nuit - cavaliers couchés, emmitouflés, s'appuyant, pour se réchauffer, les uns aux autres, eux la tête légèrement levée pour la regarder eux aussi, l'admirer, la désirer peut-être, et leurs ombres démesurées et vacillantes comme vacille la flamme de la bougie, dans le haut des charpentes noires, enchevêtrées... Un de La Tour, un vrai, un authentique.
Pour réaliser ce genre de tableaux, Claude Simon immobilise tous ses personnages et puis il prend son temps. Il peint. Il brosse ses couleurs, ses ombres, ses lumières.
Il arrive à utiliser d'autres techniques. Je ne sais plus quel est ce roman où un homme part à la guerre. Sa veuve, après, cherchera longtemps la preuve de sa mort, sa tombe peut-être. Mais au moment de son départ, on a une succession d'instantanés, tous décrits avec tous leurs détails mais chacun correspondant à une modification des positions, des attitudes des protagonistes. Dans la première image, le partant agite son bras et entre dans son carrosse, sa femme est au balcon ou sur le perron je ne sais plus, le regardant doucement. A la prochaine vue, le portail s'ouvre, le carrosse s'engage, il sort sa tête et agite son chapeau. Elle a changé de position, elle salue à son tour. D'autres personnages apparaissent aux fenêtres. Puis, dernière image, le carrosse s'éloigne. Il garde sa main dehors. Elle agite désespérément ses bras et pleure. C'est comme un roman-photo. Dans sa mémoire la veuve a dû repasser la scène des milliers de fois, l'a décomposée en images, qu'elle a scrutées avec son cœur et immobilisées à jamais.
Claude Simon est un homme réservé. On ne le voit jamais dans les cénacles parisiens, il ne passe pas chez Pivot, il ne frétille pas avec Lang. S'il n'avait pas eu le Prix Nobel de littérature, les Français n'en auraient jamais entendu parler. On l'imagine aisément demeurer quelque part dans le Sud-Ouest, peut-être dans un de ces vieux châteaux fermiers qu'habitait, quand il n'était pas en campagne, ce vieux général de la Révolution. Il y a quelques années on a appris soudain qu'il était malgré tout monté à Paris. Pour exposer ses instantanés. Car il est aussi photographe. Une autre façon de regarder.
Je me demande si ce n'est pas le cheval qui incite à développer le regard. Car le cheval, dans l'armée, ce n'est pas les folles charges furieuses qui transpercent les rangs des fantassins. La plus grande partie de son temps, le cavalier le passe bien calé dans sa selle, à se déplacer au pas, en rêvant, en pensant, en regardant au loin. Il y a un Allemand aussi, Hans Carossa, médecin de son état et écrivain, qui a chevauché lui-aussi de cette manière, en Roumanie, lors de la première guerre mondiale. Lui aussi a vu et décrit ce qu'il y avait vu, dans ses Tagebücher. Et puis mon oncle aussi, qui avait ce sens de la vue si développé, avait été cavalier pendant la grande guerre, dans les Uhlans sur le front russe. Car les Allemands se méfiant de nous autres Alsaciens, nous ont toujours envoyés de l'autre côté, à l'est. Ce qui fait qu'en Alsace on a connu les désespérantes steppes russes trois fois : une fois sous l'Empereur, une fois sous le Kaiser et une fois sous le Führer. Ça ne s'est d'ailleurs jamais très bien terminé. Même pas pendant la guerre de 14 alors que les Russes ont pourtant cessé de se battre. Mais le choléra, le typhus et la faim ont continué le combat à leur place !
Et moi aussi j'étais dans la cavalerie.
Les Grandes Ecoles, à l'époque, étaient régies par le système de l'Instruction Militaire Obligatoire. En se tenant à peu près à carreau, on était pratiquement certain de décrocher sa sardine de sous-lieutenant. Les premiers classés choisissaient les belles armes ou celles qui vous donnaient une chance de ne pas aller en Algérie : l'aviation, le génie, l'artillerie, les transmissions, etc... Moi il ne me restait qu'à choisir entre la cavalerie et l'infanterie. La cavalerie avait mauvaise presse cette année-là. L'année d'avant il y avait eu des incidents lors de la période finale à Saumur. Une dizaine d'élèves n'avaient pas eu leur galon. Moi, entre marcher à pied ou marcher à cheval, mon choix était vite fait. C'était le cheval. Même s'il était mécanique. Et ça s'est bien passé.
Alors en cet automne 59, Annie et moi, on a débarqué dans le Maine-et-Loire. Nous avons trouvé un meublé charmant à Villebernier au bord de la Loire. La cavalerie avait ceci de particulier qu'il y avait une caste supérieure qui était celle des officiers, une caste inférieure qui avait quelques relations privilégiées avec la caste supérieure et qui était faite de sous-officiers d'active, et puis tout le reste qui était le peuple, les Intouchables. Je ne sais pas si c'était l'arme ou la région, ou les deux, mais on avait conservé quelques sains principes de l'Ancien Régime à Saumur. Ce qui fait que dès le premier jour, disposant de mon grade de sous-lieutenant, j'étais considéré comme un officier, et que dès la première nuit, j'ai couché dans le lit de mon Annie.
