1. Poètes de l’Anthologie de Désiré Müntzer : Neues Elsässer Schatzkästel.
Martin Allheilig parle avec beaucoup de mépris du Neues Elsässer Schatzkästel de Désiré Müntzer (voir : Neues Elsässer Schatzkästel, eine Sammlung elsässischer Dialektgedichte aus Vergangenheit und Gegenwart, édit. Strassburger Druckerei und Verlagsanstalt, Strasbourg, 1913). Une collection de rimailleurs, dit-il, dès le premier volume de sa Petite Anthologie de poésie alsacienne, une critique qu’il va reprendre à plusieurs reprises dans les volumes suivants (voir ma note intitulée : l’Anthologie de poésie alsacienne de Martin Allheilig). Je le trouve un peu injuste. Cette Anthologie rassemble 40 poètes avec leurs biographies détaillées (et souvent leurs photographies). Et tous ne sont pas de simples rimailleurs du dimanche. Dans le numéro spécial consacré par la revue Les Saisons d’Alsace aux frères Matthis en décembre 1974 (Saisons d’Alsace, Nouvelle série, N¨53), il émet une autre critique bien plus justifiée : ils sont tous encore bien trop influencés par le hochdeutsch, l’allemand, la langue de culture, la langue officielle. On y reviendra. Mais par ailleurs je trouve que Allheilig est trop sévère pour Müntzer lui-même. Il a réalisé un travail considérable en renouvellant complètement le premier Elsässer Schatzkästel édité par Daniel Rosenstiehl en 1877 (et auquel Auguste Stoeber avait encore largement participé) et il est mort tout de suite après, lors de la guerre de 14-18 : il avait à peine trente ans !
D’ailleurs, pour commencer, on trouve dans cet ouvrage l’ancêtre, celui qu’on considère être à l’origine du renouveau du dialecte, de sa réhabilitation et l’auteur de ce qui passe pour être la première comédie alsacienne, D’r Pfingstmontag (Le lundi de Pentecôte) et avoir épaté Goethe lui-même.
Johann Georg Daniel ARNOLD
Il se trouve que je dispose de la deuxième édition de cette comédie, publiée en 1850 par l’éditeur E. Simon à Strasbourg, corrigée suivant les notes laissées par l’auteur (mort prématurément en 1829) et complétée de la critique de Goethe (voir : Der Pfingstmontag, Lustspiel in Straßburger Mundart, in fünf Aufzügen und in Versen, von Johann Georg Daniel Arnold, zweite nach den Noten des Dichters verbesserte Ausgabe, der Biographie des Dichters und einer Beurteilung von Goethe über dieses Lustspiel, E. Simon, Strasbourg, 1850). Goethe fait une analyse détaillée des cinq actes, loue la diversité des personnages et des dialectes employés et fait quelques suggestions pour une nouvelle édition (notes en bas de page et indication des lieux de l’action de chaque scène : il faut dire qu’Arnold avait voulu s’en tenir strictement à la Loi des trois unités d’action, de temps et de lieu et qu’il a bien fallu changer de temps en temps de maison !). C’est un Idiotikon (dictionnaire) vivant, dit Goethe. Arnold emploie l’alexandrin avec une césure nette au milieu. Alors, pourquoi Mündel l’a-t-il repris dans son Schatzkästel, me demanderez-vous ? C’est qu’à la fin de la pièce les principaux personnages décident d’organiser une séance de Maîtres-chanteurs. A cette occasion on apprend que l’ancienne Association des Maîtres-chanteurs a continué à exister à Strasbourg jusqu’au 11 septembre 1781, jour où ils se sont sabordés. Elle se réunissait dans une salle des guildes appelée Herrenstube. On y déclamait poésies et improvisations que les Anciens, les Herren, jugeaient. Alors dans la pièce d’Arnold, en ce fameux Lundi de Pentecôte de 1789, ce sont d’abord le pasteur et les deux prétendants éduqués en Allemagne qui vont réciter des vers en haut-allemand, puis c’est le notable, Monsieur Starkhans, conseiller municipal et chef d’entreprise (il construit des bateaux) qui récite en parler strasbourgeois une longue louange à sa ville de Strasbourg, suivi par le licencié ridiculement précieux et ses vers pompeux et puis, surprise, alors entre dans la pièce Claus, jeune paysan du Kochersberg, venu demander s’il doit ramener les chevaux, à qui on demande de participer au concours lui aussi : et voilà qu’il ne se dégonfle pas et nous déclame ce petit poème où déborde tout son amour pour son Anne-Marie, devenue Onnemey, et que Münzel fait entrer dans son Schatzkästel.
Note : le mode d’écriture est, sauf mention contraire, celui adopté par Müntzer dans son Neues Elsässer Schatzkästel.
Min Onnemey
(extraits)
I hoo-n-a Schoz, ‘s heeißt Onnemey
‘S isch d’scheenst in aunserm Ort ;
I hoo’s zua lieb un meecht’s in d’Eih
Un geh em glott uf’s Wort.
‘S Maid isch so frisch, so gsaund, so raund,
I gäb’s nit um a rings,
Un zennje kinnt i oli Staund
Hianlöufe zua-n-em flings.
…
Am Zischdi zletst hoo-n-i em gseit,
Wia mer gewändt hänn ‘s Höau :
Luöau ! Onnemey, moch mer doch d’Freid
Un wurr amol myn Fröau.
Claus, het äs gseit : kummt Zyt, kummt Rooth,
‘S will’s d’Miader nonnit hon ;
Woort riawi drum, friaj oder spoot
Wurrst eeinewäj min Mon.
Jez woort un woort un woort i schiar
Un woort mi schiar ze doot ;
I meein i miaßt sie hon bya miar
Un mit ‘re theeila ‘s Brod.
I gàb eeinhaundert Gilde här,
‘S isch oles, wos i hoo,
Doß d’Onnemey myn Fröau schunn wär
Un ich vergniajt un froh.
…
Mon Anne-Marie
J’ai une chérie, elle s’appelle Anne-Marie,
C’est la plus belle dans notre village ;
Je l’aime tellement et voudrais la marier
Et lui obéis au moindre mot.
La fille est si fraîche, si saine, si ronde,
Je ne la cèderais pour rien au monde,
Et pourrais bien, sacrédié,
Courir vers elle, à chaque heure du jour.
…
Mardi dernier, je lui ai dit,
Alors que nous retournions le foin :
Ecoute ! Anne-Marie, fais-moi donc plaisir
Et deviens enfin ma femme.
Claus, m’a-t-elle dit, vient le temps, vient le conseil
C’est la mère qui ne veut pas encore ;
Sois tranquille, attends, tôt ou tard
Tu seras de toute façon mon homme.
Maintenant j’attends, j’attends, j’attends toujours
J’attends presqu’à en mourir ;
Je pense que je devrais l’avoir à mon côté
A partager le pain avec elle.
Je donnerais bien cent Louis d’Or
C’est tout ce que je possède,
Pour qu’Anne-Marie soit déjà ma femme
Et que j’en aie bonheur et joie.
(traduction JCT)
Voilà, je vous le concède, ce n’est peut-être pas d’un niveau lyrique très élevé, mais Arnold s’amuse, vous, vous avez maintenant une idée du parler du Kochersberg et moi cela me donne l’occasion de vous parler encore de ce Daniel Arnold.
Il est né le 18 février 1780 à Strasbourg, fils unique d’un maître tonnelier aisé. Il suit les cours du Gymnase protestant de Strasbourg dès l’âge de sept ans, puis à cause des temps troublés, doit travailler dès l’âge de 15 ans au Bureau militaire du Département, ce qui lui permet d’acquérir une bonne connaissance du français, et une fois la Terreur passée, il étudie à ce qui reste de l’Université de Strasbourg, puis à Göttingen (droit et histoire) et à Paris, est nommé par le Consulat Professeur de Droit Civil à Coblence, puis Professeur d’Histoire à la Faculté de Strasbourg, puis Professeur de Droit romain, enfin Doyen de la Faculté de Droit, mais a beaucoup de mal à supporter la Restauration et les Jésuites. Il voyage en Italie et en Angleterre, rencontre Schiller qui lui donne une introduction pour Goethe, écrit de la poésie en allemand, une étude historique en latin, et publie une première fois sa pièce en 1816 sans nom d’auteur et au bénéfice des victimes de la guerre qui a ravagé la région strasbourgeoise l’année précédente. Ce qui n’empêche pas la pièce de rencontrer un succès immédiat.
Il se marie en 1823 avec la fille d’un propriétaire et ancien maire de Ribeauvillé, région qu’il aime beaucoup, devient encore père d’une fille puis meurt brusquement d’un coup d’apoplexie le 18 février 1829, le jour de son 49ème anniversaire !
Charlotte ENGELHARDT, née Schweighäuser
Charlotte Engelhardt est née le 4 mai 1781 à Strasbourg, fille du Professeur d’Université et grand helléniste Johannes Schweighäuser. Elle est donc la contemporaine de Daniel Arnold. D’ailleurs dans un poème en alsacien repris dans le Schatzkästel et intitulé : Über Goethes Beurteilung des Pfingstmontag (Du Jugement de Goethe sur le Pfingstmontag) elle se moque gentiment du grand homme qui suppose que cela doit être l’œuvre d’une vie entière (l’auteur était resté anonyme) : non, monsieur le Conseiller de la Cour (Herr Hofrat), dit-elle, il a suffi de dix mois, à notre grand Arnold, pour l’achever, il me l’a dit lui-même ! C’est qu’il du génie : er « hett’s nur üssem Ermel g’schittelt » (il l’a juste fait tomber de sa manche, expression alsacienne : il l’a fait avec la plus grande facilité).
Elle avait épousé un historien du Moyen-Âge, Maurice Engelhardt, a beaucoup voyagé avec lui, a connu des célébrités de l’époque, comme Achim von Arnim et l’aîné des frères Schlegel, entre autres. Elle était d’esprit très joyeux, comme le montre son poème humoristique sur Goethe et Arnold. Elle est décédée au début de l’année 1864. Le numéro de la Revue Alsatia d’Auguste Stôber, regroupant les années 1862 à 1867, lui dédie une notice nécrologique (page 422).
Ce n’est pas pour son œuvre poétique que Charlotte Engelhardt-Schweighäuser est citée ici. Elle n’avait guère confiance dans l’aptitude lyrique du dialecte et n’avait pas publié ses poèmes. C’est elle qui avait écrit : « Unser Sproch isch nit poetisch/Lacherli wurd glich s’Pathetisch » (Notre langue n’est pas poétique/ridicule devient vite le pathétique). Mais parce qu’elle a le très grand mérite d’avoir découvert la légende des Géants du Nideck (en parlant avec un forestier de Haslach) et de l’avoir communiquée à Jakob Grimm lui-même lorsque celui-ci s’était arrêté, au retour de Paris, dans la maison de son père, en juin 1814. Elle avait recuilli la légende 8 ans plus tôt lors d'un séjour dans la vallée de la Bruche comme son mari l'a écrit à Jakob Grimm en novembre 1815. Jakob Grimm l’a inséré comme N° 17 dans le premier tome de légendes allemandes (qui en comporte 362) publié dès 1816 par les frères Grimm (Deutsche Sagen). Le poète allemand d’origine française Adelbert von Chamisso l’a repris en 1831 dans un poème magnifique que ma grand-mère Marie Lauber née Bohly récitait encore jusqu’à une vieillesse avancée. Enfin en 1842 c’est August Stoeber qui publie sa propre collection de légendes alsaciennes : August Stöber : Elsässisches Sagenbuch, édit. G. L. Schuler, Strasbourg, 1842. Il y reprend le poème de Chamisso, deux poèmes en allemand par lui-même et par un autre poète alsacien, Rückert, enfin le poème de Charlotte Engelhardt-Schweighäuser en langue strasbourgeoise (page 226) que voici (un poème qu'il avait déjà repris dans ses Alsa-Bilder de 1836) :
(mode d’écriture conforme au Sagenbuch de 1842)
Das Riesenfräulein auf der Burg Nideck
Im Waldschloß, dort am Wasserfall,
Sinn d’Ritter Risse gsinn ;
E mol kummt’s Fräule ‘rab in’s Thal,
Unn geht spaziere drinn.
Sie duet bis geje Haslach gehn,
Vorm Wald im Ackerfeld,
Do blibt sie voll Verwundrung stehn,
Un sieht wie’s Feld wurd b’stellt.
Sie luejt dem Ding e Wiel so zue,
Der Pflueï, die Roß, die Lytt,
Sinn iehr ebbs Neu’s, sie geht derzue,
Un denkt : die nimm i mit !
Do hürt sie an de Bodde hin
Unn sprait iehr Firrdi us,
Fangt Alles mit der Hand, duet’s nin,
Unn lauft gar froh noch Hus.
Dort, wo der Berry isch so gäh,
Daß merr nurr miejsam steit in d’Heh,
Springt sie de Waldwej nuff ganz frisch,
Un brucht nurr eine Schritt.
Der Ritter sitzt just noch am Disch :
« Min Kind, was bringst de mit ?
D’Freud luejt der us de Aue ‘nus,
Se kram nur gschwind din Firrdi us,
Was hesch so Zawwli’s drinn ? »
« O Vadder, Spieldings gar zu nett,
I ha noch nie ebbs Scheen’s so g’hett ! »
Unn stellt-emm Alles hin,
Unn uff de Disch stellt sie de Pflueï,
Die Buure hin unn iehri Roß,
Lauft drum ‘erum, unn lacht derzue,
Jehr Freud isch gar ze groß.
« Ja Kind, dis isch kenn Spieldings nitt,
Do hesch ebbs Scheen’s gemacht ! »
Saat druff der Ritter glich, unn lacht :
« Geh nimm’s nurr widder mit !
Die Buure sorrje uns firr Brod,
Sunst wärde mier in großer Noth,
Drah Alles widder furt ! »
‘S Fräule grient, der Vadder schilt :
« E Buur mier nitt als Spieldings gilt,
I lied nitt daß me murrt !
Pack Alles sachte widder ihn,
Unn drah’s an’s nämli Plätzel hin,
Wod’es genumme hest !
Böut nitt der Buur sin Ackerfeld,
So fehlt’s bi uns an Brod unn Geld
In unserm Felsennest ! »
La jeune Géante du Burg Nideck
Au château de la forêt, près de la chute d’eau
Les chevaliers étaient des géants ;
Un jour la demoiselle descend dans la vallée,
Et s’y promène tout du long.
Elle va jusque près de Haslach,
À l’orée du bois, jusqu’aux champs
Là elle reste toute étonnée,
Et voit comme on y travaille,
Regarde pendant un bon moment,
La charrue, les chevaux, les gens,
Tout lui est nouveau, elle s’en approche,
Et pense : je vais les emmener avec moi !
Alors elle met un genou à terre,
Étend en grand son tablier
Prend tout avec sa main, le met dedans,
Et court pour rentrer joyeuse à la maison,
Là où la montagne est si pentue
Qu’on n’arrive à la grimper qu’avec peine
Elle monte en sautant le sentier dans la forêt
Et n’a besoin que de quelques pas.
Le chevalier est encore assis à table :
« Mon enfant, que nous apportes-tu là ?
On voit la joie briller dans tes yeux,
Alors vide vite ton tablier,
Qu’as-tu donc qui gigote autant ? »
« Oh, père, un si joli jouet,
Jamais je n’ai eu chose si belle ! »
Elle pose tout devant lui,
Sur la table, la charrue,
Les paysans et leurs chevaux,
Et tourne autour et rit beaucoup
Si grande est sa joie.
