Tome 7 : Redécouverte d'Emile Storck
(L'oeuvre poétique en dialecte d'Emile Storck republiée partiellement grâce au Cercle Emile Storck de Guebwiller et l'éditeur Arfuyen d'Orbey. En complément : ses traductions poétiques en alsacien de Baudelaire et Verlaine)
Emile Storck est né le 22 novembre 1899 à Guebwiller. Famille ouvrière, mère originaire d’une de ces vallées des Vosges alsaciennes qui parle le welche, patois français. Il entre à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Colmar avant d’être mobilisé dans l’armée allemande. Sur le front il refuse de tirer sur les gens d’en face, les Français. Emprisonné bien sûr, il est sauvé par l’armistice. Il reprend ses études, devient instituteur de village, se prépare au professorat, puis fait une agrégation d’allemand. Il occupe plusieurs postes dans ce que nous nommions à l’époque la France de l’intérieur (c’est à Digne qu’il devient, comme Nabokov, grand amateur et surtout grand connaisseur de papillons). Puis c’est la guerre à nouveau, en 39, qu’il fait avec le grade de lieutenant. Il revient à l’enseignement après la guerre et obtient le poste de Directeur de l’Ecole Normale de jeunes filles dans sa ville natale de Guebwiller où il reste jusqu’à sa mort le 9 novembre 1973. Il ne s’est jamais marié.
Il se met à la littérature tardivement, au cours des années 50, mais sa production est importante : un drame historique, 5 pièces de théâtre, deux recueils d’une centaine de poèmes chacun, des traductions de Baudelaire et Verlaine, sans compter plusieurs ouvrages pédagogiques (sur l’enseignement de l’allemand, en particulier). Mais l’accueil fait au théâtre de Mulhouse à son drame, Mathis Nithart (le peintre plus connu sous le nom de Matthias Grünewald, auteur du fameux Rétable d’Issenheim du Musée Unterlinden de Colmar), le décourage et il cesse de produire vers la fin des années 60. Sa fin est amère car il souffre de nombreux maux physiques dont les plus graves sont les conséquences de sa détention dans le cachot à Cologne en 1918.
Il tombe un peu dans l’oubli avant d’être redécouvert à la fin des années 90 grâce, entre autres, au poète-philosophe Jean-Paul Sorg. Un cercle Emile Storck est créé à Guebwiller en 2000 qui se donne pour tâche de faire connaître et publier son œuvre. Et se lance dans un gros travail de traduction réalisé de manière très originale. On fait appel à un groupe de 4 traducteurs, Jean-Paul Gunsett, Richard Ledermann, Jean-Paul Sorg et Albert Stricker. On laisse chacun s’attaquer librement aux poèmes qu’il a choisis, puis le groupe discute chaque traduction. S’il n’y a aucune réserve majeure, c’est l’auteur de la traduction qui signe seul. Si plusieurs améliorations y sont apportées, tous les contributeurs sont associés à la signature en tant que traducteurs. Et finalement le résultat, une soixantaine de poèmes en dialecte d’Emile Storck, avec leurs traductions en français et une lumineuse présentation de Jean-Paul Sorg, a été publié par l’éditeur Arfuyen d’Orbey, en 2013. Voir : Emile Storck : Par les fossés et les haies, traduit de l’alsacien par le Cercle Emile Storck et présenté par Jean-Paul Sorg, Arfuyen, Paris-Orbey, 2013. Et la traduction a reçu le Prix du Patrimoine Nathan Katz 2012.
Pour moi, personnellement, la poésie d’Emile Storck a été une révélation. Beaucoup de ces poèmes sont de véritables bijoux. Par les images, le rythme, les rimes. Je souscris complètement à ce qu’affirme Jean-Paul Sorg : « Voilà des vers… qui réussissent, comme peu d’autres, à accomplir la langue, à la porter à un degré de maturité qu’on ne soupçonnait guère, une richesse et complexité maximale, un niveau de perfection sémantique, grammaticale et… musicale, métrique ». Le terme perfection grammaticale étonne, bien sûr, pour un dialecte. Et pourtant, cette grammaire existe. Des conjugaisons, des déclinaisons. Même si le dialecte semble toujours chercher la simplicité. Mais c’est peut-être une illusion : il n’y a qu’à penser aux trois formes de la deuxième personne du singulier dont nous disposons en alsacien : dü, tu, pour le familier, sie, le vous de politesse et éhr, le vous de respect, que le valet employait pour parler au paysan, et ma mère, encore, à sa belle-mère. Emile Storck, dit Jean-Paul Sorg, a façonné son dialecte, en a fait une langue écrite, un « haut-alsacien » ! Oui, mais alors ne peut-on se poser la question s’il n’a pas été influencé par sa connaissance intime, en professionnel, de la langue allemande ? A-t-il pu échapper à ce mal que les frères Matthis ont cherché à éviter à tout prix, à l’interférence du haut-allemand ? Je le pense. Après tout, c’est le privilège du poète de ne pas parler comme tout le monde, c’est encore Jean-Paul Sorg qui le rappelle. Et, de toute façon, la langue du poète Storck est admirable et nous charme.