Je n'étais pas trop bien vu au Manège par les officiers du Cadre Noir, étant le seul avec un autre marié à avoir refusé d'acheter de belles bottes rutilantes, et me contentant des houseaux trop courts fournis par l'administration, mal couverts par des guêtres mal ficelées et qui montraient mes mollets nus au saut d'obstacle malgré quelques bricolages mettant même en œuvre des jarretelles de femme. A part cela on a passé six mois pas trop désagréables, plutôt sportifs, du cheval encore, Barbe celui-là, à l'extérieur, de la moto (c'étaient des motos françaises des Gnome-et-Rhône impossibles à démarrer une fois qu'elles avaient calé, ce qui nous arrangeait, surtout si la panne s'était produite auprès d'une ferme où l'on allait goûter une fillette de vin de Loire), du poids-lourd, de la Jeep tous feux éteints la nuit dans la forêt, de l'hélicoptère même (en observateurs) et bien sûr du char. On faisait aussi de la tactique et de la stratégie, des exercices de nuit, des embuscades et l'ennemi était toujours appelé "le salopard".
A la fin des six mois, il fallait choisir son affectation. Toutes étaient destination Algérie.
C'était la tradition à Saumur de laisser les mariés choisir en premier de façon à ce qu'ils puissent emmener leurs épouses. Ce qui fait que j'ai pu choisir l'Oranais, coin plus tranquille que l'Est, et un régiment, le 9ème Hussards, qui avant de pacifier l'Algérie avait déjà pacifié la Vendée. Mais il faut peut-être se garder de ce genre de plaisanteries aujourd'hui, Monsieur de Villiers avec l'appui moral et la sainte colère de "Saint" Soljenitsyne, risquerait de vous poursuivre encore deux cents ans plus tard pour crime contre l'humanité.
Je suis parti d'abord tout seul en Algérie. Il fallait bien tâter le terrain, tant avec le chef de corps qu'en ce qui concerne l'environnement. Et d'ailleurs Annie, deux jours avant que je n'embarque, a donné naissance à une jolie petite fille qu'on a appelé Francine.
Avant de vous envoyer dans votre corps d'affectation, l'Armée avait l'habitude de vous faire passer d'abord quinze jours dans un centre d'action psychologique. C'était le maître mot à l'époque. Les grands chefs cherchaient encore l'explication de leur défaite au Vietnam. Alors il fallait que les soldats français se trouvent dans la population arabe "comme un poisson dans l'eau" (Mao Tsé Toung). Mon centre se trouvait à Arzew, en bord de mer près d'Oran. A part les cours d'un merveilleux capitaine qui était venu du Maroc et qui nous a donné quelques rudiments d'arabe, mais surtout enseigné l'Histoire arabe et les principes de l'Islam, le reste était une aimable pantalonnade. Il valait mieux faire le mur. C'est ce que j'ai fait, découvrant pour la première fois la Terre d'Afrique que j'aurais bien aimé embrasser, accroupi au sol, exactement comme allait le faire vingt-cinq ans plus tard notre cher Pape voyageur et Polonais. Découvrant Oran l'Espagnole, où les Européens semblaient mettre autant de soin que les Arabes à cacher leurs femmes et leurs filles. Dégustant une somptueuse paella et puis dans les rues les petites brochettes d'abats parfumées au kamoun. Puis nageant dans la mer et piétinant littéralement tout un banc d'oursins, ce qui a mis fin à mes escapades, l'infirmier du camp mettant plus d'une heure à me sortir les aiguilles une à une des plantes des pieds.
J'ai rejoint mon régiment alors qu'il était en opération, sous une pluie battante, sur les flancs d'une montagne boueuse. Mais une fois de plus, les officiers étaient les officiers. Bien au sec et au chaud, un brasero au milieu, ils jouaient au bridge et buvaient du whisky avant qu'on leur serve le dîner, dans une immense tente d'état-major. Les hommes de troupe, les gradés et les sous-officiers se débrouillaient comme ils pouvaient dans leurs petites tentes qui prenaient l'eau, et où ils grelottaient de froid. Le capitaine me jaugeait avec un petit sourire. Je ne devais pas correspondre exactement à ce qu'il souhaitait. J'ai toujours eu beaucoup de mal à prendre un air martial et à avoir une tenue boutonnée.
Le capitaine était sorti major de sa promotion de Saint Cyr. Il incitait tous ses officiers mariés à venir s'installer avec leurs femmes. Car il était "Algérie Française" et il pensait que c'était la meilleure manière de donner confiance à la fois aux pieds-noirs et aux Arabes "qui croyaient en la France". A la fin de la guerre il s'est d'ailleurs pas mal mouillé avec l'OAS et il a probablement dû quitter l'Armée. Il a en tout cas été cité au procès Salan. Moi cela m'arrangeait bien. Et dès que nous étions rentrés à notre base, je me suis mis à la recherche d'un logement.
Notre escadron était situé près d'un village appelé Rochambeau, sur les hauts plateaux, à peu près à cent kilomètres au Sud de Sidi Bel Abbès. La vue portait à des distances prodigieuses (plus tard je découvrirai les mêmes horizons lointains au Maroc). La terre était fertile, les champs de blé ondulaient à l'infini. Les fermiers étaient des gens simples. Plus tard, quand Annie est venue me rejoindre pour une courte période, et que nous avons logé chez une famille du village, on s'est aperçu qu'ils tenaient un langage très modéré qui tranchait sur celui qu'on entendait chaque jour à la radio d'Alger. Ils tenaient surtout à rester sur cette terre et ils étaient prêts à faire toutes les compromissions pour cela. On disait qu'ils payaient l'impôt au FLN. J'ai souvent pensé à eux plus tard et je leur ai depuis longtemps pardonné le fait qu'ils aient ajouté de l'eau dans leur verre où je versais l'excellent Kirsch d'Alsace qu'Annie avait rapporté des caves de mon oncle et que visiblement ils prenaient pour une vulgaire anisette.