« Mais, enfant, ceci n’est pas un jouet,
Beau travail que tu as fait là ! »
Dit le chevalier et rit aussi :
« Va vite et ramène tout !
Les paysans fournissent notre pain,
Sans eux nous serions bien en peine,
Rapporte tout où tu l’as pris ! »
La demoiselle pleure, le père gronde :
« Un paysan n’est pas un jouet pour moi,
Je ne souffre pas le moindre murmure !
Ramasse le tout soigneusement,
Et rapporte-le à l’endroit même
Où tu l’as pris !
Si le paysan ne travaille pas son champ,
Alors nous manqueront pain et biens
Dans notre nid de rochers là-haut ! »
(traduction JCT)
Pour ceux qui lisent l’allemand je vais encore donner le texte retenu par les Grimm. On verra que la version de Charlotte Engelhardt et celle des Grimm sont pratiquement identiques. Et puis le très beau poème de Chamisso. Lui aussi suit la légende de près :
Texte des Grimm (il indique comme source : un forestier de la région) :
Das Riesenspielzeug
Im Elsaß auf der Burg Nideck, die an einem hohen Berg bei einem Wasserfall liegt, waren die Ritter vorzeiten große Riesen. Einmal ging das Riesenfräulein herab ins Tal, wollte sehen, wie es da unten wäre, und kam bis fast nach Haslach auf ein vor dem Wald gelegenes Ackerfeld, das gerade von den Bauern bestellt ward. Es blieb vor Verwunderung stehen und schaute den Pflug, die Pferde und Leute an, das ihr alles etwas Neues war. « Ei », sprach sie und ging herzu, « das nehm ich mir mit ». Da kniete sie nieder zur Erde, spreitete ihre Schürze aus, strich mit der Hand über das Feld, fing alles zusammen und tat's hinein. Nun lief sie ganz vergnügt nach Haus, den Felsen hinaufspringend ; wo der Berg so jäh ist, daß ein Mensch mühsam klettern muß, da tat sie einen Schritt und war droben.
Der Ritter saß gerad am Tisch, als sie eintrat. « Ei, mein Kind », sprach er, « was bringst du da, die Freude schaut dir ja aus den Augen heraus ». Sie machte geschwind ihre Schürze auf und ließ ihn hineinblicken. « Was hast du so Zappeliges darin ? » - « Ei Vater, gar zu artiges Spielding ! So was Schönes hab ich mein Lebtag noch nicht gehabt ». Darauf nahm sie eins nach dem andern heraus und stellte es auf den Tisch : den Pflug, die Bauern mit ihren Pferden ; lief herum, schaute es an, lachte und schlug vor Freude in die Hände, wie sich das kleine Wesen darauf hin und her bewegte. Der Vater aber sprach : « Kind, das ist kein Spielzeug, da hast du was Schönes angestiftet ! Geh nur gleich und trag's wieder hinab ins Tal ». Das Fräulein weinte, es half aber nichts. « Mir ist der Bauer kein Spielzeug », sagt der Ritter ernsthaftig, « ich leid's nicht, daß du mir murrst, kram alles sachte wieder ein und trag's an den nämlichen Platz, wo du's genommen hast. Baut der Bauer nicht sein Ackerfeld, so haben wir Riesen auf unserm Felsennest nichts zu leben ».
Poème de Chamisso :
Burg Nideck
Burg Nideck ist im Elsaß der Sage wohlbekannt,
Die Höhe, wo vorzeiten die Burg der Riesen stand;
Sie selbst ist nun verfallen, die Stätte wüst und leer;
Du fragest nach den Riesen, du findest sie nicht mehr.
Einst kam das Riesenfräulein aus jener Burg hervor,
Erging sich sonder Wartung und spielend vor dem Tor,
Und stieg hinab den Abhang bis in das Tal hinein,
Neugierig zu erkunden, wie's unten möchte sein.
Mit wen'gen raschen Schritten durchkreuzte sie den Wald,
Erreichte gegen Haslach das Land der Menschen bald,
Und Städte dort und Dörfer und das bestellte Feld
Erschienen ihren Augen gar eine fremde Welt.
Wie jetzt zu ihren Füßen sie spähend niederschaut,
Bemerkt sie einen Bauer, der seinen Acker baut;
Es kriecht das kleine Wesen einher so sonderbar,
Es glitzert in der Sonne der Pflug so blank und klar.
« Ei! artig Spielding ! » ruft sie, « das nehm' ich mit nach Haus. »
Sie knieet nieder, spreitet behend ihr Tüchlein aus
Und feget mit den Händen, was sich da alles regt,
Zu Haufen in das Tüchlein, das sie zusammenschlägt,
Und eilt mit freud'gen Sprüngen – man weiß, wie Kinder sind –
Zur Burg hinan und suchet den Vater auf geschwind :
« Ei Vater, lieber Vater, ein Spielding wunderschön !
So allerliebstes sah ich noch nie auf unsern Höhn. »
Der Alte saß am Tische und trank den kühlen Wein,
Er schaut sie an behaglich, er fragt das Töchterlein :
« Was Zappeliges bringst du in deinem Tuch herbei ?
Du hüpfest ja vor Freuden; laß sehen, was es sei ! »
Sie spreitet aus das Tüchlein und fängt behutsam an,
Den Bauer aufzustellen, den Pflug und das Gespann :
Wie alles auf dem Tische sie zierlich aufgebaut,
So klatscht sie in die Hände und springt und jubelt laut.
Der Alte wird gar ernsthaft und wiegt sein Haupt und spricht :
« Was hast du angerichtet ? Das ist kein Spielzeug nicht !
Wo du es hergenommen, da trag es wieder hin !
Der Bauer ist kein Spielzeug, was kommt dir in den Sinn !
Sollst gleich und ohne Murren erfüllen mein Gebot :
Denn wäre nicht der Bauer, so hättest du kein Brot :
Es sprießt der Stamm der Riesen aus Bauernmark hervor ;
Der Bauer ist kein Spielzeug, da sei uns Gott davor ! »
Burg Nideck ist im Elsaß der Sage wohl bekannt,
Die Höhe, wo vor Zeiten die Burg der Riesen stand ;
Sie selbst ist nun verfallen, die Stätte wüst und leer ;
Und fragst du nach den Riesen, du findest sie nicht mehr.
Et pour finir voici ma version en français du poème de Chamisso :
Le Burg Nideck
Bien connue est en Alsace la légende du Burg Nideck
Le mont où, dans les temps anciens, se dressait le Burg des Géants ;
Maintenant le château est en ruines, l’endroit désolé et vide ;
Demande où sont les Géants, tu ne les trouveras plus.
Un jour, la fille des Géants sortit de son Burg,
Jouait devant la porte, échappant à toute garde
Et descendit la pente et pénètre dans la plaine
Curieuse de savoir ce qu’il y avait au bas de son mont,
En quelques pas rapides, elle franchit la forêt,
Et atteint sans plus tarder, près de Haslach, le monde des hommes.
Et les villes d’en bas, les villages et tout autour les champs,
Sont à ses yeux de Géante un monde bien étrange.
Puis jetant ses regards à l’endroit où se trouvent ses pieds,
Elle découvre un paysan qui labourait son champ ;
Et voit le petit être se traîner de bien curieuse façon
Et le soc de sa charrue, luisant et clair, scintiller au grand soleil.
« Quel beau jouet ! » crie-t-elle, « je vais le rapporter chez moi ! »
Elle s’agenouille par terre, émue, étend son grand mouchoir,
Et, balaye de ses mains tout ce qui bouge par là,
En fait un tas, enferme le tout dans son mouchoir de Géante.
En sautant de joie, – comme sont tous les enfants, qui ne le sait ? -
Elle court vers le château, se précipite vers son père ;
« Oh ! Père, Père chéri, regarde ce beau jouet !
Jamais, sur nos hauteurs, je ne vis si adorable chose. »
Le vieux géant était assis à sa table et buvait du vin frais,
Il la regarde avec plaisir et demande à sa fille :
« Qu’est-ce qui frétille donc autant dans ce mouchoir que tu tiens ?
Tu sautes toute à ta joie : laisse-moi voir ce qu’il y a dedans ! »
Elle déploie son grand mouchoir et dresse en prenant bien soin
Le paysan d’abord, et puis la charrue et tout son attelage ;
Et quand tout est placé si joliment sur la table
Elle crie de joie et saute en l’air et frappe dans ses mains.
Le vieux Géant devient grave, et hoche la tête et dit :
« Qu’as-tu fait ma fille ? Cette chose n’est pas un jouet !
A l’endroit où tu l’as pris, tu vas le remettre aussitôt !
Le paysan n’est pas un jouet, quelle idée t’est entrée dans la tête ?
Sans murmure et sans délai, tu exécuteras mon ordre
Car s’il n’y avait point de paysan, tu n’aurais point de pain ;
C’est de la race des paysans que nous les Géants sommes issus ;
Le paysan n’est pas un jouet, que Dieu nous en soit témoin ! »
Bien connue est en Alsace la légende du Burg Nideck
Le mont où, dans les temps anciens, se dressait le Burg des Géants ;
Le château est en ruines, l’endroit désolé et vide ;
Demande où sont les Géants, tu ne les trouveras plus.
Charles Frédéric BOESE
Boese est né le 24 mai 1809 à Strasbourg. Après avoir été élève au Gymnase protestant de Strasbourg il a étudié la théologie, mais a finalement préféré devenir instituteur, profession qu’il a occupée à Mulhouse, Niederbronn et Strasbourg entre 1837 et 1851. Mais après l’établissement de la République en 1848 il a également dirigé le Journal républicain Démocrates rhénans. Alors quand Napoléon III fait son coup d’Etat il est immédiatement arrêté, emprisonné d’abord à Strasbourg, puis à Paris (dans les casemates d’Ivry puis le Fort Bicêtre), enfin banni en Algérie en mai 1852. Là il travaille comme instituteur, puis crée une école cosmopolite à Blida (en 1856), plus tard une école normale au même endroit qui est nationalisée et dont il est nommé Directeur. Il meurt le 5 novembre 1881 et est enterré à Blida (un monument funéraire y a été érigé en son honneur). Il a écrit ses souvenirs de déporté, ainsi que divers textes en dialecte. Et, ce qui est plus original : un poème de louange du tabac qui lui a rapporté une rente à vie en tabac de la part de la Régie de Tabacs algérienne ! Si je le cite ici c’est d’abord parce que moi aussi je déteste Napoléon III et, ensuite, parce qu’il a écrit un joli poème qui lie Blida et son Alsace natale :
Winters Weh und Lenzes Lust
D’r Nordwind brüüst als druff un dran,
Im Thal un uff der Heeh ;
Der Atlas het e Bürnüß an
Vum Scheitel bis uff d’Zeh !
‘s hornisselt, newwelt, Da un Naacht
Un räjt als wie nit gschejt,
Mer meint d’Sunn het Bankrott gemacht,
Der Himmel isch verhejt !
O Blidah, drüri’s Barredis,
I kumm nimm üs der Heehl !
So Wetter macht eim Rhummedis,
Maffwa, an Lyb un Seel !
Do lowwi mer de Winter dheim,
Wenn d’Ill un’s Brieschel gfiert :
Verzuckert zwitzre d’Beldebäum
Un d’Ohre mer nimm gspüert ;
Wemmer Yßzapfe kriejt am Bart,
De Bodde gygst un kracht,
Wemmer im Schelleschlitte fahrt,
Daß’s Herz il Lyb Eim lacht !
- Hit awwer gückt d’Goldsunn evor,
Der Winter isch erum !
D’Mitischda steht im schönste Flor,
Un Freud isch ummedum !
O blöuer Himmel, reini Luft,
Jetzt thau i widder uff !
Oranscheblüejet, Balsamduft
Oth’m i un mach nimm Muff !
(Blidah, 8 avril 1865)
Peine d’hiver et joie de mars
Le vent du Nord souffle sans répit
Dans la vallée et sur les hauts ;
L’Atlas est couvert d’un burnous
De la tête jusqu’aux pieds !
Il fait froid, le brouillard tombe,
Il pleut à verse jour et nuit,
Le soleil a mis la clé sous la porte,
Et le ciel semble complètement foutu !
Oh Blidah, triste paradis,
Je suis entré en enfer !
Ce temps vous fout les rhumatismes,
Ma foi, à l’âme comme au corps !
Ah, qu’il était bien l’hiver chez nous,
Quand Ill et Bruche sont gelés :
Que brillent, poudrés de sucre, les peupliers
Et qu’on ne sent plus ses oreilles ;
Quand la barbe est couverte de glaçons,
Que le sol craque et geint,
Quand on va en traîneaux à clochettes,
Et que le cœur éclate de joie !
- Mais aujourd’hui sort un soleil d’or,
L’hiver est enfin révolu !
La Mitidja est déjà en fleurs,
Et la joie est revenue !
Oh ciel tout bleu, oh air pur,
Maintenant je dégèle à nouveau
Fleurs d’oranger, parfums balsamiques
Je vous respire et ne me plains plus !
(traduction JCT)
Adolphe STOEBER
Les trois Stoeber, le père Ehrenfried et les deux frères Auguste et Adolphe ont d’énormes mérites dans le domaine de la conservation et du développement de la culture régionale. Tous les trois ont écrit des poèmes en allemand et en alsacien, mais leur lyrisme en langue alsacienne était un peu trop marqué par la langue de culture, l’allemand. Si je cite quand même Adolphe c’est que c’est lui qui a commis ce poème qui nous caractérise si bien, paraît-il, De Hans im Schnokeloch !
Mais je vais quand même dire un mot des trois. Daniel Ehrenfried Stoeber est né à Strasbourg le 7 mars 1779. Il était fils de notaire. D’ailleurs la famille Stoeber avait de nombreux juristes et théologiens parmi ses ancêtres. Ehrenfried était en principe notaire lui aussi ou avocat, mais s’est beaucoup plus intéressé à la littérature et même à la politique : il était libéral, passionné par la Révolution, détestait Charles X. Mais il fréquentait aussi les milieux intellectuels allemands, était ami du poète Hebel, était lui-même poète, auteur dramatique en dialecte, et déjà folkloriste. C’est lui qui a écrit les vers de cette chanson que mon père disait être notre hymne national :
Unn’s Elsass, unser Ländel
Es isch meineidi scheen
Mer hewwe’s fest am Bändel
Mer lon’s bi Gott! nitt gehn
(Notre Alsace est notre pays - Elle est si belle à notre coeur - Nous la tenons bien fort par ses rubans - Et par Dieu nous ne la lâcherons jamais)
Et aussi:
Das Rheinland ist mein Vaterland,
Das Elsass drinn sein Diamant
(La Rhénanie est ma patrie - l’Alsace en est le diamant)
Ce qui ne l’empêche pas d’être patriote, car c’est aussi lui qui a commis ces vers qui caractérisent bien l’état d’esprit des protestants alsaciens de ce XIXème siècle :
Meine Leier ist deutsch, sie klingt von deutschen Gesängen
Liebend den gallischen Hahn, treu ist, französisch, mein Schwert.
(Ma lyre est allemande, elle résonne de chants allemands - Mais mon épée est française et fidèle. Elle aime le coq gaulois.)
