C'est tout à fait par hasard que je suis tombé sur l'autobiographie de cet homme extraordinaire, juif polonais, lycéen à Berlin juste avant la guerre sous le régime de Hitler, expulsé en 39 vers la Pologne, enfermé dans le ghetto de Varsovie, témoin pendant 5 ans de la barbarie nazie, survivant miraculeusement, puis revenu en Allemagne dix ans plus tard, resté amoureux - incroyable mais vrai - de la culture allemande, surtout véritable drogué de la littérature allemande, devenu le pape, souvent haï mais craint, de la critique littéraire dans ce pays (voir n° 3637 Marcel Reich-Ranicki: Mein Leben, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart/Munich, 2000).
Je n'avais aperçu Reich-Ranicki qu'une seule fois à la télé allemande, mais il m'avait impressionné par son allant, sa force, l'originalité de ses vues. Mais si je l'inclus ici dans mes Portraits, même si son livre a été traduit en français (voir n° 3638 Marcel Reich-Ranicki: Ma Vie, édit. Grasset, Paris, 2001), c'est surtout à cause de cette expérience unique qu'il a vécue à Varsovie. Son témoignage est essentiel pour moi, pas seulement pour tout ce qu'il a à dire sur la vie du ghetto et sur la barbarie humaine, mais aussi parce que son témoignage complète celui du poète Czeslaw Milosz dont je parle longuement dans mon Voyage autour de ma bibliothèque au tome 4, dans mes notes 13: Vienne, Hitler et les Juifs, à propos du génocide et à propos de la relation entre Polonais et juifs.
Le Survivant du ghetto
Celui qui s'appelait à l'origine d'abord Marcel Reich était né quelque part en Pologne (à Wloclawek sur la Vistule), en 1920, d'un père polonais pour lequel il ne paraît pas avoir eu beaucoup d'estime (il trouve qu'il est d'une faiblesse de caractère incorrigible) et d'une mère, issue d'une famille de rabbins, élevée en Allemagne et qui semble avoir eu un caractère particulièrement trempé. Son père était resté très attaché à la tradition juive. Sa mère, malgré les rabbins, n'était guère intéressée par la religion, ni par tout ce qui était polonais. Elle était fière d'être née le même jour que Goethe! Et ses 5 frères qui vivaient en Allemagne, étaient tous totalement assimilés et, à part l'aîné qui était rabbin, plutôt tièdes sur le plan religieux. On ne s'étonnera donc pas que Marcel se dit lui-même athée et se moque de son grand-père qui reste dans l'obscurité le samedi parce que Dieu lui a interdit d'allumer la lumière et qui, lorsque le jeune Marcel entre dans la pièce, ne lui dit pas: "allume la lumière", car ce serait l'induire au péché, mais, hypocritement: "c'est sombre ici".
En 1929 son père fait faillite. Marcel a neuf ans. On l'envoie chez les frères de sa mère à Berlin. Sa maîtresse lui dit en partant: "Tu vas, mon fils, dans le pays de la culture". Et effectivement, cette culture - littérature, théâtre, musique - devient vite la grande passion du petit Marcel. Mais très rapidement il découvrira non seulement la culture mais aussi la barbarie. Même si au début cette barbarie n'est pas si méchante, puisque, pour lui, elle est d'abord représentée par les châtiments corporels à l'école, impensables en Pologne.
Mais son témoignage est intéressant à plus d'un titre. D'abord parce qu'il montre comment les juifs allemands ont ressenti la mise en place, progressive, de la politique anti-juive du régime. Le premier tournant est évidemment l'incendie du Reichstag en 1933. C'est là que les premiers juifs partent (37000). Mais la plupart, dit Reich-Ranicki, ne perdent guère la foi dans l'Allemagne. Les lois de Nuremberg datent de septembre 1935. Et pourtant, de 1934 à 1937, l'émigration annuelle reste stable, de l'ordre de 20 à 25000. Cela va se tasser, disaient les optimistes, ces lois sont surtout faites pour les juifs de l'Est, un régime inhumain comme celui des Nazis ne peut durer longtemps dans un pays comme l'Allemagne, etc.
Au lycée les contacts privés et les relations amicales entre juifs et non-juifs s'arrêtent progressivement dès 1934-35 . C'est que tous les élèves aryens sont obligés de participer à la jeunesse hitlérienne et que les juifs en sont exclus. Et pourtant les rapports que les profs, même nazis, et les autres élèves entretiennent avec les élèves juifs restent polis jusqu'à la fin, malgré l'énorme travail de propagande des Nazis. Comment expliquer cela? C'est qu'on est à Berlin, dit Reich-Ranicki. L'esprit prussien a ses avantages, ses valeurs: justice (chacun est traité selon ses mérites), correction, discipline. Et puis le lycée que fréquente le petit Marcel est un lycée de bourgeois. On est bien éduqué. On n'est ni grossier ni vulgaire. Et les profs donnent l'exemple. Et comme on a le concordat, le rabbin vient encore faire des cours de religion au lycée jusqu'en 1936, peut-être même 1937. Ceci étant, le nombre d'élèves juifs diminue chaque année. Et personne ne veut savoir où ils vont et ce qu'ils deviennent. Et dans les autres écoles plus populaires et surtout dans les petites villes la situation est très certainement beaucoup plus difficile pour les élèves juifs.
Le deuxième grand tournant est la fameuse Nuit de Cristal de novembre 1938. Cette fois-ci la foi en l'Allemagne vacille, même chez les plus optimistes. En hiver 1937 la mère de Marcel avait encore rendu visite à son prof d'allemand et celui-ci l'avait encouragée. "Ne vous laissez pas influencer par l'air du temps, que votre fils s'inscrive à l'Université et s'adonne à l'étude de la littérature allemande". Dans les bibliothèques les noms de tous les écrivains juifs, communistes, socialistes, pacifistes, antifascistes et émigrés étaient barrés à l'encre rouge sur les fichiers mais étaient toujours disponibles à la lecture. De même les livres brûlés publiquement pouvaient encore être dénichés chez les marchands de livres d'occasion et chez les antiquaires. Marcel réussit son bac, demande à s'inscrire à l'Université et… essuie un refus (par manque de place, lui dit, gêné, le Recteur). Plus tard on interdira l'entrée des théâtres, concerts, manifestations culturelles aux juifs (novembre 1938), on a déjà tamponné leurs passeports avec un grand J, en leur imposant de porter un prénom juif: Sara pour les femmes, Isaac pour les hommes (août 1938), on va les humilier de plus en plus en leur interdisant l'entrée de certains restaurants, l'usage de certains bancs dans les parcs, etc. Et fin octobre 1938, un gendarme est venu chercher le jeune Marcel au petit matin et l'emmener sans bagages jusqu'à un lieu de rassemblement. Il est expulsé en tant que Polonais (et 18000 juifs polonais avec lui).
Un peu moins d'un an plus tard il est à nouveau rattrapé par les Allemands. En septembre 39 la Pologne est envahie, Varsovie détruite et la chasse aux juifs ouverte. Les soldats allemands sont en pays ennemi, découvrent les juifs orientaux, religieux, parlant yiddish, vêtus de caftans et portant de longues barbes, trouvent confirmation de ce qu'on leur a inculqué depuis si longtemps, qu'il s'agit d'une sous-race, et peuvent ainsi donner libre cours à leur sadisme. On les humilie, on les bat, on rase et brûle leurs barbes, on les vole, on fouille leurs logements, on a droit de vie et de mort. Bientôt on s'attaque aussi aux juifs assimilés, aidés par des voyous polonais qui les dénoncent et les dévalisent. D'ailleurs dès le 1er décembre 1939 tous les juifs étaient tenus de porter un brassard blanc avec l'étoile de David en bleu. C'est comme s'ils étaient marqués: cet homme est hors-la-loi, dit Marcel Reich-Ranicki. Puis on commence à regrouper les juifs dans un quartier de la ville, ce qui va devenir le fameux ghetto de Varsovie. Le Consistoire religieux est transformé en Conseil juif des Anciens bientôt appelé simplement Conseil des Juifs. Au printemps 1940 on demande au Conseil d'entourer ce que l'on appelle encore secteur d'isolement sanitaire d'un mur de 3 mètres de haut couronné de barbelés. Aux juifs on dit que c'est pour leur protection physique, aux Polonais on dit que c'est pour leur protection sanitaire. Le 16 novembre de la même année les entrées sont fermées et gardées jour et nuit. Le grand piège dans lequel se déversaient encore tous les juifs ramassés dans les campagnes et qui allait contenir jusqu'à 450 000 personnes, était en place.