Une fois revenus dans les cantonnements, on m'attribuait une ordonnance. J'avoue que je ne savais pas trop quoi faire avec elle. L'ordonnance d'ailleurs non plus. Le mess des officiers était décoré suivant le rituel cavalier ordinaire: "Par Saint Georges. Vive la cavalerie. A nos chevaux. A nos femmes. A ceux qui les montent." Mais la conversation était brillante. En plus du capitaine major de promo, il y avait un jeune lieutenant assez fin. Chez les sous-lieutenants j'ai retrouvé avec plaisir un vieux camarade de promotion: un Corse à qui la cavalerie convenait bien. Il se baladait tous les jours avec des gants blancs, un stick et des bottes impeccables. Les autres étaient un Sciences Po qui préparait l'ENA, un instituteur et un sous-lieutenant d'active mais qui n'était pas sorti de Saint Cyr, ce qu'on lui faisait sentir. D'ailleurs c'est lui qui s'occupait des basses œuvres, c'est-à-dire de l'interrogation des éventuels suspects. Dont nous, les sous-lieutenants du contingent, étions évidemment soigneusement tenus à l'écart. Oh, il n'y avait pas de quoi s'inquiéter. Le capitaine n'était pas du genre à tolérer la torture. Encore que je ne sois pas sûr que la "gégène" n'ait jamais servi. La "gégène" c'était en Algérie l'instrument de base. Un appareil pour "Question niveau 1". C'était une simple génératrice de radio qu'on faisait fonctionner avec des pédales de vélo et qui permettait d'envoyer au prisonnier récalcitrant quelques décharges de courant pour faire déclencher sa mémoire. Le Général Massu l'avait fait tester sur lui-même, même sur ses testicules paraît-il - il avait aussi testé le supplice de la baignoire d'ailleurs - pour bien être certain que tout cela était bien supportable et ne servait, en réalité, qu'à faire peur. Quoi qu'il en soit, notre sous-lieutenant n'avait pas une tête de sadique. Je ne dirais pas la même chose d'un autre personnage, un pied-noir, qui avait, paraît-il, perdu sa femme dans un attentat à Oran, et qui depuis était devenu particulièrement sanguinaire. Il rôdait autour de chez nous. Je n'ai jamais su exactement pour qui il travaillait. Les Renseignements Généraux peut-être. Quand j'ai appris que c'est lui qui ramenait Annie en voiture depuis Oran (j'étais en mission à ce moment-là), j'ai eu la plus grande peur de ma vie. Car s'il y en avait un qui risquait d'être pris en embuscade et d'avoir la gorge tranchée, c'était bien celui-là.
Il y avait un autre sous-lieutenant, instituteur, dans le coin. Il était officier SAS (je crois que ce sigle signifiait Sections Administratives Spéciales) et il s'occupait du Douar. Qui était bien sûr entouré de barbelés pour empêcher les fellaghas de rentrer chez eux et de se ravitailler. En réalité, m'expliquait le "SAS", dans ce coin de l'Oranais la guerre était déjà dépassée. Le FLN faisait de l'action politique. Et presque tous les soirs il y avait des séances de propagande. Et pour nous une bande de trente fellaghas pour nous amuser.. Qu'on connaissait et qu'on cherchait à attraper. C'était un peu comme un grand jeu scout. De temps en temps on lançait de grandes opérations d'encerclement auxquelles participaient plusieurs régiments, souvent les paras légionnaires de Sidi Bel Abbès, les aviateurs aussi comme appui et comme observateurs. Ils étaient trente, on était trois mille et on les encerclait. Et puis on passait la journée. Nous, on avait nos chars. Et à l'époque on avait encore de vieux chars américains, les Chaffee. C'était assez confortable (plus tard on a reçu des chars français, les AMX 30, c'était épouvantable, on était coincé dans la tourelle, on ne pouvait pas bouger). On essayait de garer notre char à l'ombre et on jouait aux échecs. Très tôt le matin de l'opération ou le soir avant, l'état-major donnait une couleur. Alors on distribuait de petits foulards jaunes ou rouges ou bleus, que tout le monde se mettait sous l'épaulette. Le but pour l'état-major était évident. Cela devait permettre de reconnaître aisément les fellaghas si jamais ils étaient habillés des mêmes treillis que l'armée française. Ils ne pouvaient évidemment pas avoir de petits foulards. Et s'ils avaient des petits foulards, ils ne pouvaient pas savoir la couleur. C'était absolument imparable. Et je ne comprends pas pourquoi on n'a pas gagné la guerre avec une idée aussi lumineuse. Un jour on en était à la couleur rose, on était en train de rouler tranquillement les uns derrière les autres pour prendre position. J'entends mon ami corse demander à la radio au capitaine: "Est-ce qu'il y a un contingent de harkis qui participe à l'opération?" "Pourquoi?" dit le capitaine. "Parce qu'il y a un groupe de trente harkis qui ont croisé à pied juste derrière votre peloton." "Est-ce qu'ils avaient des foulards roses?" demanda encore le capitaine. "Oui" dit le Corse. Les fellaghas étaient passés. Ils avaient nos couleurs. Ils étaient sortis de l'encerclement avant même qu'il ne commence. Ils n'avaient vraiment pas le sens du jeu.