Mais d’un autre côté c’est un poème d’Ehrenfried justement que Martin Allheilig prend comme exemple de mauvais lyrisme alsacien dans un article du numéro spécial des Saisons d’Alsace consacré aux frères Matthis (Saisons d’Alsace N° 53 : Albert et Adolphe Matthis, créateurs du lyrisme alsacien) : Der Elsaesser auf dem Strassburger Münster (L'Alsacien du haut de la Cathédrale de Strasbourg). Il parle d’ « impureté d’un dialecte mal dégagé du hochdeutsch », d’un « hochdeutsch phonétiquement travesti » et d’un « jargon se voulant alsacien ». Dur, dur !
Ehrenfried Stoeber est décédé le 18 décembre 1835. Un monument a été érigé en son honneur dans le cimetière de Saint Gall, cher aux frères Matthis.
Auguste Stoeber est son fils aîné. Il est né à Strasbourg le 9 juillet 1808. Adolphe, lui, est né, également à Strasbourg, le 7 juillet 1810. Les deux frères Auguste et Adolphe sont pasteurs tous les deux mais si Adolphe le reste jusqu’au bout, un pasteur plutôt conservateur et qui menace ses brebis des feux de l’enfer, tout en continuant à sacrifier à sa muse, Auguste est à l’écoute des gens du village, s’intéresse à leur parler, à leurs légendes, à leurs coutumes. Il devient bientôt Directeur d’école, puis professeur de littérature allemande, écrivain et journaliste. Et puis en 1846 les deux frères sont invités par leurs amis poètes, badois et wurtembergeois, Schwab et Uhland, à participer à un congrès de germanistes à Francfort. Et là ils vont rencontrer pour la première fois Jakob et Wilhelm Grimm et avoir de longues conversations avec eux. Les frères Grimm étaient très intéressés par les contes et légendes alsaciennes. Et les frères Grimm vont faire d’Auguste Stoeber un véritable folkloriste.
Mais avant cela il avait déjà créé avec le Mulhousien Frédéric Otte (de son vrai nom Georges Zetter et que l’on retrouve également dans le Schatzkästel) la Revue Elsässische Neujahrsblätter en 1844 qui va exister jusqu’en 1848. Puis, en 1850, il crée et dirige la fameuse Alsatia qui va durer jusqu’en 1876 et traiter comme son sous-titre l’indique de culture régionale, d’histoire, de coutumes, de légendes, de langue et d’histoire. Quant aux contes et légendes, alors qu’il avait publié un premier recueil en vers dès 1842 (August Stöber : Elsässisches Sagenbuch, édit. G. L. Schuler, Strasbourg, 1842), il en édite un nouveau dix ans plus tard, suivant la leçon apprise des Grimm, en prose dépouillée et avec indication des sources (August Stöber : Die Sagen des Elsasses, zum ersten Mal getreu nach der Volksüberlieferung, den Chroniken und anderen gedruckten und handschriftlichen Quellen gesammelt und erläutert, édit. Scheitlin und Zollikoser, St. Gallen, 1852). Il s’intéresse également aux ritournelles et comptines d’enfants (August Stöber : Elsässisches Volksbüchlein - Kinderwelt und Volksleben, Liedern, Sprüchen, Räthseln, Spielen, Märchen, Schwänken, Sprichwörtern, u. s. w. 2ème édition, édit. J. P. Risler, Mulhouse, 1859), ainsi qu’à de nombreux autres sujets de culture locale, d’histoire entre autres. Il meurt le 19 mars 1883.
Adolphe Stoeber n’a pas eu une vie aussi remplie même s’il a souvent collaboré à la Revue de son frère et même encore à celle qui allait prendre, d’une certaine manière, la suite de l’Alsatia dès l’année 1885 : les Annales pour l’Histoire, la Langue et la Littérature alsaciennes de la Société d’Histoire et de Littérature du Club Vosgien (Jahrbuch für Geschichte, Sprache und Litteratur Elsass-Lothringens herausgegeben von dem Historisch-Litterarischen Zweigverein des Vogesen-Clubs), une Revue qui va exister jusqu’en 1918, puis réapparaître avec un titre français de 1933 à 1939. Il a également publié un livre de voyages (Suisse) et un recueil de poésie. Mais comme déjà dit il a surtout exercé jusqu’au bout sa vie de pasteur et d’enseignant religieux, d’abord à Mietsheim, puis pendant de longues années à Mulhouse où il a été nommé Président du Consistoire de la religion réformée en 1860. Il est décédé le 8 novembre 1892.
Une excellente biographie des Stoeber a paru en 2002 : Marie-Louise Witt - Pierre Erny : Les Stoeber, poètes et premiers folkloristes de l’Alsace, édit. Jérôme Do. Bentzinger, Colmar, 2002. Elle insiste tout particulièrement sur le travail de folkloriste des trois Stoeber, mais donne aussi de nombreuses indications biographiques sur leurs collaborateurs et successeurs dans ce domaine. Pendant la dernière guerre avait paru une autre biographie qui essayait d’en faire des germanophiles, au moins par le titre, ce qu’ils n’étaient certainement pas : Karl Walter : Die Brüder Stöber, zwei Vorkämpfer für das deutsche Volkstum im Elsass des 19. Jahrhunderts, édit. Alsatia, Colmar, 1942.
Le poème du Hans im Schnokeloch a toute une histoire que les auteurs des Stoeber retracent : le Schnokeloch (le trou aux moustiques) était un lieu-dit au bord de la Bruche pas loin du cimetière de Saint Gall, un lieu de promenade pour les Strasbourgeois (le Pfingstmontag le cite), un lieu de jeux sauvages pour les enfants : un délicieux poème d’Ehrenfried en parle : il commence par : B’im Schnokeloch dehinte/isch allerlei ze finde et finit ainsi : Ei, liewi Buewe, komme doch !/s’isch lusti do bi’m Schnokeloch (Là-bas, au Trou aux Moustiques, il y a de tout/venez-y, garçons, on s’amuse comme des fous). Les garçons peuvent y gauler des noix, échapper au Bangert, le garde-champêtre, faire voler des cerfs-volants, grimper aux arbres, appâter les mésanges, jeter des pierres, se cacher dans les haies en jouant à cache-cache et si on tombe on ne se fait pas mal : on tombe dans l’herbe et elle est drue. Et déjà l’idée qu’on y trouve de tout.
Car s’y est installé un restaurateur, Hans, et on y trouvait effectivement tout ce qu’on voulait : c’est ainsi que le poème a été créé, anonymement : D’r Hans im Schnokeloch het alles was m’r will (le Hans du Trou aux Moustiques a tout ce qu’on veut). Mais alors la qualité a dû baisser et le Hans s’est fait quelques ennemis, d’où la suite, toujours anonyme : un was er het, diss wil m’r nit/un was m’r will diss het er nit... (et ce qu’il a on n’en veut pas/ et ce qu’on veut, il ne l’a pas…). Le Hans a compris la leçon, paraît-il, a corrigé ce qu’il fallait et a récupéré réputation et clientèle. Mais le poème a plu. Et voilà qu’un autre auteur anonyme change le m’r en er, c. à d. nous en il. D’r Hans im Schnokeloch het alles was er will (le Jean du Trou aux Moustiques a tout ce qu’il veut). Cela change tout. Surtout quand on y ajoute d’autres strophes. J’en copie quelques-unes sur l’ouvrage de Marie-Louise Witt et Pierre Erny :
D’r Hans im Schnokeloch het alles was er will.
Un was er hett, des will er nit,
Un was er will, des hett er nit.
D’r Hans im Schnokeloch het alles was er will.
D’r Hans im Schnokeloch saat alles was er will,
Un was er saat, des denkt’r nit,
Un was er denkt, des saat er nit…
D’r Hans im Schnokeloch duet alles was er will,
Un was er duet, des soll er nit,
Un was er soll, des duet er nit…
D’r Hans im Schnokeloch geht anne wo er will,
Un wo er isch, do blibt er nit,
Un wo er blibt, do gfallts em nit…
De la moquerie d’un restaurateur on passe à un portrait psychologique qui pourrait bien être celui d’un Alsacien. Ou non ? Eternel insatisfait : ce qu’il a il ne le veut pas, ce qu’il veut, il ne l’a pas. Il va où il veut/ mais là où il est il ne reste pas/et là où il reste, il ne se plaît pas. Et, en plus il a une belle femme mais il en veut une autre, une plus intelligente (?). Rebelle : il fait tout ce qu’il veut/mais il fait ce qu’il ne doit pas/ et ce qu’il doit faire, il ne le fait pas. Mais un rebelle qui sait cacher ce qu’il pense aux maîtres de l’heure : il dit tout ce qu’il veut/ mais ce qu’il dit, il ne le pense pas/ et ce qu’il pense, il ne le dit pas.
Et c’est là-dessus qu’Adolphe Stoeber bâtit son poème à lui, poème de l’insatisfait, et en tire une morale, en bon moraliste qu’il est : vis en paix avec ce que tu as !
D’r Hans im Schnokeloch het alles was er will !
Un was er hett, diß will er nit,
Un was er will, diß het er nit.
D’r Hans im Schnokeloch het alles was er will !
Er isch a richer Büür, un’s gfallt em nimm sin Hüüs ;
Abrisse loßt er sin Gebäu
Un stellt sich funkelnaauwelneu
E Hüüs mit Schyr un Stall an’s Gallebrüechel ‘nüs.
Un in der erste Naacht, uff einmol ruefts : Fyrio !
Sin Hüüs verbrennt un d’Stallung mit –
Un was er will, diß het er nit.
Jetz lejt sin neuer Boü – e Kohlehüffe – do.
Er het e süüfri Frau, getreu in Glück un Noth,
Rechtschaffe, so wie’s wenni gitt :
Doch was er het, diß will er nit –
Er loßt si sitze d’heim, bis sie sich grämt ze todt.
Jetz bli’t em noch sin Guet. Was macht er ? Schla uff Schla
Verkauft er alles, Matt un Feld
Un macht sin ganze Hab ze Geld,
Un stzt sich uff e Schiff for nooch Amerika.
Was gschicht ? e Sturm bricht los, un in der letste Noth
Küüm schwimmt er selbst an’s Üfer noch
Kummt bettelarm in’s Schnokeloch,
Un schafft als Büüereknecht betrüebt um’s däjli Brod.
Un ze Sank-Galle drüs, dert het er jetz sin Grab :
Un was er het, diß mueß er han,
Un was er will, er kann’s nit han –
Drum leb zefridde doch mit Gott un diner Hab !
(Jean du Trou aux Moustiques a tout ce qu’il veut/et ce qu’il a, il ne le veut pas/et ce qu’il veut, il ne l’a pas/Jean du Trou aux Moustiques a tout ce qu’il veut.
Il est un riche paysan, mais sa maison ne lui plaît plus/il fait démolir sa bâtisse/et en construit une toute nouvelle/maison et grange et étable près de la Bruche à Saint Gall.
Et dès la première nuit un cri : au feu !/Sa maison brûle, son étable aussi/et ce qu’il veut, il ne l’a pas/maintenant toute sa bâtisse : un tas de cendres.
Il a une bonne épouse, fidèle dans le bonheur et dans le malheur/honnête comme on n’en trouve peu/mais ce qu’il a, il ne le veut pas/il la laisse seule, elle en meurt de chagrin.
A présent il lui reste son bien. Que fait-il ? Coup sur coup/il vend tout, prés et champs/et transforme tout en argent cash/et s’embarque sur un bateau direction l’Amérique.
Qu’arrive-t-il ? La tempête se lève, et en dernière extrémité/il nage encore jusqu’à la rive/rejoint, pauvre comme Job, son Trou aux Moustiques/et travaille, triste, comme valet de ferme à gagner son pain quotidien.
A présent il a sa tombe là-bas à Saint-Gall/et ce qu’il a il doit l’avoir/et ce qu’il veut, il ne peut l’avoir/c’est pourquoi vis donc satisfait avec Dieu et avec ce que tu as !)
(traduction JCT)
Jean Georges GAYELIN
Gayelin est né à Mulhouse le 23 mai 1812. Son père était boulanger et restaurateur. Il a été éduqué à Mulhouse, a reçu une formation commerciale à Montbéliard, puis a occupé la profession de comptable pendant 32 ans à Lautenbach près de Guebwiller où il s’est également marié et consacré à son amour de la littérature. Il a appris l’anglais, l’italien et l’espagnol en autodidacte et a traduit plusieurs œuvres à partir de ces langues. Il a écrit des comédies en allemand et de la poésie en allemand et en alsacien, en partie sous le pseudonyme A. Ilgeney. Ami d’Auguste Stoeber il s’est également intéressé au folklore et aux légendes populaires. Il est décédé le 30 janvier 1889 chez son fils à Rixheim chez lequel il s’était retiré. Le poème que j’ai sélectionné traite d’un sujet légendaire connu en Alsace, un animal fantastique qui aime bien se promener dans les villages la nuit et faire peur aux ivrognes attardés, aux cambrioleurs nocturnes et aux amants cachés.
‘s Nachtkalb
Wenn alle Mensche schlofe
In finstrer Mitternacht,
Un niamed as d’r Wächter
Noch uf em Kirchthurn wacht ;
Do sträift uf, ab dur’s Stadtreviär
E furchtbar gräßlig Riesethiär :
‘s Nachkalb.
Wenn zwische dunkle Wulke
D’r Mon küm vore kriächt,
Un nit me unterschäidet,
Bim gäisterbläiche Liächt,
Do sträift ab, uf dur’s Dorfreviär
E gräßlich furchtbar Riesethiär :
‘s Nachtkalb.
‘s hat Herner uf d’r Stirne
Un uf d’r Nase-äis
Wulfsäuge wiä-n-e Kirbse.
Un Zottle wiä-n-e Gäis.
Un mängmol greßer as e Hüs
Wird pletzlig kläiner denn e Müs,
‘s Nachtkalb.
D’r Kopf hat’s vom e Ewer,
D’r Kerwer vom e Hund ;
Un hinte hat’s e Wadel,
Lang – fast e halwe Stund.
Un mängmol kläiner as e Müs,
Wird pletzlig greßer denn e Hüs,
‘s Nachtkalb.
Le Veau de Nuit
Quand tout le monde dort,
A minuit dans le noir,
Quand plus personne ne veille
Sauf le veilleur sur la tour de l’église,
Alors traîne à travers les quartiers de la ville
Une horrible effroyable bête géante :
Le Veau de Nuit.
Quand d’entre les nuages sombres
La lune se dégage à peine,
Et qu’on ne distingue plus rien
Dans la lumière fantômatique
Alors traîne à travers les quartiers du village
Une effroyable horrible bête géante :
Le Veau de Nuit.
Il a des cornes au front
Une autre sur le nez
Des yeux de loup grands comme courges
Et des tresses velues comme une chèvre
Et tout à coup plus grand qu’une maison
Puis plus petit qu’une souris,
Le Veau de Nuit.
Il a la tête d’un sanglier,
Le corps d’un chien,
Et derrière une queue,
Longue de presqu’une demie-lieue.
Et tout à coup plus petit qu’une souris,
Puis plus grand qu’une maison,
Le Veau de Nuit.