Et là encore Reich qui ne s'appelle pas encore Ranicki, va être un témoin extraordinaire. Pour recenser les juifs on a besoin de gens qui parlent allemand. Il se présente et est accepté. Bientôt il va être affecté au Conseil des Juifs et grâce à sa maîtrise parfaite de la langue allemande, devient le chef de la section de traduction. Bientôt toute la correspondance entre les autorités allemandes et le Conseil passe par ses mains. Il fait d'ailleurs une copie de tous les documents pour un membre de la Résistance qui enferme tout dans des bidons qu'il enterre pour la postérité dans les sous-sols (plus tard on en trouvera deux sur trois). Reich est donc informé de tout ce qui se passe du début jusqu'à la fin. Il raconte la misère, la sous-alimentation, les épidémies, les scènes d'horreur, les exécutions arbitraires. Il raconte aussi l'amour (il y rencontre sa future femme) et les moments où l'on oublie le malheur, grâce à la musique (il y a plusieurs quatuors à cordes de qualité au ghetto). Un jour on voit même entrer deux officiers allemands. Les violons jouent avec avec un trémolo particulier, un trémolo de peur. Et puis à la fin les deux Allemands applaudissent et font un signe amical. Chez les Allemands la barbarie et la musique font bon ménage, même dans les camps d'extermination.
Et puis le 22 juillet 1942 les SS viennent, en grande pompe, annoncer au Conseil des Juifs que tous les habitants du ghetto allaient être transférés vers l'Est. Et c'est Marcel Reich qui assiste à la réunion et qui est chargé d'en dresser le procès-verbal. Comme il entend que les gens qui travaillent pour le Conseil, ainsi que leurs conjoints, échappent au transfert, il va chercher sa fiancée et se marie le jour même en faisant antidater les documents de mariage. Le premier transfert de six mille personnes a lieu le jour même. On les autorise à emmener 15 kg de bagages ainsi que leurs objets de valeur. Destination inconnue. Destination réelle: Treblinka et les chambres à gaz. Mais ils ne le savent pas encore.
Dès le lendemain, le Président du Conseil des Juifs, Adam Czerniakow, se suicide. Il a compris. Le 23 juillet on "transfère" dix mille personnes. Le lendemain huit mille. Et ainsi de suite, jusqu'en septembre, six à sept mille juifs, en moyenne, sont embarqués quotidiennement dans des wagons à bestiaux, des wagons qui reviennent après quelques heures seulement. On comprend qu'il n'est pas question d'un transfert vers l'Est. Bientôt tout le monde a compris ou presque. Il n'y a qu'une seule destination et c'est la mort.
Le 5 septembre on rassemble tous les juifs qui vivent encore dans le ghetto. C'est la grande sélection. 35 000 reçoivent un "numéro de survie". Ce sont "les juifs utiles", ceux qui travaillent pour les entreprises allemandes ainsi que ceux encore employés par le Conseil. Marcel Reich et sa femme sont de ceux-là. Ils sont momentanément sauvés. Et doivent assister à l'embarquement des leurs: les parents de Reich, la mère de sa femme. Et puis il ne se passe plus rien. La surface occupée par le ghetto a été réduite. Et il n'y reste plus qu'environ 60 000 personnes dont 35000 sont munies de numéros de survie, les autres ayant échappé, pour le moment, et pour on ne sait quelle raison, à la déportation.
Le chef SS qui a organisé et dirigé la déportation de la presque totalité des juifs du ghetto de Varsovie depuis le début jusqu'en septembre 1942 s'appelait Hermann Höfle. Il était autrichien, originaire de Salzbourg, parlait un allemand vulgaire, une vraie brute. D'ailleurs tous les SS que l'on voyait en Pologne, dit Reich quelque part, étaient des gens primaires, visiblement sans éducation. Cela me fait penser à ce que dit Primo Levi à propos de ses bourreaux: "C'étaient des êtres humains moyens… , pas des monstres… mais ils étaient mal éduqués."
Ce n'est que le 18 janvier qu'une nouvelle action se prépare. Tous doivent descendre dans les rues. Les files se forment en direction des quais d'embarquement. Les soldats allemands tirent sur ceux qui cherchent à fuir. Et pourtant Marcel Reich et sa femme réussissent à s'échapper, se cachent sous un porche, s'enfoncent dans les caves qui, à leur grande surprise, communiquent toutes entre elles. Et puis le soir ils rejoignent un immeuble du Conseil, se cachent parmi les livres et les archives et rencontrent un membre de la résistance à qui ils donnent l'idée d'aller forcer le coffre de la Direction du Conseil avant que les Allemands ne raflent les derniers fonds de la communauté. Pour les remercier on leur remet une certaine somme d'argent qui leur permet de soudoyer les gardes d'une des portes du ghetto, de se faufiler dehors au moment où les gardes sont occupés à contrôler les juifs qui rentrent de leur travail en usine et de partir encore avec un petit pécule qui, pensent-ils, leur permettra peut-être de survivre au-dehors.
Pour avoir la moindre chance de survivre comme juif à Varsovie il faut trois conditions, dit Reich: avoir de l'argent, connaître quelqu'un qui pourra vous recevoir, et ne pas avoir l'air juif. Pour la dernière condition, c'est foutu, dit-il. Il a le type juif et les Polonais ont le don de les reconnaître immédiatement. Bientôt des policiers polonais leur tombent dessus. Pas méchants, dit-il encore. Il n'est pas certain qu'ils les auraient réellement dénoncés mais ne manquent pas de les faire chanter et de les alléger d'une partie de leur trésor. Finalement ils arrivent à trouver le contact qu'un musicien ami leur a indiqué. Mais ils ne peuvent y rester longtemps.
Vient alors le temps de la vie précaire et de la débrouillardise. Sa femme réussit à obtenir des papiers aryens et à gagner un peu d'argent comme femme de ménage. Ils ont trouvé une chambre mais les sorties sont toujours dangereuses. Surtout après l'insurrection qui a fini par éclater dans le ghetto (19 avril 1943), une insurrection de la dernière heure lorsque la résistance a enfin pu se procurer des armes et que tout espoir d'en réchapper autrement est définitivement éteint. Une insurrection qui donne malgré tout du fil à retordre aux Allemands qui n'en viennent à bout que 4 semaines plus tard, en usant de chars, et qui permet à un certain nombre de juifs de s'échapper par les égouts.
C'est alors un temps béni pour les voyous extorqueurs, dit Reich. Pas facile de cerner la relation qui existe entre Polonais et juifs. Je crois qu'il faut revenir à ce qu'en dit Czeslaw Milosz dans son autobiographie (voir n° 3425 Czeslaw Milosz: Native Realm, édit. Sidgwick & Jackson, Londres / Carcanet New Press, Manchester, 1981). L'antisémitisme polonais repose d'abord sur le fait que pour les Polonais les juifs constituent un autre peuple. Déjà par leur nombre! Et puis pendant des décennies les politiques, les journalistes, les intellectuels même ont admis comme une vérité évidente que la Pologne était habitée par deux peuples, les Polonais et les juifs. Au point même que l'armée clandestine, pendant la guerre, n'enrôlait que des non-juifs. Quand vous considérez quelqu'un comme faisant partie d'un autre peuple vous vous sentez moins solidaire. Vous acceptez plus facilement les lois d'exception qui frappent l'autre. Et ceci n'est pas seulement valable pour les Polonais! Et cela montre tout le danger du communautarisme actuel.
Ceci étant, la situation, à Varsovie, dans ces années-là, était tout à fait exceptionnelle. Difficile d'accuser quelqu'un d'antisémitisme quand on sait que celui qui héberge un juif (ou simplement omet d'en dénoncer un) risque l'exécution avec toute sa famille. Or le Polonais est courageux. Et on trouve malgré tout, dit Reich, pas mal de Polonais prêts à accueillir des juifs. Mais ils font payer le risque couru. C'est humain. Dans l'immeuble où ils vivent un autre locataire vient frapper à leur porte, les menace et leur extorque l'argent qui leur reste. Le lendemain il revient causer. C'est un outilleur au chômage. Il trouve Reich sympathique, lui dit qu'il a un frère qui habite un peu à l'extérieur et qui pourrait, peut-être, les cacher. Reich prend le risque, accepte de s'y rendre et… va trouver son sauveur.
Le frère est typographe, soûlographe aussi, mais comme tous les ouvriers de l'imprimerie, un peu anarchiste, un minimum d'instruction, crâneur: "voilà cet homme si puissant, ce Hitler, qui veut la mort de ces deux-là et voilà moi, petit typographe chômeur de Varsovie, qui ai décidé qu'ils vont vivre. On va voir qui gagnera!" Et effectivement c'est là que Reich et sa femme vont vivre, survivre, jusqu'à l'arrivée des Russes, en septembre 1944. Cela n'est pas toujours facile. Ils vivent le jour dans un trou, la cave ou dans les combles, et fabriquent des milliers de cigarettes, vivent dans la peur, dans l'humiliation, meurent littéralement de faim (quelques fois rien que deux carottes le soir). Et c'est là qu'on comprend que sauver un juif ce n'est pas seulement le risque d'être découvert mais c'est aussi le problème de la nourriture. Surtout que Bolek, le typographe, n'a pas seulement besoin de manger, mais aussi de sa vodka quotidienne. Et puis il a une femme et deux enfants. Mais sa femme aime les romans populaires, aime les histoires. Alors Reich, comme Schéhérazade, se met à raconter tous les jours une histoire, histoire tirée de sa bien-aimée littérature allemande, de Goethe, de Schiller, de Kleist et de Storm. Et comme Schéhérazade, contribue ainsi au sauvetage de sa vie.
On reproche aux Polonais leur antisémitisme. Et pourtant, dit Reich, ce sont bien deux Polonais qui nous ont sauvé la vie. Malgré des risques immenses. Pourquoi? Demande-t-il. On ne peut employer que des mots bien usés, répond-il: "la pitié, la bonté, l'humanité".
