Ret Marut (futur B. Traven) à Londres en 1923/24 (document Guthke)
Je crains que beaucoup de lecteurs francophones prennent encore aujourd’hui Traven pour un simple auteur de romans d’aventures bien ficelés et se souviennent du Trésor de la Sierra Madre plus à cause du film que du roman dont le film est tiré. Et c’est bien dommage. Car B. Traven n’est pas seulement un véritable écrivain au style direct, animé, moderne, dissimulant sa tendresse sous un humour sarcastique, c’est aussi quelqu’un qui a conservé jusqu’à la fin les convictions de sa jeunesse. Sauf que l’anarchiste, le radical, le révolutionnaire des années 1917 - 1921 (période de parution du Ziegelbrenner de Ret Marut) est devenu un homme plus mûr, moins dogmatique et plein de pitié. Et d’abord de pitié pour les Indiens si cruellement exploités du Chiapas. Et c’est pourquoi je considère que le coeur de son oeuvre mexicaine est constitué par ses romans du Cycle de la caoba (Mahagoni en allemand, acajou d’Amérique en français).
Mais B. Traven a aussi ceci d’extraordinaire c’est qu’il n’a jamais cessé de s’entourer d’un mystère absolu concernant son identité et son passé. Il y a probablement d’autres écrivains qui ont cherché l’isolement ou l’incognito (on a actuellement l’exemple de Thomas Pynchon, l’auteur de V.) mais B. Traven est allé beaucoup plus loin. Il a caché jusqu’à la fin le secret de sa naissance (et de son véritable nom). Il a prétendu être de nationalité américaine déjà avant la première guerre mondiale. Au Mexique il se faisait passer en public pour son représentant sous le nom de Croves. Et ce n’est que sur son lit de mort qu’il a autorisé sa femme à révéler qu’il avait effectivement été, dans une autre vie, le révolutionnaire allemand Ret Marut. B. Traven a répété mille fois que seule comptait l’oeuvre et que l’auteur n’était rien. Qu’il était même malsain de s’intéresser autant à lui. Et pourtant je vais d’abord parler de son mystère avant d’évoquer son oeuvre. D’abord parce qu’il y a un fil évident qui lie sa première vie à sa deuxième. Et ensuite parce qu’on a souvent l’impression que certains de ses secrets résonnent discrètement dans nombre de ses écrits.
L’homme et son secret
1) n° 1259 Judy Stone: The Mystery of B. Traven, édit. William Kaufmann, Los Altos, California, 1977.
2) n° 1260 Will Wyatt: The Secret of the Sierra Madre, the man who was B. Traven, édit. Doubleday and Cy, New-York, 1980.
3) n° 2722 Karl S. Guthke: B. Traven, Biographie eines Rätsels, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort, 1987.
Le premier livre qui a attiré mon attention sur le secret de B. Traven est celui de la journaliste californienne Judy Stone, critique de cinéma pour le journal San Francisco Chronicle. Elle a été la première journaliste a réussir à obtenir un interview de son double Hal Croves en 1966. C’est le film tourné au Mexique par John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, qui a attiré l’attention des médias sur Hal Croves alias B. Traven. Il faut dire que celui-ci a assisté en tant que conseiller technique du début jusqu’à la fin du tournage. John Huston raconte cette expérience en détail dans son livre de souvenirs An Open Book (voir n° 3574 John Huston: An Open Book, édit. Macmillan London, 1981. La première édition a paru aux USA chez Alfred Knopf, New-York en 1980). Moi j’aime beaucoup Huston parce qu’il aime la littérature - même s’il est plutôt autodidacte - et parce qu’il respecte l’esprit des livres qu’il filme. Et il en a filmés beaucoup, plus même que l’autre cinéaste littéraire, Stanley Kubrick. Voir, en plus du Trésor, Le Faucon Maltais de Dashiel Hammet, Les Racines du Ciel, L’Homme qui voulait être Roi, Moby Dick, The Night of the Iguana de Tennessee Williams, The Red Badge of Courage de Stephen Crane, Reflections in a golden Eye de Carson McCullers, etc. Huston devait faire le Trésor dès les années 40 et était en correspondance avec Traven. Et puis c’est la guerre. Ils correspondent à nouveau en 1946 et Huston, jugeant sur la base de ses lettres et d’un script préparé par Traven pour le Pont dans la Jungle, trouve l’homme fascinant, intelligent et plutôt ouvert. Lorsqu’il rencontre celui qui dit être Hal Croves, son représentant, il est plutôt déçu: un homme mince, insignifiant, fermé. Il pense que Croves et Traven sont deux personnes différentes. Quelquefois il change d’avis quand il voit la parfaite connaissance qu’a Croves du script et quand il le voit tourner la tête quand on veut le photographier. En tout cas lorsqu’il commence à tourner en avril 47, Croves est là et il va reter à son poste jusqu’à la fin. Pourtant Huston finit par penser que Croves n’est pas Traven. Surtout lorsqu’il se défend comme un beau diable lorsque les collaborateurs mexicains du film veulent, comme ils l’ont déjà fait au médecin de l’équipe et à Huston lui-même, lui ôter son pantalon et, pour lui exprimer leur admiration de grands machos, lui teindre les testicules en rouge avec du mercurochrome. Et pourtant on comprend que Traven, le vrai, n’ait guère apprécié!
En tout cas le film sort en 1948 et l’intérêt des journalistes pour le mystérieux Traven croît d’autant plus que ses livres commencent à avoir un succès considérable aux Etats-Unis (alors qu’avant la guerre ils n’ont intéressé personne: il est vrai que Traven, bizarrement, avait interdit à Alfred Knopf d’entreprendre la moindre campagne de marketing). Dès 1948 un journaliste mexicain le piège et réussit à prouver que Croves et Traven sont une et seule personne. Mais c’est dans les années 60 que commence la grande chasse. Un journaliste du Stern, Heidemann, qui n’a jamais pu rencontrer Traven, publie un premier article en 1963, et un 2ème en 1967 où il prétend que Traven est un enfant naturel de l’Empereur Guillaume II! C’est peut-être pour mettre un terme à tous les bruits qui commencent à courir que Traven, sous le nom de Croves accepte de parler avec Judy Stone. Il y a une véritable relation de sympathie qui s’établit entre les deux. Les entretiens durent plusieurs semaines. Elle est reçue chez les Croves. Mais la relation est pathétique. Croves-Traven est un homme déjà âgé, commençant à devenir sourd et aveugle, un homme traqué qui cherche désespérément à garder son mystère. Même s’il sait qu’elle sait qu’il est Traven. Et qu’il est peiné de lui mentir. Mais, comme il est dit dans le Vaisseau des Morts: si tu ne veux pas qu’on te mente, ne pose pas de questions! Les articles de Judith Stone paraissent à la fin 1967 dans la revue Ramparts. Son livre ne paraît qu’en 1977 après la mort de Traven. Et commence par parler de Ret Marut et de la Révolution de 1919. Car, dit-elle dans son livre, elle savait déjà au moment de ses rencontres avec Croves que B. Traven était Ret Marut. Un poète allemand qui avait participé à la Révolution de 1919, Erich Mühsam, avait comparé les textes de la revue Ziegelbrenner de Marut avec ceux des romans de B. Traven et avait conclu qu’ils avaient été écrits par le même homme. Et elle raconte qu’avant de quitter Traven-Croves définitivement elle lui remet une longue lettre dans laquelle elle lui dit qu’elle croit que Hal Croves est B. Traven et qu’en plus B. Traven est Ret Marut. Je ne cherche à percer votre secret que dans un seul but, dit-elle, celui de mieux vous comprendre, vous et votre oeuvre. Vous devriez accepter cela. Et elle ajoute qu’elle pense que la véritable clé se trouve dans le Vaisseau des Morts. Et elle cite cet extrait que je vais citer aussi car je crois comme elle que c’est là que l’on trouve le véritable secret de sa naissance. Ce texte c’est la réponse que Gales fait au consul: «Est-ce que ma naissance a été enregistrée? Je ne sais pas, j’étais trop petit pour me le rappeler. Est-ce que ma mère a été mariée avec mon père? Je n’ai jamais demandé à ma mère. Je pensais que c’était son affaire et non la mienne. Comment je puis prouver quoi que ce soit si ma naissance n’a pas été enregistrée? Inscrire mon honnête nom dans le registre d’un vaisseau des morts? Non je ne suis pas tombé aussi bas. Alors j’ai abandonné mon vrai nom. Je pense de toute façon que ce n’était que le nom de ma mère, puisqu’il n’avait jamais été clair si mon père a ajouté son nom ou non. J’ai coupé toute relation avec ma famille. Je n’avais plus de nom qui m’appartenait...» Bien sûr B. Traven n’a jamais répondu à la lettre de Judy Stone. D’abord il lui dit du mal de Ret Marut (un polémiste, un charlatan, il n’a peut-être même pas participé à la Révolution). Et puis au moment de lui dire adieu: «Il faudra que je réponde à votre lettre point par point. Vous aurez de mes nouvelles. Pour une grande partie c’était une très bonne lettre». Et puis ils se sont embrassés. Et Judy Stone n’est revenue qu’après sa mort en 1969 et a accompagné sa femme jusque dans le sud du Chiapas (là où vivaient ses chers Indiens Lacandon). Et, après avoir célébré une fête funèbre avec les gens du village, Judy Stone, la veuve de Traven et l’ami Canessi, le sculpteur, s’envolèrent dans un Cessna 300 pour déverser les cendres de Ret Marut - B. Traven - Hal Groves au-dessus de la jungle du Chiapas.
Grâce à la publication du livre de Judy Stone (mais aussi grâce aux recherches entreprises par Rolf Recknagel en Allemagne de l’Est, j’en parle à propos du Ziegelbrenner) on sait maintenant d’une façon certaine que B. Traven et Ret Marut sont une seule et même personne et on commence à s’intéresser sérieusement au Ziegelbrenner et à la Révolution munichoise de 1919. D’ailleurs la veuve de Traven déclare officiellement que son mari l’a autorisé sur son lit de mort à confirmer qu’il est bien Ret Marut. Mais en même temps elle déclare que son véritable nom est Traven Torsvan, qu’il est né à Chicago (alors que lui-même a toujours prétendu qu’il était né à San Francisco) le 3 mai 1890, fils d’un fermier norvégien Burton Torsvan et d’une Anglaise, Dorothy Croves, qui, dégoûtée de l’Amérique, est partie peu de temps après pour s’établir en Allemagne. Le mystère de sa naissance restait entier!