J'ai l'air de plaisanter. Je donne l'impression que nous nous amusions bien. En réalité, j'étais désespéré. Le temps était vide et il s'étendait loin devant nous. J'étais venu avec la ferme résolution de ne céder ni à l'alcool, ni aux cartes, ni aux romans policiers. J'ai très vite cédé sur tous les plans. J'aurai voulu vivre. Aimer ma femme. Rentrer dans la vie active. Au lieu de cela, j'avais vingt-deux mois devant moi, près de deux ans, une éternité. A rester dans ce bled, sous cet uniforme. Je ne partageais aucune des valeurs de notre hiérarchie militaire. D'ailleurs ils étaient alors tellement loin de toute réalité sociale nos officiers. Nous rigolions entre nous quand notre capitaine nous disait qu'il y avait un cas social dans la troupe. Saint-Cyr était si loin des ouvriers parisiens. Et puis ils étaient traumatisés par le Vietnam. L'armée française n'avait pas de chance. Elle avait vécu une telle débandade en 40. En 45, les régiments qui avaient participé à la libération, s'étaient bien battus, courageusement, glorieusement même. Mais ils savaient bien qu'ils n'étaient rien sans la puissance américaine. Et puis était venue cette guerre d'Indochine à laquelle ils n'avaient rien compris. Des gens qu'ils avaient un peu méprisés. Des guérilleros qui sortaient de leur jungle. Mais qui sortaient vague après vague. Et puis qui montaient des canons sur les collines tout autour de la dépression de Dien Bien Phu, et qui savaient les cacher, et qui savaient les pointer. Et puis l'invraisemblable, le cauchemar est arrivé, Dien Bien Phu est tombé. Et puis c'était la débâcle partout. Alors les officiers cherchaient à comprendre, c'était le système autoritaire disaient-ils, c'était la méthode Mao Tsé Toung, le combattant au milieu des civils. Les Américains ont d'ailleurs eu la même attitude. Pour eux ça a dû être encore plus dur. Avec toute cette technologie, les écoutes, les bombes à shrapnell, les défoliants, toute cette énorme supériorité aérienne. Il y a dans Apocalypse Now une scène - j'en ai déjà parlé - une scène qui résume tout. Le bateau qui remonte la rivière. Contrôle tout sur son passage. Mitraille un bateau où quelque chose bouge. Tue femmes et enfants alors que ce qui bougeait était un chiot. Continue à remonter. Va d'ailleurs à la fin rencontrer Marlon Brando en gros bouddha seigneur de la guerre. Et puis, à un tournant de la rivière, un homme à moitié nu passe à travers les branchages et jette un javelot. Le sergent noir, juste avant de s'écrouler, regarde avec des yeux écarquillés, ce qui lui traverse le corps, et se tourne un instant vers les arbres avec une face d'épouvante: "A spear, a spear !" L'âge de pierre a vaincu la technologie. Le problème est pourtant simple. Quand vous avez tout un peuple contre vous, vous ne pouvez pas vaincre. Et plus vous essayez de vous battre, plus vous êtes injuste, plus vous soudez le peuple étranger contre vous.
En Algérie j'étais venu, bien sûr, avec des idées préconçues. Mais on n'avait pas besoin de plus de deux ou trois mois quand on voyait les gens dans leurs douars - et quelquefois regroupés dans leurs camps, ou quand on essayait d'avoir un contact avec les militaires arabes comme j'allais le faire peu de temps après - on voyait bien que "l'Algérie Française" était une chimère. A l'époque on parlait de huit cent mille pieds-noirs et de huit millions d'Arabes. Ce dernier chiffre était probablement sous-estimé puisque aujourd'hui ils sont plus de trente millions. Mais de toute façon, on ne voyait pas comment on pouvait empêcher les huit millions d'avoir leur Etat. Et plus les choses évoluaient, plus elles se radicalisaient. Les Arabes n'avaient plus le choix. Ou ils étaient pour l'Algérie indépendante ou ils étaient des traîtres. Quant aux pieds-noirs, ils ne connaissaient qu'un mot d'ordre : "Algérie Française". Ceux que j'ai connus sur les hauts plateaux de l'Oranais n'étaient pas entièrement dupes. Ils voyaient bien qu'ils ne pourraient rester que s'ils étaient acceptés. S'ils pouvaient composer. Et à Oran, il y avait un homme courageux, Laffont, le patron de L'Echo d'Oran. Mais c'était Alger qui donnait de la voix, Alger l'hystérique. Et notre radio nationale, la radio d'Alger qui chantait "Algérie Française" du matin jusqu'au soir. Alors qu'il aurait fallu commencer à préparer une place pour les pieds-noirs dans le nouvel Etat algérien. Mais plongés dans leur psychose, les pieds-noirs eux-mêmes en étaient totalement incapables. Et sur le plan national on ne les a pas aidés, pour les en sortir, de leur psychose. Quant à de Gaulle, il s'en foutait des huit cent mille pieds-noirs. Ce qui comptait pour lui c'était l'avenir de la France, la guérison rapide de ce furoncle, qui allait redonner au pays une position morale sur le plan mondial, et des positions privilégiées en Algérie même, en Afrique et au Moyen-Orient.
Alors l'armée française, dans tout ça ils n'ont pas eu plus de chance que les pieds-noirs. Ils avaient remporté la guerre cette fois-ci. Parce qu'une fois les frontières avec la Tunisie et avec le Maroc hermétiquement bouclées, ils avaient bien gagné sur le terrain. Ils allaient même gagner à Alger, avec Massu, la bataille de la Casbah, en utilisant beaucoup la torture et les retournements il est vrai. Et alors cette victoire on allait la leur enlever. Les politiciens, de Gaulle. Une fois de plus ils n'allaient rien comprendre.
