Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 4 : Notes 13 (suite 2): 1914-1945, les trente honteuses

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(Barthas et ses carnets, Mussolini et la naissance du fascisme, le mouvement völkisch, Pacelli et Hitler, l'étrange défaite de 40, Victor Klemperer et son journal, Hilberg et la destruction des juifs d'Europe)

Requiem pour un siècle défunt

Je ne suis pas un passionné d’histoire. Et pourtant, il faut bien y recourir, à l’histoire, si on veut comprendre, essayer de comprendre, les événements du siècle qui vient de s’écouler. Et d’abord le génocide juif. Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans l’étude de ce génocide on est de plus en plus envahi par un énorme dégoût pour l’humanité en général, mais aussi de honte. De honte pour notre patrie, l’Europe. Cette Europe que l’on croyait être justement à l’origine de valeurs essentielles pour toute l’humanité: humanisme et lumières. L’humanisme, c’est à dire reconnaissance de la valeur humaine, respect de l’individu, de son intégrité, idéalisme social. Et lumières, c’est à dire rejet de tout obscurantisme, mise en avant de la raison, passion pour la connaissance et la science. Or ce qui est justement le plus horrible, le plus insoutenable dans ce génocide, c’est le côté technique, scientifique, de l’extermination. Une extermination dont la principale marque est la déshumanisation des victimes. On s’en débarrasse comme si elles étaient des insectes nuisibles. C’est une première dans l’histoire de l’humanité. Et cette première a eu lieu ici en Europe, une Europe qui se réclame d’une religion dont le fondateur a dit: «Aime ton prochain comme toi-même!»
Et puis ce qui s’est passé avant n’est pas glorieux non plus. Cette montée des fascismes, sans lesquels cette horreur n’aurait pas pu avoir lieu. Et avant cela encore la folie de la guerre de 14, premier crime à mettre au compte de cette autre connerie humaine, le nationalisme. Et le massacre qu’il a entraîné. Un massacre déjà placé sous le signe de la science et de la technologie (puissance mortifère des nouveaux canons, des mitrailleuses et des gaz) et celui d’une certaine déshumanisation (le mépris des politiques et des officiers pour le peuple chair à canon).
Et, encore une fois, c’est chez nous, en Europe que cela s’est passé. En l’espace d’un demi-siècle. Même pas: trente ans. Entre 1914 et 1945.
Alors quand Le Monde a annoncé que deux historiens avaient entrepris ce que, paraît-il, personne n’avait fait avant eux, une histoire globale de l’Europe au XXème siècle, je me suis empressé de rechercher leurs oeuvres et de les étudier.

  
51) n° 3437 Eric J. Hobsbawm: L’Âge des extrêmes - Histoire du court XXème siècle 1914 - 1991, Editions Complexe, Paris, 2003 (l’édition originale anglaise date de 1994).
52) n° 3438 Mark Mazower: Le Continent des Ténèbres - Une Histoire de l’Europe du XXème siècle, Editions Complexe, Paris, 2005 (l’édition originale en anglais date de 1998).
53) n° 3702 Geert Mak: Voyage d’un Européen à travers le XXème siècle, édit. Gallimard, Paris, 2007.

Les deux Anglais n’ont pas du tout la même vision de cette histoire. Pour Mazower le fil rouge du XXème siècle européen a été la rivalité entre trois idéologies: la démocratie libérale, le communisme et le fascisme. Alors que pour Hobsbawm, dit Mazower dans une interview accordée au Monde lors de la parution de son livre en français, «le moteur du siècle a été la lutte entre communisme et capitalisme». Car, dit-il encore, «il tend à considérer l’extrême-droite comme une déviation du capitalisme».
C’est que Hobsbawm est ce que l’on appelle un historien marxiste. Dans son introduction à l’édition française il met d’ailleurs sur le compte de «l’antimarxisme hargneux» qui régnerait chez les intellectuels français depuis la déstalinisation tardive de notre pays, le fait qu’il ait fallu autant de temps pour l’éditer en version française (et encore c’est un éditeur belge qui l’a finalement publié avec l’aide du Monde Diplomatique). De toute façon il ne devrait pas se plaindre car s’il a fallu 5 ans pour que l’on puisse lire son ouvrage en français, six ans ont été nécessaires pour traduire et publier Mazower.
Hobsbawm n’oublie pas le fascisme, dit Mazower. Comment le pourrait-il, lui qui a connu l’Europe centrale entre les deux guerres? Et c’est vrai: Hobsbawm raconte comment, à l’âge de 15 ans, sortant de l’Ecole, à Berlin, accompagné de sa petite soeur, il est tombé sur la une des journaux annonçant le 30 janvier 1933 la nomination de Hitler au poste de chancelier. Mais s’il est vrai que le fascisme s’est facilement accommodé du capitalisme, dit encore Mazower, il n’en est pas moins une idéologie spécifique.
Ce qui me gêne par contre chez Mazower c’est cet adjectif de libéral accolé systématiquement au mot démocratie. D’abord parce que j’estime qu’il y a des mots qu’il ne faut plus employer, simplement parce qu’ils ont été souillés, vidés de leur sens initial, usés à force d’être employés à tort et à travers. Et que je soupçonne Mazower lui-même d’établir un lien entre démocratie et liberté d’entreprendre. D’autant plus que son épilogue, intitulé Faire l’Europe, commence par cette citation de l’Américain Zbigniew Brzezinski faite en 1990: «La démocratie a gagné, le marché a gagné».
Pour ce qui est du fascisme c’est bien sûr Mazower qui a raison. Il n’y a rien d’étonnant que le capitalisme allemand se soit arrangé avec le nazisme. Le capital, la bourgeoisie, en un mot les riches, ont toujours eu un faible pour les régimes autoritaires qui leur permettaient d’asseoir leur emprise sur ceux qu’ils exploitaient. Et le fascisme était un régime autoritaire par excellence puisqu’il était même totalitaire. Mais il n’empêche qu’il s’agissait là d’une idéologie tellement spécifique que de vrais spécialistes comme Robert Paxton considèrent que seuls les systèmes de Mussolini et de Hitler pouvaient être appelés fascistes. Et que pour beaucoup de ceux qui y ont adhéré il s’agissait d’un idéal. Un faux idéal, comme on peut parler d’une fausse religion, d’une fausse croyance, mais un idéal quand même. Les gens de gauche sont encore aujourd’hui choqués lorsqu’on met les deux totalitarismes sur un même plan. L’un, disent-ils, avait un idéal d’égalité sociale, l’autre un idéal racial. Pas si simple. «Le fort pouvoir d’attraction du fascisme, dans les années 30», dit Mazower, «s’explique par son idéal d’une communauté nationale galvanisée par le militarisme et l’égalitarisme». Et il insiste sur le nationalisme. C’est lui qui a joué un rôle majeur, dit-il encore. Capable d’intégrer ceux qui s’identifient avec la vraie Nation dans un Etat-Providence, de plus en plus centralisé et finalement totalitaire; et d’exclure ceux que l’on considère comme un corps étranger, les discriminer, les interner, les expulser, et finalement les éliminer physiquement. Dans mon esprit, et dans ce que je retiens de l’expérience européenne du XXème siècle, nationalisme et racisme sont liés.
De toute façon toutes ces formules, démocratie libérale contre communisme et fascisme ou capitalisme contre communisme, sont réductrices. On n’a pas le droit, me semble-t-il, de résumer cette malheureuse histoire d’une manière aussi simpliste. Et je trouve que des historiens ne devraient pas s’abaisser à entrer dans le jeu de journalistes à qui on a surtout appris dans les écoles qui les forment à toujours rechercher le titre qui accroche.
La période qui m’intéresse, c. à d. celle qui va de 1914 à 1945, commence d’abord par un déchaînement des nationalismes. Seul le nationalisme peut expliquer la folie meurtrière de cette guerre de 14. Et c’est sur les cendres de la guerre et toujours se basant sur ce même nationalisme que se sont développés les fascismes italien et allemand. Et c’est seulement alors que l’on peut parler du combat de la démocratie contre le fascisme. Encore que ce combat n’est entré dans une phase décisive que lorsque la folie guerrière de Hitler a fini par menacer directement les intérêts vitaux - nationaux - de la France et de l’Angleterre. Et si le démocrate Roosevelt a réussi à entraîner l’Amérique dans la deuxième guerre mondiale c’est que là aussi les intérêts vitaux du pays étaient en jeu. Quant au communisme il n’a joué qu’un rôle marginal au cours de cette période. La Russie était loin. Ce n’était plus l’Europe. Et seuls quelques intellectuels européens, André Gide, Istrati, Orwell, grâce à son expérience de la guerre d’Espagne, ont compris tout de suite la nature totalitaire du régime soviétique  Ce n’est qu’indirectement que le communisme a influencé le combat démocratie contre fascisme. Les partis communistes calquaient leur position sur la politique sinueuse de Staline par rapport à Hitler. Le plus important: en affichant un athéisme belliqueux, le régime soviétique a fait que l’Eglise catholique, surtout sous l’égide de Pie XII, a manifesté faiblesse et indulgence envers les régimes fascistes, considérés comme un moindre mal par rapport au communisme. Beaucoup d’historiens considèrent qu’une position plus ferme de l’Eglise aurait rendu la réalisation de la solution finale de Hitler beaucoup plus difficile, sinon impossible. C’est aussi par peur du bolchevisme que le capitalisme a été amené à soutenir le fascisme ou au moins à le considérer comme un moindre mal. On peut même dire que la révolution bolchevique a eu une influence indirecte dans la naissance du fascisme. On verra plus loin que c’est la révolte des soldats russes qui déclenche des soulèvements dans le régiment du tonnelier Barthas. Il en est de même des différents mouvements sociaux d’Allemagne et d’Italie qui ont pris un aspect d’autant plus radical que l’on avait connaissance de la Révolution bolchevique. Et ce sont ces mouvements radicaux et l’atmosphère d’insécurité et d’anarchie dont ils étaient responsables qui ont à nouveau favorisé l’émergence du fascisme.
Mais ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale que l’on peut parler de combat entre démocratie et communisme. Encore que dans certains pays, et plus particulièrement en France, il a fallu attendre les révélations de Kroutchev (et encore) pour que les intellectuels à la Sartre, acceptent enfin l’idée qu’il s’agissait bien d’un totalitarisme. Mais dire que la guerre froide a été un combat entre la démocratie et le communisme me semble être une belle illusion. A ce moment-là on pourrait plutôt parler de guerre entre deux systèmes économiques, entre capitalisme et communisme, la formule de Hobsbawm. Même si pour moi il s’agissait surtout du combat entre deux impérialismes. Et si les Hongrois, les Tchèques et les Polonais croient aujourd’hui dur comme fer que c’est aux Américains qu’ils doivent leur libération du joug soviétique, ils se font encore de belles illusions. Personne ne se souciait vraiment d’eux. Ni de la morale, ni des principes. Ce qui les a libérés c’est l’effondrement d’un système économique, l’économie planifiée, totalement incapable de gérer l’adéquation, dans un monde moderne, de l’offre et de la demande.
Mazower se concentre essentiellement sur l’Europe, mais ne commence son histoire qu’avec les conséquences de la guerre de 14. Ce que je trouve regrettable. Hobsbawm va de 1914 à 1991 mais étend son étude à l’ensemble du monde. Je trouve qu’il est plus agréable à lire car il s’attache plus aux faits que Mazower même si on sent que son approche du monde soviétique est partiale.
Geert Mak est un journaliste et écrivain hollandais. Son livre a été publié aux Pays-Bas en 2004 et a tout de suite connu un succès considérable. Il raconte toute l’histoire européenne depuis l’expo de Paris de 1900 jusqu’aux ruines de Sarajevo. Il le fait tout en voyageant à travers l’Europe d’aujourd’hui. C’est vivant, bien plus agréable à lire qu’une étude d’historien, d’autant plus qu’il émaille son récit d’interviews de gens qui se souviennent. Mais en bon journaliste il a tendance à chercher quelquefois le sensationnel et à exagérer certains chiffres. J’ai noté également de ci de là quelques inexactitudes. Ce que j’ai beaucoup apprécié par contre chez Mak, ce sont ses nombreuses références bibliographiques qu’il mentionne et commente dans son texte, comme le récit du tonnelier Louis Barthas, la fameuse étude sur Pie XII et les compromissions de l’Eglise catholique avec le fascisme de l’Américain Cornwell, le récit de «l’étrange défaite» (de la France en 40) de Marc Bloch, suivi par «l’étrange victoire» (de Hitler) d’Ernest May, les carnets passionnants tenus au jour le jour par cet intellectuel juif, professeur d’université, marié à une non-juive, Victor Klemperer, et qui est resté en Allemagne pendant toute la période hitlérienne de 1933 à 1945 et puis encore sous le régime stalinien de l’Allemagne de l’Est jusqu’en 1959 (Victor Klemperer est surtout connu pour son étude toute philologique de la langue du IIIème Reich).
Alors je vous propose de commencer justement par Barthas et la première guerre mondiale.

54) n° 3722 Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, édit.   La Découverte, Paris, 2003.