Trois ans après le livre de Judy Stone, en 1980, paraît celui de Will Wyatt. Il était journaliste et cinéaste pour la télé (la BBC) et éduqué à Oxford et Cambridge. Il entreprend un véritable travail de détective qui s’étend sur plusieurs années et touche aussi bien l’Amérique du Nord que l’Europe (la Pologne). Et il a les moyens car la BBC veut en faire un film. Première surprise: il rencontre Bernard Smith qui travaillait dans les années trente pour l’éditeur Alfred Knopf et qui était en charge des trois premiers manuscrits de Traven destinés à la publication aux Etats-Unis: The Death Ship, The Treasure in the Sierra Madre et The Bridge in the Jungle. Les manuscrits étaient en anglais mais impossibles à publier en l’état, dit-il. L’anglais était, visiblement, une traduction mot à mot d’un texte allemand et avait gardé la syntaxe de la langue originale. Il propose à Traven une transposition en bon anglais. Celui-ci demande un échantillon. Smith lui envoie la transposition des 40 premières pages du Vaisseau des Morts. Traven est enchanté et lui donne le feu vert. Les trois livres paraissent sans la mention «translated from». On a donc une première constatation: Traven n’avait pas une connaissance suffisante de l’anglais pour réussir à créer une oeuvre littéraire. Il était donc bien allemand. Encore que cela n’exclue pas la possibilité d’être né aux Etats-Unis et d’en posséder la nationalité. Guthke signale que la Büchergilde Gutenberg a fait retraduire en allemand (et publié) les trois publications américaines citées ci-dessus. C’est une histoire qui plairait certainement à l’universitaire français Bernard Dhuicq, «traductologue», et qui est en train de retraduire en français la version anglaise faite par l’écrivaine anglaise du XVIIème siècle, Aphra Behn, des Réflexions de La Rochefoucauld!
Wyatt rencontre encore beaucoup d’autres témoins, Huston, les amis et la famille de Traven-Croves au Mexique, et puis il a un coup de génie. Deux coups de génie, en fait. Le premier, d’interroger les archives du Ministère de l’Intérieur britannique. Il découvre que Ret Marut a été arrêté en décembre 1923 à Londres pour ne pas s’être enregistré comme étranger (Américain), a été condamné à être expulsé, a été libéré de prison en février 1924, et a quitté l’Angleterre en avril, embarqué comme marin sur un bateau. Déjà le dossier de Ret Marut contient plusieurs noms: Albert Otto Max Wiedecke, Adolf Rudolf Feige, Barker et Arnold. Deuxième coup de génie: Wyatt se souvient qu’aux Etats-Unis il y a le Freedom of Information - Act et s’adresse successivement d’abord à la CIA et au FBI et puis au Ministère des Affaires Etrangères. Et c’est là qu’on lui remet copie de la correspondance avec l’Ambassade américaine de Londres. D’où il ressort que Ret Marut a déjà essayé d’obtenir un passeport américain en 1915 en prétendant être né à San Francisco. Malheureusement le grand tremblement de terre de 1906 (et l’incendie qu’il a provoqué) a détruit tout l’Etat-civil de la ville. Malheureusement ou heureusement? Le savait-il? Voulait-il en prendre avantage? Et à Londres, en février 1924 il fait une nouvelle demande. Disant qu’il est le fils né à San Francisco de William Marut et d’Helen Marut née Ottorent. Demande refusée comme la première. On ne croit pas à son histoire. Visiblement il n’a pas l’air de connaître San Francisco. Et son accent allemand n’aide pas à leur donner confiance. Et puis voilà que Wyatt trouve une autre lettre: les services secrets anglais ont signalé à leurs collègues américains que ce même Ret Marut qui cherche à se faire passer pour un citoyen des Etats-Unis a finalement confessé qu’il s’appelait Hermann Otto Albert Max Feige et qu’il est né à Schwiebus en Allemagne en 1882. Père potier, mère ouvrière textile. Belle surprise! Et pourquoi aurait-il avoué tout à coup d’être Allemand alors même qu’il cherche encore à obtenir un passeport américain? Peut-être un deal, pense Wyatt: je dis la vérité, vous pouvez vérifier mais vous ne m’expulsez pas vers l’Allemagne où je risque d’être exécuté (pour la Révolution de 1919). Alors Wyatt demande l’aide de l’Ambassade britannique en Pologne car Schwiebus est maintenant situé en Pologne et s’appelle Swiebodzin. Et reçoit quelques semaines plus tard un certificat de naissance: Hermann Albert Otto Macksymilian Feige, né le 23 février 1882 de Adolf Rudolf Feige et de Hormina Wienecke. Wyatt se rend lui-même en Pologne, découvre que l’enfant est né trois mois avant que son père le reconnaisse et épouse sa mère, il déniche encore un frère, une soeur, même des nièces de ce Otto Feige en Allemagne. Ils reconnaissent Otto sur les photos, racontent que Otto a vécu au foyer de ses grands-parents maternels jusqu’à l’âge de 6 ans, qu’il a très mal vécu le fait qu’on l’en ait arraché, qu’il était bon élève, voulait devenir pasteur, mais que ses parents l’ont obligé à devenir apprenti-serrurier. Il aurait encore fait son service militaire, puis aurait commencé à faire de la politique et puis a rompu tous liens avec sa famille (en 1904) et qu’ils n’ont plus jamais entendu parler de lui. Et son père, semble-t-il, travaillait dans une briqueterie, une Ziegelei, d’où, pense Wyatt, le nom de Ziegelbrenner, cuiseur de briques. Le film de Wyatt passe à la BBC en décembre 1978 avec le titre: «A Mystery solved». Pour Wyatt le secret de Traven-Marut était percé. Et je le pensais aussi.
Et puis un jour je tombe tout à fait par hasard dans une librairie allemande de Luxembourg, une librairie qui n’existe plus aujourd’hui, sur un énorme pavé de 800 pages: le bouquin de Guthke. Paru en 1987, c. à d. 7 ans après celui de Wyatt. Evidemment je me précipite sur le chapitre qui parle des origines. Et là, déception: Guthke ne croit absolument pas à la solution Feige. Pour lui le mystère de la naissance reste entier. Guthke n’est pas n’importe qui. Professeur à Harvard, il a consacré de nombreuses années à ses recherches, visité Mexico, Londres, Hambourg, Munich, l’Australie même et a eu accès pour la première fois aux archives absolument complètes de B. Traven à Mexico ainsi qu’à celles de la Büchergilde Gutenberg (contenant toute la correspondance échangée entre Traven et son éditeur). Il ne croit pas au deal imaginé par Wyatt entre Marut et les services secrets anglais, il ne croit pas que le frère d’Otto Feige puisse le reconnaître sur une photo alors qu’il ne l’a pas vu depuis 70 ans et qu’il avait 7 ans quand Otto est parti et il ne voit pas pourquoi Marut-Traven qui a caché (ou peut-être ignoré) sa véritable origine jusqu’à sa mort, la confierait soudain à des policiers anglais. Tous ses arguments ne sont pas totalement convaincants. Il en reste un, de taille: toute son oeuvre montre, dit-il, que Traven a fait une fixation, que l’on pourrait appeler neurotique, sur les problèmes identitaires, sur l’illégitimité, sur les documents officiels, sur la certification de la vie. Ce qui conduit à penser à une naissance illégitime, à l’absence d’un père (il n’y en a jamais dans son oeuvre), l’absence de famille, de frères et soeurs, à des problèmes avec une mère (il y a beaucoup de mères dans son oeuvre, souvent des mères mauvaises mais aussi quelquefois mises sur un piédestal, on y reviendra). Tout ceci ne s’applique guère à Otto Feige. Il faut en faire son deuil. On ne saura jamais le secret de B. Traven.
Wyatt ne semble pas avoir beaucoup de sympathie pour l’homme Traven. Il se base sur le témoignage de gens qui l’ont rencontré comme Huston, et qui l’ont trouvé renfermé, peu intéressant, sans présence physique (alors que Huston avait été fasciné, je l’ai dit, par les lettres et les scénarios brillants qu’il lui avait envoyés). Or il faut comprendre que B. Traven était toujours sur ses gardes (à cause de son secret) face à des gens qui n’étaient pas ses amis intimes. Alors qu’avec ses amis, et il en avait, et avec sa famille, il était absolument charmant et un conteur extraordinaire. Judy Stone et Karl Guthke sont en empathie avec Traven, Stone parce qu’elle a passé des semaines avec lui et qu’elle a été émue par le personnage, Guthke parce qu’il s’est enfoncé dans son oeuvre et sa correspondance et qu’il y a découvert quelqu’un de profondément humain. Alors il est temps de laisser de côté le mystère et de parler de sa vie, de celle que l’on connaît, et de son oeuvre. Pour la biographie je vais suivre le livre de Guthke. Car, comme le dit l’éditeur, c’est bien la première biographie de Traven. Parce qu’elle est complète et qu’elle est littéraire.
Sa vie. Ce que l’on en sait.
Celui qui va d’abord s’appeler Ret Marut commence sa vie publique comme acteur en 1907. Acteur et de temps en temps metteur en scène. Il a 25 ans si sa date de naissance 1882 est exacte. Il participe à des tournées en Allemagne et finit sa carrière, pas très brillante, au Théâtre de Düsseldorf en 1915. Il vit avec une actrice Elfriede Zielke dont il a peut-être une fille. Rupture en 1914. Puis rencontre d’une autre femme, comédienne elle aussi, qui aura une toute autre importance dans sa vie, Irene Mermet (elle l’assiste dans le Ziegelbrenner, puis dans sa vie souterraine après 1919, et même encore plus tard lorsqu’il cherche à quitter l’Europe et à gagner l’Amérique. Elle lui rend même visite à Mexico et c’est peut-être elle qui lui apporte certains documents de l’époque Ziegelbrenner que l’on retrouvera dans ses affaires après sa mort. Il commence à écrire dès 1912: nouvelles, articles pour la presse. Ce n’est pas le succès non plus. J’en parlerai plus loin. Il n’empêche que l’on trouve déjà des thèmes intéressants pour la suite: problèmes mère et fils, désespoir et fatigue de vivre, critique du monde artistique et littéraire, critique sociale et politique, antimilitarisme.
Et puis commence sa vie de révolutionnaire. Le premier numéro de sa revue radicale Der Ziegelbrenner, paraît en septembre 1917. Comme la Fackel de Karl Kraus il en est le seul éditeur et le seul rédacteur. Comme Kraus encore il attaque les médias responsables de l’abêtissement du public. Comme Kraus il est profondément pacifiste. Mais contrairement à Kraus, dont les conférences sont une véritable attraction pour les intellectuels viennois (voir la description amusée qu’en fait Elias Canetti dans Die Fackel im Ohr) Marut évite de paraître en public (il fera deux conférences à Munich en décembre 1918; la première sera passablement chahutée; les deux fois l’orateur et la salle sont plongés dans l’obscurité). Par ailleurs ses prises de position sont beaucoup plus radicales que celles de Kraus, son style rude et agressif n’a rien à voir avec celui très policé et littéraire de Kraus, la notoriété du Ziegelbrenner n’a évidemment jamais approché celle de la Fackel et sa diffusion est restée tout ce qu’il y a de plus confidentielle.