Au mois de mai on annonçait qu'on allait recevoir des fellaghas reconvertis et qu'il fallait en faire de braves soldats français. J'étais désigné d'office car je n'avais toujours pas de peloton sous mes ordres. Voilà que je me retrouve dans une ferme isolée, en plein bled, avec un autre sous-lieutenant du contingent, sous les ordres d'un capitaine un peu décati, arrivé par le rang et près de la retraite - plus tard j'apprendrai que c'était un aristocrate du Sud-Ouest dont la noblesse remontait au 11ème siècle - flanqué d'un adjudant arabe qui allait d'ailleurs me créer pas mal de problèmes plus tard, devenant de plus en plus indiscipliné, se levant après l'appel (en fait il commençait à se faire sérieusement du souci pour son avenir; voyant que je recevais Le Nouvel Observateur, nous parlions souvent librement ensemble), et de trois brigadiers dont deux Kabyles absolument merveilleux (énergiques, sachant tout faire, même un lapin à la chachouka, ils allaient véritablement mener la barque), à faire de la formation militaire (les armes, le tir, les exercices: j'allais même jusqu'à organiser des marches de nuit; je me suis toujours laissé avoir quand on me donnait des responsabilités; c'est là un de mes principaux défauts; mais là, c'était de l'inconscience) à une cinquantaine d'anciens fellaghas qui avaient été capturés ou qui s'étaient ralliés (peut-être parce qu'ils en avaient marre de se promener dans le maquis ou la montagne) et qui avaient accepté de se reconvertir dans l'armée française (il y en avait même un, un grand escogriffe, qui prétendait avoir descendu un avion français, un T6, à la mitrailleuse). Aujourd'hui j'avoue qu'ils n'avaient pas tous un air très rassurant, et que je n'étais d'ailleurs pas toujours très rassuré. Mais j'avais confiance dans mes deux brigadiers kabyles, et je crois que si quelque chose avait été en préparation, il s'en seraient aperçus. Alors je suis resté là trois mois. La formation d'un groupe durait à chaque fois un mois. A la fin de chaque formation on organisait un méchoui, et mes élèves partaient rejoindre une unité de harkis. Alors j'en profitais pour aller respirer un peu de liberté à Sidi Bel Abbès. Le capitaine du 11ème siècle avec qui j'avais des discussions très intellectuelles - un jour il m'a dit : "Vous savez Trutt, si je n'étais pas royaliste, moi aussi je serais socialiste comme vous." - me demandait de lui rapporter une provision d'Armagnac. Il fallait que ce soit une marque bien précise. Je ne sais plus laquelle. Et j'allais me baigner à la piscine des légionnaires. C'est là que j'ai vu un jour inscrit sur une porte, à l'intérieur des vestiaires, la solution définitive du problème algérien : "Les Français en France, les Algériens en Algérie et mon zob dans ton cul". De temps en temps j'accompagnais aussi un autre officier SAS, accompagné d'un infirmier, dans les centres d'hébergement de la région. Ils recevaient les malades, ils étaient un peu méprisants avec eux, et il me semble qu'ils leur distribuaient toujours les mêmes médicaments, surtout de l'aspirine et des remèdes pour les intestins. Nous allions aussi chez les Nomades sous leurs grandes tentes noires où picoraient les poules et où on nous servait le thé vert et quelquefois même des couscous, des couscous bien pauvres où la viande était rare et où les raisins secs, habituels au Maroc, étaient remplacés par un peu de sucre en poudre. Mais c'était toujours offert avec beaucoup de générosité et de dignité. En fait nous n'étions pas tellement éloignés du Sud. Un jour, je me rappelle, nous étions partis, avec le capitaine, rejoindre un Caïd aux confins des hauts plateaux. C'était une famille qui avait pris ses précautions : un frère député, un frère qui avait rejoint le FLN, et le Caïd qui pratiquait la voie du milieu. Les politiciens de l'époque appelaient cela "la troisième force". Inutile de dire que "la troisième force" n'a jamais existé. Et pour arriver chez lui, nous avons traversé de grandes étendues d'alfa. Et tout de suite après on arrivait aux abords du désert, la région des chotts, grandes plaques de sel qui étincelaient au soleil au milieu de végétations éparses.
exercice de tir dans le bled
La vie à la ferme devenait franchement pénible avec les mois d'été. La nuit la température ne descendait jamais en dessous de 35°. On était obligé continuellement d'arroser son lit avec de l'eau. Il n'y avait évidemment aucun climatiseur dans la ferme. Les frigidaires, à l'alcool, ne marchaient plus (j'ai eu la même expérience au Sahara où les frigidaires, du même type, ne fonctionnaient que pendant les mois d'hiver) et il n'y avait pas d'eau potable. On était quelquefois obligés de la boire quand même. Elle était saumâtre et on voyait de grands filaments blancs remuer dans le verre. On buvait le Pernod de plus en plus pur.
Et puis un jour, juste après avoir terminé ma troisième formation, je suis convoqué à Rochambeau. Le capitaine de mon escadron me regarde à nouveau avec ce petit sourire. Il devait se dire : "C'était un planqué, j'en étais sûr". Et il me tend un télégramme : le sous-lieutenant Trutt est muté à la Section Technique de l'Armée, au Fort d'Aubervilliers! Etait-ce la plus grande joie de ma vie ? Je ne sais pas, j'en ai quand même eu quelques autres. Mais je crois que je n'ai jamais éprouvé, de toute ma vie, un tel sentiment de délivrance.