Le tonnelier Barthas


Mais avant de parler de Barthas, des tranchées et des massacres je voudrais revenir à un autre aspect de cette guerre qui me paraît difficile à comprendre - je l’ai déjà mentionné - cet enthousiasme avec lequel un grand nombre d’intellectuels et d’artistes allemands et autrichiens se sont engagés volontaires. J’ai cité les noms d’un grand nombre d’eux en parlant de Kraus dans mon chapitre M comme Musil. Et dans l’introduction à ses journaux on apprend que même lui, l’intellectuel juif, Victor Klemperer, s’est engagé comme volontaire en 14. C’est même ce qui lui a permis de garder momentanément son poste d’enseignant au moment de l’avènement d’Hitler. Je ne crois pas que nous ayons connu la même folie patriotique en France. Encore qu’on a l’exemple d’Apollinaire et de Cendrars (mais l’un était Polonais d’origine et l’autre Suisse). Mais je crois qu’en France le patriotisme s’étalait surtout dans les journaux et soulevait les foules qui acclamaient les trains des soldats qui partaient pour le front. Barthas évoque ce roulement du tambour qui rompt le silence de l’après-midi du 2 août 1914 sur la place de son village, et la voix tonitruante de l’appariteur qui annonce «le plus effroyable cataclysme qui eût jamais affligé l’humanité, après le déluge, le plus grand des fléaux, celui qui engendre tous les maux: il annonçait la mobilisation générale, prélude de la guerre, la guerre maudite, la guerre infâme, déshonorante pour notre siècle, flétrissante pour notre civilisation dont nous étions si orgueilleux». Mais cette annonce, dit-il encore, «à ma grande stupeur, souleva plus d’enthousiasme que de désolation».
Il faut dire que Barthas était naturellement antimilitariste et pacifiste. Qui était-il? Un simple ouvrier agricole, devenu tonnelier et propriétaire de quelques lopins de vigne (dans l’Aude), complètement autodidacte, ayant énormément lu, syndicaliste et socialiste, et déjà âgé de 35 ans en 14. Il reste sous les drapeaux du 4 août 1914 jusqu’au 14 février 1919 et passe pratiquement toute la guerre sur le front, comme simple caporal dans l’infanterie. Dès le premier jour il prend des notes, n’importe comment, sur n’importe quel support (ses camarades  le savent: «il va témoigner de notre calvaire»), des notes qu’il exploite à son retour, en rédigeant, le soir, à la veillée, 19 carnets qui témoignent. Témoignent de la vie dans la boue, parmi les rats et les poux, des attaques criminelles de 1915 (haine de Joffre) face aux mitrailleuses, des fraternisations, des mutineries de 1917, et du mépris total des officiers supérieurs et de beaucoup de médecins militaires pour toute cette chair à canons à deux pattes. Un témoignage vrai, authentique, rare, écrit dans un français impeccable, dont ni l’humour ni la culture ne sont absents.
Je ne crois pas que l’on puisse dire que ce soit la passion nationaliste du peuple qui soit à l’origine de la première guerre mondiale. Hobsbawm montre bien (et le journaliste Mak également) que ce sont les intérêts supérieurs (ou égoïstes, comme on veut) des nations qui étaient en jeu. Et que ce sont les gouvernements qui ont, seuls, pris la décision fatidique d’entrer en guerre, sans être poussés par la vox populi. J’avais cru comprendre qu’en Autriche la presse avait attisé le feu après l’assassinat du Prince héritier. Or Mak qui a passé toute une journée à  lire aux archives de la Bibliothèque nationale dans les caves de la Neue Hofburg à Vienne les numéros de la Neue Freie Presse qui ont paru pendant les 3 mois qui ont précédé la déclaration de guerre semble n’avoir rien trouvé de semblable. On a un bel été. Tout le monde part en vacances une fois les morts princiers enterrés, Guillaume II part trois semaines en Norvège. Poincaré fait une visite officielle le 16 juillet à Saint-Pétersbourg. Le 25 juillet encore le Ministre des Affaires Etrangères anglais part en week-end de pêche (c’est lui qui dira après le déclenchement du désastre: «Les lampes s’éteignent sur l’Europe entière. Nous ne les reverrons plus se rallumer de notre vivant»). Et ce n’est que le 26 juillet que le mot guerre apparaît pour la première fois dans les journaux, trois jours seulement avant que l’Autriche la déclare à la Serbie.
Et pourtant c’est bien le nationalisme qui a été la cause de la première guerre mondiale. «Ce n’était certainement pas l’idéologie qui divisait les belligérants en 1914», dit Hobsbawm. Même s’il fallait mobiliser l’opinion publique avec des idées toutes faites, dit-il encore: combat de la culture allemande contre la  barbarie russe ou combat des démocraties anglaise et française contre l’absolutisme allemand. Mais le vrai moteur c’était l’égoïsme national. L’Allemagne désirait une position politique et maritime égale à celle de l’Angleterre, ce que celle-ci ne pouvait accepter, elle qui avait un Empire à défendre. La France aussi voulait rester une grande puissance et devait trouver la solution à une infériorité démographique et même économique croissante par rapport à l’Allemagne. Et même la Russie qui commençait à développer sa flotte et son économie paraissait une menace future potentielle pour l’Allemagne. Quant à l’Autriche elle était véritablement obnubilée par sa position dans les Balkans et par le ver dans le fruit qu’était la Serbie. Ce sont d’ailleurs ces mêmes raisons qui ont été les déclencheurs de la guerre qui ont empêché les belligérants à trouver un compromis pour arrêter le massacre. Il fallait aux deux camps une victoire totale.
Il n’empêche. Il n’était quand même pas difficile de prévoir en 1914 que cette guerre allait entraîner la fin d’un monde. Que le chemin qui passait par le nationalisme allait mener l’humanité, comme l’avait prévu le poète et dramaturge autrichien Grillparzer, de la civilisation à la barbarie. Et la position des intellectuels est donc difficile à comprendre. Voyez les socialistes: ils sont eux aussi saisis par la folie nationaliste. Le 29 juillet, raconte Mak, l’Internationale socialiste se réunit encore à Bruxelles et Jaurès embrasse l’Allemand Haase. Le 31 Jaurès est assassiné. Sa mémoire est saluée. Et puis c’est la patrie qui prime. Et, à Berlin, les députés socialistes votent le budget militaire en poussant des cris de joie. Au moment d’étudier les théories sur la masse et la foule de Canetti et de Gustave Le Bon, je suis tombé, un peu par hasard, sur un curieux ouvrage écrit par un médecin anglais, professeur de chirurgie (il aurait sauvé la vie de George V) et qui était passionné par la psychologie: voir n° 3615 Wilfred Trotter: Instincts of the herd in Peace and War - 1916-1919, édit. Oxford University Press, Londres, 1953. Pour Trotter l’homme est avant tout un animal grégaire. Et la caractéristique mentale principale d’un tel animal est son état de dépendance (le mot utilisé par Trotter est sensibilité) par rapport aux autres membres du troupeau. Sans eux, dit-il, «sa personnalité est en quelque sorte incomplète. C’est par la relation avec les autres qu’il atteint satisfaction et stabilité personnelle. Et cette dépendance se traduit par l’ouverture envers les autres membres et l’accessibilité aux stimuli qui proviennent du troupeau.» Et le plus grand des stimuli c’est bien entendu le sentiment que le troupeau est exposé à une menace potentielle. 
Or le premier sentiment qu’éprouve le citoyen ordinaire à l’approche de la guerre c’est la peur. Une anxiété d’abord vague, mais qui devient très vite peur pour l’avenir, pour sa famille, pour sa subsistance, son métier, etc. Et en même temps que croît sa peur, dit encore Trotter, il a de plus en plus de mal à vivre l’isolement. «La solitude devient de plus en plus insupportable; l’individu est pris d’un ardent désir pour la compagnie, et même pour un contact presque physique avec ses compagnons.» Dans une telle compagnie, dit Trotter, il trouve - et il en est parfaitement conscient -  confiance, courage et puissance morale.
Alors Trotter observe ses compatriotes. Dans les trains, les bus. Les gens se parlent. Les différences de classe semblent se dissiper. Les rumeurs circulent, sont crues, sont retransmises en faisant fi de toute rationalité. Mak, parcourant les numéros de l’époque de la Neue Freie Presse de Vienne tombe sur un article datant du 3 août qui annonce qu’une bombe aurait été lâchée par un avion français sur Nuremberg. Et le journal va jusqu’à s’indigner: «indigne d’une nation cultivée. Même dans une guerre, les limites ne sont pas abolies entre ce qui est décent et ce qui ne l’est pas...» Le journaliste américain William Manchester qui a écrit une remarquable biographie de Winston Churchill raconte qu’une véritable épidémie de rumeurs sévit tout à coup en Angleterre: une armée de 100000 Russes aurait débarqué en Ecosse pour aider l’Angleterre; un employé du Chemin de Fer a vu la neige sur leurs bottes, alors qu’on est au mois d’août (voir n° 1920 William Manchester: Winston Churchill, édit. Robert Laffont, Paris, 1985). Et l’espionnite sévit partout: on voit des hommes mystérieux se promener sur les falaises, parler dans une langue étrangère et libérer des pigeons voyageurs... Car, Trotter en fait également l’observation, tout individu dont l’origine, ou la simple apparence, semble étrangère est tout de suite considéré comme suspect et soupçonné d’être un traître. Et Trotter revient à l’exemple du troupeau: «lorsque le troupeau se sent menacé, il y a comme un frisson d’alarme qui passe d’un membre du troupeau à un autre avec une rapidité magique. Chaque membre est en alerte, il cherche à être guidé, ce qui le prépare à accepter d’être commandé, et surtout le pousse à se mêler le plus intimement possible au troupeau dans une concentration instinctive face à l’ennemi». C’est ainsi que les citoyens d’un pays comme l’Angleterre se sentent soudain membres d’un groupe majeur, la nation, et oublient toutes leurs autres appartenances à des groupes mineurs (sociaux, religieux, professionnels, familiaux, etc.). Et voilà qui explique la déconfiture de tous ces  socialistes, syndicalistes, et autres pacifistes. Trotter regrette d’ailleurs que dans le cas de l’Angleterre ce que l’on peut aussi appeler par certains côtés comme un état de grâce n’ait pas duré plus longtemps (14 mois, dit-il) et que les classes dirigeantes (l’Angleterre étant alors une société de classes par excellence) et la bureaucratie n’en aient pas compris l’importance.
Trotter applique également ses théories à l’Allemagne, tout en reconnaissant que son point de vue pourrait être partial et qu’il est toujours délicat de généraliser. Pourtant les observations qu’il fait ne sont pas sans une certaine prescience quand on pense aux deux fascismes italien et allemand qui vont se déployer après la guerre (les notes de Trotter datent des années 1911 à 1919). Il y a plusieurs types d’animaux grégaires, dit-il, l’agressif (type loup), le défensif (type boeufs ou moutons), le complexe (type abeille). Une société civilisée est du type complexe. L’allemande semble avoir gardé les caractéristiques de la horde de loups (comparable aux anciens Vikings). Et puis l’Allemagne n’a jamais connu de révolution, de véritable liberté politique, de martyrs de la révolution. Le peuple allemand ne voit que des avantages dans un gouvernement aussi autoritaire soit-il. Il le voit paternel, anxieux de faire son bonheur, garant de l’ordre dans la société. Les anciens Vikings, dit-il encore, étaient tellement braves qu’ils faisaient une religion de leur violence et de leur brutalité. Le combat était l’activité suprême. Ils parcouraient le monde non pour l’explorer mais pour la recherche de la proie. Or quels sont les idéaux de l’Empire wilhelmien? Un peuple ambitieux doit être fort et dur, entreprenant, brave, fier, croire à la gloire du combat et de la conquête, à la grandeur morale du guerrier, à la force qui est la pierre de touche du droit, de l’honneur, de la justice et de la vérité. Ceci a été écrit par Trotter pendant la guerre de 14. Et pourtant tout colle à la perfection à l’idéal fasciste. Et quand Mussolini, en plein milieu du XXème siècle, s’attaque à un pays indépendant comme l’Ethiopie sans rime ni raison, juste pour se faire une colonie, n’agit-il pas comme un prédateur? Comme les Vikings ou les Huns (ou comme les Anglais du XIXème siècle créant leur Empire à eux)? Et n’est-ce pas le respect du peuple allemand pour tout gouvernement fort, considéré comme le père, qui a facilité l’avènement de Hitler?
Les stimuli dont parle Trotter ont aussi quelque chose d’excitant. Barthas constate: «des gens inconscients semblaient fiers de vivre un temps où quelque chose de grand, de formidable allait se passer...». Et j’ai déjà raconté que même le grand Musil, celui qui se voulait être le vivisecteur des âmes, est tombé dans le panneau, qu’au moment de s’engager, il vivait comme une extase religieuse, une extase d’altruisme.
Et le résultat de tout ceci? Le plus grand massacre que l’Europe ait jamais connu jusqu’alors. Hobsbawm en rappelle le bilan: les Français y perdent 20% de leurs hommes en âge de porter les armes (et pas seulement les plus jeunes: Barthas avait 35 ans au moment de la déclaration de guerre, était marié, avait deux enfants et n’a été libéré qu’en 1919). Un million six cent mille tombés au  combat. Auxquels il faut encore ajouter, dit Hobsbawm, les blessés, les invalides permanents, les gazés, les gueules cassées, ce qui fait qu’à peine un soldat français sur trois est sorti indemne du conflit. Les Allemands perdent encore plus: 1800000 tués, mais cela représente une proportion moindre: 13% de leurs troupes en âge militaire. Pour les Anglais les pertes sont plus faibles dans l’absolu: 800000. Mais ils n’avaient engagé que 5 millions d’hommes. Leur chance de survie n’était pas meilleure que celle des Français. Les Britanniques y perdirent malgré tout une génération entière, dit Hobsbawm, 500000 jeunes de moins de trente ans, 25% des étudiants de Cambridge et Oxford de moins de 25 ans, car les jeunes gentlemen étaient voués à devenir officiers, à montrer l’exemple et à monter à l’assaut à la tête de leurs troupes.
Hobsbawm dit qu’une fois les deux lignes ennemies immobilisées face à face, les gouvernements ont essayé de s’en sortir par la technologie. Les Allemands forts de leur supériorité en chimie, ont été les premiers à introduire les gaz toxiques. Mais la seule technologie qui a eu un effet direct sur l’évolution de la guerre, dit-il, a été celle du sous-marin. Car c’est la guerre sous-marine qui a entraîné l’entrée en guerre de l’Amérique.
Lorsqu’on lit les témoignages, on s’aperçoit que ce sont les trois techniques de base du barbelé, de la mitrailleuse et du canon qui ont été les vrais outils qui ont permis ce massacre. Mitrailleuse et canon fournissant une puissance de feu totalement inconnue auparavant. La mitrailleuse était évidemment la faucheuse mortelle par excellence lorsqu’on jetait les troupes à l’assaut des lignes adverses. Mais lorsqu’on lit Barthas, mais aussi ce qu’en rapportait Churchill et d’autres, le plus terrible semble encore être le canon, terrible parce qu’il est impossible de savoir où et quand vont tomber les obus. Et ceux qui ont manié ces outils, ce sont les généraux, dans l’indifférence complète pour les vies humaines ainsi sacrifiées. Car les politiques n’avaient plus rien à dire. La bataille de Verdun qui dura 5 mois en 1917 fit à elle seule un million de victimes. La bataille de la Somme engagée par les Anglais pour dégager Verdun leur coûta 420000 morts, la moitié de leurs pertes totales (et 60000 le premier jour!). Le bourreau anglais était le général Haig, chef d’Etat-major. Et il se félicitait du succès de la bataille parce qu’ils avaient gagné 10 km. «Les généraux brevetés du haut commandement exultaient; ils se félicitèrent mutuellement, s’épinglèrent réciproquement de nouvelles décorations au revers de leurs vareuses et déclarèrent que cette opération aurait pu être menée bien plus tôt si les politiciens avaient confié la guerre à des professionnels», dit Manchester, le biographe de Churchill. Car côté anglais Churchill semble avoir été le seul à comprendre que «l’on n’oppose pas aux balles des mitrailleuses des poitrines d’hommes vaillants». Il cherche désespérément d’autres solutions: l’ouverture d’autres fronts (les Dardanelles, mais on le lui reprochera amèrement puisque la bataille de Galipoli est un échec sanglant pour une raison simple: on lui avait refusé l’appui terrestre) et puis des moyens techniques pour franchir les tranchées, les chars d’assaut (le père du tank c’est lui). Et il accuse «toutes les grandes offensives alliées de 1915, 1916 et 1917 d’avoir été sans exception des opérations inutiles, mal conçues et exagérément meurtrières».
Du côté français les généraux ne font guère plus de cas de la chair humaine. Joffre avait appris à l’Ecole de Guerre qu’il fallait attaquer sans cesse. C’est ce qui se passe à Verdun en 1915. Et plus tard c’est le général Nivelle qui conduit la fameuse campagne du printemps 1917, annoncée de longue date et donc connue par Ludendorff en face qui avait largement eu le temps de préparer les lignes de défense, un véritable bain de sang qui n’a permis aucun gain de terrain et qui a conduit aux fameuses mutineries. «Même les soldats qui restèrent loyaux», dit Manchester, «avaient gagné les tranchées en bêlant comme des moutons que l’on menait à l’abattoir». Louis Barthas en parle lui aussi. Son régiment a participé à ces mêmes combats même s’il ne s’est pas trouvé pris dans l’hécatombe du Chemin des Dames, «offensive stérile et sanglante... où nos régiments furent décimés, où les blessés trop nombreux ne pouvaient être soignés ni évacués, toutes les ambulances regorgeant de blessés!» . Nivelle est pour lui le «grand massacreur du 16 avril». «L’heure du sacrifice a sonné» annonçait-il le même jour dans un communiqué aux troupes. Ce n’est que le 16 mai que le régiment de Barthas est relevé. «Après avoir versé sa part de sang et payé son tribut de souffrances à l’hydre de la guerre», dit Barthas. Et c’est là que l’on apprend les événements de Russie (ce n’était pas encore la révolution bolchevique d’octobre mais probablement des révoltes de soldats). Et que le régiment participera à son tour à la révolte.
La Russie avait perdu dans cette guerre 9 millions de soldats, rappelle Manchester. N’est-ce pas suffisant pour expliquer la Révolution? Barthas se contente de rapporter ce qu’il a vu de ses propres yeux, c. à d. ce qui s’est passé dans son régiment, le 296ème d’infanterie. Cela avait commencé par des chants au cabaret, des chants de révolte, un soir même l’Internationale. Un capitaine voulant intervenir avec un groupe de policiers se fait huer, le poste de police est assiégé, puis, le lendemain, 30 mai, on se réunit pour former un «soviet» de 3 hommes par compagnie supposé prendre la direction du régiment et on offre à Barthas la présidence du soviet en question. Barthas, pas fou, refuse cet honneur et, pour rendre la révolte un peu plus acceptable par la hiérarchie, rédige un communiqué réclamant qu’on accorde à ceux qui avaient, comme l’avait demandé Nivelle, offert leur vie en sacrifice à la patrie, le départ en permission qu’ils avaient amplement mérité. Les chefs s’inclinent, d’autant plus inquiets qu’à Sainte-Ménehould deux régiments entiers s’étaient mutinés. Peu de temps après le régiment de Barthas est dissout. Les mouvements antimilitaristes de juin 1917 en étaient la cause, dit-il. Mais le 296ème avait de toute façon mauvaise réputation, ajoute-t-il. Car il était de Béziers. Et c’est aussi Béziers qui était la base de ce fameux 17ème qui s’était révolté en 1907 lors des troubles viticoles (l’histoire de cette mutinerie pacifique - refus de réprimer une révolte qui avait éclaté dans le Midi viticole - est racontée dans un ouvrage récent: voir n° 3736 Rémy Pech et Jules Maurin: 1907 - Les mutins de la République, édit. Privat, Toulouse, 2007).
Les poilus de 1917 sont d’autant plus choqués par ces bains de sang inutiles qu’ils voient bien que pour les officiers supérieurs ils ne sont que des pions. Les carnets de Barthas sont pleins de la rancune accumulée contre ces commandants, ces colonels et ces généraux qui vivent dans le confort alors que les hommes de troupe ne pataugent pas seulement dans l’eau et la boue des tranchées infestées de rats et de poux, mais continuent à subir les mêmes conditions hygiéniques impossibles dès qu’ils sont relevés de la première ligne. Personne ne se soucie d’eux. Par contre on les surveille (avec des corps de police militaire), on leur fait faire des exercices ridicules (en temps de guerre), on les brime et les passe en conseil de guerre à la moindre incartade. Et les pires sont les médecins militaires qui renvoient presque systématiquement tous les malades au service actif. Et il ne vaut mieux pas insister sinon c’est une fois de plus le conseil de guerre. Le mépris des officiers d’active pour la troupe et pour la République n’aura d’ailleurs pas complètement disparu lorsqu’on abordera la deuxième guerre mondiale... 
On a l’impression quand on lit l’histoire de la guerre, que ce soit celle écrite par les historiens ou que ce soit celle de témoins comme Barthas, que l’on se calme après les grandes opérations de 1917 (Pétain a remplacé Nivelle). Ce sont les Allemands qui vont alors lancer de nouvelles attaques une fois la paix avec la Russie signée.
Cette paix permet de dégager un million d’hommes du front de l’est. L’Allemagne va d’abord donner un coup de main aux Autrichiens: c’est la fameuse bataille de Caporetto. Une déroute pour les Italiens. Le général Cardona est limogé. Il avait perdu 800000 hommes. On en reparlera quand on évoquera les raisons de l’avènement du fascisme italien.
Puis le général Ludendorff lance trois attaques successives pour essayer de percer le front de l’ouest. La première, dans l’Aisne, dirigée contre les troupes britanniques faillit réussir mais Churchill eut le soutien de Clemenceau et de Foch et Ludendorff échoua. La deuxième lancée contre le front de Flandre dans le but de séparer les armées britanniques et françaises n’eut pas plus de succès. Les alliés avaient de plus en plus de matériel à leur disposition. Enfin la troisième fut lancée toujours dans l’Aisne, au fameux Chemin des Dames, contre des troupes françaises et anglaises exténuées et ouvrait le chemin sur Paris lorsque de nouveaux arrivants, les Américains, allaient entrer dans la bagarre et faire échouer définitivement la stratégie de Ludendorff. D’autant plus que Foch avait mis au point une nouvelle tactique défensive utilisant avant-postes clairsemés et tirs d’artillerie de plus en plus puissants et précis et qu’en Flandre les Anglais réussissent pour la première fois une magistrale percée de chars d’assaut. Et cette fois-ci ce sont les soldats allemands qui se débinent et se mutinent à leur tour. Début novembre le front allemand est rompu, Ludendorff est renvoyé, la révolution règne dans les villes allemandes, la marine s’est mutinée et l’Allemagne est affamée grâce au blocus. Un peu plus tard, raconte Manchester, «Hindenburg avise Berlin qu’il ne peut plus se porter garant de la loyauté de la troupe et le 29 novembre le Kaiser s’enfuit en Hollande».
Une fois de plus cette guerre meurtrière aura des conséquences pour la suite. C’est à cause de la guerre qu’une gauche radicale installe des gouvernements provisoires, véritables soviets, dans les grandes villes d’Allemagne, et qu’une certaine droite crie à la trahison, trahison des politiques et trahison des «arrières». Et tout le monde sait qu’un certain Hitler, soigné dans un hôpital pour avoir perdu momentanément la vue à cause des gaz de combat, crève de colère et de honte et décide de se lancer dans la politique. La plupart de ceux qui ont participé aux combats, dit Hobsbawm, en sont sortis avec une haine farouche de la guerre. C’est ainsi que dans les pays démocratiques les hommes politiques comprirent que les électeurs ne toléreraient plus jamais pareil bain de sang. Ce qui explique pas mal de choses pour la suite. D’autres ont retiré de «l’expérience partagée de la mort et du courage un sentiment de supériorité incommunicable et barbare qui devait nourrir, après coup, les premiers rangs de l’extrême-droite». Cette réaction contraire eut pour conséquences le rejet de la démocratie et la naissance du fascisme.
Je ne suis pas un spécialiste de la Révolution russe de 1917, et encore moins un historien professionnel mais il me semble d’abord évident que l’absolutisme russe aurait été vaincu quoi qu’il arrive, un jour ou l’autre, mais que la transformation de la révolte de la bourgeoisie libérale en révolution bolchevique n’était pas évidente du tout. Et que c’est grâce à la guerre qu’elle a été rendue possible, grâce aux soldats révoltés et démoralisés. C’est grâce à la guerre que cette fameuse dictature du prolétariat a pu être établie. Une dictature du prolétariat dans un pays où ce prolétariat ne représentait rien par rapport à la population totale. Une dictature du prolétariat qui était la cause originelle de tous les malheurs à venir, des koulaks jusqu’au goulag. Une dictature du prolétariat que Rosa Luxembourg, de sa geôle, peu de temps avant sa mort, condamnait avec amertume et lucidité (voir n° 2840 Die Russische Revolution, eine kritische Würdigung - aus dem Nachlass von Rosa Luxemburg, herausgegeben und eingeleitet von Paul Levi, édit. Verlag Gesellschaft und Erziehung, Berlin-Fichtenau, 1922).
Quant à la naissance du fascisme - on le verra plus loin à propos de Mussolini - il est évident que la guerre y est pour quelque chose. Et c’est encore le nationalisme qui constitue un élément important de cette idéologie. Et ce n’est pas un hasard si c’est dans les deux nations les plus récentes (et donc les moins désabusées dans ce domaine) que le fascisme a réussi à s’installer durablement au sommet. 
Quant à la guerre elle-même - je me répète - elle était bien le résultat de collisions nationalistes. Rappelons ce qui s’est passé avant guerre. Les gesticulations du Kaiser, l’envoi de sa canonnière, le fameux Panther, au large d’Agadir, l’invasion du Maroc par les Français, l’annexion de Tripoli par les Italiens, la guerre des Balkans, l’expansion de la Serbie, la volonté de la Russie de la soutenir et de conserver son influence dans la région, le traité d’amitié franco-anglais, puis la triple alliance, etc. Jusqu’à ce funeste attentat et le non moins funeste ultimatum de l’Autriche à la Serbie. J’avais déjà mentionné ce texte humiliant quand j’ai parlé des malheurs des Serbes à propos de leurs écrivains Tsernianski et Tchossitch (voir tome 2 Notes de lecture 9). Manchester raconte que quand Churchill a lu le texte reçu par le Foreign Office le 24 juillet il déclare que c’est le document le plus insolent qui ait jamais été conçu. Et plus tard il reproche le déclenchement de la grande guerre à trois hommes: le terroriste bien sûr (mais qui ne pouvait vraiment pas prévoir la suite), le Kaiser qui aurait pu empêcher la réaction en chaîne et le Ministre des Affaires Etrangères autrichien qui avait rédigé ce texte et qui, lui, devait savoir ce qu’il faisait. Car cet ultimatum était en fait une déclaration de guerre: la Serbie devait censurer toute critique contre l’Autriche-Hongrie dans la presse, les associations et les écoles, renvoyer les fonctionnaires et enseignants qui avaient tenu des propos désobligeants envers les Autrichiens, arrêter les Serbes connus pour leur hostilité, et accepter la venue d’officiers autrichiens qui allaient enquêter sur l’assassinat et veiller à l’application des mesures précédentes. Et le délai de réponse, incompressible, était de 48 heures. Et voilà comment tout a commencé.
J’ai donc du mal à comprendre - je me répète - comment un historien comme Mazower peut écrire une histoire de l’Europe au XXème siècle sans parler de la guerre de 14. Et il me semble que l’idéologie nationaliste a joué un rôle tel que l’on ne peut réduire cette histoire ni à un simple combat entre capitalisme et communisme comme le fait Hobsbawm ni même à la confrontation entre démocratie libérale et fascisme et communisme comme le fait Mazower. Mais je ne suis qu’un simple dilettante. Pas un historien.