Reich part avec les soldats russes, devient officier dans l'armée polonaise, reste en Pologne après la guerre, entre au parti communiste, devient consul (c'est là qu'il prend le nom de Ranicki, un nom qui sonne mieux que son nom allemand qui, en plus, fait penser au sinistre 3ème Reich), travaille même un moment pour les services de renseignements, puis commence à écrire des articles littéraires, est exclu du parti, sans bien savoir pourquoi, et finalement quitte la Pologne pour l'Allemagne de l'Ouest, grâce à l'aide de l'écrivain Heinrich Böll, en 1958.
Le critique littéraire
Celui qui prend maintenant le nom de Reich-Ranicki fait une entrée fulgurante dans la carrière littéraire. Et ceci grâce à la qualité de son écriture et la pertinence de sa critique. Son parcours professionnel est impressionnant: il a travaillé pour les deux quotidiens les plus prestigieux, la Welt de Hambourg, et la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ainsi que pour le grand hebdomadaire intellectuel de l'Allemagne, la Zeit, un journal que j'ai toujours grandement apprécié surtout lorsque sa fondatrice, la Comtesse Dörnhoff, et l'ancien chancelier Schmidt étaient encore aux commandes.
Les articles de Marcel Reich-Ranicki sont tout de suite acceptés, aussi bien par la Welt à laquelle il collabore pendant trois ans que par la Frankfurter. En 1960 il devient un collaborateur permanent de la Zeit. Il y reste jusqu'en 1973, mais ne s'y sent pas à l'aise, n'ayant jamais été invité à participer aux réunions de la Rédaction. Il se demande pourquoi. Question de caractère? Antisémitisme? Je me demande si ce n'est pas une question de position politique. La Zeit est de gauche, je n'ai pas l'impression que Reich-Ranicki l'est. Et puis il doit avoir du caractère. On ne l'aime guère. Il se fâche avec la plupart des écrivains qu'il critique. C'est qu'il ne va pas par quatre chemins. Quand il trouve quelque chose mauvais, il le dit. Même si l'écrivain est un ami ou l'a beaucoup aidé comme Böll. Quand j'ai parlé à une amie allemande de Reich-Ranicki, elle m'a avoué qu'elle ne l'aimait guère avant d'avoir lu son autobiographie qu'elle a trouvé émouvante. Il était arrogant à la télévision, et particulièrement méprisant pour les femmes. Et pourtant, dit-elle, ses critiques étaient toujours pertinentes. Et lorsqu'il trouvait qu'un livre était bon on pouvait être sûr qu'il l'était.
Reich-Ranicki a certainement souffert de cela. De ne pas être aimé. Et de la trop grande sensibilité, à ses yeux, des écrivains. On le lit entre les lignes. On le voit aussi dans ses biographies littéraires. Il insiste sur la souffrance de Goethe de ne pas avoir été aimé de son temps. Sur l'ego, nécessaire, de tous les grands écrivains, celui de Thomas Mann entre autres, sur leur attitude envers les critiques: pour eux, dit Reich-Ranicki, en citant Georg Lukacs, "une bonne critique, pour un écrivain, est celle qui fait son éloge et éreinte ses rivaux". Il cite aussi le fameux vers de Goethe (qui utilise encore le vieux mot de Rezensent pour critique): "Schlag ihn tot, den Hund! Es ist ein Rezensent." (Tue-le, ce chien, c'est un critique!).
Tout en travaillant pour la Zeit, Reich-Ranicki commence également à travailler pour la radio (une émission appelée: Café littéraire) et puis démarre le fameux Literarische Quartett (Quatuor littéraire) à la télé. Il y apparaît avec un comparse et deux invités. Et la bagarre commence. C'est probablement cette émission qui fait sa réputation auprès du grand public. Mais les émissions où l'on se bat sont toujours populaires (on a connu de tels exemples chez nous,souvenons-nous de Polack) et puis, comme Pivot, Reich-Ranicki a l'immense mérite de faire lire. Lire de la littérature. Et son activité ne s'arrête pas là: il publie des critiques et essais littéraires, une encyclopédie de littérature, il fait des conférences dans des universités étrangères, américaines en particulier, il donne des cours aux universités d'Uppsala, de Stockholm, de Tübingen, et obtient en 2002 le prix Goethe.
L'année 1973 est un tournant important pour lui puisqu'il devient rédacteur en chef de la section littérature et vie littéraire de la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Celui qui l'aide à obtenir ce poste est Joachim Fest. Un homme avec lequel il va se brouiller durablement un peu plus tard. Et on le comprend. D'abord parce qu'à l'occasion de la sortie d'un livre (remarquable paraît-il) qu'il a publié sur Hitler, Fest le fait inviter par l'éditeur à un cocktail et que celui-ci présente Reich-Ranicki et son épouse à un hôte totalement inattendu, incongru, et pourtant invité de marque, l'un des plus grands criminels nazis, sorti de prison, Albert Speer. On s'imagine le choc. Surtout lorsqu'on sait que tous les deux ont perdu tous les leurs dans le génocide et qu'ils se sont trouvés un jour dans la file qui devait les mener à l'embarquement pour le gazage (et que son épouse s'y est même trouvée deux fois et qu'elle en a gardé les séquelles - dépression - toute sa vie). Et puis c'est encore Joachim Fest qui, alors qu'il est à la tête de la section culturelle de la Frankfurter, publie, toujours sans prévenir Reich-Ranicki, le fameux article d'Ernest Nolte qui va démarrer ce que l'on a appelé la querelle des historiens. L'article de Nolte, d'après Reich-Ranicki, contient un certain nombre d'idées simples: "l'extermination des juifs n'a rien d'unique et elle peut se comparer à d'autres meurtres massifs qu'a connus notre siècle"; "l'holocauste est la conséquence, voire la copie de la terreur bolchevique, une sorte de mesure de protection prise par l'Allemagne… une réaction somme toute compréhensible." Et Fest non seulement publie cet article dans la Frankfurter mais en plus ne va jamais publier de réfutation à ces thèses mais va même jusqu'à les défendre. Et plus tard, en 1987, lorsque Nolte va même jusqu'à déclarer que "la solution finale de la question juive" n'était pas l'œuvre des Allemands, mais "l'oeuvre commune des fascismes et des antisémitismes européens", Fest, encore une fois se refuse à publier une prise de position dans son journal. Or Reich-Ranicki avait considéré Fest comme son ami, c'est Fest qui l'avait aidé à obtenir son poste de responsable littéraire au journal et ils avaient eu pendant de nombreuses années des conversations amicales et presque quotidiennes.
Au moment où j'écris ces lignes on apprend que Günter Grass avait été dans la Waffen-SS et qu'il l'avait toujours caché. D'après ce que j'ai compris Grass avait 17 ans, voulait quitter son milieu familial, s'était déclaré volontaire pour s'engager dans les sous-marins et s'est retrouvé dans la Waffen-SS en janvier 1945. Il a participé à des combats dans une unité de chars sur la frontière polonaise jusqu'en avril de la même année. Je sais grâce à l'excellente étude des Malgré-Nous alsaciens réalisée par l'historien Riedweg (voir n° 3370 Eugène Riedweg: Les "Malgré Nous", Histoire de l'incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l'armée allemande, Edit. du Rhin, Mulhouse, 1995) qu'en Alsace la moitié de la classe d'âge 1926 ainsi qu'une proportion encore plus importante des classes d'âge 1908 à 1910 a été incorporée dans les SS, sans qu'on leur demande leur avis (raison pour laquelle on a trouvé une douzaine d'Alsaciens incorporés de force impliqués dans le drame d'Oradour-sur-Glane). Or il en était de même en Allemagne. Dès le début de l'année 1943 la Waffen-SS (qu'il ne faut pas confondre avec la Allgemeine SS, simple formation politique nazie, ni avec la Totenkopf-SS, la sinistre garde des camps) a commencé à puiser dans les contingents de la Wehrmacht. Il est donc difficile de savoir si Grass, au moment de son entrée dans la SS, pouvait encore refuser son incorporation ou non. De toute façon ce qui semble surtout chagriner Grass aujourd'hui c'est qu'à 17 ans il n'avait pas vu la SS comme un symbole du mal. Alors qu'en Allemagne, à cette époque, même pour des gens peu politisés, l'uniforme noir et les signes runiques SS faisaient peur. Il y avait quelque chose de maléfique dans tout cela. C'était l'essence même du nazisme hitlérien et himmlerien. Mais, bon, Grass avait 17 ans! Mais la grande stupidité c'est surtout de n'en avoir jamais parlé alors que Grass n'a pas arrêté pendant toute sa vie de stigmatiser la compromission du peuple allemand avec le nazisme.