Les journées révolutionnaires de Bavière commencent, comme ailleurs en Allemagne, le 7 novembre 1918 lorsqu’on proclame la République à Munich. Le Président du Gouvernement est l’écrivain berlinois Kurt Eisner, un leader du Parti social-démocrate indépendant. Il s’appuie sur des conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans. Mais son parti essuie une énorme défaite aux élections de janvier 1919. Et, au moment même où il se rend à l’Assemblée pour présenter sa démission, le 21 février 1919, il est tué dans un attentat (Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient déjà été assassinés à Berlin en janvier de la même année). Le 18 mars l’Assemblée choisit un gouvernement de coalition dont le Président est un Social-Démocrate, Johannes Hoffmann (qui était ministre dans le gouvernement de Eisner). Pendant tout ce temps les radicaux préparent le renversement violent du Gouvernement Hoffmann. Les principaux conjurés: Erich Mühsam, Landauer, Levien, Leviné, Toller, et probablement Marut. Ils proclament la République des Conseils (sorte de Soviets) le 7 avril. Le Gouvernement Hoffmann se réfugie à Bamberg. Dès le 13 avril la garde républicaine arrête les membres (principalement anarchistes) de la République des Conseils. Un nouveau gouvernement des Conseils est formé immédiatement par les communistes (avec l’assentiment des anarchistes). Il se prépare à proclamer la dictature du prolétariat. Cette fois-ci le Gouvernement Hoffmann avec l’aide de Berlin va rétablir l’ordre dans le sang avec la partie de la garde républicaine qui lui reste fidèle (la garde blanche) et les fameux corps francs pré-fascistes dont on entendra encore parler plus tard lors de la résistible ascension d’Adolf Hitler. La deuxième République des Conseils tombera le 1er mai. Landauer et Leviné seront condamnés à mort ou assassinés. Marut qui ne semble pas avoir participé au Gouvernement Eisner, mais probablement à la préparation de La République des Conseils était membre de plusieurs commissions (préparation d’un tribunal révolutionnaire, propagande, l’éducation politique dans les casernes, censure de la presse bourgeoise). Il raconte dans le Ziegelbrenner devenu clandestin comment il a été arrêté dans la rue le 1er mai, comment un lieutenant fait exécuter sur le champ et sans délibération des ouvriers, des marins, des membres de la garde rouge et même de jeunes garçons et des filles, et comment Marut réussit miraculeusement à s’évader, profitant d’un grand remue-ménage et grâce à l’aide tacite de deux soldats qui tournent la tête de l’autre côté. A partir de ce moment-là Marut plonge dans la clandestinité mais réussit à continuer à faire paraître sa revue jusqu’en décembre 1921. On ne sait pas exactement où il a séjourné jusqu’en 1923: probablement à Vienne, à Berlin et à Cologne. Il a dû avoir l’aide de son amie Irène Mermet et des cercles anarchistes allemands. C’est dans l’été 1923 qu’il quitte probablement le continent européen et c’est en été 1924 qu’il débarque au Mexique. Il passe l’hiver 23 à Londres, probablement aidé là encore par des milieux anarchistes, est arrêté en décembre, mis en prison, libéré en février et s’embarque sur un bateau inconnu en avril 24.
Il entre au Mexique par sa côte orientale et commence une nouvelle vie avec un nouveau nom. «Le Bavarois de Munich est mort», écrit-il dans son agenda secret (d’après Guthke). Les premiers noms qu’il utilise sont Traven Torsvan (son nom officiel pour l’administration mexicaine) ou B. Torsvan ou BT Torsvan ou B. Traven (qu’il utilisera exclusivement comme nom d’écrivain à partir de 1926). Le nom de Hal Croves n’apparaîtra qu’à partir des années 40. Son point d’attache va être pour de longues années la région de Tampico (principal port d’exportation du pétrole mexicain). Il y loue une petite cabane en bois d’un Américain (Smith). Ce sera son pied-à-terre pour les prochaines 6 ou 7 années. C’est là, dans son bungalow dans la jungle, complètement isolé, qu’il écrit ses premiers romans, au milieu des moustiques, des fourmis, des araignées rouges, des tarentules, des scorpions, des lézards noirs géants, des serpents de toutes les couleurs (même des serpents à sonnettes), et de temps en temps un jaguar. C’est du moins ce qu’il raconte dans un texte qu’il envoie à son éditeur en 1928. C’est probablement au début de son séjour , au cours des années 1924-25, qu’il exerce les multiples emplois de l’Américain Gale dans The Wobbly (= The Cottonpickers): coton, pétrole, agriculture, élevage, forêt vierge, etc. Il reste en contact avec Irene Mermet jusqu’en 1928. Elle est aux Etats-Unis, est venue plusieurs fois au Mexique, lui a encore rendu service, puis les contacts s’estompent. Elle se marie, perd les convictions politiques de sa jeunesse mais ne trahit jamais le secret de Marut-Traven. Quant à Traven, son expérience mexicaine ne fait que renforcer sa position politique. Bientôt il reconnaîtra que les Indiens du Chiapas sont les nouveaux prolétaires. D’ailleurs il a certainement été en contact avec les milieux syndicaux de Tampico largement infiltrés par les Wobblies américains (du syndicat IWW, voir plus loin). Il y a des chances qu’il y ait rencontré le fameux Sandino (voir les Sandinistes) qui y travaillait alors comme ouvrier dans le pétrole. Et, hasard ou non, le Wobbly américain A. E. Gale (comme le nom du héros principal de plusieurs romans de Traven) a publié à Mexico-City, entre 1919 et 1921, la revue radicale: Gale’s International Monthly for Revolutionary Communism. A partir de 1926 Traven a une adresse à Mexico-City où il fréquente certains cercles artistiques autour de Rivera dont le beau-frère Federico Marin sera son médecin dans les années 50 et 60. Il prend des cours d’été en 26, 27 et 28 à l’Université de Mexico pour approfondir ses connaissances dans la langue, l’histoire et la culture du pays (y compris la culture précolombienne).
C’est en 1926 qu’il pénètre pour la première fois dans le Chiapas, participant en tant que photographe à une expérience scientifique. A un moment donné il continue son exploration en compagnie d’un seul guide. Il est fasciné par le pays et ses habitants. Il va revenir en 27, 28, en 29-30, et y retourne à nouveau plusieurs fois lorsqu’il écrit son cycle de la caoba. Il rend visite à une tribu Maya, les Lacondons, qui n’avait eu que très peu de contacts avec la civilisation et avec laquelle il noue des relations d’amitié. L’expédition de 1928 sert de base à son livre Land des Frühlings. C’est également là qu’il rencontre Amador Paniagua qui a travaillé pendant 7 ans, de 1918 à 1925, dans les monterias (les chantiers d’exploitation forestière) et qui lui fournit les principaux éléments pour ses romans sur la caoba.
Comment a-t-il réussi à se faire publier? C’est le journal socialiste Vorwärts, qu’il a pourtant souvent insulté dans le Ziegelbrenner, qui va commencer à publier en 1925, en plusieurs suites, son premier roman le Wobbly. Et c’est le rédacteur en chef du Vorwärts qui lui recommande de contacter la Büchergilde Gutenberg. Et celle-ci est enthousiaste. Dès 1926 paraissent le Vaisseau des Morts et le Wobbly, en 1927 le Trésor de la Sierra Madre et en 1929 Le Pont dans la Jungle. La réussite allemande de l’écrivain B. Traven a donc été extrêmement rapide. Il faut peut-être dire un mot sur la Guilde Gutenberg. Elle n’avait été créée qu’en 1924 par l’Association culturelle des Imprimeurs allemands qui avait 15000 membres et qui était liée - tout en en restant indépendante - au Syndicat des Imprimeurs allemands (les typographes). C’est un métier qui dans le monde entier a toujours été très engagé sur le plan syndical, comptait de nombreux anarchistes et était féru de culture autodidacte. Plus tard la Guilde se développera d’une manière beaucoup plus autonome. Les livres publiés sont destinés aux membres comme dans un Club de Livres. Mais on crée également une maison d’édition commerciale dont les livres sont distribués par le circuit des libraires. C’est le Buchmeister-Verlag. On verra ci-dessous que les romans de Traven sont souvent publiés dans les deux éditions, Guilde et Buchmeister-Verlag. Lorsque les Nazis prennent le pouvoir, certains dirigeants se réfugient en Suisse et transfèrent la Büchergilde Gutenberg à Zurich. Traven interdit immédiatement à l’organisation restée en Allemagne la réimpression de ses livres et transfère tous les droits à Zurich. Guthke analyse en détail la volumineuse correspondance entre Traven et son lecteur Ernst Preczang ainsi que les B.T.-Mitteilungen (les communications sur B. Traven qui sont publiées dans le bulletin de liaison de la Guilde avec ses membres) et qui sont inspirées directement par B. Traven lui-même. C’est une merveilleuse découverte de la personnalité de Traven, très convaincu de sa valeur en tant qu’écrivain et qui continue son travail de mystification.
Au Mexique Traven continue, comme en Allemagne, à se servir des femmes qui lui servent de protectrices et d’intermédiaires. C’est d’abord la Mexicaine de race indienne Maria de la Luz Martinez, propriétaire d’une ferme fruitière et d’un restaurant de jardin (Parque Cachù) situé non loin d’Acapulco, sur la côte occidentale du Mexique. Traven y habite une cabane d’argile dans le fin fond du jardin à partir de 1931. Sans que ce soit devenu un domicile fixe, il avait trop la bougeotte et trop besoin d’indépendance. Il se fait envoyer fréquemment son courrier et son argent à l’adresse de sa collaboratrice Esperanza Lopez Mateos à Mexico-City (c’est la deuxième femme qui joue un rôle important dans sa vie mexicaine). Mais il garde son adresse du Parque Cachù jusqu’en 1957 quand il épouse Rosa Elena Lujan (la troisième de ses protectrices) et qu’il s’installe avec elle à Mexico-City.
L'amie Esperanza Lopez Mateos (document Guthke) | B. Traven avec Rosa Elena Lujan dans les années 60 (doc. Guthke) |
Il faut dire un mot d’Esperanza Lopez Mateos, une personne remarquable, intellectuelle de gauche, traductrice de l’oeuvre de Traven en espagnol et soeur d’un homme politique qui sera ministre et même Président de la République. Traven fera appel à lui, quand il n’en pourra plus d’être persécuté par les journalistes après la guerre, pour qu’on le protège. Et un jour, lors d’une conférence de presse, bombardé de questions par les journalistes, le Président du Mexique sera obligé d’affirmer haut et fort que ni lui ni sa soeur ne sont l’écrivain B. Traven!. Celui-ci fait la connaissance d’Esperanza en 1941. Elle devient très vite non seulement sa traductrice mais sa secrétaire privée, sa correspondante, son fondée de pouvoir et même la détentrice de ses copyrights. Et surtout une amie très chère. En 1951 elle se suicide, atteinte d’une maladie incurable et douloureuse. Traven sera touché profondément par sa disparition.