54) n° 3674 Jean Alazard: Communisme et «fascio» en Italie, édit. Bossard, Paris, 1922.
55) n° 2939 Pierre Milza: Mussolini, édit. Fayard, Paris, 1999.
56) n° 3378 Robert O. Paxton: Le fascisme en action, édit. Seuil, Paris, 2004.

Le fascisme est né en Italie. Le mot et la chose. Mais on ne peut pas dire que Mussolini soit un pur produit de la guerre de 14. Il avait déjà eu une carrière de dirigeant politique avant la guerre: militant socialiste, Directeur du journal du Parti socialiste, l’Avanti, et même membre du comité directeur du Parti. Il avait déjà été séduit par les théories de Georges Sorel dont les Réflexions sur la violence avaient paru en Italie en 1909 et qu’il commente dans son journal. Ce Georges Sorel qui n’a rien à voir avec cet Albert Sorel dont j’ai acquis par erreur la Révolution française et l’Europe, en 12 volumes, confondant les deux prénoms, Georges Sorel qui aura également influencé Maurras en France et qui était admiré par Auriant, l’ami de Francis Lacassin (voir dans Tome 5: Francis Lacassin). Or les idées de Sorel vont influencer le fascisme naissant. Milza les rappelle: «haine du capitalisme financier (mais non industriel), goût de l’action et de la violence, exaltation de la morale des producteurs, rejet de la démocratie parlementaire et mépris pour le socialisme timoré des réformistes». Il ne reste plus qu’à ajouter le nationalisme. Sorel aurait confié à un ami, toujours d’après Milza, qu’il considérait Mussolini comme un homme politique d’exception. «Ce n’est pas un socialiste à la sauce bourgeoise», dit-il en 1921. «Il n’a jamais cru au socialisme parlementaire; il a une extraordinaire capacité de comprendre le peuple italien, et il a inventé quelque chose qui n’est pas dans mes livres: l’union du nationalisme et du social».


Et c’est aussi avant le déclenchement de la guerre que Mussolini rompt ses relations avec le parti socialiste. A cause de la guerre justement. Parce qu’il se prononce ouvertement pour l’intervention de l’Italie dans la grande boucherie. Alors que le parti socialiste est pacifiste. Ne réussissant pas à faire passer ses idées il démissionne de la direction de l’Avanti en octobre 1914, est lui-même exclu du Parti et crée  un nouveau journal: Popolo d’Italia. Le 24 mai 1915 l’Italie déclare la guerre à l’Autriche. Quelques mois plus tôt Mussolini avait écrit dans son journal: «La guerre que nous ferons... devrait remplir d’orgueil et d’angoisse l’âme de tous les Italiens... Celle que nous voulons... n’est pas une guerre nationale seulement à cause des objectifs nationaux... mais c’est une guerre nationale parce que... elle sera faite par la nation... C’est la première guerre de l’Italie. De l’Italie nation, de l’Italie peuple...» Il y a du Garibaldi là-dedans.
Et c’est bien la guerre qui a donné naissance au fascisme. Trotter, dans une postface prémonitoire écrite en 1919, a mis en garde les gouvernements sur les conséquences psychologiques de la fin de la guerre. Le danger est passé. On n’est plus aussi soudé au grand troupeau, c. à d. la nation. On redevient membre de son groupe, sa classe sociale, mais on n’accepte plus ce que l’on avait accepté avant-guerre, l’injustice sociale. Et en Italie on n’occupe pas seulement les usines, ce sont aussi les paysans qui se révoltent. Car l’Italie est toujours le pays de la grande propriété, la latifundia. Les paysans sont des ouvriers agricoles. Jean Bourdeau, Membre de l’Institut, qui préface le petit fascicule de Jean Alazard, écrit: «La petite propriété, cet élément stable qui a permis à la France de résister aux tourmentes de 1848 et 1871, et à l’ébranlement général causé par la guerre, manque à l’Italie». Alors les différents gouvernements qui se succèdent après la guerre temporisent et composent. Ce qui crée un climat d’anarchie. Favorisant le déploiement d’autres groupes, disparates, ceux qui, au lieu de haïr la guerre, la célèbrent, comme le faisait Mussolini dans ses écrits de 1915, célèbrent la nation, car ils ont la nostalgie de l’union qui régnait dans les tranchées (la confiance en soi et la puissance morale que donne le groupe, aurait dit Trotter). Et leur haine pour les socialistes est d’autant plus forte qu’en Italie il y avait une lutte ouverte en 1914-15 entre interventionnistes et neutralistes et que les socialistes, comme d’ailleurs les catholiques, étaient neutralistes. De là à faire des neutralistes des traîtres - les fameux traîtres de l’arrière - il n’y avait qu’un pas. Un pas d’autant plus facile à sauter qu’on était traumatisé par la défaite de Caporello et qu’on se sentait traité par-dessus la jambe par les autres vainqueurs de la guerre, Français et Anglais.
Lorsque Mussolini crée le premier mouvement fasciste en mars 1919 (l’italien fascio correspond au nom français ligue) les premiers adhérents, nous dit Milza, étaient constitués de trois groupes: les anciens socialistes interventionnistes, anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, les anciens combattants démobilisés, médaillés, certains blessés ou mutilés, ardents nationalistes (on les appelait les arditi) et puis les «futuristes», antiparlementaires, antisocialistes, anticléricaux et cyniques et agressifs en politique extérieure. Quant à Mussolini il prononce un discours plutôt anticapitaliste. Comme on le voit c’est plutôt disparate et cela manque d’idées claires. Le mouvement ne prend son élan que progressivement, est très délocalisé, ce qui laisse beaucoup de liberté aux petits chefs locaux qui servent souvent de nervis aux industriels pour combattre les grévistes et les syndicalistes qui occupent leurs usines, et puis tout naturellement le mouvement se fortifie dans sa lutte contre les socialistes et les communistes.
C’est un peu par hasard que je suis tombé sur le petit fascicule de Jean Alazard. Je ne sais pas qui il est, certainement un bon connaisseur de l’Italie, mais je trouve intéressant de découvrir ce qu’en dit un témoin de l’époque plutôt que de toujours suivre le discours des historiens. Alazard relate l’histoire politique depuis la fin de la guerre jusqu’à la fin de l’année 1921. On voit les gouvernements se succéder, dirigés en général par un bourgeois libéral, et on voit la violence, les combats de rues, souvent meurtriers, et pourtant on espère encore que les choses vont s’arranger. «Il suffirait que les deux partis antagonistes (c. à d. fascistes et communistes) missent fin à leurs combats meurtriers pour que l’Italie reprît son essor d’avant la guerre», dit-il en conclusion. Il trouve d’ailleurs que sur le plan économique les choses vont déjà beaucoup mieux. On vit déjà mieux qu’en 18 et 19. «Il n’y a guère que ce point noir: le duel fasciste-communiste». Et Jean Bourdeau conclut son introduction avec ce voeu: «que le gouvernement ait l’énergie de mettre à la raison ses extrémistes de gauche et ses forcenés de droite... et de soustraire l’opinion publique à l’influence des fascistes, afin qu’elle cesse de rendre la France responsable des déceptions de notre soeur latine et d’en faire une soeur ennemie».
Voeu pieux. Les événements se précipitent. En août 1921, le Président de la Chambre arrive encore à faire signer un accord de paix civile entre les dirigeants des deux parties mais il n’est guère respecté. A la fin de l’année le mouvement fasciste devient parti, le Parti Nationaliste Fasciste. Et son programme n’avait plus grand-chose à voir avec celui de 1919. Il prenait un aspect clairement pro capitaliste: l’Etat ne devait pas intervenir dans l’économie, respecter la propriété privée et bannir les mesures fiscales démagogiques. Mais avec un aspect corporatiste: interdiction des grèves dans les services publics mais développement des corporations et des syndicats nationaux. Et un côté hautement nationaliste: la nation est la synthèse suprême de toutes les valeurs matérielles et spirituelles de la race, l’Italie a le droit de réaliser son unité géographique et historique et est un bastion de la civilisation latine en Méditerranée. Et puis il y a bien sûr l’aspect autoritaire: limitation des pouvoirs du Parlement et mise en place d’un exécutif fort. Plusieurs fois au cours de l’année 1922 les libéraux, les populistes catholiques et les socialistes unitaires (donc réformateurs) auraient pu barrer la route aux fascistes. Ils dominaient largement à la Chambre. Mais il y avait trop d’intérêts divergents. Les libéraux avaient peur d’une alliance entre catholiques et socialistes. Les catholiques, divisés, avaient peur de s’allier aux socialistes, surtout lorsque ceux-ci ont décrété une grève générale en juillet, et les socialistes eux-mêmes n’avaient guère envie d’aller au gouvernement avec des gens de droite ou même du centre. Pendant ce temps les fascistes se déchaînent de plus en plus jusqu’à la fameuse marche sur Rome en octobre. Et finalement le Roi convoque Mussolini et lui confie le poste de  Premier Ministre à la fin du mois d’octobre 1922.
Comme Hitler plus tard Mussolini aura donc pris le pouvoir le plus légalement du monde. Et comme pour Hitler les partis démocratiques portent une lourde responsabilité dans cette histoire. On notera que la prise de pouvoir par Mussolini a été beaucoup plus rapide que celle de Hitler. Elle aura été aussi beaucoup plus sanglante. Milza donne la liste de toutes les maisons du peuple, les imprimeries, les bourses de travail, les coopératives, les ligues agraires et les sections socialistes détruites et parle de plusieurs centaines de victimes. Une fois arrivé au pouvoir par contre le régime est bien moins sanglant que celui de Hitler. Et même si le terme totalitaire a été inventé par un opposant italien Mussolini n’a pas besoin d’instaurer un régime aussi totalitaire que Hitler ou Staline. Car il peut compter, au moins pendant un certain temps, sur la collaboration de la société italienne, dit Paxton, «une société dans laquelle la famille, l’Eglise, la monarchie et le notable de village détenaient des pouvoirs à peu près inamovibles». Finalement ce qui a perdu Mussolini c’est sa mégalomanie, ses expéditions coloniales aventureuses (et vraiment racistes), et puis la perte complète de sa vista dans sa politique extérieure et sa fascination pour Hitler. Mais je ne vais pas tracer toute l’histoire du fascisme italien (ni d’ailleurs celle du nazisme déjà largement évoquée dans ma note précédente). Ce qui m’intéresse c’est plutôt de comprendre comment on y est arrivé, au fascisme, et quelle était vraiment sa nature. Pierre Milza est un historien remarquable. Il a d’ailleurs publié bien d’autres études qui concernent l’Italie et ses relations avec la France ainsi que des ouvrages consacrés au fascisme en général (Fascisme français: passé et présent chez Flammarion en 1987 et Les Fascismes aux Editions Seuil en 1991). L’intérêt de son Mussolini est de montrer - ce que l’on avait un peu tendance à négliger sous l’influence des théories marxistes et déterministes - l’importance des hommes dans la genèse des événements historiques. Et on s’aperçoit que l’on pourrait appliquer à Mussolini le même qualificatif que celui que Kershaw attribue à Hitler: le charisme. D’ailleurs Paxton considère que c’est la meilleure biographie de Mussolini parue en français: «ouvrage bien informé, équilibré et profond», dit-il.
J’ai trouvé le livre de Paxton particulièrement intéressant. C’est un livre que j’ai d’ailleurs déjà cité à plusieurs reprises dans ma note précédente. Je trouve que le titre français est très mal choisi; le titre original est: the Anatomy of Fascism. Paxton domine son sujet. Et on a besoin que quelqu’un en fasse la synthèse: Dans la grande étude bibliographique qu’il a placée à la fin de son livre il cite un expert italien qui a recensé plus de 12000 livres et articles consacrés au seul fascisme italien. Et la littérature hitlérienne est encore plus abondante. Alors Paxton, après avoir montré comment les deux fascismes se sont développés et comment ils ont fonctionné (d’où le titre français: Le Fascisme en action), essaye de répondre à la question essentielle: Finalement, qu’est-ce que le fascisme?
Mais avant cela Paxton dit ce que le fascisme n’est  pas. Ni tyrannie, ni dictature militaire, ni régime autoritaire à la Franco ou Salazar ou Pétain. Ces régimes-là sont d’abord essentiellement conservateurs, ne cherchent pas à mobiliser la population qu’ils préfèrent «passive et démobilisée» et laissent les corps intermédiaires, notables, capitalistes, armée, famille, Eglise en assurer le contrôle. Ce qui ne veut pas dire que le fascisme n’a existé qu’en Allemagne et en Italie. Des mouvements fascistes ou fascisants ont existé pratiquement dans tous les pays européens. Et aussi en France. L’historien américain Robert Soucy a jeté un pavé dans la mare avec son French Fascism - Second wave, 1933-39 publié en 1995. Le titre de la traduction française apparaît avec un point d’interrogation après fascisme: voir n° 3439 Robert Soucy: Fascismes français? 1933-1939. Mouvements antidémocratiques, édit. Autrement, Paris, 2004. C’est qu’en France traditionnellement on reconnaissait qu’il y avait des groupuscules fascistes dans les années 30 (Georges Valois, l’ami de Sorel, Jacques Doriot, etc.) mais que le mouvement de loin le plus important, celui du Colonel de La Rocque, les Croix-de-Feu, ne l’était pas. Antoine Prost, professeur émérite d’histoire à la Sorbonne, dit encore, dans sa préface à l’ouvrage de Soucy, son désaccord avec la thèse américaine. Les Croix-de-Feu (mouvement devenu Parti Social Français après l’interdiction des milices armées par le Font Populaire) étaient antiparlementaires et antilibéraux, admettaient le recours à la force dans certaines circonstances (voir les événements du 6 février 1934) mais, dit Prost, ils n’étaient pas fascistes. Pour lui il s’agissait simplement d’un mouvement d’extrême-droite du type conservateur autoritaire. L’autre grand historien français, Michel Wincock, spécialiste du fascisme et de l’antisémitisme défend lui aussi le Colonel (voir n° 3391 Michel Wincock: La France et les Juifs de 1789 à nos jours, édit. Seuil, Paris, 2004). François de La Rocque formé auprès de Liautey, « a explicité à plusieurs reprises son refus de l’antisémitisme», dit-il. «Le problème ethnique ne se pose pas» aurait-il affirmé. «Le racisme n’appartient qu’aux nations restées primitives». Et, aurait-il également déclaré: «si l’antisémitisme devait déferler sur le pays on me trouverait pour lui barrer le chemin». Paroles tout cela, dit Soucy qui enfonce encore le clou dans la conclusion spécialement rédigée pour la version française de son livre. Cela ne l’a pas empêché de demander à la population française d’obéir à Pétain après la défaite de 1940, dit-il. Et Soucy se refuse à faire la différence entre les Croix-de-Feu et le faisceau de Georges Valois et le Parti Populaire Français de Jacques Doriot. Paxton, lui, ne prend pas partie dans cette querelle. Les fascistes n’ont - heureusement - pas pris le pouvoir en France. Or c’est quand un mouvement est au pouvoir qu’on peut juger de son caractère fasciste ou autoritaire. Et c’est pourquoi, ce n’est qu’après avoir analysé en détail l’action du fascisme italien et du nazisme au pouvoir (le fascisme en action) que Paxton répond à la question: qu’est-il vraiment? Et quelle est son idéologie?     
L’idéologie fasciste, dit-il, est partiellement implicite. Beaucoup de ces idées ne paraissent guère dans les déclarations publiques. Elles sous-tendent l’action. Elles relèvent plus du domaine de l’affect et des sentiments. Paxton préfère les appeler «passions mobilisatrices». Pour mieux les analyser je vais les numéroter:
1) Primauté du groupe: l’individu lui est subordonné, ses devoirs envers le groupe sont supérieurs à ses droits.
2) Danger - Crise. Sentiment d’une crise tellement forte que les solutions traditionnelles ne peuvent en venir à bout. Le groupe est une victime, il doit donc se défendre contre ses ennemis extérieurs et intérieurs par n’importe quel moyen et sans aucune limitation morale.
3) Déclin. Le groupe risque le déclin sous l’influence de 3 facteurs essentiellement: individualisme, conflits de classe, influences étrangères.
4) Renforcement du groupe: par intégration forcée, par purification (c. à d. épuration et exclusion).
5) Culte du chef: besoin d’autorité exercée par des chefs naturels (masculins bien entendu), besoin d’un super-chef, incarnation de la destinée historique du groupe. Supériorité de l’instinct du chef sur la raison.
6) Violence et volonté: «Beauté de la violence et efficacité de la volonté quand elles sont consacrées à la réussite du groupe».
7) Peuple élu: droit de dominer les autres, sans contrainte (ni morale, ni religieuse, ni humaniste). C’est un combat darwinien, donc conforme à la nature. Seul critère: la réussite.
Dans les caractères 1, 2, 4 et 5 on retrouve - cela me semble évident - les caractères de l’homme, animal grégaire, tels qu’ils sont décrits par Trotter. Tels que le groupe a pu les ressentir à l’approche de la guerre, donc à l’approche d’un danger. En prétendant qu’un tel danger réel ou imaginaire continue à exister après la guerre on perpétue ce sentiment de sécurité, de confiance, d’impression de puissance que l’appartenance au groupe avait donné à ses membres. L’exclusion (4) est une conséquence directe de la peur devant le danger: il faut se défendre de ses ennemis potentiels. Et le besoin d’un chef (5) s’explique évidemment par le besoin que ressent le troupeau d’être guidé.
J’ai mis l’idée du déclin (3) à part. Alors que j’aurais pu le regrouper avec (2). Car un déclin n’est rien d’autre qu’une crise. Une crise tellement grave que l’on obtient le droit d’user de n’importe quel moyen pour y remédier. Alors d’où vient cette idée? De la défaite pour les Allemands? De la déroute de Caporetto pour les Italiens? Les hommes ont souvent l’impression qu’ils vivent une époque de déclin. Mais ce sont en général les hommes d’un certain âge qui ont un tel sentiment. Ainsi moi j’ai l’impression que nous vivons un véritable déclin de notre civilisation (culturel, artistique, intellectuel, moral). Mais j’ai 72 ans et ma femme me dit que c’est parce que je suis vieux. Or au temps du fascisme c’étaient les jeunes, les forces vives de la nation qui pensaient ainsi. Peut-être était-ce l’air du temps. La philosophie de l’époque. L’influence d’Oswald Spengler (voir n° 2628-29 Oswald Spengler: Der Untergang des Abendlandes - Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, édit. C. H. Beck, Munich, 1927. La première édition date de 1917)? Ou - pour les Allemands - l’éternel mythe du Saint Empire, l’âge d’or perdu à jamais?
Et puis il y a le facteur violence (6). Une fois de plus j’y vois l’influence de la guerre. C’est un peu ce que disait Hobsbawm quand il parlait d’expérience partagée du courage et de la mort et de ce sentiment de supériorité qu’elle pouvait communiquer aux survivants. Et c’est ce que  prévoyait Karl Kraus avant qu’elle ne se déclenche la grande guerre: la guerre ne résout rien, elle n’apprend rien aux peuples; elle les rend encore plus fous et plus violents!
Quant à l’idée du peuple élu qui a le droit d’écraser les plus faibles (7), je suppose que Paxton pense surtout à l’Allemagne. Cela fait penser à nouveau à Trotter qui trouvait que la nation allemande était du type horde de loups. Je ne sais pas d’où viennent ces idées. Du droit au Lebensraum, l’espace vital, par exemple. De la Prusse, du combat ancestral contre les Slaves (soit dit entre parenthèses: j’ai découvert que Sienkiewicz, l’auteur du Quo Vadis, est aussi celui qui a mis en scène dans un livre superbe, mythique, la lutte du peuple polonais contre les Chevaliers teutoniques, voir n° 3607 Henryk Sienkiewicz: Les Chevaliers teutoniques, édit. Parangon/L’Aventurine, Paris, 2002)? D’où vient cette fameuse phrase: «An deutschem Wesen soll die Welt genesen» (qu’on pourrait traduire par: ce sont les valeurs allemandes qui guériront les maux du monde)? Et les premiers mots de l’hymne national allemand: «Deutschland, Deutschland über alles, über alles in der Welt...» composé en 1841 par le poète Hoffmann von Fallersleben sur l’île de Helgoland, adopté comme hymne national par l’Empereur Guillaume II, par Hitler et les nazis et repris par l’Allemagne fédérale d’Adenauer (même si on évite de chanter la 1ère strophe!)?