Or dans le Monde du 26 août 2006 l'historien français Johann Chapoutot fait le parallèle entre Gunter Grass et Joachim Fest. Alors que l'autobiographie de Grass paraît en août (Das Haüten der Zwiebel), Fest fait paraître la sienne en septembre et ose la publier sous le titre: Moi pas! Contrairement à Grass qui est issu d'une famille populaire de Dantzig, Fest est fils d'enseignants berlinois catholiques et conservateurs. Un milieu imperméable aux idées nazies, dit-il (si c'était vrai cela se saurait). Or c'était bien ce Fest qui réalise une biographie brillante de Hitler, aide Speer à rédiger ses mémoires, puis écrit lui-même une biographie de Speer, ouvre les colonnes de la rubrique culturelle à l'historien Erich Nolte, déclenchant la "Querelle des Historiens" et va même (c'est ce que prétend Reich-Ranicki) jusqu'à défendre les thèses de Nolte. Tout le monde a bien sûr le droit d'écrire une biographie de Hitler. Mais sa biographie ou plutôt une publication plus récente, intitulée: Les derniers jours d'Hitler, a servi de base au film La Chute (en 2003), un film que je n'ai pas voulu voir car, comme le dit Chapoutot, il révélait "à un large public que, au fond du Bunker, tempêtaient, pleuraient, aimaient, mangeaient des individus qui, pour avoir détruit l'Europe et organisé la Shoah, n'en étaient pas moins polis avec leurs secrétaires, affectueux avec leurs chiens ou gourmands de pâtisseries, des hommes, tout simplement, qui partageaient avec nous une commune humanité". Chapoutot pense qu'un tel film est utile. Je ne suis pas d'accord avec lui. Cette "révélation" n'en est pas une pour ceux qui savent depuis longtemps que les monstres humains sont des humains malgré tout. Voir Primo Levi, Elias Canetti, Joseph Conrad (Cœur des Ténèbres), Sigmund Freud (das Unbehagen in der Kultur) ou l'explorateur-ethnologue Richard Burton. Pour les autres, et je pense en particulier aux jeunes Allemands d'aujourd'hui, un tel film risque de rendre les monstres sympathiques. Par contre je pense comme Chapoutot que le nazisme était quelque chose de complexe et que c'est grâce à cette complexité qu'il a pu fasciner la nation plutôt que grâce à un simple Hitler joueur de flûte. C'est pour cela, dit encore Chapoutot, qu'un phénomène comme le nazisme "appelle (j'ajoute: aujourd'hui) à la simplification: les crimes commis, le projet et les ambitions sont à ce point exorbitants que, sous peine de voir le trouble s'installer, il convient d'adopter des explications claires et tranchées propres à spécifier qui fut coupable et pourquoi". Moi je préfère Günter Grass à Joachim Fest. D'une manière ou une autre ce dernier atténue une culpabilité que personne n'a le droit d'atténuer. Quant à Grass je lui pardonne volontiers d'avoir oublié quelle était la couleur de l'uniforme qu'il n'a porté, au fond, que pendant quatre mois (au fait, j'y pense: tous les soldats de la Waffen-SS portaient sur leur bras gauche le tatouage de leur groupe sanguin, un marquage qui empêchait les jeunes Alsaciens de déserter car ils étaient immédiatement abattus par les Russes. Alors Grass était-il marqué lui aussi? Ne le voyait-il pas quand il prenait sa douche? A-t-il pu dormir toutes ces années avec un tel stigmate?).
Reich-Ranicki n'aimait pas trop Grass. Il trouvait qu'il écrivait mal, qu'il était vulgaire. Et il l'a dit. Encore que dans son autobiographie il reconnaît que dans sa critique acide du Tambour il avait peut-être sous-estimé la qualité de sa prose. Moi, après avoir découvert l'homme Reich-Ranicki, j'ai voulu découvrir le critique. Alors j'ai acheté tous les ouvrages que j'ai pu trouver, et d'abord celui sur les sept Wegbereiter, les montreurs de chemins: n° 3645 Marcel Reich-Ranicki: Sieben Wegbereiter, Schriftsteller des 20. Jahrhunderts, édit. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 2004. Ces sept écrivains sont Schnitzler, Thomas Mann, Döblin, Musil, Kafka, Tucholsky, Brecht. Je ne vois pas très bien ce que Tucholsky vient faire dans cette galère, mais passons.
Il est très dur pour Musil, ce qui me fait de la peine mais j'avoue qu'il n'a pas tout à fait tort quand il dit que Musil, même s'il avait eu le temps, n'aurait jamais pu terminer son Homme sans Qualités car il s'est fourvoyé sur un chemin sans issue, perdant ses repères et devenant de plus en plus obscur.
Il a mis Döblin dans ce groupe d'écrivains à cause d'un seul livre, un chef d'œuvre, Berlin, Alexanderplatz, pour son style, ses personnages, ses dialogues, son atmosphère. Alors je l'ai commandé chez mon libraire car il manquait dans ma bibliothèque. Et finalement même moi, avec mes quatre mille bouquins, Reich-Ranicki m'a fait lire. Lire un livre que je ne connaissais pas (n° 3651 Alfred Döblin: Berlin Alexanderplatz, édit. Artemis et Winkler, Dusseldorf/Zurich, 2003). Et je me suis régalé. Un style presque aussi original que celui de Céline, des dialogues en patois berlinois parsemé d'argot et de yiddish: je me demande comment un tel ouvrage peut être traduit en français.
Sur Brecht Reich-Ranicki a beaucoup de réflexions intéressantes. Il dit que la République démocratique allemande n'avait pas besoin du théâtre de Brecht mais que Brecht avait besoin de l'idéologie pour faire son théâtre. Car il est avant tout un homme de théâtre et après lui le théâtre n'a plus jamais été le même. Mais c'était aussi un grand poète. Qui a su, comme Heine, dit Reich-Ranicki, lier l'intelligence à la poésie. "Même ses poèmes d'amour sont faits pour ceux qui pensent et qui réfléchissent". Car Reich-Ranicki réhabilite celui à qui on avait reproché son cynisme, son donjuanisme effréné: c'est un grand poète de l'amour, dit-il. Et qui était moins cynique que l'on croit. Après sa mort on a trouvé un petit billet intitulé Schwächen (faiblesses). Huit mots:
Du hast keine
Ich habe eine
Ich liebe
(Toi tu n'en as guère, moi j'en ai une, j'aime)
Brecht, dit Reich-Ranicki, a marqué notre langue, il l'a pétrie et enrichie. Et Reich-Ranicki termine toutes ses émissions de radio et de télé avec une formule tirée du théâtre de Brecht: "Wir sehn betroffen den Vorhang zu und alle Fragen offen". (Perplexes, nous voyons le rideau se fermer et toutes nos questions restées ouvertes).
Reich-Ranicki se réjouit de voir Schnitzler retrouver le rang qu'il mérite alors que dans les années trente il était tombé complètement dans l'oubli avant d'être interdit par le régime nazi (et je me réjouis avec lui car je trouve que Schnitzler n'est pas du tout démodé).
Mais c'est Thomas Mann que Reich-Ranicki admire le plus. Pour lui c'est le plus grand des écrivains allemands du 20ème siècle. A un moment donné il va même jusqu'à faire un parallèle avec le Goethe du 19ème siècle! Et pourtant il dit beaucoup de mal du personnage (voir aussi: n° 3646 Marcel Reich-Ranicki: Thomas Mann und die Seinen, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Munich, 2005): son ego démesuré (mais c'est le cas de tous les écrivains, sinon comment pourraient-ils avoir l'impudeur de publier leurs écrits?), sa façon de gérer sa réputation, ses éternelles tendances homosexuelles, jamais assouvies mais dont toute la famille semble avoir été au courant, et puis sa façon d'écraser sa famille. J'avais déjà lu un ouvrage sur Katia Mann que m'avait passé une amie (Walter Jens et Inge Jens: Frau Thomas Mann) qui montrait comment cette femme qui était une intellectuelle, fille de professeur d'université, s'était complètement mise au service de son mari, le déchargeant de toutes les tâches administratives et subalternes, et qui montrait aussi que tous ses enfants ont souffert de cette situation. Lui était le "Zauberer", le Magicien, tous devaient l'admirer mais ne recevaient pas grand-chose en échange. Klaus et Erika se sont mis à la drogue, Klaus, homosexuel malheureux s'est suicidé jeune, Erika, après une vie assez tumultueuse s'est finalement faite la prêtresse de l'œuvre paternelle, un autre de ses fils, c'est Reich-Ranicki qui nous l'apprend, Michael, professeur en Amérique, s'est lui aussi suicidé, les autres ont trouvé leur force dans la révolte. C'est le cas de Monika et d'Elisabeth, et surtout de Golo, que Reich-Ranicki apprécie beaucoup (il est historien) et qui dit que c'est la haine qui l'a sauvé. Mais qui au fond de lui-même en garde la blessure. Reich-Ranicki noircit encore le tableau quand il parle des dix volumes de Journaux de Thomas Mann qui viennent de paraître. Des journaux qui sont bourrés de faits triviaux (chaque fois qu'il va au théâtre il note qu'il prend un café à l'entre-acte et puis un chocolat chaud en rentrant chez lui, il parle de ses ennuis digestifs, de ses visions de jeunes gens, de ses masturbations même) et pourtant il en autorise la publication 25 ans après sa mort! Je plains les critiques professionnels qui sont obligés de se "taper" tout ce fatras. Et pourtant Thomas Mann, le personnage, a aussi des côtés sympathiques: il a été le véritable porte-drapeau de l'émigration cultivée allemande pendant la période nazie, grâce à sa réputation il a pu aider de nombreux émigrants à obtenir l'asile politique aux Etats-Unis et, après la guerre, c'est lui qui, à la radio, a appris aux Allemands les crimes horribles que le régime avait commis en leur nom (on l'apprend par la lettre reçue par Primo Levi d'une Allemande après la publication en Allemagne de Si c'est un Homme). Et puis, enfin, à quoi cela sert-il de chercher à tout prix à disséquer sans fin la personnalité d'un écrivain? Ce qui compte n'est-ce pas l'œuvre? Bien sûr si nous aimons une œuvre et qu'en plus son auteur nous paraît être en harmonie avec l'œuvre notre bonheur sera plus grand (je pense pêle-mêle à Giono, Cendrars, Camus, Amado, Keller, Heine et bien sûr Stendhal). Mais Céline est un salaud et un effroyable antisémite, ce qui n'empêche pas le Voyage au bout de la Nuit d'être un chef d'œuvre. L'œuvre existe par elle-même. C'était la théorie de B. Traven, le plus mystérieux de tous les écrivains. Qui a toujours refusé de donner la moindre indication sur lui-même, et même de se montrer. "Voyez mes livres et laissez-moi tranquille!"