Avant de s’installer à Acapulco Traven se fait délivrer une carte d’Etranger, en 1930, au nom de Traven Torsvan, ingénieur, Américain. Il a probablement vécu maritalement pendant un certain temps avec la propriétaire de la Casque Cachù. Au cours des années 30 et 40 il devient peu à peu un écrivain connu mais sans connaître l’aisance financière. Dès 1933 ses livres sont brûlés par les Nazis. Ses revenus des pays germanophones sont maigres, aux Etats-Unis ils sont nuls et les éditions étrangères ne rapportent pas grand-chose (en Suède ses romans sont pourtant publiés dès 1929 grâce à un éditeur au passé anarchiste, Axel Holmström). Le nom de Hal Croves apparaît dans les années 40. Logique: maintenant il ne faut plus cacher l’origine Marut, mais protéger l’anonymat de l’écrivain Traven. A noter qu’après 1933 de nombreux Allemands exilés trouvent un accueil au Mexique: Anna Seghers, le membre du Gouvernement de Munich Trotter, etc. Traven les évite consciencieusement.
Après avoir épousé Rosa Elena Lujan au Texas en 1957 il s’installe avec elle à Mexico-City. Il ne la quittera plus jamais, même pas un jour, et, pour la première fois dans toute son existence, il a une famille (Elena a deux filles) au sein de laquelle il vit heureux jusqu’à sa mort en mars 1969. Tous ceux qui l’ont connu intimement à cette époque, Judy Stone entre autres, décrivent un homme agréable, ouvert, merveilleux conteur, ami des animaux (chiens, perroquet), très loin de l’image qu’en donnent Huston ou Wyatt. Les filles d’Elena étaient comme ses propres filles. Elles l’appelaient le Skipper pour se moquer de ses aventures réelles ou imaginaires de marin. Et son bureau du 1er étage, où il continuait jusqu’à la fin à s’adonner au vice de l’écriture, était le pont, le pont du bateau. Il avait un cercle d’amis, parmi lesquels il se sentait en sécurité et qui le protégeaient à l’occasion comme quand un journaliste, lui ayant posé un piège au bureau de poste, essayait de le photographier. Car jusqu’à la fin il avait cette hantise, cette peur maladive d’être démasqué. Comme si sa peur allait au-delà de la période Marut, comme s’il y avait eu un drame tout à l’origine, comme s’il y avait eu, comme on dit vulgairement (et comme le suggère Guthke), un cadavre dans le placard.
L’oeuvre de Ret Marut
4) n° 1262 Der Ziegelbrenner - Schriftleitung Ret Marut 1917 - 1921, édition fac-simile Verlag Klaus Gühl Berlin, 1976.
5) n° 1263 Ret Marut/B. Traven: Khundar, ein deutsches Märchen, illustr. Sybille Zerling, édit. Verlag Klaus Gühl Berlin, sans date.
6) n° 3915 B. Traven: Die Geschichte vom unbegrabenen Leichnam, Erzählungen I, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
Le premier cahier | Le jour approche... | Révolution mondiale |
Treize cahiers ont paru, de cette revue pratiquement entièrement écrite par Ret Marut, le premier daté du 01 septembre 1917, le dernier du 21 décembre 1921. Il est difficile de reconnaître l’écrivain B. Traven dans ces textes souvent ampoulés ou carrément déconnants comme Die Markurve. Par contre on y retrouve clairement l’anarchiste, l’antimilitariste et l’anticlérical des écrits mexicains. Quelquefois il semble même carrément antisémite, encore qu’il précise chaque fois qu’il y a plus d’Allemands qui sont juifs (c. à d. liés à l’argent, les représentants de l’Ancien Testament opposé au Nouveau qui est amour, etc.) et beaucoup de juifs (son ami Eisner et plusieurs autres compagnons de l’aventure munichoise étaient juifs) qui ne le sont pas. On y trouve d’ailleurs une intéressante digression sur Moïse qui reprend toute la première partie des élucubrations de Freud (bien plus tardives, pourtant): Moïse est égyptien, enfant illégitime de la princesse qui l’a trouvé, le nom est égyptien, le peuple juif esclave, etc. Le Décalogue est une loi de Bourgeois possédants pour Marut. Par contre il ne dit rien sur le monothéisme. Les chrétiens ont volé la religion aux juifs (c. à d. la loi de l’Ancien Testament: oeil pour oeil, etc.) alors qu’ils les ont persécutés comme aucun peuple n’a été persécuté dans l’histoire. Le premier cahier publié après la fin de la guerre et daté du 15 janvier 1919 est particulièrement intéressant parce qu’il y fait paraître tous les articles qui avaient été censurés. Ainsi dans le premier cahier il avait relevé l’annonce nécrologique d’une mère annonçant que son fils, aviateur, était tombé, mais après avoir expédié son premier avion ennemi (le mot allemand est particulièrement brutal: erledigen, c. à d. finir, exterminer). Tu es pauvre, dit-il à la mère, d’avoir perdu ton fils, mais maintenant que tu l’as accompagné pour l’éternité de ce mot «expédier», tu es devenue encore plus pauvre. Mille fois plus pauvre que la mère de celui qui a été expédié et qui verse elle aussi d’amères larmes sur son fils. La censure n‘a pas laissé passer, on s’en doute. Et c’est dans le cahier n° 15 daté du 30 janvier 1919 que paraît sa fameuse proclamation: «La Révolution mondiale commence!» distribuée à l’époque en plusieurs milliers d’exemplaires.
La postface à ce reprint des cahiers du Ziegelbrenner est écrite par l’Universitaire est-allemand Rolf Recknagel (elle est datée: Leipzig, 1966). J’aurais déjà dû parler de Recknagel à propos de la quête du secret de Traven-Marut. J’ai eu tort car il a été un précurseur dans la recherche entreprise en Allemagne après la guerre. D’ailleurs Guthke le cite souvent. Dans sa postface, Recknagel affirme, comme il semble l’avoir déjà fait auparavant dans divers articles et comme il le fera dans la deuxième édition, datée de 1971, de son livre publiée chez Reclam à Leipzig (voir Rolf Recknagel: B. Traven: Beiträge zur Biographie, édit. Philipp Reclam, Leipzig, 1966, 2ème édition: 1971) que l’identité entre Traven et Marut est indiscutable (c’est cette biographie qui a été traduite récemment en français - et je crains que ce soit la seule - : voir Rolf Recknagel: Insaisissable, les aventures de B. Traven, édit. L’Insomniaque, Montreuil, décembre 2008). Mais Recknagel s’est fourvoyé plusieurs fois dans la recherche de l’identité première de Traven (pistes du séminariste américain Charles Trefny, d’un certain Feig parti en Amérique, et même l’histoire abracadabrante du bâtard de Guillaume II). Dans la postface au Ziegelbrenner, Recknagel juge sévèrement certains radicaux de gauche issus de la classe bourgeoise et va même jusqu’à leur imputer l’échec de la révolution munichoise. Mais il faut se rappeler que lorsqu’il écrit cela il vit dans un pays communiste, l’Allemagne de l’Est. C’est l’éternelle question de la division de la gauche et de ses antagonismes entre les socialistes qui croient à la démocratie, ceux qui n’y croient pas et qui veulent installer la dictature du prolétariat, et puis tous les autres, les idéalistes, les gauchistes et les anarchistes...
Je ne parlerai pas de Khundar, ce conte un peu trop mythique pour moi. D’ailleurs Guthke pense qu’il n’est pas de Marut mais du peintre anarchiste Franz Wilhelm Seiwert qui a collaboré quelquefois au Ziegelbrenner, qui a hébergé plus tard Marut à Cologne et qui en a fait un portrait.
La Guilde de Livres Gutenberg a publié sous le titre Die Geschichte vom unbegrabenen Leichnam (l’Histoire du cadavre sans sépulture) l’ensemble des nouvelles écrites par Marut avant 1919. Plusieurs de ces nouvelles mettent en scène des acteurs et des directeurs de théâtre et semblent servir d’exutoire au problèmes qu’il a lui-même vécus au cours de sa carrière théâtrale. D’autres - et cela m’a tout de suite frappé - tournent autour de problèmes dans la relation mère-fils. Guthke a fait la même constatation que moi et pense que c’est lié à ce que Traven a vécu dans son enfance ou son adolescence. Dès la première histoire, Der Idiot, une mère dominatrice essaye de se saisir de l’héritage de son fils et celui-ci rompt toute relation avec sa famille, bien que cette rupture lui est bien douloureuse. Dans Betrüger (Escroc) c’est par les sentiments qu’une mère domine son fils, qu’elle le vampirise carrément et que le fils meurt d’un accident cardiaque le jour de l’enterrement de sa mère (elle lui a volé sa vie). Beaucoup d’histoires relatent la guerre. C’est le cas de cette nouvelle qui, pense Guthke, est la plus ambitieuse sur le plan littéraire: An das Fraülein S. (la dernière lettre d’un soldat mort au front à une demoiselle S.). Le soldat passe pour un héros alors que, désespéré, il n’a qu’une envie c’est de mourir. Son héroïsme est faux. C’est une nouvelle très réussie par la description très réaliste des combats mais plutôt faible pour ce qui est des raisons du désespoir amoureux. Personnellement l’histoire que je préfère de très loin c’est celle du Cadavre sans sépulture. Car elle annonce sans conteste le Traven des histoires humoristiques indiennes. Un paysan trouve le cadavre d’un chemineau mort de froid sur le bord de la route. Il le ramasse et l’amène au village où on le dépose dans le hangar aux pompes à incendie. Le maire et le curé viennent l’inspecter. Le maire se lamente: l’enterrement va coûter de l’argent à la commune, il y a les papiers à faire pour le gouvernement, la presse va venir et demander comment un homme peut mourir de froid sur le territoire d’une commune de riches paysans, etc. Et puis on fouille dans ses poches, on découvre qu’il est protestant et le curé refuse catégoriquement qu’on l’enterre dans son cimetière où ne sont couchés que de bons catholiques. Le maire demande alors au paysan de reprendre son mort et de le déposer plus loin sur la route, là où commence le territoire du village voisin qui est protestant. Le curé s’éloigne hypocritement. Le paysan s’exécute. Et puis c’est un paysan protestant qui le trouve et l’emmène dans son village. Là conseil de guerre, on voit d’après ses papiers qu’il est bien protestant mais le village est bien plus pauvre que le catholique et comme les protestants ne sont pas plus bêtes que les catholiques, le cadavre toujours gelé est ramené sur la route, côté catholique. Un autre paysan pas plus futé que le premier le ramène chez les cathos. Après avoir beaucoup réfléchi ceux-ci envoient un message chez les paysans protestants, disant: on a trouvé un de vos coreligionnaires mort de froid, prière de venir le chercher. Les protestants arrivent, mais les papiers du mort ont disparu. Le mort reste définitivement chez les catholiques, mais le curé reste définitivement sur sa position: on n’enterre pas un hérétique dans mon cimetière. On le met dans une caisse, le laisse dans le hangar aux pompes et on l’oublie. Puis survient la guerre, un officier avec ses soldats, ceux-là vont coucher dans le hangar, on trouve la caisse, les vers ont fait leur oeuvre, le squelette n’a pas l’air plus protestant que catholique mais le curé reste ferme. Alors vient l’officier: on est en guerre, et la guerre ne fait guère de différence entre religions, et à la guerre c’est moi qui commande, alors le sergent que voilà va l’enterrer dans votre cimetière, et quand la paix reviendra vous pourrez toujours, curé, le déterrer... Du Traven tout craché!