57) n° 3657 George L. Mosse: Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, édit. Calmann-Lévy, Paris, 2006.

L’historien américain George Mosse, professeur d’histoire à l’université de Wisconsin, explique ce véritable mysticisme nationaliste - et qui pour lui a préparé le chemin au nazisme - par le développement de l’idéologie völkisch (de Volk, le Peuple). Je l’ai d’abord lu avec un certain scepticisme, me demandant s’il ne donnait pas trop d’importance à des penseurs obscurs et fumeux (Julius Langbehn, Paul de Lagarde). On peut tout faire dire, me disais-je, à des documents écrits du passé, mais quelle a été leur portée, leur influence réelle? Cette pensée n’était-elle pas marginale, peu répandue? Et puis comme la très grande majorité de tous ces historiens américains du nazisme et de la Shoah sont nés juifs allemands, on se demande quelquefois si leur vue de l’Histoire n’est pas un peu faussée par leur expérience personnelle (G. Mosse est né en 1918 et a été contraint à l’exil en 1933). Mais on a probablement tort, car on peut aussi considérer que c’est justement ce qu’ils ont vécu qui leur a donné une perception plus fine des choses. Et d’abord de toute la nocivité de cette pensée völkisch: le mysticisme des racines, de la terre, du sang allemands, l’importance prise par la race et l’antisémitisme qui y est lié.
Et puis ce qui m’a convaincu c’est la découverte d’un autre historien américain, d’origine allemande lui aussi, issu d’une grande famille de médecins de Breslau (aujourd’hui Mrozlaw), juifs convertis, et que j’ai aperçu tout à fait par hasard à la télévision allemande (3 SAT) où il était interviewé par un journaliste suisse. J’avais d’abord été impressionné par ce qu’il a dit à propos du peuple allemand et du succès si étonnant du nazisme dans un pays civilisé. Il y avait d’abord la pression, dit-il, la pression d’un régime très rapidement autoritaire et violent. Ensuite il faut bien dire que l’on n’était pas particulièrement attaché en Allemagne aux droits fondamentaux. On était même carrément anti-occidental, dit-il. Et puis il y avait aussi l’espoir d’un avenir meilleur. Alors j’ai acheté son autobiographie (en allemand; il parlait tellement bien son ancienne langue maternelle que j’ai cru sur le moment qu’il l’avait écrit dans cette langue): voir n° 3739 Fritz Stern: Fünf Deutschland und ein Leben - Erinnerungen, édit. C. H. Beck, Munich, 2007 (les 5 Allemagne sont l’Empire de Guillaume, la République de Weimar, le régime hitlérien et les deux Allemagne d’après-guerre).


Et j’ai découvert un homme éminemment sympathique et chaleureux. Né en 1926, forcé à l’exil avec sa famille - un peu à la dernière minute - en 1938, grand ami de ces personnalités qui font honneur (éthique et culture) à la nouvelle Allemagne, Helmut Schmidt et la Comtesse Marion Dönhoff, les éditeurs de la Zeit, de  l’ancien Président de la République fédérale aussi, Richard von Weizsäcker, Fritz Stern est quelqu’un qui demande constamment aux Allemands de ne jamais oublier ce qui s’est passé car c’est une tâche qui restera à jamais attachée à leur histoire, mais c’est aussi quelqu’un qui a fait la paix avec son ancien pays, qui regarde vers l’avenir et qui est heureux d’avoir retrouvé l’Europe à laquelle il est toujours resté attaché. C’est un démocrate, un humaniste, qui tout en témoignant une grande reconnaissance au pays qui l’a accueilli, les Etats-Unis, se permet de critiquer ce qu’il appelle les dérives antidémocratiques cycliques de l’Amérique: chasse aux sorcières de McCarthy, Guerre du Vietnam, intervention en Irak. En Allemagne il s’oppose tout naturellement à ceux qui préconisent l’oubli: voir la controverse des Historiens déjà mentionnée à propos de Reich-Ranicki (voir dans Tome 5: Reich-Ranicki), voir aussi la crise déclenchée par l’écrivain Martin Walser combattu entre autres par l’archéologue et spécialiste de la mémoire culturelle Jan Assmann (voir dans Tome 1: Naissance du Monothéisme). Mais Fritz Stern condamne aussi violemment les thèses extrémistes de certains historiens américains comme celle défendue par Daniel Goldhagen en 1996 (voir: David Goldhagen: Les exécutants consentants de Hitler: des Allemands tout à fait ordinaires et l’Holocauste), véritable acte d’accusation contre tout un peuple dont l’antisémitisme d’élimination pratiqué depuis plus d’un siècle aurait été la seule cause du génocide juif.
Mais revenons à la pensée völkisch. Il y a une phrase de Fritz Stern qui frappe: «Dans l’Allemagne républicaine un millier d’enseignants qui dans leur jeunesse avait voué un culte à Lagarde et Langbehn furent aussi importants dans le triangle du nazisme que les milliers de marks putatifs que Hitler aurait recueillis auprès des magnats allemands». Il faut dire que Stern avait consacré une étude à ces deux personnages, Paul de Lagarde (1827 - 1891) et Julius Langbehn (1851 - 1907) ainsi qu’à un troisième, tout aussi douteux, Arthur Moeller van den Bruck (1876 - 1924), inventeur du terme 3ème Empire (Das dritte Reich, paru en 1923). Son étude publiée en 1961 était intitulée: The Politics of Cultural Despair, a Study in the Rise of German Ideology. Ces trois hommes, dit-il, détestaient l’Allemagne de leur époque. Ce qu’ils décrivaient était une  forme particulière de pessimisme culturel. Leur ennemi était le libéralisme démocratique. «J’éprouvais à l’égard de ces trois personnages, une véritable et profonde répulsion».
J’ai du mal à suivre le fil du récit de Mosse, expliquer cette fameuse pensée «völkisch», tellement elle paraît utopique et chimérique, détachée de toute réalité sociale, humaine, économique. Tout commence, dit à peu près George Mosse, avec le mouvement romantique du XIXème siècle. La nature est remplie d’une force vitale qui correspond aux émotions de l’homme. L’âme humaine peut être en rapport avec la nature. Et la correspondance qu’une personne trouve avec la nature, elle la partage avec les autres membres du Volk. Le paysage devient ainsi un élément déterminant du Volk. Les hommes trouvent leurs racines dans leur environnement. Jusque là rien de grave. Nous utilisons encore aujourd’hui le mot racines quand nous voulons évoquer l’attachement à notre pays natal. Quand les pieds noirs évoquent l’Algérie qu’ils ont connue ou les Allemands de Silésie leur terre devenue polonaise, ils parlent de racines perdues. Et quand je retourne en Alsace, grimpe dans les Vosges, et entend parler le dialecte je suis heureux de retrouver mes «racines». Et puis que l’Allemagne du XIXème siècle dont l’unité n’était pas faite ait été plus attachée aux terroirs que la France depuis si longtemps centralisée, il n’y avait encore rien de surprenant. Quand j’ai parlé de l’histoire de l’autonomisme alsacien (voir tome 3, Notes 12 (suite): L’autonomisme alsacien entre les deux guerres) j’avais déjà montré que Français et Allemands n’avaient pas la même définition de la nation. Rothenberger, l’auteur de la grande étude sur l’autonomisme l’avait déjà relevé: Pour les Français, la Nation est d’abord une volonté politique commune (définition de Renan) alors que l’Allemagne voit la Nation comme une communauté basée sur l’identité culturelle d’un peuple, sa façon d’être. Et les auteurs autonomistes de l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932 enfonçaient le clou: la France représente une notion intellectuelle, disaient-ils. Devient Français celui qui intègre cette idéologie intellectuelle quels que soient son origine et son passé. Alors que les Alsaciens, après tout ce qu’ils avaient vécu, éprouvaient un sentiment national axé d’abord sur la proximité, la région, le concret, leur vie, sentiment qu’ils voulaient bien abriter sous la grande pensée nationale française, mais pas lui sacrifier.
Mais là où l’idéologie völkisch qui s’est développée progressivement a complètement déraillé c’est lorsqu’elle s’est d’abord opposée complètement au monde moderne matérialiste, urbain, technique, productif, pour prôner un retour à la campagne, idéaliser le paysan, réinventer une organisation corporatiste moyenâgeuse, politique, sociale et économique. Lorsqu’elle a repoussé les juifs sous le prétexte qu’ils ne pouvaient participer à cette communion du Volk avec son environnement parce qu’ils n’avaient pas de racines, en tout cas pas celles-là, car ils étaient des gens venus d’ailleurs et d’une autre  race, pire encore, qu’ils n’avaient pas d’âme, pas d’éthique, pas de spiritualité. Et lorsque toute cette soi-disant pensée völkisch devient un véritable mysticisme nationaliste.
Lagarde, dit George Mosse, a été le véritable créateur de la pensée völkisch, et Langbehn son prophète. Les deux étaient des universitaires aigris. Lagarde qui publie ses Deutsche Schriften en 1878 où il développe ses idées sur la force vitale, la foi germanique, la vie simple, s’opposait aux juifs dans des termes religieux et non raciaux, alors que Langbehn qui développe une véritable mystique, mystique d’une religion germanique, donne déjà beaucoup plus d’importance aux questions de race. Moi je n’avais jamais entendu parler de ces deux personnages. Mais comme il semblerait qu’ils aient énormément influencé les  éducateurs il faut bien accepter la conclusion de Mosse: c’est l’éducation qui a institutionnalisé l’idéologie völkisch. Or le monde des étudiants était déjà à droite et nationaliste. Les jeunes bourgeois se voulaient en rupture avec leurs parents, souffraient de leur manque d’idéalisme, mais se tournaient vers de bien étranges bergers. C’était l’époque des Wandervögel (les adeptes du Wanderen, de la randonnée, du retour à la nature), du scoutisme allemand (Neue Pfadfinder) et des associations étudiantes qui, très rapidement, vont exclure les juifs.
Car, en même temps que l’idéologie völkisch se développe, croît l’antisémitisme. Un antisémitisme d’autant plus dangereux qu’il est basé sur la race, sur la soi-disant spiritualité inhérente à la race.
Mosse évoque tous ces personnages qui ont joué un rôle dans cette évolution. Et les mythes qui l’ont accompagnée. Et que Hitler s’est appropriés. L’éditeur Diederichs qui développe un espèce de néo-romantisme publie Maître Eckhart, un mystique du Moyen Âge (j’en ai entendu parler dans ma jeunesse, à moins que je ne confonde avec Dietrich Eckart, un théoricien de la pensée völkisch proche de Hitler). Il publie les Sagas (or les Sagas, l’Edda et la mythologie germanique étaient également accaparées par les nazis, voir mon chapitre B comme Boyer (Régis) dans le tome 1 de mon Voyage. Et l’éditeur Diederichs existe encore aujourd’hui et édite toujours les Sagas!). Autre mythe: les anciens Germains avec la victoire d’Arménius sur les Romains (cela se trouvait dans nos livres de lecture), les runes, le culte du soleil, le solstice, le retour à la nudité (là, Hitler, trop prude ou trop complexé, met le holà, mais on peut encore voir des films documentaires sur les camps de nudistes à Berlin et sur la côte de la Baltique).
Mosse parle également des écrivains. Il montre l’importance prise par la littérature régionale qui idéalise le paysan et l’oppose au citadin sans âme. C’est probablement vrai. Encore que c’est là un vieux mythe allemand. Les exemples pullulent: Ludwig Ganghofer, le Bavarois cher à mon oncle et dont j’ai déjà parlé, Peter Rosegger, l’Autrichien que l’on retrouvait dans nos livres de lecture pendant la guerre, le Suisse Conrad Ferdinand Meyer avec son héros Jürg Jenatsch (voir n° 0092 Conrad Ferdinand Meyer: Werke, Tome 1, édit. Wegweiser-Verlag, Berlin), etc. Mais tout ceci ne tirait pas à conséquence. Et il ne faut pas oublier que le nazisme s’est approprié tous ces thèmes lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il en avait besoin. Le grand écrivain animalier Hermann Löns dont j’ai déjà parlé, en est un exemple typique. Mosse s’acharne sur son roman Wehrwolf que je ne connaissais pas mais que j’ai trouvé sur le net. Il prétend que c’est un panégyrique de la violence, une violence dressée contre les étrangers au clan. En fait il s’agit simplement d’une histoire de la Guerre de Trente ans, un village qui se défend en se réfugiant dans la forêt et qui traite tous les maraudeurs, les déserteurs et même les soldats réguliers des deux camps de la même manière qu’eux-mêmes traitent les paysans (et on sait ce qu’a représenté cette guerre pour l’Allemagne. Et pour ses paysans). Or voilà que Löns qui avait aussi écrit des poèmes patriotiques, est tué à la guerre de 14/18, enterré on ne sait trop où, et que Hitler fait chercher le corps 20 ans plus tard, le vrai ou un faux, on ne sait pas, le réenterre en grande cérémonie et lui fait dresser un monument! Et voilà Löns nazifié à titre posthume.
Ce qui me paraît beaucoup plus important par contre c’est l’antisémitisme systématique propagé par une grande partie de la littérature populaire. Mosse cite Soll und Haben de Gustav Freytag (face à face entre le juif Veitel Itzig, déraciné, avare, laid et dépourvu d’humanité et de scrupules et l’apprenti allemand honnête et responsable) et le Hungerpastor de Wihelm Raabe (voir n° 108 Wilhelm Raabe: Der Hungerpastor, édit. Deutsche Buchgemeinschaft, Berlin-Darmstadt, 1952) où une fois de plus sont mis en scène deux amis, un chrétien qui se fait pasteur d’une paroisse pauvre et un juif, dévoré de la soif de pouvoir, malhonnête et sans pitié. Or ces deux écrivains trônaient sur les étagères de toutes les bibliothèques allemandes. Les bibliothèques de la bourgeoisie. Je suis étonné de voir que personne n’ait jamais eu l’idée de faire une étude de l’image du juif telle qu’elle ressort de la littérature - non seulement allemande, mais aussi européenne - du XIXème siècle (et début du XXème). Sans aller chercher les antisémites les plus abjects ou les plus connus comme Céline. Non simplement la littérature ordinaire, populaire et bourgeoise. Comme Gerhard Gohl avait étudié l’image du Coréen véhiculée par les journaux japonais, une image qui avait permis de justifier en quelque sorte l’invasion et la soumission de la Corée par le Japon (voir au tome 2 de mon Voyage: Notes de lecture 10 (suite): Aïnous et autres minorités).  
La pensée völkisch, dit George Mosse, de marginale qu’elle était à l’origine, a pollué la jeunesse, et après la guerre, influencé toutes les forces qui ont miné la république de Weimar: anciens combattants (Stahlhelm), partis nationalistes (la Deutsche Nationalpartei) et associations diverses. Le mouvement se méfiait un peu des nazis: il était plutôt élitiste, les trouvait vulgaires et désapprouvait leur volonté de créer un parti de masse. Et pourtant c’est bien le mouvement völkisch qui a fourni à Hitler, dit Mosse, une conception du monde qui lui a permis de conquérir les masses.
Et pour finir je voudrais revenir à Fritz Stern dont la pensée me paraît bien plus pertinente et plus profonde que celle de Mosse. J’ai déjà dit que lorsque je l’ai vu pour la première fois à la télé il m’avait étonné en donnant comme une des trois raisons principales qui avaient fait que les Allemands ne se sont pas plus opposés au nazisme et que beaucoup avaient sympathisé avec lui était l’espoir (les deux autres raisons étant la pression et le peu d’attirance pour les droits fondamentaux). Et lors d’un exposé fait à l’Université de Tübingen en 1980 Stern est probablement le premier à employer un autre mot: tentation. Le national-socialisme était une tentation. C’était même le titre de son exposé. Tentation dans le sens religieux, précise-t-il: attirance par le mal. Le petit Robert définit la tentation comme une impulsion qui pousse au mal en éveillant le désir. Et mon vieux dictionnaire analogique donne un équivalent à tentation: séduction.
Le national-socialisme avait une très grande force d’attraction psychologique, dit-il. «Un élément important était sa forme extérieure pseudo-religieuse qui promettait une renaissance nationale, une communauté populaire sous la direction d’un sauveur autoproclamé et qui sauverait le pays en éliminant les empoisonneurs, - les marxistes, les juifs - et leur influence empoisonnée sur la vie allemande». «Et le peuple humilié et apeuré était apparemment prêt à croire que le sauvetage espéré exigeait forcément l’utilisation de moyens terribles et violents». Car il était évident, dit-il encore, que le national-socialisme mélangeait un «idéalisme» dont les adeptes fulminaient contre le matérialisme et l’égoïsme, avec un nihilisme abject qui noyait de haine juifs et marxistes et réservait tout son mépris aux libéraux de Weimar.
Certains intellectuels l’ont compris. Ainsi Stern cite Thomas Mann qui, dans son Journal, dit que Hitler est une idole, que le nazisme est devenu pour des millions d’Allemands une religion et qu’une population terriblement surexcitée se trouve dans un état d’orgasme nationaliste. 
Et Stern montre que tout était religieux: la glorification de l’esprit de sacrifice, les drapeaux et les uniformes, les hymnes et les martyrs (le Horst Wessel-Lied dont on nous a cassé les oreilles) et bien sûr le Sauveur sorti de l’ombre et oint par la Providence. Les rituels étaient ceux de l’Eglise et de l’Armée. Et la politique devenait quelque chose de dramatique sans aucune commune mesure avec la politique ennuyeuse et discordante de la démocratie de Weimar.
Fritz Stern en utilisant des mots comme espoir et tentation ne cherche pas à excuser ce qui est inexcusable. Il contribue à expliquer ce qui semble inexplicable. Une explication qui n’enlève rien à la responsabilité des Allemands. Ils n’ont pas été simplement des sujets passifs soumis à un système totalitaire. Ils ont adhéré au système, dans leur grande majorité. Ils ont cédé à la tentation, à la séduction, pas simplement d’un joueur de flûte, mais à celle d’une idéologie. 
Richard von Weizsäcker qui a été élu Président de la République fédérale en 1984 a écrit à Stern, après avoir lu le texte de son discours: «Votre exposé... ne fait pas seulement mieux comprendre ce qui s’est passé mais met également en garde devant des dangers qui existent toujours». On n’a pas le droit, dit-il de manifester de l’insouciance lorsqu’on assiste à la montée de sentiments profonds de frustration accompagnée d’une recherche plus ou moins irrationnelle d’alternatives à un présent politique superficiel et insuffisant. 
Le mot qui est important ici c’est le mot irrationnel. Ce qui s’est passé en Allemagne entre 1933 et 1945 ne reviendra plus jamais en Europe. Par contre ce que l’on vit aujourd’hui dans les pays musulmans est bien du même ordre. Là aussi un peuple humilié et apeuré cherche des solutions irrationnelles. A faire revivre un âge mythique, s’opposer au monde actuel, à la réalité, éliminer les empoisonneurs, les occidentaux, les «chrétiens», à se fondre dans une religion, à glorifier le sacrifice et le martyre.
Personnellement je n’aurais pas utilisé les mots idéalisme et nihilisme. Je crois que toute idéologie a un côté blanc et un côté noir. Le côté blanc, dans le cas du nazisme comme dans celui de la pensée völkisch, était d’ailleurs un pseudo-blanc. Ce n’est pas parce que l’on parle de sacrifice et que l’on utilise un langage religieux que le blanc est blanc. Tout était fumeux dans ces idéologies. Quant au noir il est inhérent à toute idéologie à partir du moment où on veut l’imposer par la force et la violence et que l’on instaure l’exclusion.