Alors l'œuvre de Thomas Mann, que vaut-elle réellement? C'est un virtuose de la langue allemande, le plus grand, dit Reich-Ranicki. C'est cela sa magie. Et puis il garde toujours une certaine distance avec ses personnages, ses lecteurs aussi, grâce à son humour. Oui mais c'est justement cet humour qui me gêne, qui m'a tellement gêné dans Joseph und seine Brüder que je n'en ai pas terminé la lecture. Car la distanciation par l'humour risque justement de briser le charme, de vous empêcher de croire à l'histoire. C'est Tolkien qui a dit: "Le créateur d'histoires est en réalité le créateur d'un monde secondaire dans lequel votre esprit peut entrer. A l'intérieur de ce monde tout est vrai… Vous y croyez tant que vous êtes vous-même à l'intérieur de ce monde. Si vous n'y croyez plus, le charme est rompu. La magie, l'art du conteur ont failli…" Ce qui est vrai pour la science-fiction et la fantaisie est vrai pour toute littérature romanesque.
Alors bien sûr il faudrait relire les grands romans, les Buddenbrooks, la Montagne magique. Je n'en ai pas le courage pour le moment. Je viens de lire, pour la première fois, Felix Krull (voir n° 0086 Thomas Mann: Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull, édit. Deutsche Buch-Gemeinschaft, Berlin/Darmstadt, 1958). Thomas Mann, dans ses Journaux, nous apprend Reich-Ranicki, trouvait que la fin était "honteusement faible". Elle n'est pas faible, elle est nulle! D'ailleurs je trouve que tous les personnages manquent de psychologie. Est-ce que la fameuse ironie mannienne n'aurait pas tendance à créer des caricatures? Mais c'est probablement voulu. Une aimable pantalonnade, puisque le père et mari des deux femmes dont Krull tombe amoureux à Lisbonne s'appelle Kukuck (cocu?). Mais comme roman de la maturité c'est raté. Quant à la fameuse virtuosité de la langue, on la trouve bien sûr dans de nombreuses descriptions: le magasin de Delikatessen de sa ville natale, les vitrines de tous les magasins de Francfort, la représentation du cirque à Paris, le Musée d'Histoire Naturelle de Lisbonne, etc. Des descriptions qui nous lassent et qui ne nous intéressent plus. Est-ce cela qui fait que d'aucuns considèrent Thomas Mann comme un écrivain du passé? Ou un écrivain dépassé?
Oui mais il y a l'Elu (voir n° 0090 Thomas Mann: der Erwählte, édit. S. Fischer Verlag, Francfort, 1951). Reich-Ranicki, dans une petite étude intitulée: Die Liebe ist nie unnatürlich" (L'amour n'est jamais contre nature) dit ceci: "L'Elu, que l'on considérait comme un objet quelque peu poussiéreux, est finalement le plus splendide et le plus raffiné de tous les romans de divertissement du 20ème siècle". Moi aussi j'ai beaucoup aimé ce roman, un roman de la maturité lui aussi, paru en 1951, mais autrement réussi que Felix Krull. On sait qu'il s'agit de la reprise d'une vieille légende, celle de Saint Grégoire, une histoire d'amour incestueux entre frère et sœur dont le produit après avoir été exposé, survit et revient plus tard coucher avec sa mère (composante oedipienne de la légende) et finit, repenti et touché par la grâce, à devenir pape. Thomas Mann explique dans une note intitulée Bemerkungen zu dem Roman "Der Erwählte" (voir n° 0089 Thomas Mann: Altes und Neues, Kleine Prosa aus fünf Jahrzehnten, édit. S. Fischer Verlag, Francfort, 1953) le plaisir qu'il a eu en découvrant cette histoire traitée à la fin du XIIème siècle par Hartmann von der Aue. On peut étudier ce roman sous beaucoup d'aspects différents, comme le fait Reich-Ranicki, son style délicieusement médiéval, l'humour léger mais tendre qui accompagne les personnages, son absence de morale (même le fils et la mère couchent ensemble, sans remords, en se doutant pourtant de leur lien de parenté), les considérations sur la grâce, etc. Mais moi ce qui m'avait surtout touché quand je l'ai lu pour la première fois, il y a bien longtemps déjà, c'était cet amour fou, entre frère et sœur, rendu d'autant plus intense qu'ils ne sont pas seulement jeunes et qu'ils vont faire l'amour pour la première fois, mais que surtout ils se retrouvent l'un dans l'autre identiques à eux-mêmes, si ce n'est dans le sexe opposé. L'aspect narcissique de la chose. J'en parlerai encore, dans le 4ème tome de mon Voyage, dans N comme Nabokov, à propos de Ada, de l'amour, du couple. Mais je suis certain que c'est aussi ce thème-là qui intéresse Thomas Mann en premier lieu (peut-être même que tout le reste n'est que fumée, prétexte, remplissage). Walter et Inge Jens dans leur portrait de Madame Thomas Mann née Pringsheim rapportent que c'est le frère de Katia qui avait fait la plus forte impression sur Thomas (toujours ses tendances homosexuelles) et que Thomas lorsqu'il fréquentait la maison Pringsheim avait écrit une nouvelle qu'il a lue devant toute la famille réunie, affreusement gênée, et qui racontait une histoire d'inceste entre frère et sœur qui, après avoir assisté à une représentation théâtrale, leurs parents étant absents, s'aiment violemment sur une fourrure de bête devant une cheminée où crépitent les flammes d'un feu de bois. Je ne sais s'il a finalement publié cette nouvelle. En tout cas l'image le poursuit. Dans Felix Krull elle apparaît deux fois: d'abord quand le héros erre dans Francfort en fête il aperçoit sur un balcon un homme et une femme, visiblement amoureux, jeunes et qui se ressemblent tellement qu'ils ne peuvent être que frère et sœur. Et plus tard à Lisbonne lorsqu'il rencontre une mère et sa fille il confesse que ces images de doubles l'obsèdent: mère et fille, frère et sœur. Remarquez, l'amour incestueux entre frère et sœur est quelque chose d'assez courant en littérature. On le retrouve déjà dans les Mille et une Nuits: c'est l'histoire racontée par l'un des calenders qui assiste sur une île déserte à l'arrivée d'un tel couple qui s'enfonce dans un caveau et puis à la découverte des cadavres par le père, cadavres noircis comme brûlés par les flammes de l'enfer. Et dans un de ces livres vicieux qu'il aime bien (voir n° 0542 Michel Tournier: Les Météores, édit. Gallimard, Paris, 1975) Michel Tournier va même jusqu'à nous montrer des jumeaux vrais, donc de même sexe, des garçons, déjà couchés en position tête-bêche dans le ventre de leur mère!
Reich-Ranicki ne parle pas du tout du frère de Thomas, Heinrich Mann. J'ai pourtant beuacoup de sympathie pour cet homme. Il était l'aîné mais sa réputation littéraire n'a jamais atteint le niveau de celle de son cadet. Et à la fin de sa vie, en exil en Amérique, il était plutôt à charge de Thomas et katia Mann qui ne pouvaient s'empêcher de le regarder avec une certaine pitié, eux les bourgeois, lui le bohême. Car Heinrich dès sa jeunesse, est de gauche, intéressé par les questions sociales, par l'intenational, aussi, alors que Thomas se dit apolitique et, au début du moins, plutôt nationaliste. Heinrich Mann avait été déchu de sa nationalité allemande par Hitler dès 1933. Et a trouvé refuge en France, sur la Côte. Thomas Mann, qui était déjà prix Nobel, a tenu nettement plus longtemps. Ce n'est qu'en décembre 1936 qu'il perd sa nationalité allemande lui aussi. Ses livres avaient déjà été interdits. Il avait fait un appel à la jeunesse européenne leur disant que le bien suprême c’est l’individu, qu’il ne fallait pas mépriser le savoir, ni se fondre dans des groupes ni suivre des guides. C’était vraiment trop (voir n° 3151 Thomas Mann: Achtung Europa! Aufsätze der Zeit, Bermann-Fischer Verlag, Stockholm, 1938). Son frère lui rend hommage dans deux essais: Der Sechzigjährige (le séxagénaire) et Begrüssung des Ausgebürgerten (Salut à celui à qui on a enlevé sa nationalité) (voir n° 0077 Heinrich Mann: Verteidigung der Kultur. Antifaschistische Streitschriften und Essays. Edit. Claassen, Hambourg, 1960.).