Sur le moment je n'ai pas trop cherché à comprendre ni à consoler mes camarades un peu marris. Dès que j'ai pu, je suis parti à Oran où venait de débarquer ma 4 CV, car j'avais continué à préparer la venue d'Annie, et on s'était organisés pour que le chauffeur de la briqueterie descende notre petite Renault verte jusqu'à Marseille, et puis je l'ai rechargée sur le bateau, j'ai fait la traversée jusqu'à Marseille et j'ai roulé toute la nuit en chantant et sans m'arrêter, sauf à prendre un auto-stoppeur qui ne voulait d'abord aller qu'à Lyon mais qui, finalement, a profité de l'aubaine, et que j'ai ramené jusqu'à Paris, lui offrant dîner et petit-déjeuner...
L'histoire de ma mutation, je ne l'ai éclaircie que plus tard. Quand j'avais travaillé au CEA, j'avais beaucoup espéré obtenir une affectation au Département Militaire du CEA (le DAM, Département des Applications Militaires), celui qui fabriquait la bombe atomique. J'avais d'ailleurs plusieurs camarades de Centrale, de promotions antérieures et que je connaissais, qui y travaillaient. J'avais donc fait une demande officielle mais on m'avait déjà fait savoir que les places seraient chères. Or, il se trouve qu'au labo où je travaillais, il y avait un chercheur qui était fiancé avec une laborantine qui travaillait également au CEA et qui venait souvent nous voir. En fait elle était occupée dans un service de recherche biologique. Entendant parler de mon problème, elle me dit que son chef était un médecin militaire plutôt antimilitariste et qui se faisait fort de faire mettre mon dossier en haut de pile si je faisais une demande d'affectation à la Section Technique de l'Armée. C'est ce que j'ai fait sans bien sûr y croire le moins du monde. L'avenir m'a donné tort fort heureusement.
Car le Fort d'Aubervilliers, c'était vraiment une sinécure. On y allait le matin pour faire des mots croisés. Il y avait un capitaine qui était un vrai champion. Vers midi on partait manger au Cercle des Officiers place Saint-Augustin. Et l'après-midi, je rentrais chez moi pour faire des traductions techniques pour le CEA, ce qui me permettait de doubler ma maigre solde de sous-lieutenant. Bien sûr il y a eu quelques zélés - il y en a toujours - qui ont réussi à bosser du matin jusqu'au soir. La Section Technique de l'Armée s'occupait, en ces années-là, elle aussi de la bombe. Le DAM la fabriquait et avait la responsabilité de la faire exploser. La STA surveillait les retombées radioactives et organisait un certain nombre d'expériences autour de l'explosion. Alors, à Aubervilliers on recevait par exemple de toutes les Ambassades de France à travers le monde, de petits filtres en papier contenant les poussières recueillies sur place et qui nous permettaient de suivre les nuages radioactifs, non seulement des bombes françaises, mais également de celles des Américains et des Russes, et d'en évaluer la puissance. Moi, pendant tout ce temps, je n'ai été chargé que de deux tâches en tout et pour tout: la première était de m'occuper de la maintenance de tous les groupes électrogènes Bernard dont nous disposions (mais comme ils étaient tous au Sahara et que moi j'étais à Aubervilliers, je ne vois pas comment j'aurais pu faire grand-chose), la deuxième de créer le code secret qui allait être utilisé dans les transmissions au cours du quatrième essai nucléaire français.
Alors il y avait quand même les missions au Sahara. La première fois je me souviens, c'était pour la troisième bombe française, j'ai été envoyé à Ouallen. A l'époque le grand centre d'essais français se trouvait à Reggane, à sept cent cinquante kilomètres au Sud de Colomb-Béchar et à mille cinq cents kilomètres d'Oran. Il y avait une piste qui descendait de Colomb-Béchar à Reggane, la fameuse piste impériale. Cette piste continuait d'ailleurs en direction du Sud, vers la frontière du Mali (qui s'appelait encore à l'époque, le Soudan français). Un peu avant d'arriver à la frontière se trouvait Bidon V, la célèbre escale de notre glorieuse Aérospatiale. Et quelques deux cents ou trois cents kilomètres avant d'arriver à Bidon V, une piste partait sur la gauche, passait par un col où il y avait des peintures rupestres que d'aucuns prétendaient avoir été fabriquées par des légionnaires, et puis débouchait sur un vaste plateau où l'on pouvait voir au loin, complètement perdue dans cette étendue de sable, tel le fort du Désert des Tartares, une petite enceinte carrée qui était le Bordj d'Ouallen.
Le Bordj était en permanence occupé par deux militaires du service des transmissions et deux météos, chaque fois un sous-officier d'active et un caporal du contingent. Nous arrivions là-dedans, un autre sous-lieutenant, un caporal et moi, pour une mission de six semaines, d'une part pour mesurer les retombées radioactives (avec un gros aspirateur Nilfisk, des filtres en papier et une batterie de compteurs Geiger) et d'autre part pour arrêter les caravanes éventuelles venant du Sud et qui auraient pu s'engager dans la zone dangereuse. Car, à l'époque, il y avait encore régulièrement des Touaregs qui remontaient les moutons du Soudan et du Niger jusqu'à Colomb-Béchar et qui redescendaient ensuite vers le Sud avec les dattes qu'ils avaient reçues en échange. Or Ouallen se trouvait justement sur un des passages possibles de ces caravanes. Pour servir d'appui aux militaires du Bordj, il y avait quelques Touaregs authentiques mais qui refusaient tout travail manuel. Celui-ci était entièrement fait par des Noirs qu'ils considéraient avec un mépris total. Tous ces gens étaient logés, dans des tentes séparées bien sûr, en dehors du Bordj.