Mais pour que les Allemands soient tentés, encore fallait-il qu’ils soient désespérés, qu’ils touchent le fond. Aux raisons que nous connaissons bien, la défaite après une guerre sanglante, le traité humiliant et néfaste de Versailles, l’ancienne hystérie dont nous a parlé Bibo, sont venus s’ajouter d’autres maux, économiques ceux-là. Hobsbawm, l’historien marxiste, nous les rappelle.
Il y eut d’abord l’incroyable inflation de 1923. Une hyper-inflation, du jamais vu dans l’histoire de l’économie. J’avais une collection de timbres dans mon enfance et je me rappelle avoir eu en ma possession cet incroyable timbre allemand de 20 milliards! En consultant un vieux catalogue d’Yvert et Tellier je m’aperçois qu’il existait même un timbre de 50 milliards. Hobsbawm dit qu’à la fin de la crise la monnaie allemande n’avait plus que le millionième du millionième de sa valeur d’antan. C’est à dire plus rien. Et Mark Mazower dit qu’en décembre 1923 les prix étaient 126 milliards de fois plus élevés qu’avant la guerre. Difficile à imaginer la vie de tous les jours dans une situation pareille. Mon groupe de Luxembourg avait des filiales au Brésil et en Argentine et je me souviens d’une époque où l’inflation, en Argentine, avait atteint 1000%. Et je me rappelle tous les problèmes que cela créait pour la gestion de la filiale. Mais cela n’avait absolument rien à voir avec la situation qu’a connue l’Allemagne en 1923. Les gens, dit-on, avaient besoin d’une brouette pour aller acheter une miche de pain. Mais surtout les Allemands étaient dans leur grande majorité totalement ruinés. La petite bourgeoisie et la moyenne bourgeoisie avaient tout perdu. Il n’y avait plus d’épargne privée. Les entreprises ne pouvaient qu’emprunter à l’étranger. Et là-dessus la France et la Belgique occupent la Ruhr parce que l’Allemagne n’était plus capable de faire face à ses obligations de paiement des dommages de guerre. On imagine dans quel était de haine et de frustration devait se trouver la population allemande.
Le montant des dommages de guerre que l’Allemagne devait payer aux alliés tel qu’il a été fixé définitivement en 1921 était 132 milliards de Marks-or ou 33 milliards de Dollars. C’était la France qui avait imposé cette punition avec l’espoir que cela maintiendrait l’Allemagne dans un état de faiblesse permanent. Belle chimère. Je rappelle le propos ironique de l’autonomiste alsacien, l’abbé Haegy, dans un éditorial de la revue Heimat: «Ou les Allemands sont capables de payer, et alors ils sont forts et dangereux et refuseront de payer et il faudra faire la guerre pour les y obliger. Ou ils ne sont pas capables de payer et ils ne payeront pas non plus!»)
Et puis il y a le fameux krach boursier américain du 29 octobre 1929. C’est d’Amérique qu’un véritable séisme va se propager dans le monde entier. Encore un choc absolument inimaginable, alors que c’est l’Amérique qui a le plus profité de la guerre. En 1913 elle réalisait le tiers de la production industrielle mondiale, en 1929 42%. Ils étaient le premier exportateur mondial et le deuxième importateur après la Grande Bretagne. Ils étaient le premier créancier puisque les alliés avaient dû s’endetter lourdement auprès des Etats-Unis pendant la guerre. Ainsi la dette anglaise représentait la moitié du revenu national annuel de la Grande-Bretagne et la dette française les deux tiers du revenu de la France.
Et pourtant tout s’écroule. Entre 1929 et 32 les importations américaines  diminuent de 70% et les exportations de 50%. La production automobile diminue de moitié. Westinghouse, dit Hobsbawm, perd les 2/3 de son chiffre d’affaires. L’ensemble de la production industrielle américaine diminue d’un tiers. Et le chômage, en 1932/33, atteint 27%.
Et la crise touche le monde entier: Canada et Mexique, Amérique du Sud, Grande-Bretagne et pays sous influence, Inde, Australie, Nouvelle Zélande, même le Japon et l’Indonésie. Et bien sûr les autres pays européens (il n’y a que la France qui est touchée plus tard que tous les autres: en 1934).
Et le pays le plus sévèrement touché est une fois de plus l’Allemagne, l’autre grand pays industriel. Diminution de la production industrielle d’un tiers (Mazower cite même le chiffre de 46%). Chômage: 44%! Mark Mazower parle de 6 millions de chômeurs. C’est l’époque des soupes populaires et des marches de la faim des chômeurs. On estime, dit encore Hobsbawm, que 85% des adhérents du parti communiste allemand (seule force politique montante à côté des nazis) étaient chômeurs.
N’étant pas économiste je ne vais pas essayer d’entrer dans de grandes explications de la crise. D’abord tous les historiens ne sont pas d’accord sur les mécanismes qui l’ont causée (spéculation et surproduction, dit Hobsbawm). Et puis ce qui m’importe ici c’est de montrer l’influence que cette crise a eue sur l’évolution politique allemande. Ce qui est certain en tout cas c’est que les plus désorientés étaient les hommes d’affaires, les économistes et les politiciens. Tous les pays ont abandonné l’étalon-or et le libre-échange. Le capitalisme semblait avoir failli. Et il avait réellement failli. C’est ce qui explique probablement pourquoi tellement d’intellectuels sont allés visiter l’URSS et ont admiré le fait que la production continuait à y augmenter et que le chômage y était inexistant. Le communisme semblait donc être une solution. Certains pays ont compris que le temps où l’Etat ne devait pas intervenir dans les questions économiques était révolu et qu’il fallait trouver un meilleur compromis entre salariés et patrons: cela a été le début de la social-démocratie scandinave. D’autres encore ont pensé que c’était le fascisme qui constituait la solution de tous leurs problèmes.
Et c’est bien le national-socialisme de Hitler qui a résolu la crise d’une manière plus efficace que n’importe quel autre gouvernement non-communiste. En tout cas, dit encore Hobsbawm, c’est en 1931 que les portes de la deuxième guerre mondiale se sont ouvertes. Car c’est aussi en 1931 qu’une dictature militaire s’est établie au Japon. Et deux ans plus tard c’est Hitler qui était en selle.

On reproche en général au Pape Pie XII son silence honteux et incompréhensible devant le génocide. On oublie que le Nonce qu’il était avant la guerre sous le nom d’Eugenio Pacelli porte également une certaine responsabilité dans la résistible ascension d’Adolf Hitler. D’abord parce qu’il a voulu la mort de l’ancien parti catholique du Zentrum, et qu’ensuite il a signé un concordat avec Hitler qui imposait le silence à l’Eglise allemande sur tout ce qui touchait la politique. Celui qui a étudié la question le plus à fond, ayant eu accès aux archives du Vatican et des Jésuites, est le journaliste américain John Cornwell. Lorsque j’ai voulu acheter son livre paru chez Albin Michel en 1999, Le Pape et Hitler, Histoire secrète de Pie XII, dans une grande librairie de la rue des Ecoles à Paris, spécialisée en sciences humaines, on m’a répondu que le livre était épuisé et que l’éditeur n’envisageait pas pour le moment sa réédition (censure du Vatican?). Je n’avais donc pas d’autre ressource que d’acheter son édition originale américaine dont le titre annonçait déjà la polémique: Hitler’s Pope (le Pape de Hitler).
 
58) n° 3721 John Cornwell: Hitler’s Pope, the secret history of Pius XII, édit. Penguin Books, Londres/New-York, 2000 (le copyright est de 1999).

Pacelli à Berlin

 
Pacelli avait déjà été nommé Nonce en Allemagne avant la fin de la grande guerre, en 1917. Avant cela il avait travaillé pendant près de 13 années à un nouveau Code de Lois canoniques. Ce Code était destiné à remplacer tous les décrets et règlements antérieurs. Il avait un caractère universel pour toute l’Eglise mondiale. Il asseyait une fois pour toutes l’autorité du Saint Siège sur l’ensemble de la catholicité. La réalisation d’un tel Code s’inscrivait en droite ligne dans la politique du Vatican telle qu’elle avait été élaborée au XIXème siècle, en particulier par Pie IX, une politique de centralisation du pouvoir et de son renforcement. La déclaration d’infaillibilité du Pape en matière de dogme faite à l’issue d’un Concile en 1870 va bien sûr dans le même sens. Il faut bien comprendre cela si on veut essayer de décrypter la politique suivie par Pacelli en Allemagne après la guerre. L’Eglise (de Rome) se sentait attaquée. D’abord par la Révolution française, puis par le modernisme en général. Par Garibaldi en Italie. Par les idées républicaines, par la démocratie. Par la franc-maçonnerie. Par l’idéologie socialiste (plus tard ce sera la révolution bolchevique). Et son sentiment d’insécurité est encore renforcé par l’autonomie prise par certaines églises nationales (la France en particulier) ou par les mouvements qui se développent au sein de certaines églises nationales. Ainsi le Vatican est persuadé que le meilleur moyen de sauver l’Eglise est de renforcer le pouvoir central. D’où le Code de lois canons, l’infaillibilité du Pape (qui - si on lit les textes - va d’ailleurs plus loin que le simple dogme et englobe les règles morales), l’affirmation de la suprématie du Pape sur les évêques (dans un décret qui suit immédiatement la déclaration de son infaillibilité) et... la signature de Concordats avec les Etats. Car un tel Concordat a plusieurs avantages aux yeux du Vatican: il traite directement avec les gouvernements par-dessus la tête des Eglises locales, les gouvernements reconnaissent implicitement qu’en matière de religion c’est le Code canonique qui s’applique et le Vatican peut étouffer dans l’oeuf toute tentative  des Eglises locales de s’aventurer sur le plan politique et de flirter - si l’on peut utiliser ce terme en matière d’Eglises - avec les idées socialistes.
Bismarck avait bien compris le but poursuivi par cette politique. Dans un discours au Reichstag en 1872 il déclarait: «Après les récents dogmes adoptés publiquement par l’Eglise catholique, je ne crois pas qu’un Pouvoir séculier, quel qu’il soit, puisse arriver à un accord concordataire sans y perdre la face, d’une manière ou d’une autre. Or cela l’Empire allemand ne l’acceptera jamais». C’est ainsi qu’il excluait pour toujours la possibilité de conclure un Concordat et qu’il coupait toute relation diplomatique avec le Saint Siège. En pratique ce fut une véritable déclaration de guerre: le fameux Kulturkampf. L’Ironie de la chose: c’est alors l’Eglise catholique d’Allemagne qui est entrée en lice (et non le Vatican) et qui s’est battue avec des moyens politiques, le fameux Parti du centre catholique, le Zentrum. Et c’est ce Zentrum que Pacelli va s’efforcer de neutraliser et finalement de détruire au moment même où un personnage autrement dangereux que Bismarck arrive au pouvoir, Adolf Hitler!
Visiblement Cornwell n’aime pas Pacelli. Il dépeint un personnage qui a beaucoup de côtés déplaisants: ambitieux, aimant les honneurs, les réceptions et le luxe, autoritaire, protégeant sa gouvernante haïe par tous, etc. Je n’entrerai pas dans cette polémique et me tiendrai aux faits. Il est nonce en Allemagne de 1917 à 1929, obsédé par l’idée du concordat. Il avait d’ailleurs déjà sévi dans ce domaine avant la guerre obtenant en concordat avec la Serbie, Etat orthodoxe, un concordat où il remplaçait l’Autriche par le Vatican en tant que protecteur des catholiques du pays, ce qui rend furieux le Gouvernement de Vienne et attise le sentiment antiserbe de l’opinion publique autrichienne qui sera à la base du déclenchement de la première guerre mondiale.
N’arrivant pas à ses fins avec le Gouvernement de Weimar il négocie avec la Bavière et, après 5 années d’âpres discussions, obtient la signature d’un Concordat avec cet Etat, particulièrement favorable pour l’Eglise et le Vatican, en 1924. Ceci inquiète la Prusse qui a maintenant peur que Pacelli arrive à convaincre Weimar de signer un accord semblable pour le Reich, un accord qui s’imposerait également à cet Etat à majorité protestante. Alors Pacelli commence à négocier avec la Prusse et, coup de maître, arrive à ses fins, même s’il a dû céder sur le problème des écoles catholiques: un Concordat est signé en 1929. A ce moment un nouveau Pape est élu, Pie XI, et Pacelli est rappelé à Rome où il obtient le chapeau de cardinal et remplace son chef Gasparri au poste de Secrétaire d’Etat du Vatican, c. à d. Ministre des Affaires Etrangères, en réalité le poste le plus élevé dans l’administration romaine après le Pape. 1929 est une année cruciale puisque c’est également cette année qu’a été signé le Traité de Latran, un traité négocié avec Mussolini par le frère aîné de Pacelli et par Gasparri. Un traité qui reconnaît la religion catholique comme religion d’Etat, accepte la loi canon, la validité du mariage célébré par l’Eglise et laisse au Vatican la propriété (et l’extraterritorialité) d’un certain nombre de biens et d’immeubles dans Rome (ainsi que Castelgandolfo). Par ailleurs (faut-il dire en compensation?) le puissant parti catholique, le Parti populaire, est dissout, son chef, Luigi Sturzo exilé, et le Vatican demande aux citoyens catholiques, en tant que tels, de se retirer de toute action politique. Déjà en 1924 le Saint Siège avait interdit au Parti Populaire de collaborer avec les Sociaux-Démocrates, laissant ainsi le chemin libre aux fascistes de Mussolini. Le Vatican considère la signature du traité de Latran comme un grand succès, mais Hitler, et il a raison, le considère comme une reconnaissance du fascisme.
J’ai dit au début de ces notes que le communisme n’a joué qu’un rôle marginal au cours de ces trente années honteuses. Un rôle indirect, mais un rôle pas si négligeable que cela. En créant la peur dans l’Eglise catholique et en la poussant à considérer le fascisme comme un moindre mal. Peut-être même, au moins dans le cas de l’Italie, comme un «Compagnon de route» momentanément acceptable. Au Vatican on allait parler un peu plus tard de triangle rouge: Union Soviétique, Mexique, et, à partir de 1933, Espagne. Un triangle où des croyants, orthodoxes et catholiques, étaient persécutés et les prêtres et religieux massacrés.
Pacelli, une fois nommé Secrétaire d’Etat, va continuer de s’occuper directement des affaires allemandes, aidé en cela par Ludwig Kaas, un prêtre, élu chef du Parti catholique, le Zentrum, en 1928. A partir de 1930 Kaas va collaborer d’une manière très étroite avec Pacelli, épousant totalement les intérêts du Vatican. La même année c’est un autre membre du Parti catholique, Brüning, qui est nommé chancelier. Brüning qui venait de l’aile gauche du Parti et qui était probablement un politicien d’envergure a le malheur de devoir diriger le pays au moment de la grande dépression. Et il le dirige à force de décrets (son gouvernement est minoritaire) en imposant une politique d’austérité extrêmement impopulaire. Et au milieu de cette situation de grande crise Pacelli remet sur le tapis son éternelle demande pour un Concordat. Et pour y arriver il suggère à Brüning au cours d’une entrevue à Rome en août 1931 de faire entrer les nazis dans son cabinet (le Parti nazi avait vu ses voix multipliées par 7aux élections de septembre 1930, passant de 800000 à plus de 6 millions). Brüning refuse à la fois une telle coopération et la discussion d’un Concordat sur la base des demandes de Pacelli (qui sur le plan des écoles sont impossibles à faire passer au Parlement). Et il met en garde le Pape Pie XI contre les national-socialistes.