Tout en restant à la pointe du combat antifasciste des émigrés allemands, Heinrich Mann se met à écrire, en résidence sur la Côte d’Azur, l’histoire de Henri IV, d’un homme de tolérance en un temps de furie et de fanatisme (voir n° 0084 Heinrich Mann: Die Jugend des Königs Henri Quatre et n° 0085 Heinrich Mann: Die Vollendung des Königs Henri Quatre, édit. Aufbau-Verlag, Berlin-Weimar, 1985). Une histoire qui pourtant finit mal. Par un de ces attentats comme on en voit souvent, de Kennedy à Begin, perpétués par des fous mais qu’on soupçonne, à l’époque d’Henri IV comme à la nôtre, d’être manipulés par des forces obscures qui tuent l’espoir et restent dans l’ombre.
Heinrich Mann finit son Henri Quatre avec une phrase en français: «Seul roi de qui le pauvre ait gardé la mémoire.»
Et, dans son exil, Heinrich Mann se souvient d'un autre Heinrich, exilé lui aussi, Heinrich Heine, dans un texte intitulé Sein Denkmal (son monument) écrit en 1936 en commémoration de la mort de Heine 80 ans plus tôt.
Heinrich Heine à 30 ans
Reich-Ranicki parle avec beaucoup de tendresse de Heinrich Heine (voir n° 3647 Marcel Reich-Ranicki: Der Fall Heine, édit. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 2006), peut-être parce que comme lui il a beaucoup souffert de l'antisémitisme allemand. J'avais déjà lu, de mon côté, avec beaucoup de tristesse, ce que la grande histoire de la littérature, le König, disait de Heine en 1878 encore: "un juif ennemi de la chrétienté, des Prussiens, des Allemands en général, ami de la France, de Napoléon, de la révolution, cynique, obscène, frivole, salissant tout et en particulier les hommes les plus respectables de la littérature allemande" (voir n° 0001 et 0002 Deutsche Literaturgeschichte de Robert König, éditeur von Velhagen und Klasing, Bielefeld-Leipzig, 1906, 31ème édition, la première date de 1878). Et pourtant n’a-t-il pas donné à cette même littérature allemande quelques-uns de ses plus beaux poèmes populaires, qui sont encore aujourd’hui récités ou chantés par tous les Allemands, et d’abord la Lorelei?
«Ich weiss nicht , was soll es bedeuten,
Dass ich so traurig bin.
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.»
Déjà la tristesse, le désanchantement qui va marquer sa poésie jusqu’à sa fin amère. Et 100 autres poèmes mis en musique par Schubert et Schumann, par Mendelssohn et Brahms... Dix mille fois mis en musique, dit même Reich-Ranicki. Et il ajoute: par Liszt, Bruckner, Rachmaninoff, et par Richard Wagner lui-même.
Mais depuis lors beaucoup de gens ont été traités d'anti-Allemands ou d'anti-Français alors même qu'ils défendaient ce qui leur semblait être les valeurs les plus essentielles de leur identité nationale. Reich-Ranicki revient d'ailleurs sur la grande bagarre entre Heine et le poète allemand, le Comte von Paten, et montre que les premières attaques et les plus immondes venaient de celui-ci (Heine réplique en révélant l'homosexualité de von Paten, ce qui n'est évidemment pas très gentil). Reich-Ranicki pense que cette situation tragique de juif émancipé mais pas libre et toujours attaqué sur sa judéité a directement influencé son œuvre de jeunesse, le merveilleux Buch der Lieder (le Livre des chansons) (voir n° 0052 à 0055 Heinrich Heine: Werke, Insel-Verlag, Francfort, 1968, pour les Lieder, voir tome 1: Gedichte). Cette œuvre, dit Reich-Ranicki, est considérée comme "la plus grande réussite de la poésie amoureuse européenne du 19ème siècle". Elle a été traduite dans toutes les langues. Et pourtant, dit Reich-Ranicki, l'amour que chante Heine est un amour malheureux. On est bien loin de Goethe, son amour triomphant, son hymne à la vie. Chez Heine on aime et on n'est pas aimé. On est seul, on voit le bonheur au loin, on est abandonné. Heine, dit encore Reich-Ranicki, a sublimé son propre isolement, son exil, sa souffrance. Et ce sont tous les autres malheureux, ceux qui souffrent, ceux qui sont seuls, ceux qui à leur tour ont été repoussés, exclus, qui se retrouvent dans ces vers.
Mais Heine a bien d'autres mérites. Il a sauvé le romantisme allemand, dit Reich-Ranicki, en le sortant du mièvre, du flou. Il a marié l'humour et l'intelligence avec la poésie. Il a rajeuni la langue, il l'a "décorsetée". Il l'a mise à la portée du grand public (d'où son énorme succès) mais sans rien perdre de sa grâce et de sa légèreté. Reich-Ranicki cite un éloge de Nietzsche que j'ai retrouvé dans Ecce Homo (voir n° 1680 Friedrich Nietzsche: Werke, tome 2, Ecce Homo, édit. Carl Hanser Verlag, Munich, 1966): "C'est Heinrich Heine qui m'a donné la plus haute idée de ce qu'est un poète lyrique. Je cherche vainement ailleurs dans toutes les régions et tous les âges une musique à la fois si douce et si passionnée. Il possédait cette méchanceté divine sans laquelle je ne puis me représenter la perfection… Et comme il manie l'allemand!" Cette dernière phrase m'amuse d'autant plus que Reich-Ranicki rapporte par ailleurs qu'un censeur nazi, cherchant à tout prix des arguments contre le juif Heine, prétend que sa langue est pourrie par le yiddish, puisqu'il écrit au début de la Lorelei: "ich weiss nicht was soll es bedeuten" alors qu'en bon allemand il aurait dû écrire: " was es bedeuten soll"!
Les oeuvres de Heine citées ci-dessus et publiées par le Insel-Verlag comportent une excellente introduction d'un certain Hans Mayer qui débute ainsi: "Heinrich Heine était un événement européen et un scandale allemand". Un événement européen, parce qu’il représentait le dépassement des nationalités, le combat contre les préjugés (suite de la révolution de 1930), le scepticisme et l’ironie dont les principales cibles étaient la paresse de la pensée et la dureté du coeur. Un scandale allemand parce qu’en Allemagne après la victoire sur Napoléon c’était le règne de la Prusse, des petits monarques locaux, de la bourgeoisie et du conservatisme, tout ce que Heine détestait et combattait. Et c’est pourquoi il est cher à mon coeur. C'est également ce que dit Reich-Ranicki en d'autres termes: Il détestait tout ce qui était provincial et étroit d'esprit. En Allemagne il rêvait de la Révolution française, de la société française, de la peinture, du théâtre, de l'Italie aussi et de l'Angleterre. En France il célébrait l'école romantique allemande, expliquait l'histoire des religions, la philosophie allemande. Il orientait le regard des Allemands cultivés vers l'Europe et intéressait l'Europe à l'esprit et à la culture allemandes.
Ils sont nombreux les écrivains et poètes que je découvrais et que j'admirais au cours de mes années d'adolescence à Berlin, dit Reich-Ranicki. Mais nul ne m'est resté plus proche que Heinrich Heine. J'allais jusqu'à m'identifier avec lui. Et toute ma vie je le trouvais à mes côtés, un contemporain, un allié, un ami génial!
J'ai dans ma bibliothèque une très belle biographie écrite par un Anglais, voir n°3029 William Sharp: Life of Heinrich Heine. Edit. Walter Scott, Londres, 1888. Les Anglais se sont vite intéressés à Heine. L’un des grands spécialistes de Heine est un germaniste anglais appelé William Rose. Et pourtant il n’a pas été particulièrement gentil avec eux dans ses Reisebilder: étroitesse d’esprit congénitale, une langue qui est le sifflement de l’égoîsme (Der Zischlaut des Egoismus).
Heine était né à Dusseldorf en 1799 dans une famille aisée. Il n’a pas connu le ghetto comme la plupart des Juifs allemands connus de son époque. Il n’empêche: les Juifs étaient sous tutelle. Et c’est Napoléon qui a émancipé les Juifs de Rhénanie en 1808, amenant malgré tout avec lui quelques principes de la Révolution Française (mème s’il a par ailleurs remis en vigueur l’esclavage pour les beaux yeux de sa créole Joséphine). Or dès 1815 la Rhénanie est annexée par la Prusse et les lois d’émancipation sont annulées. Heine est même obligé de se faire baptiser pour pouvoir terminer ses études de droit, toutes les professions libérales (sauf celle de médecin) et toute actvité de fonctionnaire lui étant interdites par le régime prussien. Il ne faut pas s’étonner alors qu’il ne porte dans son coeur ni les Prussiens ni les Eglises chrétiennes. En 1831 il vient s’installer à Paris, plein d’enthousiasme à cause de la révolution de 1830. Il y reste même s’il s’aperçoit vite qu’il s’agissait d’une révolution de bourgeois, personnifiée par Louis-Philippe. Il perçoit une rente de son oncle hanséatique qui aurait bien voulu qu’il lui succède à Hambourg, mais qui ne se montre finalement pas trop rancunier.