pause thé à Ouallen
Il y avait une atmosphère tout à fait particulière dans cet endroit. A l'Est on apercevait la chaîne de montagnes du Tamanrasset qui prenait toutes les nuances de rose et de mauve, le soir au couchant. La lumière était relativement douce. On était en décembre-janvier. La température allait de 9° à 23° (je peux être précis, on avait des météos). Et puis progressivement, on devenait ermites. Pendant la journée les gens se fuyaient. Quand on nous rendait visite - en principe toutes les semaines un DC3 venait se poser sur le sable, apportant le courrier et quelques provisions (d'ailleurs on avait quelques mulets, et la première fois qu'on s'est rendus à "l'aéroport", j'ai voulu organiser une fantasia pour impressionner l'aviateur, mais avec mes pieds, j'ai fait un croque-en-jambe à mon pauvre mulet et on s'est tous affalés par terre) - on commençait progressivement à ressentir une certaine gêne. "Aujourd'hui", nous disait le sous-off transmetteur (c'était un artiste, il était capable de transmettre les messages en morse avec ses doigts de pied), "on ne laisse pas les gens en place plus de deux ans. Ils devenaient fous sinon". Et il nous racontait qu'à Bidon V, quelques années auparavant, la situation entre les deux occupants s'était tellement détériorée (le chef avait exigé que son subordonné le salue au garde à vous, puis voulait l'enfermer pour désobéissance) qu'ils avaient partagé le Bordj en deux avec un large trait à la craie, et quand il y en avait un qui essayait de passer la ligne, l'autre tirait dans sa direction quelques rafales avec son pistolet mitrailleur. A Ouallen ils avaient d'ailleurs également une très jolie histoire. Il paraît qu'il y a de nombreuses années, le Bordj était occupé par deux poivrots. Et après une nuit de beuverie, ils ont envoyé un message à la base, "Cette nuit avons été réveillés par énorme bruit, tremblement et lumière. Pensons qu'il s'agit d'un météorite géant". Puis comme on leur demande des précisions, après une nouvelle beuverie, ils envoient le texte suivant : "Confirmons qu'il s'agit d'un météorite. Cratère géant à trente kilomètres Nord - Nord-Est. Avons mesuré périmètre : neuf kilomètres. Météore au fond du trou". Pendant quelques jours, rien ne se passe. Puis ils reçoivent un message : "Vers vous mission scientifique dirigée par le Professeur X accompagné des Professeurs Y et Z, quitte Colomb-Béchar demain matin. Sera chez vous le lendemain midi". Affolés les deux zigotos se consultent, ne voient pas de solution, reboivent puis envoient un nouveau message : "Prière d'arrêter mission immédiatement. Devenue inutile. Ce matin 6 heures, météore reparti par ses propres moyens". Mais il faut croire que l'on tenait, en haut lieu, à ce que les isolés du désert gardent le moral ou alors que notre chef transmetteur avait des relations privilégiées avec l'armée de l'air à Alger. Car le soir de Noël, un avion a atterri sur notre aérodrome de sable nous apportant je ne sais combien de caisses de champagne et d'huîtres fraîches ! Moi je n'ai pas tellement profité de cette soirée car auparavant on m'a fait passer les épreuves pour obtenir je ne sais quel diplôme de la Ligne ou du Parfait Saharien. C'est le genre de truc idiot où il faut répéter quelques gestes dans un certain ordre, et chaque fois qu'on se trompe, il faut vider son verre cul-sec. Plus on boit, plus on se trompe. Le résultat est fatal. Je crois bien avoir vidé une bouteille de Ricard. Après je ne me souviens plus de rien. Sauf que je n'ai plus pu boire une goutte de Ricard pendant trois ans tellement j'en étais dégoûté!
Ma deuxième mission au Sahara était pour la quatrième bombe française. Cette fois-ci j'étais affecté à Reggane et j'allais travailler sur le champ de tir. La bombe était placée sur une tour. Celle-ci était au centre d'un champ quadrillé de droites virtuelles, de direction Nord-Sud et Est-Ouest, distantes les unes des autres de quatre kilomètres. C'est aux points d'intersection de ces droites, bien repérés, que l'on plaçait des objets (ou peut-être des végétaux, des aliments) sur lesquels on voulait observer les effets multiples de la réaction nucléaire. Et moi je faisais partie de l'équipe chargée de la mise en place de ces objets. Alors on partait à quatre heures ou cinq heures du matin. On emmenait une boussole, une ficelle et un morceau de craie. Arrivés sur place, on mettait le camion au point de départ dans la bonne direction, avec la boussole, on tendait une ficelle en biais, du devant du capot jusqu'à un coin du pare-brise, on traçait un trait de craie sur l'ombre laissée par la ficelle sur le capot. Et on partait faire nos quatre kilomètres en essayant de faire coïncider constamment l'ombre et la craie jusqu'au prochain point. Et ainsi de suite. A midi on rentrait. On mangeait nos tablettes de sel. Et, oh le plaisir d'une bouteille d'Evian fraîche!
L'après-midi j'avais du temps de libre. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance d'un sous-lieutenant des transports qui m'a proposé de l'accompagner jusqu'à Colomb-Béchar, chercher des pommes de terre. Ce qui fait qu'un matin de juillet, il faisait près de 50° à l'ombre - et il n'y avait pas d'ombre - je suis parti avec lui et sa colonne de Gazelles (c'étaient de tout nouveaux camions Berliet, extra-puissants, on aurait mieux fait de les appeler "Bisons"), me taper une piste de sept cent cinquante kilomètres, entièrement tracée sur le sable et les pierres - quelquefois on passait même sur des blocs de rochers - c'était l'enfer. On était secoués, on avait chaud. Environ deux cents kilomètres avant Colomb-Béchar, on a fait escale pour la nuit, couchés à même le sable, sous le ciel scintillant, et je puis vous assurer que les nuits froides du désert sont une belle légende car on n'a pas fermé l'œil de la nuit et la température n'est pas descendue d'un degré.