J’ai déjà raconté l’histoire de l’arrivée au pouvoir de Hitler dans ma note précédente mais je la reprends encore une fois pour bien éclairer le rôle joué dans cette circonstance historique par le parti catholique. 
Le 30 mai 1932 Brüning démissionne. Hindenburg nomme un autre membre du Parti catholique, von Papen, au poste de chancelier. Celui-ci vient de l’aile droite du Parti. Il dissout le Parlement, organise de nouvelles élections pour le 31 juillet et autorise à nouveau les SA, la fameuse structure paramilitaire du Parti nazi. La suite on la connaît: cette fois-ci les nazis obtiennent 37,4% des voix (13,7 millions), von Papen, exclu du parti du Zentrum, reste chancelier, organise de nouvelles élections en novembre. Le Parti nazi perd 2 millions de voix mais le pays reste ingouvernable, l’industrie et l’armée ne veulent pas de gouvernement dominé par les socialistes et Hitler refuse toute coalition s’il n’est pas lui-même nommé chancelier. Ce que Hindenburg, après une brève expérience Schleicher, accepte finalement à la fin du mois de janvier 1933 parce que von Papen qui sera Vice-chancelier lui fait croire que le véritable pouvoir ce sera lui. Illusion ou intox? 
Voyons quelle est la situation des catholiques en Allemagne au début de ce règne hitlérien. Au Parlement, lors des élections de début mars, le Zentrum a encore obtenu plus de 11% des votes et représente même 14% avec le parti bavarois qui s’en était détaché en 1918; les catholiques sont au nombre de 23 millions; ils disposent de nombreuses institutions, écoles, mouvements de jeunesse (plus que les protestants), d’organisations charitables; et les évêques allemands restent dans leur très grande majorité hostiles au national-socialisme (en 1931 les évêques de Bavière et de Rhénanie avaient clairement mis en garde leurs clergés en proclamant que les conceptions culturelles et politiques nazies étaient incompatibles avec l’enseignement catholique). Hitler est inquiet. Il veut obtenir le pouvoir dictatorial légalement (il a besoin d’une majorité des deux tiers pour cela). C’est là qu’intervient Kaas, confident de Pacelli et leader du Zentrum. Le 7 mars lors de la première réunion du cabinet Hitler exprime son inquiétude; le 13 mars Pacelli envoie un message disant que le Pape apprécie le combat mené par le Führer contre le bolchevisme; le 15 mars, lors d’une nouvelle réunion de cabinet Hitler se dit confiant qu’il aura bien la majorité des deux tiers espérée; les 22 et 23 mars Kaas demande aux délégués du Zentrum de voter en faveur de la loi d’exception; Brüning s’y oppose, mais seuls 14 sur 74 députés votent contre, et finalement Brüning décide, pour conserver l’union, de voter avec les autres;  le lendemain Hitler, dans son discours devant le Parlement, déclare vouloir renforcer ses relations «amicales» avec le Saint Siège; à la radio Hitler fait appel à Dieu et déclare que le christianisme sera à la base de la reconstruction de la nation; et finalement la loi d’exception est votée par 441 voix contre 92 (les Sociaux-démocrates) sur un total de 647. Sans les voix du Zentrum Hitler n’aurait jamais pu obtenir son pouvoir dictatorial de manière constitutionnelle! Et il n’aurait jamais eu ces voix sans l’intervention directe de Pacelli! C’est un premier point qui me paraît essentiel. Hitler, grâce à ce vote, est arrivé au pouvoir de manière légale. Et on sait ce que cela veut dire pour une mentalité allemande! Cet aspect des choses va durablement handicaper la résistance allemande, que ce soit dans les milieux chrétiens ou dans l’armée. 
J’ai voulu vérifier ces chiffres en visitant un site qui donne toute l’histoire des élections au Reichstag de la République de Weimar. Voici les données officielles des élections de mars 1933: Total des sièges: 647 dont parti nazi: 288, parti national allemand: 52, parti du Zentrum: 73, parti allié bavarois: 19, SPD: 120, Parti communiste: 81, divers: 14. Avec le parti communiste la majorité des deux tiers aurait été de 432 sièges. Sans les communistes dont l’élection a été invalidée par Hitler elle n’aurait (peut-être) plus été que de 378 (de toute façon ils n’ont pas eu droit de participer au vote). Or même avec son allié du parti national allemand Hitler ne représentait que 340 voix. La preuve est bien faite. C’est le Zentrum qui lui a permis d’obtenir ces fameux deux tiers. Et en passant on observe que certains membres du parti socialiste se sont réfugiés dans l’abstention...  
Dans la foulée du vote Pacelli et Kaas travaillent sur un texte de Concordat et von Papen s’annonce pour des discussions à Rome. Le 26 mars les églises protestantes qui comprennent que l’Eglise catholique va obtenir un Concordat décident d’en faire autant et déclarent publiquement qu’elles acceptent Hitler et son régime. Le 28 mars ce sont les évêques catholiques qui font une déclaration un peu ambiguë qui renouvelle certaines critiques morales mais demande aux croyants de rester loyaux envers le gouvernement «légal» du pays. Kass passe le mois d’avril à Rome, rédige un projet avec von Papen puis le discute avec Pacelli. Fin mai les évêques sont informés de l’état d’avancement du Concordat. Il ne reste plus, leur dit-on, qu’à accepter la clause de «dépolitisation». Alors, sous la pression de Pacelli, les évêques s’inclinent et le 3 juin un message pastoral annonce la fin de l’opposition de la hiérarchie au régime nazi. Pendant le mois de juin Hitler met la pression: des attaques ont lieu contre une manifestation de jeunes catholiques, les députés du Zentrum sont intimidés, un journaliste catholique d’opposition battu à mort. Le 28 juin von Papen retourne à Rome pour finaliser le texte avec le paragraphe sur la «dépolitisation» rédigé par Hitler en personne. Cette fameuse clause, la clause 31 du traité, déclare que «étant donné les garanties offertes par le présent traité et la législation protégeant la liberté et les droits de l’Eglise catholique, le Saint Siège interdira à tous les membres du clergé et des congrégations religieuses toute activité politique partisane». Le 2 juillet Kaas engueule au téléphone l’un des membres de l’aile gauche du Zentrum et exige la dissolution immédiate du Parti. Le 3 juillet le texte final du Concordat (le Pape a réussi à y inclure encore une clause de réparation en cas d’abus) est envoyé à Berlin. Et le 4 juillet Brüning, la mort dans l’âme, prononce la dissolution du parti catholique. Le traité est formellement signé le 20 juillet au Vatican par von Papen et Pacelli. Si je donne toutes ces dates c’est pour mieux mettre en évidence la hâte avec laquelle tout ceci fut négocié. Ce qui montre bien l’intérêt évident, mais opposé, que les deux partenaires, Hitler et Pacelli, pensaient y trouver. Mais le perdant dans cette histoire fut bien sûr Pacelli. 
Car c’est bien là la deuxième faute grave de Pacelli. La signature de ce Concordat a eu une énorme répercussion non seulement en Allemagne mais en Europe. J’ai raconté dans ma note sur l’autonomisme alsacien (tome 3 du Voyage) la surprise du journaliste Marcel Jacob quand il a appris la nouvelle. D’autant plus que dans la foulée eut lieu à Trèves une manifestation catholique monstre pour l’exposition publique de la «tunique du Christ». Alors, se disent les catholiques de l’autre côté du Rhin, finalement, ce Hitler, il n’est pas si mauvais que cela. Il reconnaît la religion et l’Eglise le reconnaît! Alors que Pacelli connaissait parfaitement les théories nazies exposées dans Mein Kampf! Quant aux catholiques allemands on leur enlevait tous leurs moyens de lutte. Les associations catholiques étaient dissoutes (et c’était Hitler qui décidait ce qui était purement religieux et ce qui ne l’était pas). Quant aux évêques allemands ils étaient déresponsabilisés. C’était au Pape et à son Secrétaire d’Etat de mener la lutte si lutte devait être menée. Et pour les catholiques voilà qu’après être oint de la légalité constitutionnelle, Hitler reçoit encore la bénédiction de l’Eglise.
Brüning s’était encore battu auprès de la hiérarchie allemande pour s’opposer à la ratification du Concordat et protester contre les persécutions qui avaient commencé à pleuvoir sur tous les opposants. Et puis craignant pour sa vie il fuit l’Allemagne en octobre 1933. Il serait intéressant de lire ses Mémoires publiées après la guerre (voir Heinrich Brüning: Memoiren - 1918-1934, Stuttgart, 1970). Mais l’étude la plus complète de tout cet épisode est probablement celle de l’historien allemand Klaus Scholder: les Eglises et le troisième Reich (paru en anglais en1987/88). 
La troisième faute grave de Pacelli devenu Pape Pie XII en 1939 c’est bien sûr son manque de réaction devant la persécution des juifs et plus tard devant leur extermination. Ce sujet a été largement traité après la guerre surtout après la représentation du Stellvertreter (le Vicaire du Christ) de Hochhuth en 1963. Le personnage de Hochhuth était un peu caricatural mais sa pièce eut l’avantage de poser les vraies questions. Tous les éléments de la controverse - qui reste ouverte - sont connus et je ne vais pas les rapporter en détail ici. Il y a malgré tout un certain nombre de faits qui me paraissent avérés. D’abord il restait probablement un certain antisémitisme - religieux - au sein de l’Eglise. John Cornwell en donne un certain nombre d’exemples. Ainsi alors que les persécutions commencent (le boycott) au moment même où on discute du Concordat le cardinal allemand Faulhaber de Munich écrit au Vatican: «Les juifs peuvent se défendre tout seuls». J’y vois personnellement la supériorité d’une conviction humaniste sur la religieuse. L’humaniste défend la dignité humaine où qu’elle se trouve. Parce que c’est sa propre dignité qu’il défend en défendant son semblable humain. Le croyant obéit d’abord aux commandements de son Eglise (et la loi d’amour du Christ ne se trouve pas parmi les dix commandements). Sa morale est une morale individuelle. L’injustice sociale c’est le problème de César. Le mal dans le monde c’est le problème de Dieu.
Pie XI était probablement plus courageux ou moins favorable aux nazis que Pacelli. Déjà gravement malade il avait encore publié une encyclique en 1937, après avoir reçu trois cardinaux allemands, Mit brennender Sorge (avec une profonde anxiété), qui protestait contre les persécutions religieuses et les fausses doctrines (entre autres la race). Une encyclique qui déclenche la fureur de Hitler et de ses sbires. Et juste avant de mourir il avait commandé la rédaction d’une nouvelle encyclique qui devait traiter des persécutions juives, tout en comportant encore beaucoup de traits traditionnels d’antisémitisme religieux, en mettant en avant l’unicité du genre humain (Humani generis unitas). Mais, avec l’avènement de Pacelli devenu Pie XII, cette encyclique ne verra jamais le jour.
Quant au génocide il me semble qu’il n’est guère nécessaire de recourir aux archives secrètes: personne ne me fera croire que Pie XII n’était pas informé. On a vu (voir ma note précédente) que Roosevelt comme Churchill ont su ce qui se passait dès la mi-1942 et qu’ils ont fait lire une déclaration commune à ce sujet à la  BBC en décembre de la même année. Or le Vatican, lui, avait un réseau d’information bien plus fourni que les Alliés...
La seule question que l’on peut se poser c’est la raison de ce silence - et sa justification éventuelle: manque de courage? Peur pour l’Eglise? pour les catholiques? pour la papauté? Peur de devoir reconnaître que l’on s’est trompé depuis le début? Ou faut-il encore aller plus loin? Manque de sympathie pour les juifs et restes d’antisémitisme? On n’ose le formuler.  
Et pourtant. Pour finir je citerai encore le témoignage de la veuve d’un des plus grands écrivains de langue yiddish, Oser Warszawski (voir n° 3701 Oser Warszawski: La Grande Fauchaison, édit. Denoël, Paris, 2007, une superbe trilogie romanesque). Il vivait à Paris, puis s’était réfugié à St. Gervais en zone italienne avant d’être évacué à Rome, et - après l’occupation de Rome par l’armée allemande - arrêté par la police italienne le 17 mai 1944, interné à Rome, puis à Modène, enfin déporté à Auschwitz où il est abattu le 10 octobre de la même année. «On arrêtait les juifs en plein jour», raconte Marie Warszawski, «Qu’ils soient italiens ou étrangers. On les entassait à la prison Regina Coeli, au bord du Tibre, tout près, à quelque cinquante mètres du Vatican. Les Allemands ne se gênaient pas, ils organisaient les déportations sous les yeux de la population. Personne ne pouvait l’ignorer.» «Si Pie XI avait donné des ordres», dit-elle encore, «même secrets, au clergé catholique de protéger les Juifs, les prêtres auxquels je me suis adressée, nous auraient protégés...»
Cornwell confirme les dires de Marie Warszawski. Rome est occupée par l’armée allemande le 11 septembre 1944. Les SS exigent d’abord une rançon: 50 kilos d’or. Ce n’est qu’un répit: le 16 octobre, c’est toute la communauté juive de Rome, la plus ancienne diaspora juive d’Europe (plus de 2000 ans), qui est arrêtée par les SS. Des camions remplis de femmes et d’enfants passent devant St. Pierre. Les Juifs de Rome sont 1060 à être embarqués sur un train le 18. Le Vatican est régulièrement informé de l’état des occupants du train (l’évêque de Padoue, la communauté catholique de Vienne). Le consul d’Allemagne à Rome, Albrecht von Kessel, ainsi que très discrètement, l’Ambassadeur allemand auprès du Saint Siège, le baron Ernst von Weiz-säcker, pressent le Pape de protester officiellement. Ils craignent la réaction populaire. L’armée allemande doit faire face à l’invasion des alliés au sud et craint un renforcement des partisans. Mais le Pape ne bouge pas. Il souhaite garder de bonnes relations avec Hitler qui lui a promis de ne pas mettre la main sur le Vatican. Et puis il y a toujours la peur des «bolcheviques»! Des 1060 quinze hommes et une femme, Settima Spezzichino, victime d’expériences médicales, ont survécu. Cette dernière déclare bien plus tard à la BBC: «J’ai perdu toute ma famille. Pie XII aurait pu nous prévenir. On aurait pu fuir Rome, rejoindre les partisans. Il a joué main dans la main avec les nazis. Tout ceci s’est passé sous son nez. C’était un Pape antisémite et pro-allemand. Il n’a jamais pris le moindre risque...»
Ah, une dernière chose, j’oubliais: John Cornwell n’est pas juif comme tant de chercheurs de la Shoah. Il est lui-même catholique...