Il faut dire que Storck nous étonne encore par la richesse de son vocabulaire. Les membres du Cercle Emile Storck ont établi un glossaire tiré des seuls 61 poèmes publiés par Arfuyen. Le résultat est étonnant : plus de 70 termes pour la flore, environ 30 pour arbres et broussailles, 12 pour les oiseaux, 12 pour les seuls papillons, 10 encore pour les autres insectes et 45 pour ce que les auteurs appellent la « géographie physique et météorologique ». Il faut dire que le Cercle Emile Storck s’est penché essentiellement sur les poèmes de la veine « paysages et saisons », délaissant pour le moment les deux autres veines du poète, nous explique Jean-Paul Sorg, qui sont la veine spirituelle, chrétienne et, par moments, presque panthéiste (comme Nathan Katz ?), et une autre historique et païenne (Moyen-Âge et légendes). Or Emile Storck, malgré ses problèmes physiques, nous dit-on, était un grand amoureux de la nature et passionné de randonnées dans la montagne qui l’entoure. Il faut dire que la vallée de Guebwiller est l’une des vallées du sud du Massif des Vosges, que le Grand Ballon n’est pas loin, ni la route des crêtes, ni les lacs et au débouché de la vallée se trouve la route des vignobles.
Jean-Paul Sorg nous parle encore de sa rythmique et de ces rimes qui ne sont jamais pauvres mais souvent bien hardies. Et souvent aussi très riches comme dans ce poème plein d’assonances, Jours de pluie dans la montagne (Voir poème ci-après) où tous les vers de chaque quatrain et de chaque tercet riment ensemble (et quelle réussite, en rimes elle aussi, abab dans les quatrains et aba et abb dans les tercets, dans la merveilleuse transposition de Jean-Paul Sorg !).
NB : Comme Nathan Katz, Emile Storck transcrit le son souvent désigné sous le nom de a suédois (correspondant plus ou moins au son an français sans la nasale) a, alors que le a ouvert, normal, est écrit à. Le système d’écriture ORTHAL mis au point par l’AGATE fait l'inverse. Voir ce que j'en dis dans ma note sur Nathan Katz.
Sorg croit aussi ressentir l’influence de certains poètes tant français qu’allemands (Uhland, Storm, Rilke, Baudelaire, Verlaine) et s’étonne de l’incroyable richesse des formes (« une gamme métrique qui va de 4 à 14 syllabes »). Et j’ai personnellement noté que nombre des poèmes tirés de son premier grand recueil de poèmes, Melodie uf der Panfleet (Mélodies pour la flûte de Pan), qui date de 1957, avaient la forme italo-française du sonnet. Et quelquefois même la savante coupure de sens entre les deux quatrains et les deux tercets comme dans ce merveilleux Merle dans la neige (voir ci-après) où le merle des quatrains est l’image du poète des tercets.
Dans d’autres poèmes Storck se contente d’une suite de quatrains comme dans cet instantané d’avril dans les vignes :
Et ailleurs Emile Storck abandonne les formes classiques pour de splendides vers libres. Qui conviennent très bien à cette journée de pluie printanière où l’on découvre, abasourdi, ce verbe « kraschpelt » qui reproduit ce bruit si particulier des gouttes lourdes qui crépitent sur les talus (et les cœurs) que Jean-Paul Sorg et Richard Ledermann ont – bizarrement – préféré traduire par « gratter » :
Beaux vers libres aussi dans ce poème qui évoque les derniers bonheurs du mois de septembre :
Et puis Emile Storck revient à des formes plus classiques avec cette nuit de brouillard dans la montagne et puis sa propre chanson des feuilles mortes des derniers jours d’octobre :
On est loin de Verlaine dans ce très beau poème tragique où la mort est présente au début comme à la fin. On pense plutôt au poème de Goethe, Über allen Gipfeln ist Ruh, et dont les deux derniers vers sont un rappel évident :
Warte nur ! Balde
ruhest du auch.