L’oeuvre de B. Traven
7) n° 3199 B. Traven: Der Wobbly, édit. Buchmeister-Verlag GmbH, Berlin/Leipzig, 1926 (édition originale).
8) n° 2100 B. Traven: Die Baumwollpflücker, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1931 (édition originale).
9) n° 3914 B. Traven: Die Baumwollpflücker, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983
Ce roman a d’abord paru sous le titre Le Wobbly. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire du mouvement ouvrier américain du début du XIXème siècle il faut peut-être expliquer qu’un Wobbly est un membre de la IWW (Industrial Workers of the World). C’est un mouvement qui s’est séparé du syndicat socialiste American Federation of Labor (en 1907 je crois) et est devenu beaucoup plus radical (grèves dures, manifestations violentes, sabotages, etc.). Il faut dire qu’ils avaient en face d’eux un capitalisme encore plus violent (répressions très dures, tueries, les fameux Pinkerton, etc.). Je reviendrai plus en détail sur cette histoire lorsque je m’attaquerai à celle du socialisme américain. Personne ne connaît l’origine exacte du terme Wobbly. La légende veut qu’un restaurateur chinois lors d’un congrès de la IWW à Vancouver et qui devait nourrir les délégués gratuitement demandait à chacun s’il était de la Aye Wobby Wobby. Et que les délégués, amusés, ont adopté le mot. J’ai d’ailleurs dans ma bibliothèque, en plus de nombreux ouvrages historiques sur la question (et de nombreux livres sur l’Américain d’origine alsacienne E. V. Debs qui s’est présenté plusieurs fois aux élections présidentielles américaines au nom du Parti socialiste américain) l’autobiographie d’un Wobbly authentique (voir n° 2282 Ralph Chaplin: Wobbly, the Rough-and-Tumble Story of an American Radical, édit. The University of Chicago Press, 1948).
Le Wobbly, réédité ultérieurement avec le titre Les Cueilleurs de Coton, n’est pas encore un roman indien. Le personnage principal est l’Américain Gale que l’on a déjà rencontré dans le Vaisseau des Morts et qui est aussi celui qui raconte l’histoire du Pont dans la Jungle. Le roman mêle l’expérience du travail et de l’action syndicale dans les champs de coton, les champs pétrolifères, et en ville, à Mexico (la boulange). Gale passe dans l’histoire avec un air de ne pas y toucher mais comme par hasard partout où il sévit les grèves et les demandes d’augmentations se multiplient. L’histoire se passe à une époque plus tardive que celle des romans indiens. La dictature de Porfirio Paz est finie et les syndicats ont droit de cité.
A ma connaissance ce roman n’a jamais été traduit en français. Si j’ai raison je trouve cela scandaleux.
10) n° 2342 B. Traven: Das Totenschiff, die Geschichte eines amerikanischen Seemanns, édit. Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1926 (édition originale).
11) n° 2096 B. Traven: Das Totenschiff, die Geschichte eines amerikanischen Seemanns, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1930 (édition originale).
12) n° 2103 B. Traven: Death Ship, the Story of an American Sailor, édit. Alfred A. Knopf, New-York, 1934 (édition originale).
13) n° 3917 B. Traven: Le vaisseau des morts, première traduction intégrale, édit. La Découverte, Paris, 2004. (la préface, signée L’Editeur, à ce qui semble être la dernière version française de ce roman, comporte une erreur manifeste en faisant de la veuve de Traven, Rosa Elena Lujan, sa traductrice, alors que c’est Esperanza Lopez Mateos qui a traduit Traven en espagnol).
Le Vaisseau des Morts, est l’un des romans de Traven les plus connus et des plus admirés avec le Trésor de la Sierra Madre. Il n’est donc pas nécessaire d’en parler longuement. On s’est beaucoup demandé d’où Traven tenait cette histoire de bateau-poubelle dont seul le naufrage permet encore de tirer un ultime bénéfice grâce aux Assurances. Pourtant on y trouve beaucoup de détails (je pense aux grilles qui tombent près de la chaudière) qui font penser qu’il s’agit bien d’une aventure personnelle.
Aujourd’hui où nous croulons sous les Sans-Papiers en Europe et où ils sont souvent exploités justement parce qu’ils sont sans papiers, je trouve que ce roman acquiert à nouveau une certaine actualité. Ceux du Vaisseau des Morts sont des morts parce qu’ils n’ont pas de papiers, donc pas d’identité. «Ils étaient morts», écrit-il. «Effacés. Sans pays. Sans passeport. Sans chez soi». Et dans la lettre qui annonce triomphalement son manuscrit à son éditeur et que cite Guthke, il répète: «Le Vaisseau des Morts est un vaisseau qui ne transporte que des morts, des gens qui sont restés dehors lorsqu’on a érigé des murs, des gens sans passeports, sans patrie, des exilés, des damnés, des sans-noms, des sans-naissance.»
Et il est aussi bon de se rappeler que les Sans-Papiers d’alors étaient des Européens. Parmi les collègues de Gale on trouve trois habitants de frontières qui leur sont souvent passées au-dessus de leurs têtes: un Polonais de Posen, un Allemand de Memel et un Alsacien!
De toute façon il est bon de relire le Vaisseau des Morts une fois que l’on connaît un peu mieux la biographie de Traven et que l’on sait que le mystère qui l’entoure n’est toujours pas percé. On se demande alors lequel des marins perdus représente l’homme Traven. Est-ce l’Américain Gale que l’on retrouve dans le Wobbly et dans le Pont dans la Jungle? Ce Gale qui répond aux autorités de la même manière que Marut au consul américain? Est-ce Stanislaw, que Traven a toujours prétendu être le véritable héros de son histoire, cet homme originaire de cette région qui est aussi celle de cet Otto Feige, et qui a pas mal de choses à se reprocher? Est-ce l’Alsacien Paul, expulsé de France vers l’Allemagne, mouillé dans des histoires «bolcheviques», arrêté, expulsé, arrêté à nouveau et dont on dit: «Ces gens-là ne connaissent que deux catégories, les criminels et les non-criminels. Celui qui ne peut prouver qu’il n’est pas un criminel, en est un»? Est-ce Kurt de Memel, qui a traîné en Australie (comme le prétend à un moment donné Traven-Marut), y a eu une sale histoire, tué un briseur de grève, réussi à sortir du pays, mais sans papiers? Est-ce le cadavre dans le placard dont parle Guthke?
«La biographie d’un créateur n’a absolument aucune importance», écrit Traven à son éditeur. «Si l’auteur ne peut être identifié par son oeuvre, c’est que celle-ci, comme lui-même, ne vaut rien. Un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son oeuvre.» Et pourtant, depuis que je connais un peu mieux la véritable biographie de Traven, je lis son oeuvre, et en particulier ce mystérieux roman du Vaisseau des Morts, avec encore bien plus d’intérêt. Et je crois que c’est le cas de beaucoup d’autres lecteurs, et pas seulement de ces critiques littéraires pour lesquels, dit Traven, il faudrait créer un endroit spécial en enfer...
14) n° 2343 B. Traven: Der Schatz der Sierra Madre, édit. Verlag der Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1927 (édition originale).
15) n° 2099 B. Traven: Der Schatz der Sierra Madre, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1930 (édition originale).
16) n° 3901 B. Traven: Der Schatz der Sierra Madre, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
17) n° 2079 B. Traven: The Treasure of the Sierra Madre, édit. Alfred A. Knopf, New-York, 1935 (édition originale).
Le Trésor de la Sierra Madre. Encore un chef d’oeuvre. Donc pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette oeuvre. Qui a eu, en plus, la chance de trouver un cinéaste particulièrement littéraire, John Huston. J’ai déjà parlé de son livre cité ci-dessus (The Open Book) et de ce qu’il dit de la réalisation de son film et de la rencontre avec Traven déguisé en Hal Croves. En relisant le livre de Huston je suis tombé sur une histoire de bandits qu’il avait lui-même vécue en se déplaçant avec une caravane de mulets au Mexique. Trois bandits entrent un soir dans leur camp, demandent du tabac, de la nourriture, qu’on leur donne, puis des armes et des munitions qu’on leur refuse; la nuit ils tirent sur le feu de camp et réclament à nouveau armes et munitions. Le lendemain même scénario. Finalement le chef de la caravane leur tend un piège, cachant trois hommes armés à l’arrière. Ils arrivent à en attraper deux, des bandits, les remettent à la police qui les abat sur le champ. Or les histoires de bandits prennent une grande importance dans Le Trésor de la Sierra Madre. L’homme qui rejoint les trois chercheurs d’or raconte en long et en large l’attaque sanglante du train perpétré par l’homme au chapeau doré et ses sbires. La description qu’en fait Traven est terrible: 20 bandits montent dans le train, cent autres l’accompagnent à l’extérieur, on massacre d’abord tous les soldats (une cinquantaine), puis on tire dans le tas, massacrant hommes, femmes et enfants, et on finit de ramasser tout ce qui brille en profitant de l’épouvante ainsi causée; et avant de s’enfuir on vide des réservoirs d’essence et on brûle les wagons avec les survivants. La description est tellement terrible que l’éditeur se demande s’il ne faudrait pas couper. Alors Traven lui envoie un article de journal, daté du 7 mai 1927, qui décrit la dernière attaque, une attaque bien réelle: 51 soldats et officiers tués, 100 voyageurs dont 20 enfants de moins de dix ans; les bandits ont tiré dans la foule et tué à coups de machettes, de couteaux et de baïonnettes, arrosé les wagons d’essence exactement comme l’a raconté Traven, brûlant les survivants; des gens sont devenus fous; trois prêtres auraient participé au massacre et tous les bandits criaient: «Viva Christ El Rey!». C’est ce que crient également les bandits du Trésor de Traven. C’est donc qu’Il s’agit des fameux Cristeros. Des Cristeros un peu dévoyés mais qui ont appris la cruauté dans la guerre civile qui a dévasté le centre du pays pendant 4 ans entre 1925 et 1929.