A Paris il occupe le poste de correspondant d’un journal allemand (c’est probablement cette activité journalistique, et peut-être aussi l’influence de la langue française - il a d’ailleurs écrit également en français - qui fait que son style est tellement fluide, comme parlé, clair et pourtant toujours musical. Sa prose est un vrai plaisir. Aujourd’hui comme hier. Il est de toute façon toujours actuel). Il y fréquente Chopin, Balzac, Gérard de Nerval et Louis Blanc, le socialiste. Il y rencontre même Karl Marx qui l’attire et l’effraye en même temps. Il est pour la victoire des pauvres mais a peur que le règne de la plèbe signifie la fin de la civilisation, de la culture, de l’art, de l’élite intellectuelle. Il aurait probablement été étonné s’il avait pu voir l’avenir et que ce n’est pas la plèbe communiste mais l’Amérique matérialiste qui allait amener cette fin-là.
La fin de sa vie est triste. Dès la fin des années 30 il eut un mal mystérieux (dégénérescence de la moelle épinière) qui le paralysa (perte d’un oeil, paralysies faciales, plus de sensibilité aux lèvres, douleurs qui ne pouvaient être apaisées que par l’opium, puis paralysie d’une jambe). A partir de 1848, la deuxième révolution, la vraie celle-là qui nous amènera la République (pas pour longtemps hélàs) et l’abolition de l’esclavage, grâce à l’Alsacien Schoelcher, il ne pouvait plus quitter son grabat et serait probablement mort très vite si un médecin hongrois n’avait pas réussi à trouver un remède à son mal. Mais il ne quitta plus son matelas - sa tombe-matelas comme il l’appelle - mais continua à produire, des poèmes terribles mais aussi d’autres très doux , en particulier pour la lectrice, jeune, trilingue, dévouée, «la Mouche», qui l’assista jusqu’à la fin. Il mourut le 17 février 1856. Alexandre Dumas et Théophile Gauthier suivirent son enterrement. Sa tombe est au cimetière de Montmartre. C’est lui qui l’avait choisi. Il trouvait celui du Père Lachaise trop bruyant!
Mais revenons une dernière fois à Reich-Ranicki. Car celui-ci finit par s'attaquer au père de tous, au géant, à Goethe lui-même (voir n° 3648 Marcel Reich-Ranicki: Goethe noch einmal, Reden und Anmerkungen, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart/Munich, 2002). Ce qui a d'abord eu pour effet de me faire replonger dans ce qu'il trouve de plus génial chez Goethe, sa poésie d'abord, son Faust ensuite. Et, effectivement j'ai relu Faust (la première partie, je n'ai pas eu le courage pour la deuxième). Avec beaucoup de jouissance. Et, en plus, je suis tombé en arrêt, à la Hexenküche, la cuisine de la sorcière, sur une formule mystérieuse que récite la sorcière, des vers énigmatiques que m'a récités mon père dans mon enfance, quand il m'a expliqué ce qu'était un carré magique, ces carrés faits de cases remplies de chiffres (dans ce cas de neuf cases) et où les sommes des lignes horizontales et verticales (et même une des deux diagonales) doivent être identiques. Ces vers les voilà:
"Aus eins mach zehn
Und zwei lass sein
Und drei mach gleich
So bist du reich"
De un fais dix, et laisse le deux, de même le trois, alors tu es riche (tu es riche parce que maintenant tu connais la somme du carré magique: 10+2+3=15)
"Und vier verlier
Aus fünf und sex
So sagt die Hex
Mach sieben und acht"
Et perds le quatre (= zéro), et de cinq et six, te dit la sorcière, fais sept et huit (et par conséquent, sur la dernière ligne sept et huit sont remplacés par cinq et six, et sur la dernière case on retrouve le quatre perdu, et effectivement on a un carré dont toutes les lignes horizontales et verticales ainsi qu'une des deux diagonales font quinze!).
Goethe était un Européen, comme le sera Heine. D'ailleurs n'a-t-il pas vécu un temps à Strasbourg, ville européenne par excellence? Suivant des études de droit à l'Université, admirant la Cathédrale, allant visiter à cheval la fille du pasteur de Sessenheim (a-t-il couché avec ou non, that is the question!), discutant avec Herder de poésie populaire et de folkklore et avec le jeune Siegfried Lenz d'art dramatique. Car Goethe était aussi un esprit universel, peut-être l'un des derniers écrivains à se targuer aussi de science (sa Farbenlehre, la science des couleurs) et gardant cette ouverture jusqu'à la fin, découvrant la poésie persane à plus de 70 ans en la personne de Hafez publié pour la première fois en Occident en 1819 (voir mon Voyage, tome 2, Notes de lecture 7, L'âge d'or arabo-persan), ce qui va être à l'origine de son West-östlicher Divan (voir n° 2772-74 Goethe: West-östlicher Divan, édité et annoté par Ernst Grumach, Akademie-Verlag Berlin, 1952). Pour Reich-Ranicki, c'est la poésie lyrique de Goethe qui fait sa grandeur. C'est le plus grand de tous les poètes, et pas seulement des poètes allemands. Et ce qui fait que sa poésie est unique, dit-il encore, c'est justement l'universalité des thèmes abordés. Je soupçonne Reich-Ranicki d'être particulièrement sensible à l'alliage du lyrisme et de l'intelligence, sense and sensibility, en somme, et que c'est cela qui explique sa prédilection pour les poètes de cette veine: Goethe, Heine, Brecht… Mais son admiration de la poésie de Goethe a encore d'autres raisons: il n'arrête pas de célébrer la femme, l'amour, et ses amours sont toujours heureux et sa célébration de l'amour est une célébration de la vie. On retrouve bien ici le survivant du ghetto de Varsovie!
Reich-Ranicki, le fou de littérature, le drogué de lecture, l'amoureux de la vie, le survivant du ghetto. Décidément j'aime bien cet homme.
Septembre 2006
PS: Joachim Fest est décédé le 11 septembre, peu de temps avant la publication de son autobiographie qui devait paraître chez Rowohlt le 22 sous le titre: Ich nicht.
Post-scriptum 2 (août 2010) : Je viens de dénicher sur la place du marché de Luxembourg un autre bouquin de Reich-Ranicki : il s’agit d’un livre de portraits (il les collectionnait) accompagnés chaque fois de courts commentaires (voir n° 4001 Marcel Reich-Ranicki : Meine Bilder – Portraits und Aufsätze, édit. Deutsche Verlagsanstalt, Stuttgart/Munich, 2003). Soixante-neuf portraits essentiellement d’écrivains et de critiques allemands, ainsi que quelques portraits d’écrivains étrangers et de musiciens.
On se rend compte une fois de plus que ses écrivains préférés sont Heine, Brecht et Thomas Mann. A propos de Heine il raconte l’anecdote suivante. Il est allé visiter la tombe de Heinrich Heine au cimetière de Montmartre et y a rencontré deux couples. D’abord un couple français, la fille, rieuse et gracieuse, y a déposé une gerbe de roses, puis son compagnon l’a embrassé. Ensuite est arrivé un couple allemand, plus sérieux, et qui a apporté des œillets, et puis l’Allemand, un peu hésitant, a embrassé sa compagne lui aussi. « Alors je me suis dit », raconte Reich-Ranicki, « voilà que cette tombe est devenue un pèlerinage pour amoureux ». « Et puis j’ai pensé à ces vers de Atta Troll » :
« Mon chant est inutile. Oui, inutile
Comme l’amour, comme la vie,
Comme le créateur depuis sa création ! »
Et je me suis demandé, dit Reich-Ranicki, si un chant est vraiment inutile lorsqu’il contribue à la joie de vivre, lorsqu’il rend heureux.
A propos de Thomas Mann il revient encore une fois à ce roman que nous aimons tous les deux, L’Elu. Et il émet une idée qui me paraît intéressante. On sait que dans ce roman est perpétré un double inceste. D’abord le frère couche avec sa soeur, puis le fils avec sa mère. Et personne ne trouve rien à y redire, ni les personnages du roman ni celui qui l’écrit. Alors, se demande Reich-Ranicki, ne serait-ce pas une manière détournée de défendre des mœurs sexuelles non-conformistes, comme l’homosexualité par exemple ? On sait que Thomas Mann a toujours tourné autour du pot (si l’on peut dire) et qu’il na pas eu le courage d’André Gide. Personnellement cette interprétation me plaît. D’autant plus quand je me remémore cette histoire que racontent Walter et Inge Jens dans leur biographie de l’épouse de Thomas Mann (c’est du frère de sa future femme que Thomas est d’abord épris, et puis il invente, dans leur maison familiale, une histoire d’amour incestueux entre frère et sœur devant le feu d’une cheminée. Voir ci-dessus).