A Béchar, mon copain connaissait un pasteur protestant. On a couché chez lui. Il vivait dans un vrai hangar. C'était immense. Je me souviens. On philosophait. On parlait de religion. On jouait aux échecs. Il avait une immense table de jeu avec des figurines hautes de dix centimètres. Et le soir on allait au Sphinx. Sans le pasteur. Car le Sphinx c'était le bordel local. C'était aussi l'endroit chic où tout le monde se retrouvait. Il y avait une grande cour avant d'arriver au salon-bar. A gauche et à droite de la cour, étaient alignées des chambres où logeaient les putains. Chacune avait avec elle une vieille qui servait de protection et d'entremetteuse. Lorsqu'on tapait à la porte, c'était la vieille qui ouvrait un judas et avait vite fait de vous jauger. Si vous ne lui paraissiez pas un client sérieux, elle rabattait aussi vite le volet du judas. D'ailleurs pour voir la belle, il fallait déjà commencer à payer. Au bar c'était la foule, officiers et soldats y étaient mêlés. Avec quelques hôtesses, arabes et européennes peu vêtues. Mais la maîtresse du Sphinx s'occupait en priorité des officiers. Elle nous a tout de même montré les lieux. A côté du bar, une porte donnait sur les chambres de luxe. Elles étaient disposées sur deux étages autour d'un patio mauresque avec fontaines et décorations de céramique. C'était tout ce qu'il y avait de plus charmant. Et bien rafraîchissant pour ceux qui avaient traversé la fournaise. Quoi qu'il en soit, nous sommes bien sagement rentrés dormir chez le pasteur. Et si vous ne me croyez pas, c'est du pareil au même.
La quatrième bombe a fait un raté. Le DAM avait trop hâté les préparatifs. C'était le putsch à Alger et on avait peur que les putschistes s'emparent de la bombe. Alors au lieu de faire vingt kilotonnes comme à Hiroshima, elle n'en a fait que 0,6. Heureusement pour moi, car posté à une quarantaine de kilomètres, normalement à l'abri et prévenu, je m'étais trompé d'heure et j'ai vu l'éclair de mes yeux nus. Si elle avait été à sa pleine puissance, j'aurais probablement eu des troubles oculaires sérieux.
A ma dernière mission au Sahara, j'ai voyagé. Avec mon aspirateur, mes filtres et mon compteur Geiger. C'est ainsi que j'ai pu me rendre à deux très belles oasis : In Salah et El Goléa. Je crois que c'était à El Goléa qu'on venait d'instaurer une sous-préfecture. Probablement pour marquer le coup, la présence du Gouvernement. Car c'était à El Goléa que l'on avait amené les prisonniers de rang élevé, et en particulier, le Gouverneur d'Algérie (Morin?), lors du dernier putsch. Alors le soir, après avoir fait mes expériences, j'ai été invité chez le sous-préfet. Et nous nous sommes tous trouvés, je ne sais plus comment, une dizaine de personnes, sur le toit de la sous-préfecture. Nous étions allongés plutôt qu'assis sur d'épais tapis - où nous allions d'ailleurs passer la nuit - et on nous servait lentement, d'abord la Chorba, la soupe qui est le bouillon du couscous, puis le couscous lui-même, riche en légumes et en méchoui, et puis des fruits, des pâtisseries au miel, le thé à la menthe. Et puis on a repris du whisky - je me souviens c'étaient de grandes bouteilles de Johnny Walker - avec lequel on avait commencé la soirée. Nous ne parlions pas beaucoup. Au-dessus de nous, il y avait ce ciel de diamants, des étoiles plus brillantes et tellement plus nombreuses que dans nos ciels nordiques. En face il y avait plusieurs grandes colonnes rocheuses surmontées de blocs plats qui en faisaient comme des tables pour géants. Et, tout autour de nous, les douces dunes ondulaient à perte de vue et puis ce bruit lancinant, ces milliards de grains de sable que l'on entend couler et se frotter les uns aux autres sous l'effet de ce vent nocturne qui ne cesse jamais. Nous étions soudain écrasés par un sentiment de grandeur et d'éternité. La conversation, parisienne, du sous-préfet, tout à coup, devenait dérisoire. Et tout à coup, nous nous sentions nous-mêmes rien d'autre que des grains de sable, d'infimes grains de sable dans un univers où des myriades de mondes scintillaient et palpitaient jusqu'à l'infini.
(1993)
PS: Claude Simon est mort le 6 juillet 2005 à 91 ans. Il a eu droit à deux pages dans le Monde. Et puis c'est à peu près tout. Pratiquement rien à la télé. Mutisme des politiques, des intellectuels, des cercles parisiens. L'un des deux ou trois grands écrivains français de la deuxième partie du 20ème siècle a disparu dans un silence assourdissant.
En février 2006, à l'occasion de la publication de ses oeuvres dans un volume de la Pléiade, Josyane Savigneau se demande pourquoi cet écrivain majeur, Prix Nobel de littérature, a été à ce point "négligé par son époque et par une certaine critique qui préfère porter au pinacle des oeuvres honorables pour certaines, mais beaucoup plus conventionnelles" (Le Monde du 17 février 2006). Elle n'apporte aucune réponse... (2006)