C’est un épisode qui n’est pas très connu dans la longue histoire sanglante du Mexique. Le Président Calles décide en 1925 d’établir le contrôle absolu de la religion par l’Etat et de fermer les églises. Les Etats ruraux du Centre du pays se soulèvent. Les combats entre insurgés et soldats fédéraux sont acharnés et donnent lieu de part et d’autre à des excès de cruauté. Les insurgés, dans les rangs desquels se trouvaient des prêtres fanatiques, se battaient effectivement aux cris de «Viva Cristo Rey». Mais n’avaient guère de chances de gagner: C’était la lutte des paysans aux pieds nus armés de machettes et d’escopettes contre une armée de métier équipée de mitraillettes et de canons et appuyée par l’aviation. Il y eut plus de 4000 morts dans les rangs des insurgés. Un grand écrivain mexicain célébré par Fuentes pour son grand roman Pedro Parano, (voir Juan Rulfo, le Temps du Mythe dans n° 0919 Carlos Fuentes: Le sourire d’Erasme, Epopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain, édit. Gallimard, 1992) a consacré pratiquement toute son oeuvre (qui est brève) à cette guerre civile (voir n° 3082 Juan Rulfo: Le Llano en flammes, nouvelles, édit. Gallimard, 2001). Il faut dire que Rulfo avait 11 ans au début du conflit, a vécu au milieu de cette guerre, a perdu son père assassiné et son grand-père pendu par des bandits, les pouces arrachés, a vu les prisonniers pendus par l’armée à l’entrée des villages et soldats ou cristeros entraînant leurs prisonniers vers l’endroit où on allait les fusiller (c’est Le Clézio qui le raconte dans la préface qu’il a écrite pour le roman de Rulfo).
Pourtant Traven, malgré toute cette horreur, a quelques mots de miséricorde pour les bandits. Lorsque les chercheurs d’or sont assiégés par la bande du cruel chef au chapeau doré et que l’un d’eux propose qu’on remette aux bandits l’or et les fusils en échange de leurs vies, Howard, le vieux sage, lui répond ceci:
«Non, mon vieux, tu ne les comprends pas. Cette race a vécu pendant 400 ans dans des condition telles qu’ils n’ont jamais rien gagné à faire confiance à qui que ce soit, à construire une maison correcte, à mettre un peu d’argent dans une Caisse d’Epargne, ou à investir dans quelque entreprise décente. Vous ne pouvez vous attendre à ce qu’ils vous traitent autrement qu’eux-mêmes ont été traités par l’Eglise, par les autorités espagnoles et par leurs propres autorités pendant 400 ans. Si tu leur offres de leur donner ton or et tes armes, ils vont le prendre et te promettre de te laisser aller. Mais ils ne vont pas te laisser aller. Ils vont te torturer quand même rien que pour voir s’il n’y a pas encore quelque chose de plus à prendre. Et puis ils vont te tuer quand même rien que parce qu’ils auront peur que tu les dénonces. Ils n’ont jamais su ce qu’était la justice, alors tu ne peux t’attendre à ce qu’ils le sachent maintenant. Personne n’a jamais été loyal envers eux, alors pourquoi le seraient-ils envers toi? Personne n’a jamais tenu une promesse qui leur a été faite, donc ils ne peuvent tenir aucune promesse qu’ils t’auraient faite à toi. Ils disent tous un «Je vous salue Marie», avant de te tuer, et ils vont faire le signe de croix sur toi et sur eux avant et après t’avoir abattu de la manière la plus cruelle qui soit. Nous ne serions pas différents d’eux si nous avions eu à vivre pendant 400 ans sous toutes sortes de tyrannies, de superstitions, de despotismes, de corruptions et de religions perverties.»
Du Traven-Marut tout craché. Et puis ce même Howard a encore une réflexion qui fait à nouveau penser à Traven et son mystère: «Ce ne sont pas les actes qui vous pèsent. Ce sont les souvenirs qui vous mangent l’âme».
18) n° 2944 B. Traven: Die Brücke im Dschungel, édit. Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1929 (édition originale).
19) n° 3902 B. Traven: Die Brücke im Dschungel, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
20) n° 2102 B. Traven: The Bridge in the Jungle, a tale told by an American wanderer of a strange adventure in a jungle somewhere south of the Rio Grande, édit. Alfred A. Knopf, New-York, 1938 (édition originale).
21) n° 3916 B. Traven: Le pont dans la jungle, édit. Gallimard, 2004.
Ce court roman est d’abord et avant tout l’histoire de la mort d’un enfant et de la douleur d’une mère. Un drame raconté avec beaucoup de retenue et énormément de pitié. Pour la première fois, me semble-t-il, Traven montre qu’il n’est pas simplement l’anarchiste théoricien et révolutionnaire du Ziegelbrenner, mais un homme de miséricorde qui ne supporte pas la douleur et le malheur du petit peuple.
Bien sûr, le roman est également le drame de tout un peuple. Celui de la rencontre entre Européens ou Américains qui ne connaissent que le profit (ici l’exploitation des ressources pétrolières de la région de Tamaulipas) et une communauté indienne qui vit en autarcie et en harmonie avec son milieu naturel. C’est cette rencontre qui est d’ailleurs la cause ultime du drame. C’est pour parler des exigences des pétroliers que la communauté indienne est réunie. C’est à cause des pétroliers que l’Américain Sleigh qui vit avec sa femme indienne dans une case en argile dans les environs a construit le pont. C’est parce que le jeune Indien s’est vu offrir des bottes texanes qu’il porte fièrement pour la première fois qu’il trébuche, passe par-dessus bord, heurte avec son front une poutre du pont, et qu’il se noie dans la rivière qu’il connaît pourtant parfaitement.
Toute l’histoire se déroule dans un espace de temps de 21 heures. Le récit est parfaitement construit. Dès le début, lorsque les deux Américains traversent le pont, on comprend qu’un drame va se nouer (l’obscurité, l’absence de garde-fou, le trébuchement de Gales, le plouf qui s’entend au milieu des bruits nocturnes de la jungle, et avant cela l’excitation du gamin qui court comme un fou et qui retrouve son grand frère qui revient du Texas). Et puis il y a le pressentiment de la mère, inquiète, puis rassurée par les amis de son enfant. Et pendant tout ce temps il y a la fête, les Indiens sortant peu à peu de la forêt pour danser, comme dans cette histoire émouvante que l’on retrouve au milieu des nouvelles du Banditen-Doktor (voir plus loin). Et puis on arrive au paroxysme: maintenant on est certain que le petit garçon est tombé dans l’eau et c’est en faisant flotter sur la rivière une planchette de bois surmontée d’une bougie que l’on cherche à trouver le cadavre du noyé. Et dix heures après que le cadavre du noyé ait été sorti de l’eau il commence déjà à se décomposer sous la chaleur tropicale.
Ce réalisme (la décomposition du cadavre) choque Berlin. Mais Traven n’en a cure. Voilà comment cela se passe ici, dit-il dans une lettre à son éditeur citée par Guthke. Je raconte ce que j’ai vu. Et je voudrais que mes lecteurs s’imaginent ce que peut alors être la douleur de cette mère qui ne peut même plus embrasser son enfant mort. C’est d’ailleurs certainement la première fois que la littérature occidentale montre l’affreuse souffrance d’une mère non-blanche, une Indienne, ajoute-t-il. De ces Indiens qui jusqu’à la Révolution de 1911 n’étaient considérés que comme des animaux qui savaient parler, rire et pleurer. Mais qui aussi bien pour l’Etat et l’Eglise que pour la littérature ne pouvaient avoir une âme humaine.
Et pour parfaire sa démonstration il mit en exergue à son roman:
«Aux Mères
de tous les peuples
de tous les pays
de toutes les langues
de toutes les races
de toutes les couleurs
et de toute créature
vivante»
L’histoire de la planche qui avec sa bougie trouve un noyé m’a rappelé une coutume analogue qui existe au Japon. C’est Edmond de Goncourt qui la signale dans son étude sur Hokusai (voir n° 2285 Edmond de Goncourt: Hokousaï, édit. Eugène Fasquelle, Paris, 1896). Il s’agit d’une illustration par Hokusai d’un roman de Tanéhiko (l’histoire de la jalousie de l’épouse légitime envers sa rivale, épouse assassinée et noyée par son mari). On y voit «dans le courant d’une rivière une planche arrêtée, sur laquelle est un fourneau allumé et un coq, d’après une croyance au Japon, qui veut que la planche, ainsi chargée, s’immobilise là où il y a un cadavre dans l’eau...». Je ne cesserai jamais de m’interroger sur ces mythes et ces légendes qui apparaissent, identiques ou presque, en des endroits du monde aussi éloignés les uns des autres, montrant une fois de plus, qu’il y a quelque chose d’universel en l’homme quelque soit sa couleur, sa race ou sa religion.
22) n° 2101 B. Traven: Die weisse Rose, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1931 (édition originale).
23) n° 3912 B. Traven: Die weisse Rose, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
Ce roman n’est pas une réussite. Un peu trop manichéen. Il met en opposition l’Indien et son hacienda idyllique et un capitaliste américain, Président d’une société de pétrole. A l’époque où je l’ai lu je trouvais que certaines scènes paraissaient plutôt irréalistes même en considérant que le capitalisme américain de la fin du XIXème et du début du XXème était particulièrement débridé. Si le meurtre de l’Indien me paraissait tout à fait plausible je mettais en doute la vraisemblance des opérations de bourse de l’Américain basées sur l’organisation de grèves et de pénuries artificielles. Mais depuis on a eu Enron, les sub-primes, Bernard Madoff et la grande crise financière mondiale et plus rien ne m’étonne. J’ai même l’impression que Traven était un visionnaire!
A noter, comme souvent chez Traven, des remarques qui montrent que même l’abominable capitaliste a des côtés humains et que le prolétaire et l’Indien, placés dans la même situation que le capitaliste, seraient capables des mêmes turpitudes. B. Traven est donc d’abord un misanthrope (ou du moins un sceptique) dépeignant l’ignominie de la nature humaine avant d’être un grand miséricordieux qui plaint de tout son coeur les pauvres victimes de cette ignominie. Ce genre d’allusions se retrouvent dans les romans indiens.
Ce roman se situe après la Révolution mexicaine et se termine avec le retour de Huerta.
24) n° 2946 B. Traven: Der Karren, édit. Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1931 (édition originale).
25) n° 2097 B. Traven: Der Karren, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1931 (édition originale).
26 n° 3903 B. Traven: Die Carreta, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
27) n° 2036 B. Traven: The Carreta, édit. Chatto and Windus, Londres, 1935 (édition originale).