(traduction JCT)
C’est également le Schatzkästel de Müntzer qui nous présente une grande écrivaine alsacienne qui est aussi poétesse :
Marie HART
Marie Hartmann (Marie Hart est son nom de plume) est née à Bouxwiller le 29 novembre 1856. Elle a épousé un Allemand du nom de Kurr, ce qui a conduit à son départ forcé d’Alsace à la fin de la première guerre mondiale, son mari étant expulsé. Les autorités françaises ont effectué une espèce de purification ethnique dans l’Alsace recouvrée qui a conduit à pas mal d’injustices. Marie Hart en a souffert et a raconté ses malheurs dans Üss unserer Franzosezit (publié chez Greiner und Pfeiffer, Stuttgart, 1921. De notre époque française). Auparavant elle avait également publié un roman célèbre : D’r Herr Merkling un sini Deechter (Greiner und Pfeiffer, Stuttgart, 1911. Monsieur Merkling et ses filles). André Weckmann et Emma Guntz ont repris son histoire en la romançant dans Das Land dazwischen (voir : André Weckmann et Emma Guntz : Das Land dazwischen, une saga alsacienne - 1870 – 1919, édit Salde, Strasbourg, 1997). Mais Marie Hart était aussi poétesse. Voici deux de ses poèmes repris du Schatzkästel de Müntzer, tous les deux empreints d’une douce mélancolie :
Vor’m Elterehüs
Ich geh durich d’finschtere Gasse,
Wie e verirrtes Kind.
Üwer de Dächer, de nasse,
Stricht d’r Oktowerwind.
Es tuet mich vürschi triewe,
Weiss nit, wo annen ich geh,
Bis dass ich ganz vun selwer
Vor’m en alte Hiisel steh.
‘s isch’s Hüs vun minen Eltere,
Wo ich gebore bin,
Wo ich vor lange Johre,
E glücklich’s Kind bin g’sin.
Jetz steh’ ich drüßen als Fremdi
Vor’m verriejelte Tor ;
‘s Verlangen in mim Herze
Schiesst himmelhuch hervor.
Ach ! könnt ich nuer noch einmol,
En allereinzigs mol
Dies g’schlosse Tor ufmache,
Wie ich’s su oft geton.
Se-n Alli wieder finde
Um de runde Tisch herum ;
Wie täte se sich freie ;
Dass endlich heim ich kumm !
Jetz sitze Fremdi drinne
Bi’m helle Lampeschien,
Ich steh allein do drüße,
Därf niemol meh herin !
Devant la maison paternelle
Je marche par des ruelles sombres
Comme un enfant perdu
Au-dessus des toits mouillés
Passe le vent d’octobre
Je suis poussé à avancer
Ne sais plus où je vais
Jusqu’à ce que je me trouve
Face à une vieille maison.
C’est la maison de mes parents
C’est là où je suis née
Là où il y a bien des années
J’ai été une enfant heureuse
Maintenant je suis dehors, étrangère
Devant la porte verrouillée
Le désir monte dans mon cœur
Il monte jusqu’au haut du ciel.
Ah, si je pouvais qu’une seule fois
Encore une fois, une seule fois
Rouvrir cette porte fermée
Comme je l’ai fait tant de fois.
Les trouver à nouveau tous
Assis autour de la table ronde ;
Comme ils se réjouiraient
De me voir revenue enfin.
Maintenant des étrangers y sont assis
Dedans à la lumière des lampes
Et moi je suis seule dehors
Et n’ai plus jamais le droit d’y entrer
(traduction JCT)
D’r Wäij zwische de Gärte
D’r Wäij zwische de Gärte
Der isch so leer un still ;
Uf beide Sit sin Latte,
D’Baim werfe tiefi Schatte,
Ken Tüer sich uftuen will.
Als Kind bin ich do gange
Mit-em e bange G’füehl ;
Es riecht noch Obst un Beere,
Doch tuet m’r s’nin gehn wehre
D’Tüer, wie nit ufgehn will.
Un später het no s’Lewe
Viel meh gebrocht nit mir :
Steh’ all’wiel noch im Schatte,
Zwische de hoche Latte,
Vor d’r verschlossene Tüer !
Vun drinne tuet m’r ’s winke,
Un ich kann nit herin ;
Doch word’s nit lang meh düüre,
Ze sprengt dr’ Tod die Müüre
Un loßt mich endlich nin !
Le sentier entre les jardins
Le sentier entre les jardins
Est vide et silencieux ;
Des deux côtés des palissades,
Des arbres aux ombres sombres,
Et aucune porte ne veut s’ouvrir.
Enfant j’y allais souvent
Avec un sentiment de crainte ;
On sentait les fruits, les baies,
Mais on ne me laissait pas entrer
La porte, elle ne veut pas s’ouvrir.
Et plus tard encore la vie
Ne m’a pas apporté beaucoup :
Je suis toujours dans l’ombre,
Entre de hautes palissades,
Devant la porte qui est fermée !
On me fait des signes de l’intérieur,
Et je ne puis entrer ;
Mais cela ne va plus durer longtemps,
La mort, bientôt, fera sauter les murs
Et me laissera enfin entrer dedans !
(traduction JCT)
Eugène EHRETSMANN
Ehretsmann est né le 2 novembre 1864 à Brisach la Neuve. Il a passé sa jeunesse à Ribeauvillé, est passé par l’école normale de Colmar, a aussi reçu une formation musicale au Conservatoire de Strasbourg, fut instituteur puis Directeur d’école à Illzach, enfin a exercé la profession de professeur de collège à Mulhouse pendant trente ans. Il a écrit des comédies en alsacien qui ont été jouées au Théâtre Alsacien de Mulhouse jusque dans les années 20, des livres en allemand pour enfants et de la poésie en dialecte, dont un poème à la gloire du Riesling qui a été mis en musique par Otto Hess :
E Gläsle Riesling, gàl wie Guld,
Das isch e Freid züem Singe
…
E Gläsle Riesling mit sim Duft,
Das isch e Freid züem Springe,
…
Un kunnt die Stund, wo’s nim will geh,
Wo mir de Tod tüet winke,
So mecht i noch züem letschtemol,
E Gläsle Riesling trinke.
…
(Un verre de Riesling, jaune comme l’or/voilà une joie qui fait chanter… Un verre de Riesling, avec son parfum/ voilà une joie qui fait sauter… Et viendra l’heure où rien ne va plus/où la mort me fera signe/je voudrais bien une dernière fois/ boire un petit verre de Riesling….)
Il a aussi écrit de nombreux articles historiques, biographiques et littéraires (comme sur l’emprunt de mots français par le dialecte : Französische Wörter im elsässischen Dialekt, 1902) et publié en 1912 une étude sur l’histoire de Mulhouse : Bilder aus der Geschichte Mülhausens. Il est décédé à Mulhouse le 27 mai 1934. Son nom semble un peu oublié aujourd’hui. Pourtant j’aime bien le poème qui suit. Je trouve qu’il a des résonances japonaises…
Im Herbst
Wie still isch’s uf’m wite Fàld,
Kei Lüt, kei Ton, kei frehlig Lied,
Un d’Blätter falle matt un mied,
Züem Schlofe rescht sich jetz die Wàlt.
Verschwunde-n-isch die Blüemepracht ;
Nur eine steht allei noch spoot,
Un dàr winkt scho d’r kalte Tod
Un wird se knicke iwer Nacht.
‘ne Meisle sitzt un trürt un klagt
Uf dürrem Zwig ganz eisam dert ;
Ihm fall’s wie mir so schwàr un härt,
Aß wild d’r Sturm d’r Summer jàgt.
Kei liewe Seele wit un breit,
Im wàle Laüb mi Schritt verhallt ;
Dert uf de Matte nooch am Wald
Im Oweschin ‘ne Hàrde weid.
Do klingt so still vom Derfle hàr
Fromm Glockeg’lit as wie ne Traüm ;
D’r Blick richt sich züem Wulkesaüm,
Un ‘s Hàrz isch nime meh so schwàr.
En automne
Quel silence à travers champs,
Ni bruit, ni son, ni chant joyeux,
Les feuilles tombent, lasses, à bout,
Le monde s’apprête au long sommeil.
Disparue la gloire des fleurs ;
Il n’y en qu’une encore, bien tard,
Mais elle aussi la mort froide l’attend
Et la brisera encore cette nuit.
Une mésange triste se plaint
Assise seule sur une branche morte ;
Elle est comme moi, le cœur est lourd,
De voir la violence du vent qui chasse l’été.
Pas une âme jusqu’où l’œil porte
Les feuilles mortes étouffent mes pas ;
Là-bas, sur le pré, à la lisière du bois,
Paît un troupeau dans la lumière du soir.
Alors arrive du village un doux son
Des cloches tintent comme dans un rêve ;
Le regard monte jusqu’au bord des nuages,
Et le cœur n’est plus aussi lourd.
(traduction JCT)
Et puis le Schatzkästel de Müntzer nous présente encore ce poète strasbourgeois qui se trouvait sur les rayons de la bibliothèque de mon père (et de bien d’autres Strasbourgeois) :
Ferdinand BASTIAN
Ferdinand Bastian est né à Strasbourg le 27 mai 1868 (et y est mort le 29 juin 1944). Il est passé par l’école normale pour devenir instituteur, mais est entré dans l’administration et a eu une riche activité littéraire, essentiellement en dialecte strasbourgeois. Il a écrit de nombreuses pièces pour le théâtre alsacien (c’est lui qui a écrit une pièce de théâtre qui a été mise en musique sur le fameux thème du : D’r Hans im Schnokeloch). Son recueil de poèmes Breesle un Brocke était connu de tous les Strasbourgeois. Mais c’est vrai qu’il s’agit plus de pièces humoristiques, populaires que de lyrisme. On n’est pas au niveau des jumeaux Matthis. Mais, en cherchant bien, on trouve quand même quelques bijoux comme ce poème issu du Schatzkästel qui, en plus, montre toute la richesse et l’originalité de la langue strasbourgeoise :
Owestimmung im Wald
D’r Owe schlicht uff sachte Zeh,
er bindelt Sunnestrahle –
un werft sie rakta in de See,
wo flinki Fieschle daale.
D’r Wald rüescht still sin Nachtgebett
un d’Quelle murmle, riesle ;
e manches Vöjelpaar diss dät
noch Lieweslieder ziesle.
Hoch owe glänzt e Demantschnüer - -
es sin Millione Sternle ;
d’r Mond macht sini nächtlich Düür
un duet d’Verliebte gärnle.
Un d’Engel wewe Newelsied,
geblüemt mit gold’ne Traime –
no singe sie e liesli Lied
bie unsre Zwuzze d’heime.
Ich horch, belüschter all’ die Pracht,
ken Müx geht mir verlore,
do rueft e Stimm im Wald : « Guet Nacht ! »
un d’Yle spitze d’Ohre.
Ambiance du soir en forêt
Le soir glisse sur un pied léger
il noue les rayons du soleil
et les jette droit dans le lac
où rament d’agiles poissons.
La forêt prépare son coucher
et les sources murmurent, ruissellent
maint couple d’oiseaux siffle encore
ses derniers chants d’amour.
Tout là-haut brille une lignée de diamants
ce sont des millions d’étoiles ;
la lune entame sa tournée nocturne
et prend les amoureux dans ses rets.
Et les anges tissent la soie des nuées
fleurie de rêves dorés –
puis ils chantent une chanson douce
pour nos petits à la maison.
J’écoute, j’admire toute cette splendeur,
pas un souffle ne m’échappe,
soudain une voix résonne dans la forêt : « Bonne nuit ! »
et les hiboux pointent leurs oreilles.
(traduction JCT)
Hans Karl ABEL
Charles Abel est né le 08 août 1876 à Baerenthal près de Niederbronn. Son père était allemand (à l’époque de la publication du Schatzkästel, en 1913, on appelait cela un Altdeutscher, un vieil Allemand alors que nous autres Alsaciens étaient encore des nouveaux Allemands !), sa mère était de Riquewihr. Mais il a vécu presque toute sa vie à Metzeral, a épousé une fille de Sondernach et est mort à Muhlbach (le 12 mars 1951), toujours dans la même vallée de Munster. Il a fait des études de droit, de philosophie et de philologie, mais s’est établi rapidement comme écrivain, dramaturge et poète en dialecte haut-rhinois et en allemand. Dix de ses poèmes (sur l’amour, la nature, l’enfant) se retrouvent dans le Schatzkästel de Müntzer. Allheilig a repris l’un d’eux dans son volume VI consacré à l’amour (voir : Petite Anthologie de la poésie alsacienne de Martin Allheilig, publiée par l’Association Jean-Baptiste Weckerlin, Volume VI : Liebi – Une sélection de poèmes d’amour, 1972).
Daheim
I weiß e Hisele
mit zwei Fanschterle ;
e Bett im Stüwele
un e Kanschterle,
e Bankel am Ofe,
zwei Stihel vorm Disch,
e Kriejel uf’m Simse –
weisch, wo das isch ?
Durich d’Fanschter seht
m’r ins Morjerot,
im Kanschterle lejt
unser dajlig Brot ;
üs’m Kriejel trinke
mir beidi drüs – –
sa, Schatz, mi liewer,
kennsch dü das Hüs ?
Kummsch mied vom Fald,
hâ-wi an di gedankt :
di gschtrickter Dschobe
am Ofe hankt.
Üs einere Schüssel
am Disch drno
aße m’r z’nacht,
was brüche mir zwô.
Verzähle dien
mir is am Ofe ;
in d’r Bettlad welle
mir freedlig schlofe,
wann im Müller si Waje
wîtlands kracht
uf’m Heimwaj durich
di Mitternacht !
Chez nous
Je connais une maisonnette
qui a deux petites fenêtres ;
un lit dans la chambrette
et une huche à pain,
un banc près du poêle,
deux chaises à la table,
une cruche sur le chambranle –
sais-tu où c’est ?
Par la fenêtre
on voit l’aurore
dans la huche
notre pain quotidien ;
dans la cruche
nous buvons tous les deux
dis, mon chéri, mon amour,
connais-tu cette maison ?
Quand tu reviens, las, du champ
j’ai déjà pensé à toi :
ton tricot de laine
t’attend près du poêle
puis du plat
sur la table
nous soupons ensemble,
pas besoin d’en avoir deux !
Et nous nous parlons
à la chaleur du poêle,
et puis nous allons dormir
paisibles dans notre couche,
alors que le chariot du meunier
grince dans le lointain
en retournant chez lui
au milieu de la nuit.
(Version française JCT)
Note : Quelques mots encore, pour finir, à propos du Neues Elsässer Schatzkästel. Désiré Müntzer, son éditeur, est né en 1888, a été incorporé dès son doctorat en droit obtenu et est mort en 1918, à l’âge de 30 ans, à l’hôpital militaire de Liège. Mais il avait déjà accompli beaucoup. Il avait été journaliste, poète et folkloriste, publié Anna, eine Erzählung aus dem alten Strassburg en 1909 (une légende historique), un nouvel Elsässisches Sagenbuch en 1910 (une collection de contes et légendes d’Alsace, avec une nouveauté par rapport aux travaux des Stoeber : il les classe par thèmes) et, enfin, ce Neues Elsässer Schatzkästel en 1913 (il avait 25 ans !) qui constitue, que l’on apprécie les poètes recueillis ou non, un impressionnant travail : plus de 500 pages, 40 poètes originaires de toute l’Alsace (alors que la première anthologie, le Elsässer Schatzkästel de Daniel Rosenstiehl, de 1877, ne rassemblait pratiquement que des poètes strasbourgeois) avec de courtes biographies et souvent des photographies, et le tout complété encore par des Frauenbasengespräche, les fameuses conversations de commères !
Et parmi les poètes que je n’ai pas retenus ici se trouvent encore bien des personnalités intéressantes qui ont joué un rôle dans la conservation et le développement de la culture alsacienne.
Auguste Lamey (1772-1861), auteur de drames en français et de poèmes en allemand, juge en Alsace et collaborateur d’Auguste Stoeber pour la collecte de contes et légendes.