59) n° 3711 Marc Bloch: L’étrange Défaite, (Témoignage écrit en 1940), édit. Gallimard, Paris, 1990.
60) n° 3723 Ernest R. May: Strange Victory - Hitler’s Conquest of France, édit. Hill & Wang, New-York, 2000.

Ces deux livres figurent dans la bibliographie très complète de l’ouvrage de Geert Mak mentionné au début de ces notes.
Marc Bloch qui a donné son nom à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg, était un historien, Normalien, professeur à l’Université de Strasbourg (et plus tard à la Sorbonne), qui avait déjà fait la guerre de 14 et qui avait à nouveau été mobilisé sur sa demande en 40. Capitaine d’Etat-major il avait été profondément choqué par la rapidité de la défaite et avait rassemblé ses réflexions à chaud (entre juillet et septembre 1940), essayant de comprendre ce qui s’était passé. Plus tard il entrera dans la résistance et sera arrêté et torturé par la Gestapo avant d’être fusillé dans un champ.
Quant au livre d’Ernest May c’est un véritable monument. Une documentation époustouflante. Il publie son étude en 2000 et il a accès à tout, même aux carnets de tous les protagonistes, et en particulier de ceux des généraux allemands. Il est professeur d’histoire à Harvard. Son livre est typique de ces grandes études faites par des universitaires américains auxquels aucun détail n’échappe.
L’incroyable rapidité de la défaite franco-anglaise en 1940 m’intéresse (l’offensive allemande est déclenchée le 10 mai; 15 jours plus tard l’état-major anglais considère la guerre en France comme perdue; le 28 mai l’embarquement des forces anglaises est terminé; le 14 juin Paris est occupé et le 16 Pétain demande l’armistice). Or cette défaite qu’on ne peut que qualifier de honteuse a eu de nombreuses conséquences. En France un pouvoir particulièrement réactionnaire est arrivé au pouvoir. Ce pouvoir a immédiatement mis en place une législation antisémite répugnante. L’opinion publique a été prise d’un sentiment complexe de stupeur, de honte et d’admiration pour le vainqueur. Ce sentiment a certainement favorisé la collaboration ultérieure avec l’ennemi. Roosevelt considère la France comme un pays mineur dont la gloire est passée et qui ne peut plus jouer de rôle à l’avenir sur l’échiquier mondial. Ce qui crée tous les problèmes que l’on sait à de Gaulle. En Alsace on s’est senti abandonné par la France une nouvelle fois. On s’est remémoré la défaite aussi honteuse de 1870. Cette fois-ci la situation semble bloquée pour toujours. En Allemagne les généraux sont éblouis par le «génie militaire» du Führer. L’opinion publique allemande l’admire et lui est reconnaissant d’avoir vengé Versailles. Et Hitler, convaincu lui aussi de son génie, va développer sa mégalomanie jusqu’à Stalingrad. Il y a donc suffisamment de raisons pour essayer de comprendre ce qui s’est passé.
Pour Marc Bloch la première raison de cette défaite est l’incapacité du commandement. Il y a eu une véritable carence intellectuelle. On n’a pas su penser cette guerre. On n’a jamais appréhendé la notion de vitesse (inhérente à la motorisation) et à la notion de distance qui va avec. Une fois la percée allemande connue on n’a jamais reculé suffisamment pour reconstituer une ligne de défense plus en profondeur. Même Joffre, à la guerre de 14, a reculé plus, sinon il n’aurait jamais pu gagner la bataille de la Marne. Et puis comment se fait-il qu’on n’ait pas pu mieux défendre cette vallée de la Meuse par laquelle la percée s’est faite? Une vallée si étroite, dit-il. D’ailleurs il se demande aussi si la stratégie de défense de nos frontières du Nord avec la Belgique était la bonne. Qui en était responsable? Difficile à dire. On a chargé Billotte qui était le commandant en chef. Or il est mort d’un accident de circulation le 21, onze jours après la percée. Et Blanchard ne l’a remplacé que le 25. Le général Weygand aurait dit plus tard: on est entré en guerre sans le matériel qu’il faut et sans la doctrine militaire qu’il fallait. Sur ce plan-là aussi Marc Bloch est sévère mais ne peut que rapporter ce qu’il a entendu: pas assez de chars, d’avions, de camions, de motos, de tracteurs. Mais il nuancera cette opinion plus tard (en 1942). «Ce matériel, certes insuffisant, ne manquait pas autant qu’on l’a dit». Mais il manquait au front. Les chars étaient à l’arrière, immobilisés dans des magasins. Les avions aussi. Et des aviateurs civils n’ont jamais été autorisés à voler.
Explication de tout ceci: c’était un commandement de vieillards. Après la guerre on avait créé de nouveaux grades: généraux d’armée et de corps d’armées, prolongeant ainsi les carrières des grands chefs. Sclérose générale de la formation. L’Ecole de guerre: esprit de caste et vieux schémas. On n’a jamais intégré les nouvelles conceptions basées sur les nouveaux matériels. Querelles suicidaires entre bureaux et entre le Grand Quartier Général et le Ministère de la Guerre. Mauvaises liaisons entre les Etats-Majors et les unités combattantes. Etats-Majors sclérosés par un esprit administratif excessif adopté en période de paix. Mauvaise liaison avec les Anglais. Insuffisance criante du renseignement.
Et puis il y a le découragement. Marc Bloch couchant la nuit dans un couloir entend sans le vouloir le général Blanchard dire à un interlocuteur inconnu: «je vois très bien une double capitulation». On est le 26 mai! Plus tard, le 17 juin, Pétain annonce à ses troupes qu’il va demander l’armistice alors qu’il ne sait encore si sa demande va être acceptée et quelles en seront les conditions. Qui voudra encore se battre à ce moment-là? Et puis il y a autre chose encore: l’Armée est en froid avec la République. Les alliés du découragement, dit Marc Bloch, sont l’esprit de parti et les basses ambitions. Et il a cette expression qui fait froid dans le dos: «en 1940 Bazaine a réussi».
Car pour Pétain et quelques autres la défaite est salutaire. Elle permettra de régénérer une nation dégénérée. Or, que savaient-ils des réalités sociales, s’interroge Marc Bloch (cela me fait penser à mon capitaine du 9ème Hussards en Algérie, sorti premier de sa promo de St. Cyr. II ne connaissait pas plus - en 1960 - des réalités sociales de son pays). Sur ce plan ils sont comme une bonne partie de la bourgeoisie.
Marc Bloch n’a aucune envie de faire l’apologie des gouvernements du Front populaire, dit-il. Mais l’attitude extrême de la bourgeoisie était inexcusable. La hantise du gouvernement du peuple. «Une grande partie de nos classes encore dirigeantes, celles qui nous fournissaient nos chefs d’industrie, nos principaux administrateurs, la plupart de nos officiers de réserve, sont parties en guerre toutes pleines de cette hantise. Ils recevaient les ordres d’un système politique qui leur semblait corrompu jusq’aux moelles; ils défendaient un pays qu’ils jugeaient, d’avance, incapable de résister; les soldats qu’ils commandaient étaient issus d’un peuple, à leur gré, dégénéré...» «Or, ces partis pris, les états-majors ne les partageaient que trop bien...», dit-il encore. «L’école, la caste, la tradition avaient bâti autour d’eux un mur d’ignorance et d’erreur».
Mais, dit encore Marc Bloch, c’est toute la nation qui est coupable. Et d’abord nous, les intellectuels, libéraux, progressistes. Nous avons négligé de nous faire comprendre par un groupe professionnel où subsistaient pourtant de hautes valeurs morales. Et pour aller encore plus loin, dit-il, nous n’avons pas levé la voix alors que «nous avions mesuré très tôt, l’abîme où la diplomatie de Versailles et la diplomatie de la Ruhr menaçaient de nous précipiter». Nous ne pouvions deviner l’avènement du fascisme, dit-il encore, mais nous prévoyions bien que «le sursaut allemand viendrait un jour, alimenté par les rancunes, dont nos folies multipliaient la semence, et que son déclenchement serait terrible». Ceci a été écrit en 1940, au milieu du désespoir le plus noir. Il faut croire que Monnet et les autres l’ont lu (ils en ont du moins partagé pleinement ses idées) pour ne pas répéter les mêmes erreurs à la fin d’une deuxième guerre encore plus terrible que la première et où l’Allemagne nazie avait  pourtant perpétré les crimes les plus horribles de ce siècle malheureux.
Ernest May est moins sévère pour notre nation. Trois raisons avaient été données pour expliquer «l’étrange défaite» de la France, dit-il:
1) Les Allemands avaient des forces largement supérieures en équipement moderne et savaient comment s’en servir.
2) La France et ses alliés étaient mal dirigés.
3) Le peuple français n’avait pas les tripes (pour ne pas dire les couilles) pour se battre. Pétain avait utilisé le terme «relâchement moral», rappelle-t-il.
Aujourd’hui, 60 ans plus tard, dit-il, nous savons qu’aucune de ces raisons n’est la bonne.
D’abord en ce qui concerne les forces en présence. Aujourd’hui, dit-il, on sait que la France et ses alliés avaient plus de soldats bien entraînés, plus de canons, plus de chars, et de meilleurs chars, et plus d’avions, aussi bien bombardiers qu’avions de chasse. Des tableaux détaillés placés à la fin de son étude prouvent cette assertion. Les chars français avaient de meilleures armures, de meilleurs canons et étaient plus fiables. Lors de la campagne de Pologne, la moitié des chars de base allemands, les Panzer I et II sont tombés en panne. Et l’Allemagne ne possédait que peu de chars de catégorie supérieure, les Panzer III et IV. Au total les Allemands possédaient 960 chars de cette catégorie et les alliés 1730! Sans compter que les alliés avaient près de 600 chars lourds alors que les Allemands n’en possédaient aucun. Lors de la seule grande bataille de chars qui a eu lieu entre le 12 et le 15 mai à Hannut en Belgique, les Allemands ont perdu 160 chars contre 105 seulement pour les Français. Lors d’une plus petite bataille près de Breda Giraud n’a perdu que 5 chars sur ses 80 alors que les Allemands en ont perdu 100 sur 150! De toute façon tous les spécialistes sont d’accord (c’est un officier allemand qui l’a dit): dans un combat contre un Somua ou un Char B, même le Panzer IV n’avait pratiquement aucune chance de succès. Quant aux Panzer I et II ils étaient non seulement inférieurs aux Hotchkiss mais à pratiquement tous les autres chars français et anglais.
Il en est de même en ce qui concerne les avions. A la veille de la guerre la France avait 1400 avions en état de marche (surtout des avions de chasse), en produisait 200 par mois et en avait encore passé des commandes auprès des Américains (des Curtiss Hawk). Les Anglais avaient 1800 avions en état de voler (beaucoup de bombardiers). Les Bloch, Dewoitine, Morane Saulnier et les Hurricane et Spitfire valaient bien les Messerschmidt ME 109 et 110. D’ailleurs à l’automne 39 les combats entre avions français et allemands tournaient tellement à l’avantage des Français que la Luftwaffe avait donné comme consignes d’éviter les combats individuels. Pourtant quand on regarde les tableaux donnés par May on peut se poser quelques questions: le 10 mai 1940 les Allemands ont 1560 bombardiers sur le front et 300 en réserve et les alliés n’en ont que 400 en première ligne et 1200 en réserve. Plus grave: les Allemands ont 1220 chasseurs au front et 250 en réserve et les alliés 1050 seulement et 2400 en réserve (?). Pourquoi? Il faut dire que les commandants des forces aériennes françaises et anglaises n’étaient pas très enthousiastes à l’idée d’attaquer des chars avec leurs avions. Ils ne voulaient pas non plus attaquer des objectifs au sol à proximité de lieux habités de peur que l’aviation allemande en fasse autant sur le territoire français.
Ceci étant on ne peut pas dire non plus que d’une manière générale le commandement allemand savait mieux utiliser ses chars que le français. Gamelin, le commandant en chef des forces alliées, s’était beaucoup dépensé avant la guerre pour développer l’équipement en chars de la France. Et von Brauchitsch, le général en chef allemand, avait accepté la formation de divisions de chars mais n’y croyait guère. Il est vrai aussi que quelques jeunes commandants de divisions blindées tels que Rommel et Guderian  avaient du génie.
Qu’en était-il des chefs militaires en général et des politiques? Là aussi May va à l’encontre de quelques idées reçues: la France n’avait rien à envier à l’Allemagne en matière de généraux frileux et sclérosés. Quant à Gamelin, Daladier et Chamberlain ils valaient bien mieux que l’image qu’ils ont laissée dans l’histoire. Et de toute façon bien mieux que Hitler et ses sbires. Il fait quand même une observation qui fait réfléchir: Les généraux français, dans leur ensemble, dit-il, se méfient de la République, regrettent que l’affaire Dreyfus ait jeté l’opprobre sur l’Armée et, sur le plan spirituel, regrettent le recul de l’Eglise catholique. Joffre a été le seul général athée et républicain. Et Gamelin était considéré comme l’héritier de Joffre (ce qui n’est pas tout à fait exact). Weygand par contre était lui l’héritier de Foch c. à d. de la clique dominante. Il se trouve que je suis tombé dernièrement, tout à fait par hasard, sur L’Epaulette de Darien (voir n° 3778 Georges Darien: L’Epaulette, édit. Jérôme Martineau, Paris, 1971). Je connais bien Darien et j’ai lu son Voleur, son fameux témoignage vécu sur Biribi ainsi que sa biographie par Auriant qui l’admire et qui l’a en quelque sorte redécouvert (voir n° 2673 Auriant: Darien et l’inhumaine comédie, édit. Ambassade du Livre, Bruxelles). Darien est un homme très mystérieux. Auriant prétend qu’il n’est pas antimilitariste ni même vraiment anarchiste. Voire. L’Epaulette est en tout cas un livre d’une violence et d’une noirceur extrêmes. Et tout le monde en prend pour son grade (les députés de gauche entre autres et surtout les bourgeois). Il n’y a que les petites gens qui échappent à son ire (et encore, il leur reproche leur soumission), les communards massacrés, l’ordonnance du général Maubart qui, devenu sergent, résiste aux Prussiens, un fait d’armes dont la gloire va retomber sur le général (ah oui, j’allais oublier, les officiers allemands échappent eux aussi à son sarcasme). Mais pour ce qui est des officiers supérieurs de l’Armée française, l’Armée de Bazaine, cette Armée qui a perdu encore plus honteusement la guerre de 70, c’est une satire d’une virulence inouïe (le livre a été écrit en 1900-1901). Alors, en le lisant, je me suis demandé si ce divorce, dont parle May, entre la caste militaire et la République (c. à d. la démocratie parlementaire) ne vient pas de très loin. Regret de l’âge d’or de l’époque napoléonienne, espoir de le voir revenir avec Napoléon III, haine de ceux qui s’y opposent, alliance entre le sabre et le goupillon, mépris du peuple. Ce qui expliquerait l’attitude de beaucoup de membres de la caste telle qu’elle est dénoncée par Barthas en 14, telle qu’elle existait probablement encore en 40 (j’ai déjà raconté l’histoire de mon père qui a fait retraite avec ses hommes en 40, complètement abandonné par ses officiers, et celle de ma mère qui, à Raon-sur-Plaine près du Donon où nous étions réfugiés, voit encore, dans la villa où nous nous trouvions, des officiers de l’armée en déroute emballer dans de grosses caisses des objets volés dans les maisons alsaciennes, voir Tome 1 de mon Voyage, B comme Boyer et Tome 3, Notes 12 (suite): Eléments d’histoire alsacienne (suite)). Et on pourrait même se demander si ce n’est pas ce même divorce d’avec la majorité de la population qui explique la révolte des généraux félons en Algérie et leur soutien à l’OAS.
Mais revenons à May. Pour ce qui est du fighting spirit de la troupe, dit-il, l’esprit avait profondément changé en France et en Angleterre en 1938-39. La France avait été saignée à blanc par la guerre de 14. Et dans les années 30 la société française avait été profondément ballottée par la bataille qui a fait rage entre gauche et droite. Mais en 38/39 on était résigné. Et prêt à se battre. Et les soldats français et anglais se sont bien battus. Même gagné des batailles. Et la France, en 6 semaines, a perdu 124 000 hommes.
Alors où est l’erreur? Dans l’introduction à son livre May dit qu’il a préféré l’intituler «Etrange Victoire» plutôt qu’«Etrange Défaite». Car la victoire de Hitler est contraire à la logique. Elle tient essentiellement à deux raisons: la faiblesse du renseignement français - et accessoirement de ses liaisons - et la chance.
La percée de l’armée allemande par le Luxembourg n’est pas la seule attaque-surprise de l’histoire. Il y en a eu d’autres comme Pearl Harbour p. ex. ou l’opération Barbarossa, l’attaque de la Russie à laquelle Staline, dans sa mégalomanie, n’avait pas cru. Et encore tout récemment certaines attaques non prévues par les uns ou les autres en Irak. Aucune de ces attaques ne s’est faite sans qu’il y ait quelques signaux. Des signaux auxquels on n’a pas fait attention. Peut-être parce qu’ils étaient noyés dans une mer d’autres informations divergentes et variées, ce qu’en matière de renseignement on appelle le bruit, nous apprend May.
Le problème du renseignement français (et anglais) était double:
- défauts dans le système de collecte et d’analyse
- défauts dans le système de transmission des renseignements jusqu’au niveau décisionnel.
Les informations passées au niveau supérieur - May le démontre sur la base des documents - était un véritable pot-pourri (le fameux bruit).
Ainsi il aurait été intéressant d’analyser les fameux différends qu’il y avait entre Hitler et ses généraux, car c’est ce qui explique l’attaque tardive et finalement le fameux plan jaune (on y reviendra, c’est ce que j’appelle la chance).
L’estimation des forces ennemies était complètement à côté de la plaque aussi bien chez les Français que chez les Anglais. On était resté à la surestimation d’avant-guerre adoptée pour des raisons budgétaires. Et on continue à surestimer en 1940. Surestimation des divisions. Surestimation incroyable des chars: 5800 chars, même 7000 à 10000. Alors qu’il n’y avait aucun char dans les divisions d’infanterie. Tous étaient regroupés dans des divisions blindées, soit 10 fois 200 à 250, c. à d. environ 2400 chars en réalité! Même surestimation pour les avions: 12000, dont 4500 en première ligne et 7500 en réserve. Alors qu’en réalité l’Allemagne ne disposait que de 3400 bombardiers et avions de chasse, plus environ 2000 avions de reconnaissance et de transport de troupes.
C’était pire encore en ce qui concerne la lecture de la stratégie allemande. Tout ce que les vétérans du renseignement ont raconté plus tard pour se justifier est faux. Ils n’ont su ni comprendre le sens des signaux reçus ni aider les responsables de l’action à les comprendre. Or les signaux étaient nombreux. La concentration de chars du côté d’Aix-la-Chapelle, les reconnaissances aériennes allemandes concentrées sur la région ardennaise, les informations du Luxembourg (bruits côté frontière allemande, touristes allemands, stockages d’essence, etc.). Et en plus tout le monde connaissait la faiblesse de la couverture du côté des Ardennes.
Quelles sont les explications de ces faiblesses? D’abord les hommes. Gauché le chef du 2ème Bureau, pour May, était un parfait imbécile: dogmatiste et borné. Et son adjoint que Daladier a mis en janvier à la tête d’un organe nouvellement créé de renseignements propre aux forces terrestres, ne l’était pas moins. A l’organisation ensuite. Beaucoup trop complexe et trop dispersé géographiquement. A la doctrine ensuite: on ne transmet que les faits, et rien d’autre, aucune interprétation, aucune hypothèse. Et c’est là probablement le point le plus important. Car c’est justement là où les Allemands étaient les plus forts. Enfin, dit-il, il y avait un problème de culture. Une culture de l’isolement et du secret. Et là on rejoint la critique générale que Marc Bloch a faite de son côté des élites de l’armée française d’avant-guerre.
May nous submerge un peu avec les détails. Si on décante tout cela deux faits en émergent. D’abord le service de renseignements français n’était pas aussi mauvais qu’il le dit: ils avaient un bon réseau d’espions et connaissaient le réseau allemand en France. Ils avaient aussi une très bonne couverture aérienne photographique. Mais les Allemands avaient quelques génies au service de renseignement de l’Etat-major, surtout un nommé Tippelskirch qui avait rang de général et qui n’arrêtait pas de faire des «Kriegsspiel» devant sa Kuhhaut (peau de vache) accrochée au mur avec le plan du territoire des opérations. On effectuait régulièrement des simulations, en se mettant dans la peau de Gamelin, sur toutes les hypothèses envisageables d’attaque. Or au à mesure que le temps passait (de novembre 39 à mai 40) le plan d’attaque évoluait et c’est bien de cette salle avec sa Kuhhaut qu’est sorti le dernier plan, dernière mouture du «plan jaune», un véritable pari, cette attaque de chars suivis de véhicules à chenilles pour un accompagnement limité d’infanterie, et qui allait percer le Luxembourg et les Ardennes, pulvériser le régiment monté français qui se trouvait en couverture (ce fameux point faible que le commandement militaire français a scandaleusement négligé), traverser la Meuse et amorcer un mouvement tournant, comme une faux, par Sedan vers Calais, couper complètement les lignes arrière des alliés et les mettre échec et mat en 15 jours.
L’autre fait constitue une véritable nique à l’histoire et aux historiens, marxistes ou non. Car elle y fait entrer le hasard, la chance. Et cette chance elle est due au temps. Au temps qui passe entre le moment où Hitler voulait que l’offensive démarre et celui où elle a vraiment démarré. Si l’offensive allemande avait été déclenchée en novembre ou décembre 39 selon le plan prévu alors, la plupart des experts pensent que les alliés auraient gagné la guerre.
Hitler voulait que l’on passe à l’offensive à la mi-novembre. En mettant le poids sur l’attaque du sud de la Belgique pour tenter de séparer les troupes anglaises et françaises. Or il se heurtait à une forte opposition de la part de ses généraux. Ceux-ci ne croient guère à une victoire possible, certains d’entre eux sont choqués par l’idée de pénétrer dans des pays neutres (ce qu’étaient alors la Belgique et les Pays-Bas), beaucoup sympathisent avec un groupe qui songe dès 1938 à déposer Hitler. Parmi ceux-ci on trouve déjà les mêmes que ceux qui seront les maîtres d’oeuvre du complot de 1944. Et d’abord le général Ludwig Beck, chef de l’Etat-major de l’Armée jusqu’en 1938, et le général Hans Oster qui est déjà en 1939 l’adjoint direct du chef du contre-espionnage, l’Amiral Wilhelm Canaris, ce qui montre bien le caractère complexe de cet homme (j’en parlerai encore) qui reste en place (et quelle place) jusqu’au bout, tout en étant parfaitement au courant de ce qui se trame (mais j’anticipe, on n’en est pas encore là), un homme, dit May, qui écoute beaucoup mais ne dit rien, et s’il parle quand même, a toujours un ton ironique, ambigu, même en présence de Hitler (au fond il est trop intelligent pour ne pas savoir que Hitler conduit le pays à l’abîme: d’ailleurs c’est un membre de son service qui informe régulièrement l’attaché militaire hollandais à Berlin des intentions d’attaque de Hitler). La première date prévue pour l’offensive est le 12 novembre 1939. Les généraux arrivent à faire reculer l’échéance 6 fois jusqu’au 27 décembre. La plupart du temps pour cause de mauvais temps. Le 2 janvier 40 Hitler convoque 200 officiers et les engueule copieusement. De nouvelles dates sont fixées pour déclencher l’offensive au mois de janvier. Le temps est idéal. Mais la météo s’est trompée: il devient mauvais. Et puis coup de théâtre: un avion se crache à Mechelen avec à son bord les plans complets de l’offensive. Qui risquent de tomber dans les mains de l’ennemi. Tout est à revoir.
Or, pendant tout ce temps le plan de l’offensive évolue constamment. Attaque par les Pays-Bas, attaque simultanée Pays-Bas et Belgique, Belgique Nord et Sud, etc. Progressivement on pense installer une force plus au Sud autour d’Aix-la-Chapelle. Surtout pour prévenir une percée française en direction de la Ruhr. C’est le général Manstein qui défend l’idée de chercher tout de suite la victoire et non pas simplement l’installation d’une ligne de front allant de la Belgique à la Hollande qui risque de durer et finalement de conduire à la défaite. Cherchons la victoire à Sedan comme en 70, aurait-il dit. Et en février, grâce à quelques amis bien placés il arrive à  obtenir un entretien direct avec Hitler. Celui-ci est très vite convaincu. Et les mois qui viennent permettent d’affiner le projet. Le général en chef Brauchitsch, est finalement lui-même convaincu, même s’il continue à douter que des chars puissent effectuer une percée sans un appui important de l’infanterie. Mais Guderian soutient lui aussi le projet, ainsi que celui dont j’ai déjà souligné l’importance, le général Tippelskirch, chef du renseignement de l’Etat-major.
Et voilà comment Hitler obtient son «étrange victoire» avec toutes les conséquences que cette victoire va avoir sur la suite des événements et que j’ai citées en introduction à ce paragraphe...

61) n° 3709 Victor Klemperer: Mes soldats de papier - Journal 1933 - 1941, édit. Seuil, Paris, 2000.
62) n° 3710 Victor Klemperer: Je veux témoigner jusqu’au bout - Journal 1942 - 1945, édit. Seuil, Paris, 2000.
63) n° 3775 Victor Klemperer: LTI, Notizbuch eines Philologen, édit. Reclam Leipzig, 1996
(LTI = Lingua Tertii Imperii).

Impossible de lâcher le Journal de Victor Klemperer une fois qu’on a commencé à le lire, tellement sa lecture est passionnante. C’est un document tout à fait unique. Voilà un grand intellectuel, professeur d’université, spécialiste de littérature française et de philologie, qui vit (qui survit à) toute la période nazie, à l’intérieur de l’Allemagne, jusqu’au bout, qui témoigne d’une autre sorte de persécution, une persécution qui ne se cache pas à l’intérieur d’un camp, qu’il soit de concentration ou d’extermination, mais qui s’affiche brutalement au beau milieu de la population de Dresde et qui s’acharne sur ces malheureux porteurs d’étoiles avec un sadisme horrible, moyen-âgeux et totalement inimaginable en plein 20ème siècle d’autant plus qu’il est exercé au nom d’une nation de haute culture.
Klemperer est destitué de sa chaire en tant que juif dès 1934. Il se consacre alors à sa grande étude de la littérature française des 17ème et 18ème siècles, étude qu’il doit interrompre lorsqu’on lui interdit non seulement l’accès aux bibliothèques mais même l’emprunt de livres. Il lui reste alors son Journal où il note, comme il dit, non les grands événements qui seront de toute façon étudiés plus tard par les historiens, mais les petits faits de tous les jours, tous ces coups d’épingles qui, accumulés, deviennent une véritable torture. Et puis il commence à noter tous ces mots qui constituent une langue nouvelle, la langue du IIIème Reich (il lui donne un nom latin: Lingua Tertii Imperii), une langue qui sert de propagande, d’endoctrinement, qui contamine toute une population en lui instillant son venin sans qu’elle s’en aperçoive. Il en a fait un livre, LTI (qui a d’ailleurs été traduit en français et édité chez Albin Michel en 1996), mais il en a aussi parsemé son Journal au fur et à mesure que les mots nouveaux lui apparaissent (ou que des mots anciens changent de sens). J’apprécie d’autant plus ce genre d’études que j’ai toujours été sensible à cette relation particulière qui existe entre une langue et la façon dont ses locuteurs se représentent le monde, sensible aussi à l’importance qu’ont les mots, leur force, leur influence, à la manière dont on peut les fausser aussi. J’ai souvent rappelé ce qu’en disait déjà Confucius: si les mots ne sont plus justes, l’action est faussée, la morale aussi et le peuple ne sait plus où il en est. C’est un vrai miracle que tous les manuscrits de Klemperer aient pu être sauvés. Mais il y attachait une importance primordiale. Et à partir du moment où il y avait danger continuel de perquisition par la Gestapo, sa femme qui était non-juive les apportait quotidiennement à une amie sûre qui avait une clinique et qui les conservait dans son coffre.