C’est le premier des six romans du cycle de la caoba. C’est l’histoire d’Andres, le charretier, le conducteur d’un attelage de boeufs. On y montre le mécanisme qui permet de garder les Indiens en esclavage (l’esclavage a été aboli au Mexique comme partout au milieu du XIXème siècle): la dette d’argent. Exactement le même système utilisé à la même époque au Brésil et dépeint ainsi par Amado (voir n° 0901 Jorge Amado: Tocaia Grande, édit. Stock, 1985). «On commence à vendre à crédit au travailleur qui arrive les outils dont il a besoin. On continue à lui vendre très cher, toujours à crédit, tout ce dont il a besoin pour se nourrir et se vêtir et on s’arrange pour que les salaires qu’il touche, quelquefois réduits par des amendes, soient inférieurs à ce qu’il lui faut pour se libérer de sa dette. Et s’il s’enfuit on le fait pourchasser et tuer par les sbires à la solde du propriétaire, en toute légalité, puisqu’il est devenu voleur en voulant fuir sa dette.» Au Mexique les peones ont le droit d’exploiter un petit lopin de terre mais sont obligés de tout acheter dans la bodega du propriétaire de la finca, le finquero, car il n’a jamais d’argent liquide, et là tout est plus cher de 50 à 100% qu’au village. Et du moment qu’il est débiteur sa dette est automatiquement doublée à cause des intérêts. Et c’est également le finquero qui a un droit prioritaire sur ce que le peon pourrait vendre (maïs, cochon, etc.) et c’est le finquero qui fixe le prix. Et si le peon s’enfuit il le fait reprendre par la police et c’est encore le peon qui doit payer ce que le finquero doit à la police.
C’est ainsi qu’Andres, à la fin du roman, n’a pas d’autre solution que de se vendre à la monteria (le chantier d’exploitation forestière) pour délivrer son vieux père vendu pour dette par le propriétaire de la finca («l’Espagnol»).
Illustration de l'édition originale de Der Karren (photo Traven)
28) n° 2945 B. Traven: Regierung, édit. Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1932 (édition originale).
29) n° 2098 B. Traven: Regierung, édit. Buchmeisterverlag, Berlin, 1931 (édition originale).
30) n° 3904 B. Traven: Regierung, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
Plus qu’un roman, c’est la description d’un autre système, vieux comme le monde (voir l’Empire ottoman): depuis le sommet du gouvernement jusqu’au plus petit secrétaire de village, on exploite (et on achète le droit d’exploiter) ceux qui sont soumis à son autorité. L’exploitation de l’homme par l’homme suit à peu près les mêmes règles partout dans le monde. C’est ainsi que l’on reconnaît l’universalité de la nature humaine!
C’est dans ce roman qu’apparaît le personnage de Gabriel, d’abord secrétaire de village indien, puis rabatteur de travailleurs forcés pour les monterias. Il s’arrange avec le «capitan» de l’armée fédérale pour mettre à l’amende de pauvres Indiens qui n’y comprennent rien, partage l’amende avec le capitan, et comme les Indiens ne peuvent pas payer, les vend à la monteria.
Le Mexique est un pays civilisé, dit Traven. Il y a une Justice, mais les Indiens n’en savent rien. D’ailleurs, pour y accéder il leur faudrait des licenciados. Et les licenciados, comme tous les avocats du monde, ne peuvent pas travailler gratuitement. D’ailleurs s’ils voulaient le faire leurs femmes les en empêcheraient, dit Traven. Et au fond, dit-il encore, Gabriel n’est pas le vrai coupable. Ce sont les monterias qui ont besoin de chair humaine pour que les bourgeois civilisés d’Europe et d’Amérique puissent se meubler avec des armoires en acajou et que les banquiers et les grands patrons de l’industrie puissent trôner derrière des bureaux en acajou. Celui qui a le pouvoir et ne l’utilise pas est un âne. Avec des scrupules on ne peut pas gagner des dollars. Et puis Traven a des phrases qui ont une tonalité bien moderne. On ne peut pas à la fois avoir du bois d’acajou pas cher et protéger des Indiens innocents, ces Indiens qui meurent par milliers pour abattre les grands arbres dans la forêt vierge, traîner leurs troncs dans la boue et puis les descendre en les faisant flotter sur les fleuves. C’est l’un ou l’autre. «Ou du bois d’acajou pas cher ou respecter la dignité humaine des Indiens. La civilisation des hommes d’aujourd’hui ne permet pas d’avoir les deux en même temps, parce que la concurrence, caractéristique essentielle de notre civilisation, ne le permet pas. Avoir de la pitié, oui bien sûr, avec joie et un coeur chrétien, mais qu’on ne mette surtout pas en danger le dollar. Damn it!».
31) n° 2472 B. Traven: Der Marsch ins Reich der Caoba - ein Kriegsmarsch, édit. Büchergilde Gutenberg, Zurich-Vienne-Prague, 1933 (édition originale).
32) n° 3905 B. Traven: Der Marsch ins Reich der Caoba, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
C’est l’histoire de Celso à qui on a volé deux fois l’argent qu’il avait gagné d’abord dans les plantations de café, puis dans les monterias, l’empêchant à tout jamais d’obtenir la fille qu’il voulait épouser.
C’est ensuite la marche des Indiens enrôlés, sous la garde des capataz, depuis le village de regroupement jusqu’à la fameuse monteria, au fin fond de la forêt vierge. Une marche qui dure des semaines, à travers rivières et marais, et sous la menace constante du fouet des capataz. Traven philosophe sur les dictatures et constate que c’est toujours celui des chefs qui est au plus bas de l’échelle qui représente la tyrannie pour les victimes et qui attire leur plus grande haine. Et c’est ainsi que l’un des capataz sera secrètement tué par Celso.
33) n° 2473 B. Traven: Die Troza, édit. Büchergilde Gutenberg, Zurich-Prague, 1936 (édition originale).
34) n° 3906 B. Traven: Trozas, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
Illustration de l'édition originale de Die Troza (photo Traven)
Une fois de plus ce roman est avant tout un document. C’est l’enfer dans la jungle tropicale. On y voit quelles tâches surhumaines les attendent. Et comme toujours B. Traven décrit en détail le travail de son «prolétaire», insistant sur les points techniques - et toujours sur la souffrance des hommes (même celle des chefs) qui est nécessaire pour obtenir le résultat escompté. Il y a les «hacheros», les bûcherons, ceux qui manient les haches, des haches qui doivent être d’excellente qualité car le bois est dur comme fer, et chaque hacero doit fournir 2 tonnes par jour sinon il reçoit amende et fouet. il y a les «macheros», qui assistent les hacheros avec leur machettes. Il y a les «boyeros» qui manient les attelages de boeufs qui doivent tirer les troncs découpés, qui s’enfoncent dans la boue, jusqu’à la rivière où ils vont être flottés quand la saison le permettra. Et comme dans la finca tout le matériel dont ils ont besoin leur est décompté: haches, machettes, éperons en fer pour grimper dans les arbres, attelages, chaînes avec tous leurs accessoires (on leur remboursera à la fin du contrat quand ils ne les auront pas perdus dans la boue). Et bien sûr on leur vend, toujours à crédit, vêtements, nourriture et aguardiente.
Les propriétaires des monterias sont Nord-Américains. Ce qu’ils pillent ici c’est la richesse du Mexique, dit Traven. Un pillage qui serait impossible sans la présence du grand fleuve. Dans leur permis d’exploitation le Gouvernement exigeait que pour tout arbre coupé ils en plantent trois nouveaux. Mais ils n’en ont cure. Comme ils ne respectent pas non plus les frontières (et débordent vraisemblablement au Guatemala voisin). Comme on le voit, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. 70 ans plus tard on exploite les bois précieux de l’Amazonie ou de Bornéo avec des méthodes plus modernes mais avec pas plus de scrupules...
C’est dans cet épisode qu’apparaissent les trois frères - ou faux-frères - les Montellanos. Des Espagnols (des vrais, d’Espagne) sans foi ni loi, durs, avides et cruels. Ce sont eux qui vont être la cause de la Rébellion des Pendus.
35) n° 2474 B. Traven: Die Rebellion der Gehenkten, édit. Büchergilde Gutenberg, Zurich-Prague, 1936 (édition originale).
36) n° 3907 B. Traven: Die Rebellion der Gehenkten, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
37) n° 3973 B. Traven: La révolte des pendus, édit. Union générale d’Editions/ 10/18, 1987.
Illustration de l'édition originale de Die Rebellion der Gehenkten (photo Traven)
L’incroyable cruauté des chefs des exploitations forestières envers les Indiens qui ne marchent pas comme il faut et ne produisent pas leur cubage quotidien de ce bois de la caoba, cet acajou du Mexique tellement dur à entailler.
La punition la plus terrible: être suspendu par les pieds aux arbres pendant plusieurs heures la nuit dans la jungle, exposés aux moustiques, aux araignées, et quelquefois aux pumas. Jusqu’à la révolte finale.
On y retrouve les personnages d’Andres, le charretier, Celso de la Marche jusqu’au royaume de la Caoba, Candido (qui apparaît pour la première fois dans cette histoire), le professeur rebelle et théoricien et le militaire qui a tué un officier et qui va devenir le général qui sort de la jungle.
38) n° 3908 B. Traven: Ein General kommt aus dem Dschungel, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
C’est la suite du roman précédent et le sixième, le dernier du Cycle de la caoba. La rébellion sort de la jungle. Le général de la rébellion est Juan Mandez, l’ancien militaire. Son chef d’Etat-major: Celso. Celui qui s’occupe de l’intendance est Andres. La tête pensante: le professeur. Le slogan: «Tierra y Libertad».
Tout ceci rappelle bien sûr la révolte de Zapata, un Indien, un vrai, du Sud (Etat de Morelo), alors que Pancho Villa était un métis du Nord.
Autant que je sache seuls 4 romans de ce cycle ont été traduits en français sous les titres La Charrette, Indios (traduction de Gouvernement, je suppose), La Révolte des Pendus et Le Général de la jungle. Et la plupart sont épuisés! C’est incompréhensible. Tous les romans de ce cycle sont vivants, agréables à lire, il s’y passe toujours quelque chose, de vrais romans d’aventure, mais en même temps un témoignage social parsemé de réflexions philosophiques et politiques, et tout est dit avec beaucoup d’humour et de cynisme. Traven a eu énormément de succès non seulement dans les pays germanophones mais aussi en Scandinavie, aux Etats-Unis, au Mexique et ailleurs dans le monde. En France on dirait que nos éditeurs l’ont royalement ignoré. Quel dommage que Francis Lacassin ne se soit jamais intéressé à Traven!
39) n° 2320 B. Traven: Land des Frühlings, édit. Büchergilde Gutenberg, Berlin, 1930 (édition originale).
40) n° 3909 B. Traven: Land des Frühlings, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1984.
C’est le résultat de ses expéditions au Chiapas mais c’est bien plus qu’un simple livre de voyage. Un véritable travail (429 pages de texte, 133 illustrations photographiques) ethnologique, sociologique, historique et archéologique. Le Chiapas situé à la frontière sud-est avec le Guatemala, est l’Etat le plus pauvre et le plus arriéré du Mexique (et il l’est probablement encore aujourd’hui, voir les soulèvements récents et le capitaine zapatiste Marcos). Certaines tribus étaient alors pratiquement inconnues et chassaient encore avec des arcs et des flèches. Ceci étant ce livre qui n’a probablement jamais été traduit en français (et pas plus en anglais) est largement dépassé. Et pourtant il est encore agréable à lire: Traven accompagne un médecin dans sa tournée de villages indiens reculés, il rend visite à des propriétaires d’haciendas, il chevauche avec son guide à travers des terres sauvages, il étudie la faune, erre à travers d’anciennes villes espagnoles comme San Cristobal Las Casas et photographie d’anciens monuments Maya. Il fustige continuellement cet esprit de supériorité qui anime l’homme blanc devant les indigènes. Et il n’arrête pas de photographier des Indiens de toutes les nations et de toutes les tribus: Indiens Tzotzil (les Chamula, les Hueitepec, les Huistan, les Zinacantan) Indiens Nahoa, Indiens Tzeltal (les Oxchuc, les Chanal, les Tenejapa), etc.