Peter Mäder (1793-1836), pasteur, né à Mulhouse, auteur d’une berceuse célèbre (que je n’ai pas reprise parce qu’un peu trop longue) où un grand-père s’adresse à son petit-fils dans son berceau, déroulant sa vie future (dans un an il aura une petite sœur et il marchera, quand il pourra dire grand-père il portera une culotte que le grand-père lui achètera, quand il y aura cinq petits-enfants il ira à l’école et le grand-père lui achètera son cartable, etc., et quand il sera « adjoint » comme son grand-père celui-ci sera déjà sous terre, mais « tout adviendra comme Dieu le veut »), un poème d’autant plus émouvant que Peter Mäder est mort bien jeune, à 43 ans et qu’il n’a pas vu beaucoup de la vie de son petit-fils !
Daniel Hirtz père (1804-1893), vrai poète-artisan comme nous en avons eu beaucoup en Alsace, maître-tourneur sur bois strasbourgeois qui a raconté son tour d’artisan-tourneur en Suisse, Allemagne et France dans un plaisant livre publié en allemand (Des Drexlers Wanderschaft, für Jung und Alt erzählt, 1844). Il était aussi pendant longtemps le rédacteur en chef du Messager boîteux (Der hinkende Bote am Rhein) et a collaboré avec Auguste Stoeber pour les contes.
Jean-Thomas Mangold (1816-1890) a beaucoup fait pour la préservation du dialecte colmarien (il y a une rue à son nom). Son vocabulaire était très riche, puisé auprès des artisans, maraîchers et pêcheurs de la ville et ses environs. Il était poète-artisan lui aussi : il se disait Baschtetabeck et faisait des pâtés de viande et de foie gras qu’il expédiait jusqu’en Italie et en Angleterre.
Friedrich Otte (1819-1872), de son vrai nom : Georges Zetter, Mulhousien, a été le co-fondateur avec Auguste Stoeber des Elsässische Neujahrsblätter (1843-1848) qui ont précédé la création de l’Alsatia. Il a également édité et dirigé de 1856 à 66 la revue mulhousienne Elsässische Samstagblatt (qui a publié beaucoup de poésie alsacienne).
L’abbé Charles Braun (1820-1877), écrivain et journaliste (crée L’Ami du Peuple en 1850), a fait œuvre de folkloriste dans sa vallée natale de Guebwiller (« ce qu’Auguste Stoeber a fait pour l’Alsace, j’ai essayé de le faire pour la vallée de Guebwiller »). Voir Les légendes du Florival, Guebwiller, 1866. Condamné à la prison en 1874 par les Allemands dans le cadre du Kulturkampf, il choisira l’exil en Suisse.
Charles Berdellé (1834-1917), fils de meunier haguenovien, est poète alsacien, journaliste et traducteur en français. A beaucoup travaillé le parler paysan de la région de Haguenau, du Kochersberg aussi. A traduit le Pfingstmontag en français (tâche impossible, à mon avis !).
Auguste Lustig (1840-1895) a écrit de nombreux poèmes et pièces de théâtre en alsacien. Ces dernières ont eu beaucoup de succès à Mulhouse ce qui fait qu’il est en quelque sorte la cause indirecte de la création du Théâtre alsacien de Mulhouse en 1889 (l’ « Appel » en vue de la création d’un tel théâtre lancé le 17 décembre 1888 se base explicitement sur « notre inoubliable poète Auguste Lustig »).
Ernest Meininger (1852-1925), poète, journaliste et historien. A publié un très grand nombre de travaux sur l’histoire de Mulhouse (sa grande Histoire de Mulhouse, ouvrage capital, a été publiée en 1923). Il a dirigé le Théâtre alsacien de Mulhouse de 1901 à 1909 et en est resté Président honoraire jusqu’à sa mort. Une rue de la ville porte son nom.
Gustave Stoskopf (1868-1944), poète, peintre et auteur de la pièce de théâtre en dialecte qui clôt le XIXème siècle aussi brillamment que celle d’Arnold l’avait commencé : D’r Herr Maire (1898). D’une créativité exceptionnelle, il a joué un grand rôle dans la vie artistique de la région, a fondé avec Julius Greber et Charles Hauss le Théâtre alsacien de Strasbourg (en 1888) qu’il a longtemps dirigé et animé, a été à l’origine de la création du Musée alsacien, a aussi été journaliste et même cabarettiste, faisant toujours montre d’un très grand humour. Raymond Matzen l’a nommé « le Molière alsacien » !
Tout ceci pour dire que Müntzer avait rassemblé des personnages éminents qui ont presque tous joué un rôle remarquable dans le domaine de la culture régionale. Ce qui leur a souvent manqué sur le plan de la poésie c’est de ne pas avoir su s’éloigner suffisamment de la langue allemande, ce qui a été le prinicipal reproche – on l’a vu – de Martin Allheilig, mais peut-être aussi de ne pas avoir cru suffisamment à la capacité du dialecte d’exprimer des sentiments élevés, de l’émotion, du lyrisme enfin. Ils ont été obnubilés par le côté populaire et satirique de la langue. Ce qui n’est pas négligeable, mais tout le monde n’est pas capable d’écrire une Nef des Fous ! Il a fallu les frères Matthis – qui étaient d’ailleurs présents dans l’ouvrage de Müntzer, avec six poèmes – pour que la poésie dialectale prenne un nouvel envol. On va y venir.
2. Poètes plus tardifs. L’influence des frères Matthis
Dans le Florilège des Langues minoritaires de France auquel j’avais coopéré pour la partie alsacienne (voir : Par tous les chemins – Florilège des langues de France – alsacien, basque, breton, catalan, corse, occitan sous la direction de Marie-Jeanne Verny et Norbert Paganelli, édit. Le Bord de l’Eau, Lormont, 2019) j’avais sélectionné 5 poètes nés avant la première guerre mondiale : Albert Matthis (1874 – 1930), Lina Ritter (1888 – 1981), Nathan Katz (1892 – 1981), Emile Storck (1899 – 1973) et Georges Zink (1909 – 2003).
J’ai déjà largement traité de deux de ces poètes dans ce volume 7 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : Nathan Katz et Emile Storck. Je ne vais pas y revenir ici et vous propose de vous reporter aux notes qui les concernent :
Parlons maintenant des trois autres, auxquels je vais encore ajouter une poétesse, Anne Frank-Neumann, née en 1910. Mais commençons par les jumeaux Matthis qui sont les véritables créateurs du lyrisme alsacien.
Adolphe et Albert MATTHIS
Les jumeaux Matthis sont nés le 27 décembre 1874 au Val de Villé dans une vallée des Vosges moyennes mais c’est à Strasbourg qu’ils vivent leur enfance et où ils vont passer le reste de leur existence. Autodidactes, mais fréquentant un cercle d’artistes peintres et musiciens, ils vont progressivement, en toute simplicité, en toute modestie, faire de leur dialecte strasbourgeois un formidable et inespéré outil poétique. A tel point qu’ils sont considérés aujourd’hui unanimement comme les premiers véritables poètes lyriques modernes en langue alsacienne.
La revue Saisons d’Alsace leur a consacré un numéro spécial en décembre 1974 (Saisons d’Alsace, Nouvelle série, N°53 : Albert et Adolphe Matthis, créateurs du lyrisme alsacien) et la Bibliothèque universitaire de Strasbourg a organisé une exposition en leur honneur en 2006 (Le monde fraternel d’Albert et Adolphe Matthis : Strasbourg et l’Alsace, 1890 – 1940, 5 avril – 17 juin 2006).
Dans le numéro spécial des Saisons d’Alsace c’est d’abord Martin Allheilig, le créateur de la petite Anthologie de la Poésie alsacienne, qui montre ce que les deux frères ont apporté dans le domaine de la poésie en dialecte en comparant certains de leurs textes à ceux des poètes qui les ont précédés au XIXème siècle. Ce qui ressort d’une manière frappante de cette confrontation entre textes – je l’ai déjà dit – c’est que la plupart des poètes alsaciens du siècle précédent n’ont pas su se libérer de la langue de culture (le hochdeutsch). C’étaient des intellectuels qui avaient une excellente pratique de l’allemand oral et écrit par lequel ils se sont laissé influencer. Ils écrivent le dialecte comme ils écriraient l’allemand, dit Allheilig. Même syntaxe, mêmes locutions, utilisation de termes abstraits. Alors que les deux frères « conscients de la valeur de leur instrument, veillent jalousement à sa pureté », dit encore Allheilig. « Ils expurgèrent le vocabulaire de tous les emprunts inutiles, de même qu’ils s’opposèrent à l’intrusion abusive de termes abstraits, non sans avoir proposé en remplacement une formulation imagée », ajoute-il.
Et il conclut : « L’avantage de ces derniers (les frères Matthis) réside paradoxalement dans le langage employé (le dialecte). Le véhicule dont ils se servent leur interdit de s’égarer dans le labyrinthe des abstractions creuses ou dans l’univers des banalités conventionnelles. Il les maintient, au contraire, en contact permanent avec les réalités concrètes, en prise directe avec les êtres et les choses. Leur langue se nourrit de la meilleure sève du terroir. C’est sans doute la raison pour laquelle leur poésie, pleine de santé et de vie, résiste si bien à l’usure du temps ».
Il faut croire que cette particularité de l’art des frères Matthis a été reconnue très tôt par certains critiques de l’époque. C’est ainsi que l’on trouve déjà, dès 1910, dans le Bulletin de la Section historique et littéraire du Club Vosgien, un article de l’un de leurs découvreurs, Ernst Stadler, poète expressionniste alsacien de langue allemande, (Die Brüder Matthis – les frères Matthis) où l’on peut lire ceci : « La poésie dialectale ne trouve son sens et sa justification que… lorsque la pensée et l’image sont directement nés du dialecte et n’y ont pas été introduits par après… ». Et encore : « C’est presqu’avec une certaine anxiété qu’ils (les deux frères) se ferment à tout ce qui pourrait mettre en danger leur création, rien que le contact avec la langue officielle allemande ou l’influence d’images poétiques venues d’ailleurs. Ils sont parfaitement conscients de l’originalité de leur poésie et ne veulent pas se laisser dévier de leur cours par des influences extérieures ».
Mais le miracle Matthis n’est pas simplement dû à une discipline de langage. Il se trouve que les deux frères sont aussi et surtout d’authentiques poètes, qu’ils nourrissent leur fibre poétique d’une infatigable passion pour la nature qui les entoure et qu’ils ne cessent d’enrichir leur outil linguistique en étant à l’écoute du petit peuple, paysans, pêcheurs, artisans, et en y incorporant de nombreuses allusions aux proverbes et locutions familières. Plusieurs articles de Raymond Matzen, parus dans le même Numéro spécial des Saisons d’Alsace, font l’étude de ces influences : Proverbes et expressions proverbiales dans l’œuvre des frères Matthis - Les vieux dictons alsaciens dans l’œuvre (Raymond Matzen, 1922-2014, journaliste, professeur, universitaire, était Directeur de l’Institut de dialectologie de l’Université de Strasbourg de 1970 jusqu’en 1988). Dans un autre article Jean Braun analyse leur relation avec la nature : Les frères Matthis, leur amour de la nature et de la montagne. « L’amour de leur pays natal a été pour les frères Matthis une de leurs sources d’inspiration les plus fécondes, une de celles qu’ils ont traitées avec une singulière préférence dans leurs œuvres », écrit-il. Il faut dire que dès que le temps le permet, le temps et leurs occupations professionnelles de petits fonctionnaires, les deux frères, indécrottables vieux garçons, s’évadent dans la nature qui entoure leur ville. Jean Braun distingue quatre sortes de paysages décrits avec amour dans leurs poèmes. D’abord la campagne cultivée au sud et à l’ouest de la ville, ensuite ce que l’on appelle « Ried » en alsacien, et qui sont les marais, pas seulement ceux du Rhin et de l’Ill (Strasbourg est située un peu en amont du confluent de cette rivière, la plus importante d’Alsace, avec le Rhin) mais aussi ceux qui accompagnent encore à l’époque les autres rivières de la région, Moder et Zorn, puis la « Hart », la terre sablonneuse de landes et de forêts à l’ouest en direction de Haguenau et Bischwiller (on verra que Claude Vigée, natif de Bischwiller, reviendra lui aussi, inlassablement, vers ces mêmes paysages, Ried et Hart, dans son œuvre poétique en dialecte), enfin les collines sous-vosgiennes, et en particulier ce Mont Sainte Odile qu’ils adorent. Ce qui frappe dans leurs descriptions de la nature c’est l’incroyable réalisme (leurs connaissances botaniques). Et pourtant, dit Jean Braun, « cette description est toujours pittoresque et savoureuse ». On pourra peut-être regretter, dans certains poèmes, comme dans le deuxième que je vous propose, une certaine personnalisation de cette nature, comme du soleil (féminin en langue germanique) et de la lune (masculin), mais Raymond Matzen, dans un autre article, Les astres dans l’œuvre d’Albert et Adolphe Matthis – l’art de la personnification dans l’imagerie naïve, nous rappelle que cette tradition remonte aux temps païens, et qu’aujourd’hui encore, « les enfants et les petites gens, au cœur simple et à l’esprit concret, personnifient volontiers ce qui est abstrait et inexplicable, de même que les imaginatifs restés près du peuple recourent toujours à la personnification dans leurs créations artistiques. C’est l’art naïf ». Le mot est dit : les frères Matthis sont, par certains côtés du moins, des « peintres naïfs ».
La plupart des thèmes repris dans ce numéro spécial des Saisons d’Alsace ont déjà été traités par l’universitaire Schlagdenhauffen dans sa grande étude consacrée aux deux frères dès 1934. Voir : Alfred Schlagdenhauffen : La langue des poètes strasbourgeois Albert et Adolphe Matthis, Les Belles Lettres, Paris, 1934. Alfred Schlagdenhauffen était Maître de Conférences à la Faculté de Lettres de Strasbourg et élève du grand spécialiste de l’Histoire de la langue alsacienne, Ernest-Henri Lévy. Il commence par étudier le patrimoine linguistique des Matthis avant d’en éclairer la transformation poétique de leur langue. L’ouvrage est extrêmement utile pour ceux qui veulent s’enfoncer plus profondément dans l’univers poétique des deux frères mais il montre aussi toute la difficulté pour l’appréhender et le transposer dans une autre langue. Claude Odilé qui les a encore connus et qui est l’auteur d’un article publié le 5 juin 1946 intitulé : Albert et Alphonse Matthis, pittoresques gentilshommes des lettres, parle d’une « langue difficile, rare et châtiée », de « poésie dense et dure » et pense qu’il n’y a plus que deux ou trois cents Strasbourgeois qui la comprennent entièrement. Et pourtant leur œuvre durera, dit-il. Car c’est une œuvre d’art.