Jean-Paul Sorg trouve injuste l’oubli dans lequel est tombé Emile Storck, alors que son presque contemporain, Nathan Katz, a été acclamé par tous les grands du renouveau poétique alsacien de l’après-guerre. « Il est notre père à tous », ont-ils proclamé. Alors que Katz lui-même aurait confessé la supériorité de la création poétique de son camarade (« elle est plus forte », aurait-il dit). Les comparaisons, dans ce domaine, n’ont évidemment aucun sens. Si on peut néanmoins parler de supériorité, me semble-t-il, c’est d’abord dans ce qui est forme : style, vocabulaire, rythmique, tous les éléments déjà cités, et, ensuite, dans sa façon de traiter ses paysages : ses peintures sont toujours des instantanés, des impressions au sens de la peinture impressionniste. Elles correspondent au vécu d’un moment, à la fois par la vision du paysage et par le sentiment éprouvé. Ce dernier point est important car il montre, me semble-t-il, que ce grand introverti se révèle malgré tout lui-même dans sa poésie. Et que l’homme qu’on y découvre est bien attachant.
Car la grande différence entre lui et Nathan Katz, différence qui explique aisément le succès de l’un et le relatif oubli de l’autre, c’est que Storck est un grand pudique, un solitaire, un célibataire endurci et un écorché vif qui souffre de tout rejet et de toute critique. C’est ainsi que la poésie de Storck ne comporte ni poèmes populaires, ni poèmes d’humour, ni poèmes d’amour ! Bien sûr le Cercle Emile Storck n’a choisi qu’une soixantaine de poèmes sur deux centaines de publiés. Mais je ne crois pas que ce jugement serait grandement modifié si tous étaient réédités aujourd’hui.
Note sur le Cercle Emile Storck :
Le Cercle a probablement été créé par Richard Ledermann qui l’a présidé pendant 16 ans jusqu’en 2017. Il est originaire lui-même de Guebwiller et a traduit d’autres textes en alsacien. Jean-Paul Sorg est né à Mulhouse en 1941. Il a une formation philosophique, est grand spécialiste d’Albert Schweitzer dont il a traduit en français certains de ses textes, mais est également écrivain et poète. Et, en plus, Professeur à l'université de Haute Alsace de Mulhouse. Il est le véritable maître d’œuvre de la publication d’Emile Storck par Arfuyen. Jean-Paul Gunsett, poète de la génération d’André Weckmann et de Germain Muller, vient de décéder en décembre 2017. Il était né en 1925 à Masevaux. Il a été avant tout un homme de radio et de télévision, resté pendant 40 ans à Radio Strasbourg, en tant que speaker bilingue, journaliste et réalisateur. Il a également été chargé de cours (médias) au Centre Universitaire d’Enseignement du Journalisme de Strasbourg, C’est lui qui a présenté et traduit en français les Haïkus de Lina Ritter réédités par Arfuyen en 2017. Albert Strickler est un grand poète alsacien de langue française. Il est né en 1955 à Sessenheim, ce village qui est surtout connu parce que Goethe y était venu pour baratiner la fille du pasteur du lieu. Un peu étonnant : le dialecte parlé dans ce village du nord de l’Alsace est bien éloigné de celui de Guebwiller. Et pourtant, nous dit Sorg, il a apporté beaucoup d’enthousiasme et d’énergie à l’œuvre commune. Il a également créé une maison d’édition, les Editions du Tourneciel, qui ont publié l’excellent poète dialectophone contemporain, Jean-Christophe Meyer.
Melodie uf der Panfleet (Mélodies pour flûte de Pan), Alsatia, Colmar, 1957
Lieder vu Sunne un Schatte (Chants du soleil et de l’ombre), Alsatia, Colmar, 1962
On trouve également quelques contributions d’Emile Storck dans la Petite Anthologie de la Poésie alsacienne de Martin Allheilig, aux tomes I (1962), IV, (1967) et VI (1972).
Par les fossés et les haies, traduit de l’alsacien par le Cercle Emile Storck et présenté par Jean-Paul Sorg, édit. Arfuyen, Paris-Orbey, 2013.
Jean-Paul Sorg – toujours lui – a édité en 1999, chez bf éditions, à Strasbourg (il paraît que bf est l’abréviation de budderflàde, c. à d. tartine beurrée !) les 21 poèmes de Baudelaire et de Verlaine qu’Emile Storck a transposés en grand artiste en poèmes alsaciens. Onze poèmes sont de Baudelaire et leurs traductions ont été publiées, en douce, avec deux pièces dramatiques, Màidle wiss im Felsetal et Vergib uns unsri Schuld, en 1962. Je dis en douce parce qu’elles n’ont pas été signalées dans le titre de l’ouvrage. Il en est de même des dix poèmes de Verlaine et de leurs traductions attachés anonymement à la publication de sa grande pièce Mathis Nithart en 1967. Je dis traductions mais, en fait, Storck utilise le mot Iwertragunge, ce qui signifie transpositions. Et pourtant c’est pourtant plutôt de traductions qu’il s’agit, traductions parfaites aussi bien du fond que de la forme. Je crois bien, d’ailleurs, n’avoir jamais rencontré une telle fidélité dans le rendu de la forme, la prosodie, les rimes. Et puis les poèmes en français et en alsacien sont suivis de 90 pages de commentaires de Jean-Paul Sorg, poétiques, philosophiques, linguistiques. Et on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, la perfection des recréations poétiques d’Emile Storck, ou les réflexions érudites du Professeur Sorg.