Indien Oxchuquero | Indien Chanal (Tzeltal) |
Indien Huistan | Indien Chamula |
Chef des Zinacantan | Indienne Huistan |
Il voit en eux, les exploités de l’homme colonial, les frères des prolétaires exploités dans nos pays occidentaux. Il admire leur mode de vie communautaire mais sans se faire des illusions: «Vivre dans une commune indienne et s’y sentir bien, heureux, présuppose que vous y êtes né et que vous y ayez grandi.», dit-il. Mais même l’ouvrier indien de Mexico-City n’accepterait plus d’y vivre, dit-il encore. Cette vie peut paraître bien idyllique, mais «s’il fallait vivre dans un état aussi primitif, la vie paraîtrait à un homme civilisé si pauvre, si dépouillée, si aride, si incolore, qu’il considérerait qu’elle ne vaudrait pas la peine d’être vécue». Traven n’a pas la naïveté de nos hippies. Il croit au progrès. Et à la civilisation. L’Indien du Chiapas «ne participe pas à la civilisation. Or si cette civilisation instille bien des poisons dans la vie des hommes, elle peut d’un autre côté rendre cette vie suffisamment riche pour qu’ils acceptent le goût amer du poison qui l’accompagne». Et il finit par un appel aux Mexicains, leur demandant de ne pas s’endormir à nouveau après la Révolution de 1910 et de faire un bon usage de tous les trésors que recèle le pays.
41) n° 2475 B. Traven: Sonnen-Schöpfung, Indianische Legende, édit. Büchergilde Gutenberg, Zurich-Vienne-Prague, 1936 (édition originale).
Une légende indienne. Le héros est un Indien Tzeltal. Et on y trouve le serpent à plumes, l’oiseau Quetzal et même un petit lapin...
42) n° 3910 B. Traven: Der Banditen-doktor - Erzählungen III, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
43) n° 3911 B. Traven: Ungeladene Gäste - Erzählungen II, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
44) n° 1261 B. Traven: The Nightvisitor and other stories, édit. Cassel, Londres, 1967 (édition originale).
45) n° 2476 B. Traven: Macario, édit. Büchergilde Gutenberg, Zurich, 1950 (édition originale).
J’aime beaucoup les histoires indiennes de Traven. Il en avait écrit dès les années 20 quand il a commencé à écrire dans son bungalow dans la jungle. Elles ont paru sous la forme d’une collection de nouvelles avec le titre Der Busch (la Brousse) en 1928. C’est là que l’on trouve cette histoire d’un chef Indien Texcoco mort il y a quatre cents ans et enterré, momifié, dans une vieille ruine à côté de la case du narrateur et qui lui rend visite la nuit, se plaignant d’être mangé par des cochons sauvages. Ces histoires ont été rassemblées dans Ungeladene Gäste (des Hôtes indésirables) avec Macario, la légende indienne Sonnen-Schöpfung et la première version du Pont dans la Jungle. D’autres histoires du Busch paru en 1928 ainsi que des nouvelles plus tardives, mais de la même veine, ont été rassemblées dans Der Banditen-doktor.
On y trouve des histoires dramatiques comme celle du Docteur des Bandits où le narrateur (l’Américain Gale ou Gales encore) est obligé par des bandits à venir soigner un membre de la bande qui a eu la cuisse trouée par un tir de carabine et où il craint continuellement d’être tué d’abord par les bandits qui ont peur qu’il les dénonce, puis par les policiers bien renseignés qui cherchent «le docteur des bandits»; des histoires plus émouvantes comme Danse dans la jungle où il est invité par son voisin le plus proche à une soirée de danse et de «musica» et où les Indiens arrivent progressivement, les uns après les autres, émergeant de la jungle, puis commencent à danser dans une clairière, les femmes se mettant à chanter lorsque la musique s’arrête, s’arrêtent de temps en temps pour allaiter leurs bébés, puis les posent emmaillotés sous des bancs où ils sont protégés des pieds des danseurs, tous adultes et enfants mêlés, les jeunes garçons allant chercher de temps en temps à boire, de l’eau claire d’une source du voisinage, puis au petit matin les femmes, à l’abri de la cabane, revêtent à nouveau leurs habits de tous les jours et tous s’éclipsent, les uns après les autres, sans se dire adieu, et disparaissent dans la jungle; ou alors des histoires vraiment désopilantes, comme L’Achat d’un âne (en anglais: Burro Trading), où le narrateur (l’Américain) ayant loué une cabane dans un village, s’aperçoit qu’un certain âne, vilain comme tout (une oreille à l’horizontale, l’autre pendante, une énorme verrue sur une jambe), mais, pourtant fort et puissant, le préféré de ces dames-ânesses, ne semble appartenir à aucun maître bien qu’il aimerait bien en avoir en, et Gales ayant eu confirmation que l’âne n’appartenait à personne, commence à s’en servir, lorsqu’un premier propriétaire se présente, accepte de le lui vendre à bas prix, puis un deuxième vient, puis c’est le maire qui prétend que c’est l’âne de la commune, qu’il ne peut être vendu, mais qu’il veut bien faire une exception, et finalement c’est une dame métisse qui arrive, propriétaire de l’auberge du coin, folle furieuse, vraie mégère, insulte le pauvre Américain, se plantant devant sa case, le traite de voleur de chevaux et de hors-la-loi et récupère l’âne: c’était le sien. Tout ceci raconté avec un humour pince-sans rire, énormément d’insultes et de gros mots et un merveilleux esprit de dérision (Indiens et Américain confondus).
On voit là quel admirable conteur est Traven et combien diverse est son inspiration.
L’édition anglaise de ces nouvelles, contient encore d’autres histoires, comme celle où le narrateur est chargé de conduire un troupeau de l’autre côté du Mexique (The Cattle drive), histoire que je n’ai pas trouvée dans les éditions allemandes, et qui relate peut-être l’une des aventures de Gale racontées dans le Wobbly.
Enfin il y a Macario que l’on trouve aussi dans The Night Visitor et dans Ungeladene Gäste dans sa version allemande, un conte fantastique (ou faut-il parler d’une légende indienne?) que celui qui introduit le livre anglais, Charles Miller, considère comme une version américaine du mythe faustien (Macario): un pauvre bûcheron toujours affamé reçoit comme cadeau, son rêve, une dinde rôtie, cherche un endroit isolé dans la forêt pour la manger à son aise et puis rencontre la Mort qui lui en réclame un morceau, d’où marchandage, prolongement de sa vie, pouvoir de guérir, et puis l’heure est venue. Plus tard on trouvera le bûcheron couché au pied d’un arbre, l’air heureux, une dinde dans la main dont il manque une part...
Cette histoire me fait penser, je ne sais pourquoi, à l’une de ces merveilleuses histoires, toujours morbides, toujours fantastiques, toujours terribles, du génial Ambrose Bierce (voir n° 0607 Ambrose Bierce: Can such things be?, édit. Jonathan Cape, Londres, 1926 ou n° 0604 Ambrose Bierce: In the Midst of Life, édit. Albert and Charles Boni, New-York, 1924). C’est dans An occurence at Owl Creek Bridge, tiré de In the Midst of Life, qu’Ambrose Bierce utilise la même technique que Traven dans Macario: un homme du Sud, sur le point d’être pendu au milieu d’un pont par les soldats de l’Union, vit toute une aventure au moment même où il décède: il tombe dans la rivière, échappe aux tirs des soldats, nage avec le courant, échoue sur une plage, arrive devant sa maison, voit sa femme l’enfant dans ses bras... et puis: «Peyton Fraquhar was dead; his body, with a broken neck, swung gently from side to side beneath the timbers of the Owl Creek bridge.» C’est ce même Ambrose Bierce qui a décidé de disparaître mystérieusement, au Mexique justement. Une disparition mystérieuse que Fuentes a interprété à sa façon dans Le vieux Gringo, d’ailleurs transposé au cinéma (voir n° 0918 Carlos Fuentes: Le vieux Gringo, édit. Gallimard, 1986).
46) n° 4717 B. Traven: Le chagrin de saint Antoine et autres histoires mexicaines, traduction et présentation par Pascal Vandenberghe, La Découverte Poche, 2009
Contient sept histoires mexicaines reprises du Banditen-doktor, dont l'Achat d'un âne (le Burro-trading, voir ci-dessus) et une délicieuse nouvelle intitulée Comment dompter un tigre, une nouvelle version, bien mexicaine, de la Mégère apprivoisée. Contient également La création du Soleil.
47) n° 3913 B. Traven: Aslan Norval, édit. Büchergilde Gutenberg, Francfort/Diogenes Taschenbuch, 1983.
Ce roman tardif (1960) n’apporte rien à la gloire de B. Traven. Au contraire. Cela commence comme un Jules Verne ou un Gustave Le Rouge (les milliardaires américains), mais cela ne démarre jamais. Et puis dérive vers une histoire de moeurs. Un problème de vieux marié avec une jeune (cela ne semble pourtant rien à voir avec l’expérience personnelle de Traven). A oublier. Et pourtant voilà qu’un éditeur français le publie. Alors que d’autres romans bien plus intéressants semblent n’avoir jamais été traduits en français.
Je trouve que B. Traven est un homme bien attachant. Peut-être parce qu’il est resté fidèle aux idées de sa jeunesse. Il y a un imbécile qui a dit (c’est peut-être Bernard Shaw) qu’il faut manquer de coeur pour ne pas être socialiste à 20 ans et qu’il fallait manquer d’esprit pour l’être encore à trente. J’ai souvent remarqué que les socialistes marqués par l’anarchisme restaient ce qu’ils étaient jusqu’à la fin de leur vie. Cela vient peut-être du fait que leur théorie intègre dès le départ beaucoup de scepticisme sur la nature humaine et qu’ainsi ils ne sont pas rebutés plus tard par la dure réalité qu’ils découvrent. Il y a quelqu’un qui a dit (je l’ai même cité quelque part mais j’ai tellement écrit que je ne retrouve plus mes propres citations) que le pouvoir corrompt. Et que beaucoup de pouvoir corrompt beaucoup. C’est l’idée de base de l’anarchisme.
(septembre 2009)
Note (2012) : On peut télécharger cette note en version PDF ou e-pub pour IPAD à partir de mon site Carnets d'un dilettante (www.bibliotrutt.com ) sous le titre : B. Traven, éternel anarchiste (sa vie, son secret, son oeuvre).