Les deux premiers poèmes choisis pour donner une idée de l’art des Matthis sont d’Albert. D’abord Le Printemps (1) qui me fait penser au début des Contes de Canterbury (Quand Avril avec ses douces pluies a transpercé la sècheresse de Mars jusqu’aux racines et baigné toutes les plantes de cette liqueur qui fera hâter leur floraison…) et pour lequel j’ai choisi la traduction de Raymond Matzen (extraits du numéro spécial des Saisons d’Alsace cité ci-dessus), ce même Raymond Matzen qui a pourtant écrit un article intitulé Les Matthis sont-ils vraiment intraduisibles ? Et puis le fameux poème Un soir à l’île des pêcheurs (2) que j’ai pris la liberté de traduire moi-même, ayant quelques doutes sur le choix fait par Matzen qui veut à tout prix trouver une explication rationnelle pour le vers des « palmes de la lune ». C’est en remontant le cours de l’Ill, puis un bras mort de l’Ill, que l’on arrive à cette île des pêcheurs, raconte Ernst Stadler dans son article de 1910. Une île cachée par les hautes cimes des arbres qui l’entourent. Et sur l’île une auberge très simple, très populaire où viennent manger les habitants du coin. Et c’est là que les frères Matthis viennent boire le vin et converser avec les pêcheurs, les bergers, les paysans, enrichissent leur dialecte et veillent à ne pas le laisser « moisir ». Et puis j’ai voulu m’attaquer à un texte célèbre d’Adolphe, le Pardessus en bois de sapin (3). Mais ai dû renoncer à le traduire dans son entièreté. Il n’empêche. C’est un poème qui montre d’abord qu’ils étaient capables de traiter d’autres thèmes plus sombres et ensuite que même s’il faut recourir à des explications sur de nombreux mots ou expressions qui n’existent plus ou qui n’ont jamais existé, le jeu en vaut toujours la chandelle !
Albert Matthis est mort en 1930. Son frère Adolphe en 1944.
Textes :
1
‘s Früejohr
Wenn d’r März de Dreck uffwickelt
Un d’r Schnee hett d’Blatt gebutzt,
Un wenn ’s Is isch ingedrüeckelt
Un d’r Bür am Soot rumschlutzt,
Wenn’s Grambol gitt in de Wälder,
Wenn d’r Gartner ‘s Ländel stampft,
Un d’r Mischt drüss uff de Felder
Wie e gschwellti Grumbeer dampft,
Wenn sich d’Litt de Strohhuet bleche,
Wenn d’r Gogel s’ Huehn as ropft,
D’Maiekäfer vor ‘m Reche
Üs d’r Schaelet sin gedropft,
Un wenn d’Hund enander fange,
Wenn d’r Roller ‘s misère brielt,
Wenn d’r Storik mit de Lange
As am Kindelsbrunne spielt,
Wenn am Friddaa d’Froscheschenkel
Uns garniere d’haam de Disch,
Wenn as uff’m Glacisbänkel,
D’warem Lieb im Keime isch,
Wenn d’r Kirschbaam blieijt, un sehn er
Bi de Schwärm vum schoene Po,
D’Nachtigalle, d’Italiener –
No isch ‘s Früejohr aa schun do !
(Albert Matthis, extrait de Ziwwelbaamholz, 1901)
Le printemps
Quand mars enroule la couche de boue
Et que la neige a vidé les lieux,
Quand la glace s’est résorbée
Et que le paysan se met à grignoter le blé de semence ;
Quand les forêts s’emplissent de tintamarre,
Que le maraîcher tasse ses plates-bandes
Et que dans les champs les fourchées de fumier
Fument telles des pommes de terre en robe de chambre ;
Quand les gens de bien s’offrent le chapeau de paille,
Quand le coq, à l’occasion, tiraille la poule par la crête
Et que les hannetons, du côté de la Grande Ecluse,
Sont tombés, comme de grosses gouttes, hors de leur enveloppe ;
Quand les chiens s’attrapent l’un l’autre
Et que les matous miaulent leur misère,
Quand à nouveau la cigogne aux hautes pattes
Folâtre autour du Puits d’où elle tire les bébés ;
Quand, le vendredi, les cuisses de grenouilles
Chez nous garnissent à nouveau la table,
Quand sur les petits bancs le long des glacis
Le tendre amour est en train de naître ;
Quand les cerisiers fleurissent et que, parmi
Les volées revenant des belles rives du Pô,
Vous apercevez les rossignols, les Italiens –
C’est alors que le Printemps, lui aussi, est là.
(traduction Raymond Matzen)
2
E-n-Owe uff d’r Fischerinsel
D’Schwarzamsel singt am letschte Stüeckel,
D’ald Kescht druckt d’Aue sachte zue –
Im Bach bedraacht sich noch e Müeckel,
Doch es aa hett vum Daa genue,
Geduldi wart’s wild Rosestoeckel
Uff d’Naacht, un d’Sunn geht langsam haam,
In Oschwald baempelt ‘s Owegloeckel,
D’Nadür steht vor mer wie e Draam. –
Wie ruej stehn in de Nache d’Berne,
Schwarz luejt d’r Wald in’s Wasser naa ;
Vum Himmel lacht d’r Moond un d’Sterne
In d’Summernaacht jetzt still eraa,
Sie züende hell uff d’Roseheckle,
Dernewe spielt d’r Bluescht vum Schlee
Mit sine nette Silwerloeckle,
Un’s litt kaan Owegloeckel meh. – –
Un ganz ellaan, under de Palme
Vum Moond, steh ich in d’r Nadür,
Vun Oschwald her in weiche Psalme
Schlaat « Mitternaacht » schun d’Kirichenühr,
I’ geh noch an’s « wild Rosestoeckel »,
Denn ‘s lacht so lieb im Moond sim Schin,
Zuem Bluescht vum Schlee hol i vum Heckel
E’ Roesel noch fur’s « Joséphine ».
(Albert Matthis, extrait de Ziwwelbaamholz, 1901)
Un soir à l’île des Pêcheurs
Le merle chante son dernier chant,
Le vieux marronnier ferme doucement ses yeux –
Dans le ruisseau se mire encore un moucheron,
Mais lui aussi en a assez de la journée,
L’églantier patiemment attend la nuit
Et le soleil retourne lentement chez lui,
A Ostwald tinte la cloche du soir,
Et la nature se présente à moi comme dans un rêve. –
Immobiles sont les barques chargées de nasses,
La forêt se reflète, noire, dans l’eau,
Du haut du ciel, la lune et les étoiles,
Sourient maintenant, muettes, à la nuit d’été,
Et illuminent l’églantier,
A son côté l’aubépine en fleurs
Joue avec ses jolies boucles argentées,
Et les cloches du soir se sont tues. – –
Je suis tout seul dans la nature
Sous les palmes de la lune.
Depuis Ostwald, comme une douce psalmodie,
J’entends l’horloge de l’église sonner minuit.
Je m’approche encore de l’églantier
Qui sourit si doucement dans le clair de lune
Et j’ajoute aux fleurs de l’aubépine
Encore une petite rose, une églantine, pour Joséphine.
(traduction Jean-Claude Trutt)
3.
D’r holzericht Bardessü
Nit aaner vun es wurd vergesse,
Do helft kaan Ducke, - ‘s batt kaan Stolz, -
E jeder grie’t ’ne angemesse,
De Bardessü üs Danneholz.
So lang as Katzedoobe gramme
Will aa d’r Dood de Zins erüs,
Mit müehn mer emol alli zame
Uff d’Kurwau, uff Sant Galle nüß.
Luej do sin sie, d’Doodedräijer,
Wenn ‘s m’r recht isch, siewe Mann,
Müerb wie aldi Gassefäijer
Wo’s Padend im Schillé han.
D’Knoepf wo an d’r Stechschoor sitze,
D’Neschtel dort am Lappeschwanz,
Han schun maniche nabb sehn fitze
Uff de stiffe Doodedanz.
Draabaehr, saa aa dü jetz Zeije,
Denn dü hesch sie alli gschlaift,
Bicht’s wieviel schun drüße leije
Dort wo m’r mit Scholle daift !
Un verzaehl’s im Hochmutsbensel,
Mach im Gizhals d’Aue-n-uff, -
D’Bettelbuewe mit’m Raenzel
Han drüß ’s naemli Kaebbel uff ;
…
…
Nuff uff d’Achsle – im Galoeppel
Schliche üewer d’Guldedhüerm
Denn uff uns wart drüß e Schoeppel,
Uff de Schriner warte d’Wüerm ;
Un d’r Sperwer spitzt schun d’Kralle,
Kaaner blie’t dervun verschoont,
Schriner, wenn de dem dhuesch gfalle
Deff’sch aa nuff mit in de Moond.
Lange ‘ne jetz d’Draabaehr runder,
Lon ‘ne nabb in’s Barredies,
Un no ruefe mit m’r nunder,
Zue de Grotte, zue de Mïs :
« Salü Schriner, mischtel d’Kaarde, »
« Setz es d’Serwilla uff d’Platt , »
« Denn uff uns aa dhuet’s drüß warte , »
« ‘S Loch uff d’r Sant Gallematt. »
(Adolphe Matthis, extrait de Maiatzle, 1903)
Le Pardessus en bois
Aucun de nous ne sera oublié
Qu’on s’écrase ou qu’on fasse le fier,
A chacun on prendra les mesures,
Pour un pardessus en bois de sapin.
Tant que les pattes des chats auront des griffes
La mort voudra toucher ses intérêts,
Tous nous devrons y aller à notre tour,
Là-bas à la Kurwau, à Saint Gall.
Vois-les, les voici, les croque-morts,
Si je compte bien, ils sont sept,
Fatigués comme de vieux balayeurs des rues
Qui ont leur patente dans le gilet.
Les boutons fixés sur leur queue de pie,
Les rubans tout au bout de leurs pans,
En ont vu plus d’un filer en bas
Prendre part à la raide danse des morts.
Civière, témoigne, toi aussi,
Car tu les a tous emportés,
Avoue, combien sont déjà couchés là-bas
Où l’on baptise avec des mottes de terre !
Et raconte donc au fier-à-bras,
Ouvre les yeux au grigou, -
Les jeunes mendiants avec leurs besaces
Là-bas tout le monde est coiffé pareil.
…
(alors les croque-morts s’apprêtent à monter les quatre étages, aujourd’hui c’est un menuisier qui est couché à terre, sale travail, je parie ma moustache s’il ne pèse pas quatre quintaux, prenons encore une chique pour éviter que la bouche ne sèche, as-tu les cordes, les bandes, levons-le au-dessus des rampes, il est couché là, le menuisier, comme un asticot dans sa boîte – wie e Zwerichel im Loh -, comme un petit poisson auquel on a enlevé les arêtes – wie e Naesel ohne Graene – on va le déposer dans la rue, pas de danger qu’il s’envole, sacristain – Seijerscht – Sigrist – des sous, on ne poussera pas le carrosse, si on n’a pas reçu l’argent avant les funérailles, voici la boîte pour les dons – d’Groschelaad - , aujourd’hui bien des chapeaux hauts-de-forme – Ziwwelmessel, un pot pour mesurer une quantité d’oignons – vont peser lourds comme les jougs aux bœufs, des larmes vont tomber, des esprits danser, seul l’apprenti pleure de joie, le maître ne le battra plus… )
Hop, sur l’épaule, - et au petit galop
Glissons le long des tours dorées
(Ce sont les tours des ponts couverts)
Car là-bas nous attend une chopine,
Et les vers attendent le menuisier ;
Et l’épervier aiguise ses griffes,
Personne ne sera épargné
Menuisier, si tu lui plais
Il t’emmènera jusqu’à la lune.
Mettons maintenant à bas la civière,
Descendons-le au paradis,
Et criez avec moi, penchés vers le fond
Aux crapauds, aux souris :
« Salut, menuisier, mélange les cartes »,
« Sers les cervelas sur un plat, »
« Car nous aussi, il nous attend, là-bas, »
« Le trou, au cimetière de Saint Gall. »
(traduction Jean-Claude Trutt)
Bibliographie (œuvres de poésie) :
Ziwwelbaamholz (Bois d’oignon), 1901
Maiatzle (Hannetons), 1903
Widesaft (Sève de saules), 1911
Bissali (Pissenlit), 1923
D'r klaane Bissali (Le petit Pissenlit), 1925
Aephai (Feuilles de lierre), 1931
Füleflüte (Colchiques), 1937
Note : bien qu’Albert Matthis soit décédé en 1930 toutes les publications ont porté la signature des deux frères.
Et puis les Editions Arfuyen ont publié récemment une sélection (21) des poèmes des deux frères en version bilingue sous le titre du premier de leurs livres de poésie, Ziwwelbaamholz, c’est-à-dire Bois d’oignon :
Albert et Adolphe Matthis : Bois d’oignon, traduit du strasbourgeois par Gaston Jung – Préface de Dominique Huck – Postface de Maxime Alexandre, édit. Arfuyen, Paris-Orbey, 2006.
C’est le Strasbourgeois Gaston Jung, metteur en scène, traducteur, écrivain et poète lui-même, qui s’est chargé de la mission réputée impossible (mais Raymond Matzen s’y était déjà risqué) de traduire le dialecte des frères Matthis. L’origine du mot Bois d’oignon ? Une anecdote, provenant d’une conversation des deux frères avec un artisan menuisier à qui ils demandent l’origine du bois qu’il travaille : je ne sais pas bien, c’est peut-être du bois provenant de l’arbre à oignons, plaisante l’artisan.
Je ne connaissais pas cette Lina Ritter. Une sacrée personnalité…
Lina RITTER
Lina Ritter est née le 18 mai 1888 au sein d’une famille de maraîchers dans un village des bords du Rhin, aux portes de Bâle, appelé Village-Neuf. Village-Neuf, parce que créé par Vauban au XVIIème siècle sur une ancienne île du Rhin pour lui permettre de fortifier Huningue. Dès sa jeunesse c’est une forte personnalité, courageuse et ouverte. Elle prend des leçons de latin et de philosophie chez le curé du coin avant de s’inscrire comme auditrice libre en latin, philo, histoire et histoire de l’art à l’Université de Bâle. Et avant même le début de la première guerre mondiale elle a déjà écrit deux pièces historiques, l’une en allemand, l’autre en haut-alémanique (le dialecte du sud du Sundgau et de Bâle), et a réussi à les faire représenter toutes les deux. Après la guerre elle décide de suivre son futur mari, né à Strasbourg mais de parents allemands, qui est expulsé d’Alsace (il fallait se débarrasser de tous les immigrés et descendants d’immigrés allemands qui étaient venus polluer notre terre alsacienne redevenue française !). Elle se marie avec cet homme, le Dr. Paul Potyka, et s’installe de l’autre côté du Rhin. Son mari sera d’ailleurs plus tard un opposant nazi, déchu de ses fonctions de conseiller municipal, mais avocat défendant avec courage les anti-nazis poursuivis. Lina Ritter continue à produire des pièces de théâtre et des pièces radiophoniques en allemand ou en dialecte, ainsi qu’un grand roman, Martin Schongauer (le créateur du Rétable d’Issenheim passionne toujours nos auteurs locaux). Mais chez Lina Ritter, l’évocation du peintre permet surtout, en ces temps troublés (il paraît en 1940), dit Jean-Paul Sorg en présentant Lina Ritter dans une nouvelle publication de ses Haikus dont on va parler plus loin, de montrer « la vertu civilisatrice de l’art, de l’éthique de l’esthétique », ce qui était « une manière de résistance spirituelle, qui enluminait un moment de piété et d’humanité du passé pour préparer l’avenir au-delà des sombres temps de la catastrophe ». Après la deuxième guerre mondiale elle renoue avec le monde culturel alsacien et travaille fréquemment pour la Radio locale. Elle anime une chronique devenue fameuse : Üs em Sundgäu vorne – un hingedurre (Du Sundgau, par devant et par derrière). Et continue à produire. Ainsi, en 1953, va être représenté (11 fois en allemand et 5 fois en français) son Mystère médiéval : Hört, Brüder, hört (Entendez, mes frères !), sur le Mont Ste Odile, avec des chœurs et artistes lyriques de Strasbourg, Fribourg et Bâle. Et puis, surprise, en 1965, elle a 76 ans, voilà qu’elle sort un recueil de haïkus en alsacien, 366 haïkus pour une année (année bissextile), dans l’ordre chronologique des mois : Elsasseschi Haikus (Haïkus alsaciens), 1961 - 1965.