Le premier des poèmes de Baudelaire qui m’a accroché c’est L’ennemi – der Find. Jean-Paul Sorg s’interroge longuement sur ce qui ronge effectivement notre vie. Comme l’exprime le dernier tercet de ce sonnet. Il cite même l’entropie ! Et essaye de comprendre ce et de liaison qui fait penser que ce n’est pas le temps qui est l’ennemi… Voir ce tercet :
Or Storck fait sauter la liaison. Ce qui me paraît plus logique :
- O Schmàrz ! o Weh ! Zit frisst am Làwe hundertgstaltig ;
der dunkel Find wu zehrt an unsrem Hàrz un Mark,
vum Blüet wu mir verliere wurd er gross un gwaltig.
Mais ce qui m’a d’abord intéressé c’est la façon dont le solitaire et endurci célibataire Storck allait traiter l’érotisme baudelairien. Comme dans ce poème intitulé Parfum exotique (Exotisch Parfum). Où apparaît deux fois l’odeur de la « femme » ! La première fois dans ce vers :
Que Storck traduit :
(wenn ich… kan d’Auige schliesse,)
un still im Parfum vu dim warme Kerwer lig,
Le sein a disparu. Et le mot Parfum n’est pas très alsacien, me semble-t-il, du moins dans le sens odeur.
Deuxième vers :
Storck traduit :
Je n’aime pas. C’est le mot schmecke que je n’aime pas. Trop vil en alsacien.
Je trouve la traduction du deuxième poème érotique de Baudelaire plus réussie : Avec ses vêtements – Mit ihrem Faltekleid. Déjà le premier quatrain :
Ne sont-elles pas merveilleuses ces rimes : Farwefir – Fakir et Tanze – Lanze ?
Et voici les deux derniers tercets :
Vous voulez que je vous dise ? Je trouve la version alsacienne d’Emile Storck bien meilleure. Vous noterez également qu’il respecte scrupuleusement l’emplacement des rimes qui se répondent. Jean-Paul Sorg fulmine surtout contre les femmes stériles de Baudelaire. Qui le choquent. Au point qu’il cite le fameux poème de Nathan Katz où une femme enceinte marche dans un champ où le blé commence à lever, femme ensemencée comme le champ…
Et puis voici le troisième poème érotique de Baudelaire où le vin et l’amour viennent se mélanger. Je vais le citer en entier. Il faut croire que Storck aime le vin. Car sa traduction, pardon, sa transposition, me semble parfaite :
Une fois de plus je trouve que la version de Storck est la meilleure des deux…
Mais passons à Verlaine. Là j’attaque tout de suite, bien sûr, sa chanson d’automne. Et aussi : il pleure dans mon cœur. Personne, dans aucune langue, n’arrivera à rendre la suite de sons en o des sanglots longs des violons de l’automne, dit Sorg. Et je suis bien d’accord avec lui (sauf peut-être dans certaines langues soeurs latines ?). Et le parallélisme sonore pleut et pleure non plus. Un accident heureux de la langue française, dit Sorg. Alors voyons ce qu’Emile Storck a réussi à en tirer :
A la place des o du premier quatrain on a une suite de a et de à. Pas mal aussi. Et le vent sanglote (der Wind schluchzt) et le violon chante (d’Giige sengt). Et puis ce miraculeux dernier vers : wer weiss wu ane !
Belle invention, dit Sorg, cette allitération en h de hile, Hàrz et Hiser qui remplace comme elle peut l’impossible parallèle sonore d’il pleure et d’il pleut. De toute façon on ne peut qu’admirer. Seul un grand poète pouvait faire de ces célèbres pièces en langue française de Verlaine de très beaux bijoux alsaciens ! Jean-Paul Sorg avait bien fait de les rééditer.
Les traductions de Baudelaire ont paru dans : Màidle wiss im Felsetal, drame en trois actes, et Vergib uns unsri Schuld, drame en un acte, Alsatia, Colmar, 1962.
Celles de Verlaine dans Mathis Nithart, e Kinschtler im Bürekrieg, drame historique en quatre actes, Alsatia, Colmar, 1967.
Réédition : Emile Storck : Baudelaire et Verlaine en alsacien, traductions – iwertragunge, introduction et commentaires Jean-Paul Sorg, bf éditions, Strasbourg, 1999.