Reich-Ranicki parle également de Kleist. On sait combien j’apprécie cet écrivain, pas seulement à cause de son style, très naturel, tout en étant très travaillé, utilisant énormément le discours indirect (d’ailleurs on a dit que Kafka s’en est inspiré, j’en ai parlé à propos de ce dernier au Tome 4 de mon Voyage : Notes 13 : Vienne, capitale de la Cacanie). Mais aussi à cause de l’idée qui est partout présente dan son œuvre, la révolte contre l’injustice, et tout particulièrement de l’injustice perpétrée par les institutions, Etat, Justice, Police, Famille. Il est d’autant plus choquant, ai-je dit dans les Trente Honteuses (voir Voyage, Tome 4, Notes 13 (suite 2) : 1914 – 1945 - Les Trente Honteuses), à propos du règne de Hitler et de l’obéissance de toutes les institutions à sa loi, que ceci ait pu arriver dans un pays qui a vu naître un homme qui a écrit Michael Kohlhaas (un héros qui pousse jusqu’au paroxysme, sacrifiant sa famille, ses biens et même sa propre vie, dans la quête de la réparation de l’injustice qui lui avait été faite). Or Reich-Ranicki m’apprend quelque chose que je ne savais pas (ou que j’avais oublié) : son double suicide spectaculaire au bord du Petit Wannsee. La courte biographie contenue dans mon exemplaire des Nouvelles de Kleist (voir : n° 0074 Heinrich von Kleist : Sämtliche Erzählungen und Anekdoten, édit. Philp Reclam jun., Stuttgart, 1986) ne donne guère d’explications : « 21 Novembre 1821 : Double suicide avec Henriette Vogel au Petit Wannsee ». Mon édition du Prince de Hombourg est un peu plus explicite, voir n° 0073 Heinrich von Kleist : Prinz von Homburg (édition annotée en français), édit. Masson et Cie, Paris, 1930. F. Fournier, auteur de l’introduction et des notes, répète la même information et la complète ainsi : « La femme d’un de ses amis, Henriette Vogel, qui se croyait atteinte d’une maladie incurable, mourut en même temps que lui : elle demanda à Kleist de la tuer ; il obéit et se tua ensuite ». Reich-Ranicki dit que l’affaire avait fait grand bruit à l’époque. On en a parlé pendant des semaines. Elle l’a rendu célèbre brusquement, plus que l’avait fait son œuvre. On a parlé de relation amoureuse. Pourtant ses amis pensaient que Kleist n’avait peut-être jamais touché de femme (t’Serstevens raconte la même histoire à propos de Swift pour expliquer la misogynie de Cendrars, voir Voyage, Tome 1, Notes 6 : Cendrars et ses amis). Kleist reculait toujours au dernier moment comme Kafka qui a été longtemps fiancé sans jamais se décider à épouser la fameuse Felice Bauer (Canetti a étudié ce problème dans l’Autre Procès, voir dans mes Notes 13 : Vienne capitale de la Cacanie). Certaines lettres, dit Reich-Ranicki, font croire que Kleist avait lui aussi des tendances homosexuelles. Tout ceci est ridicule. Il me semble évident, après avoir lu ou relu sa biographie, que son suicide est un suicide de protestation (suicide de remontrance ou de ressentiment suivant la catégorisation établie par Maurice Pinguet dans son étude sur La Mort volontaire au Japon. Voir Voyage, Tome 3, Notes 10 (suite 5) : Les Samouraïs). Il voulait égaler Goethe et n’a eu que des échecs de son vivant. La générale, pourtant organisée par Goethe lui-même, de sa première pièce, La Cruche brisée (Der zerbrochene Krug) est ratée. Sa Käthchen von Heilbronn est refusée par le Théâtre Royal et son Prince de Hombourg déplaît à la Cour. Et il n’est jamais sorti de ses problèmes financiers. Sa mort ressemble au fond à celle de Kohlhaas qui était aussi une sorte de mort de protestation. Et Reich-Ranicki a probablement raison de dire que la mort de Kleist est conforme à son œuvre, que dans son cas la vie et la littérature sont parfaitement unies l’une à l’autre.
J’ai été également intéressé par ce qu’il dit de Joseph Roth : « un juif de l’Est à la recherche d’une patrie ». Or je viens d’acheter, mais ne l’ai pas encore lu, le livre que Claudio Magris, le Triestin, a consacré à Joseph Roth (voir n° 4015 Claudio Magris : Loin d’où – Joseph Roth ou la tradition juive-orientale, édit. Seuil, 2009). Il y montre, nous dit son éditeur, comment « l’œuvre de Roth prend sa source dans la douleur d’une double perte : celle de l’Empire, celle du shtetl natal ». Il avait cru trouver sa patrie, dit Reich-Ranicki, dans la capitale de l’Empire. Et puis ailleurs, dans le socialisme, dans l’Allemagne de Weimar. Et puis finalement la seule patrie qui lui est restée, c’était la langue allemande (c’est lui-même qui l’a dit). Et puis il est mort à Paris dans un établissement pour pauvres…
Reich-Ranicki se gausse aussi des ultra-orthodoxes d’Israël. Il a fallu du temps – et organiser une conférence internationale spéciale – pour que Heine puisse avoir droit de cité dans le pays (être reconnu, avoir une rue à son nom, être lu à l’école). C’est une bonne nouvelle, dit Reich-Ranicki. Pas pour Heine, mais pour Israël. Ces ultra-orthodoxes qui croient encore que Richard Wagner était un nazi. Et qu’il a même, peut-être, composé la mélodie du Horst-Wessel Lied (je rappelle pour ceux qui l’auraient oublié que Wagner est mort en 1883). Or, parmi tous ses portraits d’écrivains, Reich-Ranicki possède également un portrait de Wagner (une lithographie de Renoir). Et il est un fervent admirateur du compositeur. « Aucun opéra ne me donne plus de plaisir que Les Maîtres Chanteurs », dit-il. « Et aucun ne m’émeut autant que Tristan et Yseult ». Et quand on lui parle de l’antisémitisme de Wagner et de ses écrits stupides (La judéité dans la musique), Reich-Ranicki répond : « oui, mais il y a beaucoup de gens honnêtes et nobles, mais ils n’ont écrit ni le Tristan, ni les Maîtres Chanteurs ».
En commentant les nombreux portraits de Günter Grass (dont l’un est de Grass lui-même car c’est un excellent dessinateur et graphiste) Reich-Ranicki est un peu gêné. Il l’a beaucoup critiqué. Ils sont quand même restés en relation et il en profite même pour dire beaucoup de bien de sa façon d’accommoder les poissons (je ne sais pas si cela console l’écrivain !). Il parle aussi de la fameuse émission qu’il a longtemps animée à la télé allemande, le Quatuor littéraire (Das literarische Quartett) de mars 1988 à décembre 2001. Une émission que les Français ne connaissent pas mais qui a eu en Allemagne le même effet que les émissions Pivot chez nous : elle a fait lire. L’émission a souvent été critiquée. Superficielle, violente, agressive, populaire, etc. Grass lui a reproché de « trivialiser » la critique littéraire. Reich-Ranicki accepte les critiques, mais explique que le principe même de l’émission (75 minutes pour analyser 5 livres) ne permettait pas de réaliser une analyse littéraire en profondeur. Mais aujourd’hui tous les éditeurs et les libraires pleurent parce que l’émission n’existe plus. « De toute façon », dit-il encore, « si on voulait juger mon accomplissement professionnel d’après le Quartett, on serait injuste avec moi. Ce que j’ai à dire et ce que j’avais à dire à propos de littérature se trouve dans mes contributions aux journaux et aux revues. Et bien sûr dans mes livres ».
Pour finir je voudrais encore relever une réflexion que Reich-Ranicki fait quelque part dans une de ses notes sur Günter Grass. Il parle de Noël, je ne sais plus pourquoi (si, c’est au moment où il se demande s’il aime Grass ou pas) et il écrit ceci : « On fête Noël. On fête la naissance de l’homme qui est probablement le plus célèbre au monde, ce juif qui a pris au sérieux ce mot de l’Ancien Testament : « Aime ton prochain comme toi-même ». Et pourtant je ne suis pas tout à fait satisfait de la formule. J’aurais préféré qu’il dise : « Aime ton prochain car il est comme toi ». Je suis stupéfait car c’est une réflexion que je me suis faite à moi-même depuis longtemps déjà. Moi aussi je pense que la formule aurait dû être celle-ci : « Aime ton prochain car il est de la même nature humaine que toi ». D’ailleurs je pense que c’est ce que le Christ voulait dire en réalité. Du moins je me l’imagine. Une fois de plus je me trouve d’accord avec Marcel Reich-Ranicki (encore que je n’ai jamais entendu parler de cette injonction dans l’Ancien Testament. Je l’ai pourtant lu en entier). Si on interprète cette phrase de cette manière le Christ est le premier humaniste. Et, quand l’Eglise, comme elle le fait actuellement, exige que l’on traite les Roms en respectant leur dignité humaine (et non par charité chrétienne), elle adopte elle-même une vision humaniste de l’enseignement si souvent déformé de ce juif qui s’appelait Jésus.
Post-scriptum 3 (janvier 2014) : Retour à Reich-Ranicki à propos de son décès (Bloc-notes 2014). Reich-Ranicki critique et amateur de poésie. Poésie de Erich Kästner et Petite anthologie de poésie allemande.