Quand je les ai découverts pour la première fois j’ai été un peu déçu. Pour la simple raison qu’ils n’ont rien du haïku japonais. A part 3 ou 4. Les autres je les classifierais plutôt sous la catégorie de proverbes (comme le hain-tény malgache) ou de ce que Georges Voisset, Professeur de littérature comparée et grand spécialiste du pantoun malais, appelle poèmes de sagesse (genre que l’on trouve effectivement dans la poésie malaise). Pourtant l’éditeur Arfuyen et deux grands spécialistes de la poésie alsacienne ont estimé qu’ils valaient la peine d’être republiés et traduits, d’où l’ouvrage bilingue alémanique-français : Lina Ritter : Haïkus alsaciens, publié en 2017.
Cet ouvrage débute par une très chaleureuse présentation de la poétesse par Jean-Paul Sorg suivie d’une interview par Sorg de Jean-Paul Gunsett, le traducteur. Il faut dire que le personnage est sympathique. D’abord dès le début Lina Ritter est prophète dans son village ce qui est plutôt rare : dès 1911, alors qu’elle n’a que 23 ans, on donne son nom à une rue de son village ! Au début de la guerre de 14 Lina renforce encore son image en publiant un poème de protestation dans un journal de Bâle pour dénoncer le fait que la Suisse a fermé sa frontière, empêchant les maraîchers de son village d’aller approvisionner les marchés de la ville (et elle gagne la partie : la Suisse ouvre ses frontières aux villageois). Et Jean-Paul Gunsett dit dans son interview : « Son visage rayonnait de bonté, de compréhension et d’empathie. Je ressentais en sa présence ce que j’ai ressenti en la présence de Schweitzer (Albert). Le profondément et le simplement humain ».
Jean-Paul Sorg montre aussi que ces haïkus ne sont pas simplement ce que j’ai appelé poésie de sagesse. Même pas de bon sens, ni de morale (encore qu’on voit apparaître à l’arrière-plan une personnalité bien attachante), mais aussi beaucoup de non-sens et de cet absurde qui est propre au langage populaire. Ses haïkus sont aussi souvent un collage, dit-il, d’expressions, de tournures, de « bouts rimés et rythmés », de « versets, de couplets », et même des réminiscences de contes, de légendes et d’histoires qu’on se raconte aux veillées. Ce qui n’est pas toujours facile à traduire, on le conçoit aisément.
Lina Ritter est décédée le 22 février 1981 à Fribourg en Pays de Bade (elle avait 92 ans), l’année même où la poétesse Anne Frank-Neumann lui consacre un article chaleureux dans un numéro spécial des Saisons d’Alsace consacré aux Lettres en haute Alsace (N° 73, 1981. Les lettres de haute Alsace – Poètes et écrivains). Elle a été enterrée dans son village natal, Village-Neuf, dans le Haut-Rhin.
Textes :
Voici quelques-uns des haïkus alsaciens de Lina Ritter. Au hasard. Tous traduits par Jean-Paul Gunsett.
1
E klare Chopf
langt mankmol nit allai,
s’brücht no n e gstif Gnick derzue.
Une tête bien claire
ne suffit pas toujours,
il faut aussi une nuque raide.
(On commence avec un haiku qui caractérise l’auteure)
2
Was nutzt s’Wasser
Unte n im Brunne
ohne Eimer zuem Hole ?
A quoi sert l’eau
au fond du puits
sans un seau pour la monter ?
(Voilà une idée que l’on trouve sous différentes formes dans la poésie populaire de beaucoup de pays)
3
D’Zunge het kai Chnoche.
Aber sie cha
Andere d’Chnoche breche.
La langue n’a pas d’os,
mais elle sait bien
briser ceux d’autrui.
(il y a un gurindam malais – un distique de sagesse – qui dit à peu près la même chose :
Aussi pointu que peut être un couteau ou un hachoir,
plus pointue encore est la langue humaine.
L’humanité est la même partout !)
4
Me cha en Ochs
wohl an der Brunne,
aber nit zuem Süffe bringe.
On peut mener le bœuf
à l’abreuvoir,
mais on ne peut le forcer à boire.
5
Worum trennt uns e Rhi ?
Ass mir zeige chenne,
wie me Brucke bäut.
Pourquoi le Rhin nous sépare-t-il ?
Pour que nous puissions montrer
comment on construit des ponts.
(Dit par une native des bords du Rhin, du « coin des trois frontières »)
6
Eigetlig hatt der Martin
sy Mantel im Bettler
ganz chenne geh…
Au fond, Martin
aurait pu donner au mendiant
le manteau tout entier ?
(c’est ce que j’ai toujours pensé moi aussi)
Plus amusant :
7
Au gscheiti Hiehner
lege n ihre Eier
mankmol nabe d’Nester.
Même des poules intelligentes
pondent parfois
leurs œufs à côté du nid.
(Les Malais ont remplacé les poules par des éléphants :
L’éléphant a quatre pattes et pourtant il arrive qu’il butte
qu’attendre d’un mortel qui n’en a que deux !)
8
Wenn Frau un Chatz
im Hüs regiere,
risse Mann un Hund sicher üs.
Quand femme et chat
gouvernent la maison,
homme et chien à coup sûr s’enfuient.
9
Er cha nimme sundgauisch schwätze.
Er isch vierzeh Tag
z’Paris gsi.
Il ne sait plus parler sundgauvien.
Il a passé quinze jours
à Paris.
(Ce haïku me rappelle une blague que l’on racontait dans ma jeunesse : le fils d’un paysan, après avoir étudié en ville, revient à la ferme, habillé chic (nôwel, dit-on en alsacien paysan), ne sait plus parler qu’en français, se promène dans le jardin, demande comment on appelle les choses en alsacien, puis, soudain, marche sur un râteau couché à l’envers, les dents vers le haut, le manche cogne sa tête, alors il jure (verdàmmi !, qu’on me damne !) et insulte le râteau en alsacien (dü verdàmmter Rache !). Son père rigole : le coup à la tête t’as soudain rendu la mémoire de ta langue !)
10
Wer sy Muetter vergisst,
isch nit normal.
Wer sy Muettersproch vergisst…
Celui qui oublie sa mère
n’est pas normal.
Celui qui oublie sa langue maternelle…
(Tristement actuel)
Et puis, pour finir, des haïkus qui peuvent passer pour japonais (les haïkus 12, 13 et 14 ont été également relevés par Jean-Paul Sorg) :
11
Uf de Wide am Bach
lit e silbrige Glanz…
Weisch, was er uns verspricht ?
Sur les saules au bord de la rivière
il y a un éclat d’argent…
Sais-tu ce que cela nous promet ?
12
D’wissi Cherze
stehn chrumm uf em Chestenebaum…
Beese, chalte Wind !
Les chandelles blanches
de travers sur le marronnier…
Ce méchant vent froid !
13
D’Rose wann afoh bliehje.
S’schittet Tag un Nacht.
Fin schicke sie sich dri…
Les roses commencent à fleurir.
Il pleut à verse jour et nuit.
Avisées, elles prennent leur mal en peine.
14
D’Johanneschaferle !
Guldigi Brucke sin’s
vo Blueme zue Stern…
Les hannetons de la Saint Jean !
Passerelles d’or
des fleurs aux étoiles…
Bibliographie (oeuvre poétique) :
Elsassische Haikus vo Lina Ritter 1961 – 1965, im Eigenverlag (en publication propre), Fribourg, 1965.
Lina Ritter : Haïkus alsaciens, traduit de l’alémanique et présenté par Jean-Paul Gunsett – Préface de Jean-Paul Sorg, édit. Arfuyen, Paris-Orbey, 2017.
Pour la biographie de Jean-Paul Gunsett, voir Nouvelle Anthologie de poésie alsacienne II. Quant à Jean-Paul Sorg, né à Mulhouse en 1941, poète lui-même et traducteur, il est de formation philosophique et grand spécialiste d’Albert Schweitzer.
Et puis il y a le Professeur de Sorbonne,
Georges ZINK
Georges Zink est né le 14 février 1909 à Hagenbach dans le Sundgau (encore un poète sundgauvien !). Fils d’une famille paysanne nombreuse, il est admis en classe de Cagne du Lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg et réussit le concours d’entrée à Normale Sup Paris. Plus tard il passe l’agrégation d’allemand et enseigne dans plusieurs lycées de France, avant de devenir Professeur d’Université, d’abord à Lyon, puis à la Sorbonne où il enseigne jusqu’à son départ à la retraite en 1977. Il devient l’un des meilleurs connaisseurs de la littérature allemande du Moyen-Âge. D’ailleurs l’Université de Francfort le fait doctor honoris causa en 1964. Ses ouvrages en français portent sur les cycles épiques de Dietrich de Berne (Vérone) et d’Emmerich, sur la littérature allemande du Moyen-Âge, mais aussi sur l’Anneau de Gygès. En allemand il publie des études sur la Chanson des Nibelungen, sur la Chanson de Roland (en bon intermédiaire culturel entre la France et l’Allemagne) et sur les gestes épiques et courtois en général. En 1977, année de son départ à la retraite, la Fondation Goethe de la ville de Bâle lui accorde le prix de la culture du Rhin supérieur, et c’est le Professeur Raymond Matzen, Directeur de l’Institut de Dialectologie de Strasbourg, qui fait le discours de bienvenue. Et fait l’éloge de sa poésie en dialecte. Car l’éminent Professeur de la Sorbonne, malgré son éloignement de sa province natale, s’adonnait, en secret, à la poésie et à son dialecte maternel. C’est Raymond Matzen qui va ensuite recueillir le premier ensemble de poèmes que Georges Zink avait déjà publiés dans une revue régionale, celle de la Société historique du Sundgau et les éditer (et les traduire), sous le titre Sichelte – Moisson. Poésies sundgoviennes, en édition bilingue. Et, plus tard, c’est encore le Professeur Matzen qui va éditer l’ensemble de l’œuvre en dialecte de Georges Zink chez une Maison d’édition du pays de Bade : Haiet, Arn un Ahmtet, Gedichte in oberelsässischer Mundart. C’est Georges Zink lui-même qui explique le mot Sichelte : « Sichelte, c’est ainsi que l’on désignait chez nous dans le Sundgau la fête que célébrait le paysan quand son dernier blé avait été mis au sec dans sa grange ». Et dans un de ses poèmes intitulé Sichelte, le paysan montre son contentement, sa fierté aussi du travail accompli, en disant à sa femme : maintenant, ce n’est pas le moment de se montrer avare, coupe la tête aux coquelets, va préparer un Kouglopf, n’oublie pas le vin d’Alsace, on va boire et manger et chanter, vivre comme des seigneurs et oublier tous nos soucis. Quant aux autres termes relatifs aux récoltes ils ont chacun leur signification précise : Haiet : les foins, Arn, la récolte du blé, et Ahmtet, la deuxième et dernière fenaison de septembre.
On voit rien que par ces titres combien la vie du paysan est au centre de la poésie du Professeur de la Sorbonne. C’est un lyrisme proche de la vie, sans artifices, original, lié à sa source populaire, dit Raymond Matzen. Et pourtant pleinement maîtrisé dans son art. Ce qui n’empêche pas Georges Zink de s’intéresser à d’autres thèmes, à la guerre (même à l’atome), aux paysages, aux amoureux bien sûr. Comme dans ce plaisant poème intitulé : Un jeune couple et les étoiles (voir texte 3), où le garçon convainc son aimée à venir le soir sur la colline compter – comme font les poètes, dit-il – les étoiles du ciel, mais interrompt continuellement le comptage par des baisers. C’est pourquoi, dit l’amoureuse, il faut qu’on y retourne, car je ne sais toujours pas combien elles sont. Il s’intéresse même aux contes et légendes anciennes. Comme dans ce poème, Battzit (le temps de la prière) où il fait peur aux enfants, leur demande de faire leur prière du soir sinon le Malin risque d’avoir prise sur eux, leur parle des dangers du dehors et de l’homme de feu qui rôde. Et puis il y a les esprits comme dans ce poème de leur danse fantomatique repris ici (voir 1 Gaischtertànz – Danse des Esprits). Pour finir je vais encore citer un poème de Georges Zink qui m’a ému (4 Am Minschter – Stroosburg 1938. A la Cathédrale). Parce qu’il me rappelait un souvenir relatif à l’accusation d’antisémitisme à l’égard de l’Alsace : c’était au moment de la profanation du cimetière juif de Herrlisheim, Freddy Raphaël, Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, faisait remonter cet antisémitisme supposé au Moyen-Âge et voyait un juif grimaçant sur la façade de notre glorieuse Cathédrale (dans un article de l’Alsace). Or, tout ce que j’ai trouvé dans la statuaire de la façade c’est cette si belle statue de la Synagogue. Il est vrai que face à elle se dresse l’Eglise pleine d’assurance, tient croix et calice alors que la Synagogue n’a plus ni manteau ni couronne, penche la tête, a les yeux bandés, tient une lance brisée et laisse tomber les tables de la Loi. Mais elle a un corps juvénile, elle est belle, elle inspire la compassion. C’est une grande oeuvre réalisée par celui que l’on appelle le Maître de la Synagogue, qui a travaillé entre 1220 et 1230, qui est l’un des grands artistes du Moyen-Age et qui a probablement connu la statuaire des autres cathédrales de France dont Chartres. Pour moi il n’y a rien d’un antisémitisme vulgaire là-dedans. Il n’a fait que représenter ce qu’il voyait, à son époque, comme le triomphe d’une loi sur l’autre. D’ailleurs Théodore Rieger dans son très beau livre illustré intitulé la Cathédrale de Strasbourg et édité aux Dernières Nouvelles en 1958, trouve même que dans la tête de la Synagogue, « on perçoit une pointe de fine sensualité ». Et voilà que je découvre ce beau poème sur la jeune juive et le Maître…
Georges Zink est décédé à Paris le 30 avril 2003. Le médiéviste et Académicien Michel Zink (Les Troubadours) est son fils.
Textes :
Les 4 poèmes sont extraits de Haiet, Arn un Ahmtet, les traductions de Jean-Claude Trutt.
1
Gaischtertànz
Wenn d’Nawel ufstige-n-im Nejweiherfald,
Wenn ‘s Battzitgleckle klingt,
Wenn d’Starne-n-erschine-n-àm Himmelszalt
Un d’letschti Lerche singt ;
Wenn d’letschte Büre mit Wage voll Gràs
Ins Derfle fàhre haim
Un’s Oweliftle i waiss nit wàs
Vrzehlt in de Lindebaim,
Do fàngt ’s uf ‘m Rosebarg z’gaischtere-n-à
Im Summervollmoonglànz,
Un Gaischter, wu niene ke Rüej kenne hà,
Kemme dert zamme zem Tànz.
Wrum tànze si denn uf so trürigi Art,
So làngsàm, so müdrig, so bàng ?
Wer spilt ene uf bi dar nachtligi Fàhrt ?
Ma hert ke Müsik, ke Gsàng.
Si tànze, si schwawe dert iweràll,
Wie Nawel im Wind wajt ihr Klaid.
Si tànze so làng, bis dert unte-n-im Tàl
Dr Guckel zem erschte Mol krajt.
La Danse des Esprits
Quand montent les brouillards dans le champ du Neuweiher,
Quand sonne la cloche pour la prière du soir,
Quand paraissent les premières étoiles au firmament
Et que chantent les dernières alouettes ;
Quand les derniers paysans rentrent au village
Avec leurs chariots remplis de foin
Et quand le souffle du soir raconte
Je ne sais quelles histoires aux tilleuls
Alors commence la magie sur la colline du Rosberg
Sous la lumière éclatante de la pleine lune d’été
Et les esprits qui n’ont jamais trouvé le repos
Viennent s’assembler là pour la danse.
Pourquoi dansent-ils donc une danse aussi triste
Si lente, si mélancolique, si retenue ?
Qui les accompagne donc dans cette tournée nocturne ?
On n’entend aucune musique, aucun chant.
Ils dansent, ils flottent sur toute l’aire de la colline,
Comme le brouillard au vent, battent leurs habits.
Ils dansent jusqu’à ce qu’en bas dans la vallée,
Le coq pousse son chant pour la première fois.
2
‘s Fihli
Lüeg dàs Fihli, wie‘s tüet springe,
Wàs’s fir Nàrreteie màcht !
Schàd nur, àss’s nit kàt singe,
Denn as tat gwiss luschtig klinge,
‘s Lied, wu in sim Blüet so làcht !
Lüeg nur, wie’s tüet d’Ohre spitze !
Jetz blibt’s steh uf aimol still !
Doch nit làng, scho tüet’s àbblitze,
Ze dr Müeter gsiht ma’s flitze,
Wu’s a Schlickele trinke will.
Gump nur, Fihli, loss dir’s sàge,
Gump in diner jungi Zit !
Speter müesch a Kummet tràge,
Speter vor a schware Wàge
Spànne dich die schlimme Lit.
Speter bisch a Ross wie-n-àlle,
‘s haisst nur noch : wàs kàt’r zieh ?
Drum, solàng àss d’Lit tien làche,
Wenn de dine Spring tüesch màche,
Gump, mi Fihli, imnerzüe !
Le Poulain
Vois le poulain, comme il saute,
Comme il est plein de folie
Dommage qu’il ne sache chanter,
Son chant serait bien joyeux,
Ce chant qui rit dans toutes ses veines
Regarde comme il pointe ses oreilles,
Et puis soudain reste sans plus bouger,
Mais pas longtemps, déjà il repart,
Comme un éclair, rejoint sa mère
Pour aller boire un petit coup.
Saute donc, poulain, je te le dis,
Saute tant que tu es jeune,
Plus tard on te mettra un harnais
Et derrière toi un lourd chariot
T’attèleront des gens bien durs.
Plus tard tu seras un cheval comme un autre
Tout ce qu’on demandera c’est : que peut-il tirer ?
Alors, tant que les gens sont encore à rire
Quand tu fais tes sauts de fou,
Saute, poulain, saute toujours. »
3
A jung Paarle un d’Starne
« Kumm, mr wann geh d’Starne zehle !
Hitte schine si so scheen !
Gal, de wottsch doch o garn wisse
Wieviel Starne-n-àm Himmel stehn !
Un dàs sàge-n-àlle Dichter,
Un dàs hàt ma mir vrzehlt :
‘s seig so natt, wenn a jung Paarle
D’Starne mitenànder zehlt ! »
Also red ze mir mi Liebschter,
Wu-n-i mit ‘m àm Fanschter stànd,
Lüegt mi à – i müess ‘m folge,
Un ar nimmt mi bi dr Hànd
Un ar fiehrt mi uf a Bargle,
Wu ma d’Starne àll kàt gsah ;
Awer àllwil, mitts im Zehle,
Hàt ‘r mir a Schmitzle ga…
Un so waiss i hit denn no-nit,
Wievil Starne àss ‘s kàt hà…
Mien halt wider, wenn scheen Watter,
Fànge mit ‘m Zehle-n-à !
Un jeune couple et les étoiles
« Viens, allons compter les étoiles !
Aujourd’hui elles brillent si fort !
Pour sûr, tu voudrais aussi savoir
Combien d’étoiles sont au ciel !
Et c’est ce que disent tous les poètes
Et c’est ce que l’on m’a raconté
C’est si charmant quand un jeune couple
Se met ensemble pour compter les étoiles ! »
C’est ainsi qu’a parlé mon amoureux,
Quand je me tenais avec lui à ma fenêtre
Il me regarde – je dois le suivre,
Et puis il me prend par la main
Et me conduit jusqu’au haut d’une colline
D’où l’on peut voir toutes les étoiles ;
Mais, tout le temps, au milieu du comptage,
Il a fallu qu’il me donne des baisers…
Ce qui fait que je ne sais toujours pas,
Combien il y a d’étoiles là-haut…
Alors, il faudra bien, dès qu’il fera beau,
Recommencer tout notre comptage à partir de zéro !
4
Am Minschter (Stroosburg 1938)
Dr Maischter hàt im Judeviertel
A wunderscheen Judemaidle gsah ;
Un Chrischtekinder han glàcht un gspettelt
Un han’m Schàndname ga.
Dr Maischter isch haim un d’Sunne-n-isch gsunke,
An’s Judemaidle dankt’r im Stiwle-n-allei.
Am àndere Morge mit Hàmmer un Maissel
Steht’r un schàfft àn dam rote Stai.
An’s Judemaidle dankt’r un maisselt un hammert
Am Staiblock in de Vogese wit gholt ;
Ar màcht drüs a Bild, so mild un so müdrig,
Vrzwifelt un doch wie ke ànders so hold.
Drum tüet is dàs Bild so tief noch ergriffe,
Dàs Bild, wu dr Kopf dert so kummervoll hankt,
Wil mehr àss àlle Worte-n-un Lehre
Dr Maischter àn’s Judemaidle hàt dankt.
A la Cathédrale (Strasbourg 1938)
Le Maître a vu dans le quartier juif
Une jeune fille belle comme le jour
Les enfants de Chrétiens ont ri et l’ont moquée
Lui lançant des noms d’insulte et d’infamie
Le Maître est rentré chez lui le soir tombé
Seul dans sa chambre il pense à la jeune fille juive
Le lendemain matin il prend marteau et burin
Et, debout, travaille la pierre rouge.
C’est à la jeune fille juive qu’il pense
En martelant le bloc de pierre venu des Vosges
Il en fait une image si tendre et si mélancolique
Si désespérée et si gracieuse entre toutes
C’est pour cela que sa sculpture nous émeut encore
Cette statue dont la tête penche avec tant de chagrin
Car, plus que doctrines et sermons, le Maître
N’avait que la jeune fille juive dans la tête.
Bibliographie (poésie alsacienne) :
Petite Anthologie de la Poésie alsacienne, Tome VI, Association Jean-Baptiste Weckerlin, Strasbourg, 1972 (contribue).
Sichelte – Moisson. Poésies sundgoviennes. Edition (bilingue) préparée et commentée par Raymond Matzen, illustrations de Robert Kuven, Strasbourg, 1978.
Haiet, Arn un Ahmtet, Gedichte in oberelsässischer Mundart, überarbeitet und herausgegeben von Raymond Matzen, Verlag Moritz Schauenburg GmbH, Lahr, 1992.
(Foins, récolte et fenaison d’automne, poèmes en dialecte de Haute-Alsace, édités par Raymond Matzen). Lahr est situé en Forêt Noire. Le recueil contient également un glossaire en allemand, et, en annexe, un compte-rendu de la cérémonie de remise du prix de la Culture du Rhin supérieur avec les discours de Raymond Matzen et de Georges Zink.
Et, pour finir, voici encore une poétesse, pratiquement contemporaine de Georges Zink :
Anne FRANCK-NEUMANN
Anne Franck-Neumann est née à Mulhouse le 21 avril 1910 et décédée dans la même ville le 10 octobre 2000. Raymond Matzen lui avait rendu un très bel hommage dans un article d’un numéro spécial des Saisons d’Alsace (N° 73 – 1981) consacré aux Lettres en haute Alsace – poètes et écrivains (c’était à l’occasion de la réception par la poétesse du Bretzel d’Or de la poésie). Jean-Paul Sorg, aussi, dit toute son admiration pour la dame dans un compte-rendu de visite à Mulhouse que l’on peut trouver sur le site du Cercle Emile Storck : il montre aux visiteurs la vieille maison Mieg sur la place de l’Hôtel de Ville : « j’attirai l’attention de quelques-uns », dit-il, « sur une belle maison à tourelles, avec deux oriels, de l’autre côté de la place. La fameuse Maison Mieg, de ce Mathieu Mieg (1756-1840), de la famille des pionniers de l’industrie textile, l’un des « Quinze » (citoyens) qui dirent non à ce qu’ils devaient considérer comme une annexion, une aliénation » (la soi-disant « libre réunion » de Mulhouse à la France que célèbre une plaque commémorative sur l’Hôtel de Ville de l’autre côté de la place). Or c’est là qu’habitait la poétesse à partir de 1965 jusqu’à sa mort, après la disparition de son mari (professeur d’anglais, il était son aîné de 20 ans), ayant hérité la maison de son père. « Avec quel sourire de bonté elle accueillait dans son « salon » (sa Stube plutôt) », dit encore Jean-Paul Sorg, « les jeunes poètes et intellectuels du coin, heureuse de voir qu’une nouvelle génération se manifestait, qui simultanément défendait la cause du dialecte et se souciait de sauvegarder la… nature » (car elle était aussi avec les opposants déterminés à la Centrale nucléaire de Fessenheim). Elle était déjà septuagénaire, raconte encore Jean-Paul Sorg, quand elle s’est encore attaquée à un livre de mémoire qui lui tenait à cœur, le souvenir de la terrible bataille de chars entre Allemands et Américains qu’elle avait vécue à Rittershoffen, village de son mari, au nord de la forêt de Haguenau (villages de Rittershoffen et de Hatten rasés, brûlés et habitants terrés dans les caves. Et que moi, j’ai vécue, à dix ans, dans la cave à Haguenau justement). « Un livre poignant ! », dit Jean-Paul Sorg (Nordwind, village dans la tourmente, Rittershoffen, janvier 1945, édit. ACM, 1995, livre paru en allemand en 1994 avec le titre Dorf im Nordwind).
Elle était à la fois poétesse, conteuse et chroniqueuse. Un choix de ses poésies allemandes et alsaciennes a paru chez l’éditeur A. Morstadt de Kehl sous le titre de Lieder von Liebe und Tod und vom einfachen Leben (Chants d’amour et de mort et d’une vie simple). Allheilig en avait sélectionné trois pour le Tome VI (Liebi) de sa petite Anthologie de la poésie alsacienne, consacré aux poèmes d’amour. Je les reprends tous les trois. Car ils ne parlent pas seulement d’amour mais aussi de vieillesse et de mort. Et on sait que la disparition de son mari a été une blessure dont elle a eu beaucoup de mal à guérir. Et puis j’aime tellement retrouver le mulhousien de mon enfance ! Les versions françaises sont de l’auteure.
Oktowerowe
Langsam sin mir witersch gfahre
Dur e verzwauiwerter Wald.
Alsfurt han i dine Lippe gsàh,
Un pletzlig han i gfunde ’s wird kalt.
Gege d’blinde Autoschiwe
Isch dr Nàwel ku iwer’s Gras.
Ich bin still, ganz still gebliwe,
Dü hasch gred, i weiss nit vu was.
Doch dine Lippe, si han zunde
Dur d’Nacht wu still isch ku,
Oi dü bisch stiller drno wore,
Un beide hàn gwisst wieso.
Wie Schleier sin d’Nàwel gfalle,
Wie Gspànschter sin d’Baim dring gsi,
Ganz still sin mir witersch gfahre,
Wie jung sin mir zàllemols gsi…
Soir d’octobre
Nous avons continué à rouler lentement
A travers une forêt enchantée.
Moi, je n’ai vu que tes lèvres,
Et soudain j’ai trouvé qu’il faisait froid.
Le brouillard est sorti de l’herbe
Et s’est collé contre la vitre embuée.
Je suis restée silencieuse, toute silencieuse,
Toi, tu as parlé, je ne sais plus de quoi.
Sur tes lèvres une lueur chaude
Dans la nuit tombée sans bruit.
Puis ta voix, elle aussi, s’est tue
Et tous deux nous savions pourquoi.
Les brumes sont tombées comme des voiles,
Les arbres y prenaient l’allure de fantômes.
Nous avons continué à rouler en silence.
Que nous étions jeunes en ce temps-là…
Dine Hànd
Dine Hànd, mi Lieber, sin warm gsi un weich
Un zart wenn se mi agriehrt hàn.
Jetz sin se gstiff, jetz sin se bleich,
Un rüeihe, die wu mich als gfiehrt hàn.
Sie hàn mi gfiehrt e Làwe lang
Uf allerhand fir Wàg,
Sie hàn fir mi gsorgt, ich gang
So allei jetz uf dornige Stàg.
I gang, wil i alsfurt witersch müess,
Ganz allei uf steinige Wàge.
Dü mi Kamerad, halt doch an mim Ànd
Mir dine Hànd no entgege.
Tes mains
Tes mains, mon amour, étaient chaudes et douces
Et pleines de tendresse quand elles me touchaient.
Elles sot roides, elles sont pâles.
Elles reposent à présent, elles qui m’ont guidée.
Elles m’ont guidée pendant toute une vie
Par des chemins si variés.
Elles ont besogné pour moi. Je m’en vais maintenant
Seule par des chemins ronceux.
Et je marche, car il faut bien aller plus loin
Sur la pierraille de la solitude.
Toi, mon compagnon, tends au bout de ma route
Vers moi tes mains.
Summerlied
Ich ha mi so uf dr Owe gfrait,
Uf e Gang dur d’Fàlder mit dir.
Jetz wart i mied – un dü bisch wit
Un ich bi troschtlos, allei.
D’Sunne sinkt schu iwer’s Àhrefàld
Un schint glüetrot iwer de Matte.
Voll hànkt’s Korn, guldig un schwàr,
Um mich isch Einsamkeit, Rüeih.
E Vogel singt lislig si wehmietig Lied,
Ich träuim ins stille Land.
Un pletzlig gspir i uf minre Hand
Dine heisse, durschtige Lippe.
Chant d’été
Je me suis tant réjouie pour ce soir
Où je marcherais à travers champs avec toi.
Mais voici que j’attends, lasse – tu es si loin
Et moi si seule.
Le soleil descend sur les blés
Et coule sa braise dans l’herbe.
Les épis sont pleins, dorés et lourds.
Le soir m’enveloppe de sa paix.
Un oiseau chante sa mélancolie,
Mon rêve s’en va par les sentes du silence.
Et soudain je sens sur ma main
Tes lèvres brûlantes de soif.
Bibliographie
Liewe alte Kinderreimle - Vársle un Liedle ús m Ower- un Unter-Elsass, SALDE, Strasbourg, 1979. Un livre de comptines enfantines illustré par Ludwig Richter. Dans sa préface, en français, Anne Franck-Neumann remercie une amie de l’autre côté du Rhin, de Lörrach, Margreth Krieg, qui l’a aidé pour retrouver quelques vers ou rimes perdus…
La même année a paru chez Morstadt un recueil de poèmes en allemand et en alsacien (100 pages en allemand et trente en alsacien mulhousien : mülhüserditsch) :
Lieder von Liebe und Tod und vom einfachen guten Leben, Morstadt, Kehl, 1979.
(Juin 2020)