Victor Klemperer


Comment résumer un journal comme celui de Victor Klemperer? Douze ans de sa vie! Mission impossible. Je crois que le plus simple c’est encore de le suivre au fil de son récit, noter les événements les plus marquants, ses réflexions aussi, sur l’histoire, sur les nazis, mais aussi sur le judaïsme (lui-même est protestant), sur l’Allemagne et puis sur l’opinion publique (on sent chez lui cette interrogation constante: comment peuvent-ils se soumettre à cette propagande, y croient-ils, l’antisémitisme est-il vraiment un phénomène allemand, où est la «vox populi»?).
Dès le départ il note à propos de cette idée fixe de pureté de race: ce n’est plus une histoire de religion, c’est de la zoologie! Cela me fait penser à ce passage de l’Homme sans qualités, déjà cité, où un notable autrichien, après avoir entendu des élucubrations sans fin sur la race juive, se dit: c’est curieux ce genre de considérations, jusqu’ici on les appliquait aux questions d’élevage... 
Si 1934 lui paraît un peu plus calme sur le plan de l’antisémitisme, celui-ci redémarre de plus belle en 1935. Et se déchaîne dans le fameux journal nazi Stürmer, dans les discours de Goebbels, dans les affiches omniprésentes dans la rue. Maigre consolation: on attaque aussi les catholiques politiques, les communistes et même l’organisation des nationalistes militaires, le Stahlhelm. Et puis en septembre 1935 sont proclamées les lois de Nuremberg. Et pourtant il garde l’espoir. Espère encore que le gouvernement va peut-être tomber. Se bat pour obtenir les crédits nécessaires pour construire la maisonnette, rêve de sa femme, passe son permis de conduire, achète une vieille bagnole. 
En août 1936, il a cette réflexion, quand il découvre les articles honteux écrits par certains de ses anciens collègues de l’Université: les intellectuels - ceux qui collaborent - sont tous bons à être pendus. La doctrine des nazis, constate-t-il, n’est pas étrangère aux sentiments populaires et contamine graduellement la frange saine de la population. Et un peu plus tard, en 1937, il écrit: «je me dis que l’hitlérisme est peut-être plus profondément et solidement enraciné dans le peuple et plus conforme à la nature allemande que je ne voudrais l’admettre». Et il entend un homme qui a eu à souffrir des nazis, pas antisémite du tout, émettre des idées telles que Volksgemeinschaft (communauté populaire), races distinctes, droit = pouvoir, nécessité d’une armée puissante pour se défendre contre le bolchevisme, etc. Il est atterré. 
Il se moque de l’idéalisation du travail de la terre (Pétain, quelques années plus tard, va prôner lui aussi le retour à la terre). Il cite Vauvenargues: «le retour à la nature est le comble de l’anti-nature». Et encore: «Hitler démasque Rousseau!». 
Mais tout au long de l’année 1937 le discours antisémite devient de plus en plus insupportable. Klemperer devient de plus en plus déprimé, d’autant plus qu’il est maintenant persuadé que c’est bien le peuple allemand que Hitler représente. La strate de l’instinct qui domine dans le peuple, dit-il, existe également chez l’intellectuel à côté de la strate de la pensée. L’éducation et la langue du IIIème Reich cherchent à étouffer la strate de la pensée et à développer l’autre. Tout y concourt: les fêtes, les rassemblements, la presse, le Stürmer, l’exacerbation émotionnelle du sentiment national (c’est l’aspect religieux du nazisme). Il ne cesse d’analyser les mots nouveaux. «Nachwuchs» pour désigner la relève en matière d’acteurs et de sportifs, mais qui utilise un mot à caractère zootechnique ou phylogénétique, dit-il. Il faut dénaturer l’individu, montrer qu’il n’est qu’un maillon de la chaîne, un produit d’élevage. Quand on parle des Russes ce sont toujours des «hordes bolcheviques», donc des sous-hommes.
Nouveau durcissement antisémite en 1938. En juillet tous doivent faire la déclaration de tous leurs biens. Sur sa clôture une affiche: «Jude». A la fin de l’année tous les juifs doivent recevoir de nouvelles cartes d’identité avec le grand J en première page et prendre un prénom juif. En décembre ils sont interdits de permis de conduire. Klemperer doit vendre sa voiture. Et toute émigration est définitivement interdite. De toute façon toutes les tentatives qu’il avait faites auparavant pour émigrer vers la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis, sans grande conviction, il faut le dire, avaient échoué.
C’est là qu’il déclare qu’il ne sera plus jamais allemand. Et pourtant il répétera encore souvent, et jusqu’à la fin, que personne ne peut lui enlever sa germanité. Mais patriote allemand, lui l’ancien combattant? Ah non, cela plus jamais. Et pourtant, dit-il encore, il n’y a pas plus de différence entre un juif allemand et un non-juif qu’entre un catholique et un protestant, qu’entre un Prussien et un Bavarois, entre un patron et un ouvrier.
Klemperer qui suit attentivement ce qui se passe en Italie, note que là aussi des lois antijuives sont publiées en 1938, un événement que nous avons tendance à oublier.
En janvier 1939 tombe pour la première fois le mot terrible d’extermination: c’est Hitler qui dans un grand discours menace d’exterminer les juifs d’Europe «s’ils déclarent la guerre à l’Allemagne»! Et pour commencer, une fois la guerre déclarée, il reçoit l’ordre de quitter sa maison d’ici juin 1940. Il n’aura plus droit qu’à une seule pièce. Le 22 mai 1940, après l’armistice signé avec la France, toute l’Allemagne apprend que «le véritable génie du commandement en chef auquel on doit tout c’est Hitler lui-même» (d’où l’importance déjà signalée de l’incroyable défaite foudroyante de la France. Blitzkrieg = Blitzsieg). Et quasiment le même jour Klemperer emménage avec son épouse aryenne dans son premier «Judenhaus» (immeuble réservé aux juifs). Dès ce moment il note la totale méconnaissance que semblent avoir les aryens de toutes les restrictions et humiliations qui frappent les non-aryens (méconnaissance ou indifférence?). Alors que le Ahnenpass, ce fameux passeport des ancêtres, véritable certificat de pureté de sang, a été rendu obligatoire pour tous par les nouvelles lois de Nuremberg de 1939!   
Klemperer note qu’en octobre 1940 des juifs du Wurtemberg sont déportés dans un camp du côté des Pyrénées. Est-ce le début du projet Madagascar? Mais dès novembre 1941 commence la déportation vers la Pologne. En janvier 1942 la déportation des juifs de Dresde devient systématique. Seuls y échappent encore les travailleurs, les gens âgés de plus de 65 ans, ceux qui ont eu la croix de guerre et ceux qui ont des épouses ou des époux aryens. C’est donc l’existence de son épouse aryenne qui sauve Klemperer, du moins pour le moment.
Dans l’introduction à la version allemande de son LTI, il rend un formidable hommage à toutes ces épouses aryennes qui ont résisté à toutes les pressions pour se séparer de leurs maris juifs. Voilà le véritable héroïsme de l’époque hitlérienne, dit-il. Rien à voir avec ce mot clinquant utilisé à tort et à travers par la propagande nazie. Quel était le quotidien de ces femmes? Insultes, menaces, coups, crachats. Partage de leurs cartes alimentaires avec celles, de plus en plus réduites de leurs époux. Partage de leur existence misérable. Une volonté de vivre qu’il fallait renouveler chaque jour, refuser la tentation de se laisser mourir, se suicider, alors qu’elles savaient qu’on arracherait leur compagnon du cadavre encore chaud pour l’envoyer dans l’exil de la mort. Quel stoïcisme, quelle autodiscipline étaient nécessaires pour maintenir l’espoir, remonter le moral de l’autre, alors que les jours se suivaient, l’un comme l’autre, l’un aussi sombre et aussi sale que l’autre, sans fin, et pourtant s’encourager et se dire sans cesse: l’heure viendra, il faut rester forts jusque là, c’est notre devoir... 
C’est aussi dans LTI, au chapitre L’Etoile, qu’il fait cette constatation étonnante: chaque fois que l’on m’a demandé, chaque fois que l’on a demandé aux autres survivants de l’intérieur, quel a été leur jour le plus terrible au cours de ces 12 années infernales, la réponse était unanime: le 19 septembre 1941. Le jour où il a fallu porter l’étoile juive, l’étoile à six branches de David, ce morceau de tissu jaune, couleur de la peste et de la quarantaine, couleur des juifs au Moyen-Âge, couleur de l’envie et de la bile, couleur du mal qu’il fallait éviter. Le mot «Jude» encadré par les deux triangles de l’étoile, écrit en caractères noirs bien gras, imitant par les traits horizontaux épaissis des caractères l’écriture hébraïque. Une constatation que l’on peut trouver étonnante quand on sait toutes les horreurs par lesquels ils sont passés jusqu’en 1945, mais qui ne l’est pas tant quand on songe que c’est cette étoile qui annonce tout ce qui suit, qui fait définitivement de tous ses porteurs des sous-hommes, des cibles, du gibier pour sadiques. Reich-Ranicki qui avait vécu la même expérience, dès décembre 39, à Varsovie (un brassard blanc avec une étoile de David bleue), disait que c’était comme s’ils étaient marqués «hors-la-loi» (voir Marcel Reich-Ranicki dans Tome 5). Au début Klemperer ne veut pas sortir de chez lui, mais bientôt il ne pourra plus l’éviter. Et alors tout peut arriver. Des jeunes de la Hitlerjugend se moquer de lui ou l’insulter. Un homme ordinaire le montrer à son fils, disant: regarde, voilà un de ces juifs qui sont cause de tout. Un autre Monsieur qui traverse la rue, lui serre la main et lui dit: sachez que je n’approuve pas (mais, dit Klemperer, il ne se rend pas compte qu’il risque l’amende et la prison, et moi la  déportation immédiate et la mort). Le lendemain un automobiliste s’arrête et l’invective grossièrement. Plus tard quand il sera obligé de travailler comme ouvrier en usine, il est à la merci de n’importe quel SS ou Gestapiste qui peut à tout moment l’engueuler, le faire descendre du tram (de toute façon il n’a droit qu’à la plate-forme extérieure) ou le convoquer à la Gestapo. Cacher l’étoile avec un châle ou une serviette c’est à nouveau risquer la déportation immédiate, donc la mort.
En avril 1942 il entend parler pour la première fois (par des soldats en permission) de massacres de juifs à Kiev. Des gens disparaissent mystérieusement à  Dresde. Cette fois-ci on évacue les vieux, à Theresienstadt. On ne sait pas exactement ce qui s’y passe. Plus tard, en juin 43 on considère la déportation vers Theresienstadt comme une faveur par rapport à la Pologne. En octobre 1942 il entend parler d’un camp de femmes dans le Mecklenbourg (Ravensbrück?) et de leur évacuation vers Auschwitz «qui semble être un abattoir travaillant vite», dit-il. 
Dans une note de  juin 1942 il fait la liste de 31 ordonnances relatives aux juifs telles qu’elles ont été introduites progressivement. Je vais les citer toutes ici car cette liste me paraît extrêmement importante pour comprendre avec quel sadisme les responsables administratifs de la question juive ont opéré. Voici les principales: interdiction d’écouter la radio, d’utiliser le téléphone, d’aller au théâtre, au cinéma, au concert, au musée; interdiction de s’abonner à des journaux ou d’en acheter; obligation de quitter son domicile et de déménager dans un «Judenhaus»; interdiction d’utiliser tout moyen de transport, d’abord les autobus, les tramways sauf sur la plate-forme avant, puis interdiction de tout déplacement sauf pour aller au travail, puis obligation d’aller au travail à pied sauf si on habite à plus de 7 km de son lieu de travail (Klemperer omet de mentionner l’interdiction de l’usage de sa voiture privée); interdiction d’acheter des articles pour fumeurs, d’acheter des fleurs, interdiction d’aller chez le coiffeur, de faire appel à un artisan (sauf sur autorisation spéciale), obligation de remettre aux autorités les machines à écrire, les fourrures, les couvertures de laine, les chaises longues; interdiction de conserver des animaux de compagnie (et de les donner à des voisins: les Klemperer doivent faire tuer leur chat adoré), interdiction de quitter la banlieue de Dresde, de pénétrer dans la gare, de passer le long des ministères, de passer par les jardins publics, d’emprunter la pelouse municipale et les rues qui bordent le grand parc de Dresde, interdiction de fréquenter les bibliothèques de prêts, interdiction d’acheter des denrées dites rares (même les tomates sont dites rares!), retrait de la carte de lait, de la carte de poissons, de la carte d’habillement, pas de ration spéciale (chocolat, café, fruits, lait concentré) (un mois plus tard on retirera aux juifs la carte des oeufs et celle des légumes), interdiction de conserver chez soi des réserves de denrées alimentaires (chaque fois que la Gestapo va perquisitionner chez les Klemperer on fauche tout), impossible de manger dans un restaurant, tous étant interdits aux porteurs d’étoiles (or on y trouve souvent encore de quoi manger quand on n’a plus rien à la maison, sa femme Eva pourra au moins en profiter de temps en temps) (Klemperer oublie d’ailleurs de préciser que les juifs ont bien sûr des cartes d’alimentation spéciales et qu’ils n’ont pas droit aux mêmes quantités que les aryens. Les Klemperer vont d’ailleurs passer par des périodes de faim véritable. Les pommes de terre - parfois pourries - sont souvent le plat unique); obligation de rester chez soi après 8 heures ou 9 heures du soir (plus tard on abaissera encore la limite horaire), restriction des achats à une heure bien précise; impôts spéciaux pour les juifs, revenus plafonnés (le plafond étant bien sûr continuellement abaissé).
Voilà donc la situation au mois de juin 1942. Toutes ces mesures ont été prises progressivement. Et de nouvelles vont venir s’y ajouter au cours des années qui suivent. Qui est responsable de toutes ces mesures? Quels sont les fonctionnaires assez vicieux pour en imaginer toujours des nouvelles? De plus en plus humiliantes et sadiques. Le plus grand sadisme réside d’ailleurs dans la progressivité des ordonnances, par le climat d’incertitude et d’arbitraire ainsi créé. 
Mais le pire des arbitraires vient d’ailleurs: l’omniprésence des SS et de la Gestapo, et puis les dénonciations. Un jour il rentre peu de temps après le couvre-feu et s’aperçoit qu’il a laissé de la lumière filtrer à travers les stores. Le lendemain: visite de la police. Il a été dénoncé. La police, raconte Klemperer, est en général plutôt polie. Il n’empêche, le policier fait son rapport, suppose qu’il aura une amende, mais comme il est juif il fera de la prison. Un mois entier. Et le plus terrible pour lui: sans papier et crayon pour écrire.
Les perquisitions à domicile deviennent de plus en plus fréquentes. Deux membres de la Gestapo, toujours les mêmes, particulièrement violents et vulgaires, que les juifs désignent sous les noms du Cogneur et du Cracheur, sont chargés de cette tâche et s’en donnent à coeur joie. Eva n’échappe pas aux gifles et crachats. Un jour le Cogneur trouve un livre nazi, le Rosenberg, que Klemperer était en train d’étudier, et le prend pour lui taper sur la tête (comment oses-tu, juif, lire un livre allemand, je vais te le faire entrer dans le crâne). Et bien sûr ils démolissent et fauchent ce qu’ils peuvent faucher.
C’est au cours de l’hiver 1942 que le professeur d’université Klemperer (dont le nom se trouve pourtant dans le Brockhaus, le Larousse allemand, dit-il) est astreint pour la première fois à des travaux manuels (déblaiement de la neige, travaux au cimetière juif), puis à partir d’avril 1943 il doit travailler comme manoeuvre en usine. Travail humiliant pour lui, houspillé par son contremaître, incapable de tenir les cadences et temps perdu pour ses études, ses lectures, son journal. Pourtant il me semble qu’il y a quelques compensations, les rencontres avec les autres juifs même s’il prétend détester cette promiscuité (mais cela lui permet d’être mieux informé, et puis cela l’incite à mieux s’informer des questions relatives à la judéité: histoire, sionisme, etc.), les contacts aussi avec un monde moins perverti par le nazisme, des ouvriers et des contremaîtres anciens socialistes ou communistes et opposants au régime.
Il lit les tomes qu’on lui prête de la monumentale Histoire des juifs de Heinrich Graetz. Auparavant il avait déjà lu l’Histoire des juifs en Allemagne d’Ismar Elbogen qui était le mari d’une cousine, beau-frère du musicien Otto Klemperer (voir n° 1902 Ismar Elbogen: Geschichte der Juden in Deutschland, édit. Erich Lichtenstein, Berlin, 1935). Il avait d’ailleurs trouvé que cette histoire était déjà contaminée par la langue du IIIème Reich (Volljuden, l’homme juif, etc.). Il se pose des questions sur la maison d’édition (Jüdische Buchvereinigung): n’a-t-elle pas été créée sous la pression des nazis? Je me suis posé la même question, étant donnée la date de la publication (1935). Surtout il trouve que sa propre «germanité» repose «sur un sol bien mince» (égalité des droits pour les juifs seulement depuis 1848 et restreinte à nouveau en 1850). On lui prêtera également l’autobiographie (Ma Vie) et quelques tomes de l’Histoire juive, un essai de philosophie historique de l’autre historien juif, assassiné par les nazis à Riga, Semion Dubnow. Il ne fait guère de commentaires concernant l’oeuvre de Graetz. Quand je vois tous les reproches qu’il fait à Herzl, je me demande s’il l’a bien lu puisque Graetz parle constamment de «peuple juif» et que Graetz, comme nous l’apprend l’historien israélien Shlomo Sand, a participé aux controverses sur la notion de nationalité des années 1860 et qu’il était plus proche des positions de l’historien antisémite Heinrich von Treitschke (ethnocentrées) que de celles plus universelles (politico-culturelles à la française) de Theodor Mommsen (voir à ce sujet: n° 3783 Shlomo Sand: Les mots et la terre - Les intellectuels en Israël, édit. Fayard, Paris, 2006). Avec Herzl dont il lit les Ecrits sionistes, l’Etat juif, des extraits de son Journal même, il est probablement un peu injuste: il lui trouve «une certaine parenté avec Hitler» par les raisonnements, les mots même, par un certain fanatisme. Il parle même du «préjudice monstrueux qu’il nous a causé» (il trouve une certaine lettre adressée par Herzl au Gouvernement anglais où il affirme que si l’Angleterre les aidait dans la création d’un Etat les juifs du monde entier lui seraient éternellement reconnaissants. Et voilà un argument pour Hitler qui lui permet de clamer que les juifs sont l’ennemi de l’Allemagne, dit Klemperer). Il trouve que la définition de la nation par Herzl est bien vague: «un groupe historique dont la cohésion est manifeste et qui a un ennemi commun» (la deuxième partie de cette définition correspond pourtant, me semble-t-il, aux théories de Bourdieu pour qui ce qui est important pour la constitution d’un groupe, c’est moins la substantialité que le lien entre membres créé p. ex. par une lutte).  Klemperer reconnaît pourtant que Herzl «élude la question du sang» et qu’il «se dérobe à la question de la théorie de la race». Il faut se souvenir que tous les juifs allemands ou autrichiens qui étaient pour l’assimilation ou qui ne se posaient même pas la question d’une exception judaïque éventuelle, étaient opposés au sionisme (voir Karl Kraus ou Rathenau ou tous ces intellectuels allemands qui à l’époque de Mommsen ou Humboldt estimaient qu’ils participaient au mouvement allemand de la Bildung, c. à d. de la culture rationnelle, de la fin du XIXème siècle). Herzl, nous apprend Sand, était d’ailleurs le moins «völkisch», ou ethno-centré, de tous les sionistes de l’époque. Et puis sans Herzl il n’y aurait probablement jamais eu d’Israël, et les survivants n’auraient pas trouvé de havre de paix. Quant à la définition ethno-centrée ou carrément ethno-religieuse des juifs cela leur pose encore beaucoup de problèmes non résolus aujourd’hui. Et d’abord à l’Etat d’Israël. Mais ceci est une autre histoire.
Parmi les juifs que Klemperer est amené à fréquenter, soit dans le Judenhaus, soit à l’usine, il y a de tout: L’un n’avait jamais entendu parler de Herzl, un autre accuse «toutes ces générations de rabbins qui nous ont obligés à rester dans notre isolement», d’autres reviennent à leur religion, d’autres encore rêvent de la Palestine (l’un d’eux essaie de convaincre Klemperer de prendre un poste de professeur à l’Université de Tel-Aviv et, au préalable, de brûler son certificat de baptême).
Klemperer continue par ailleurs son étude linguistique de la LTI. Il note que le mot fanatisme qui avait une connotation tout à fait négative avant Hitler devient positif chez les nazis et est employé continuellement. Durant les derniers combats de la fin de la guerre on parlera même de «fanatisme sauvage». Et puis il évoque des affiches et des slogans de propagande que j’ai moi-même vus et dont je me souviens parfaitement (alors que je n’ai eu que 10 ans en 45): le Kohlenklau et le Feind hört mit. Dans les deux cas étaient représentés des personnages sombres, inquiétants, au profil sémite. Le premier, le Voleur de charbon (klauen est un mot populaire pour voler, faucher), devait inciter les gens à économiser l’énergie, et donc le charbon. Le deuxième, signifiant l’ennemi vous écoute, était un pur objet de propagande, car on ne voyait pas quels grands secrets la population ordinaire pouvait dévoiler que l’ennemi caché (probablement juif) aurait cherché avidement à connaître. La suppression de l’article devant le mot Feind était un élément caractéristique de la nouvelle langue de propagande (cherchant à faire américain, moderne, technique, efficace, disait Klemperer). Je me souviens personnellement d’un autre slogan du même genre, peint sur une gare (Mulhouse peut-être?): Räder müssen rollen für den Sieg (les roues doivent rouler pour la victoire, toujours sans article devant roues).
Klemperer étudie lui aussi l’influence du mouvement völkisch sur le national-socialisme (ce que j’ai étudié plus haut), et même sa lointaine parenté avec le romantisme allemand. Il a même cette formule cruelle: «Le national-socialisme est la conséquence la plus venimeuse ou plus exactement la conséquence ultime et paroxystique du romantisme allemand». C’est avec l’introduction de la notion de race, véritable imposture intellectuelle, qu’on perd toute dimension spirituelle et que commence la descente aux enfers.
Et puis la vie continue. Les fonctionnaires continuent à inventer de nouvelles mesures pour abaisser les juifs (p. ex. fermeture des écoles juives, interdiction de donner des cours privés aux enfants, confiscation des derniers appareils électriques et des gramophones, etc.). La communauté juive reçoit de plus en plus souvent des urnes avec des cendres provenant du camp de Theresienstadt (rien d’Auschwitz, et pour cause) et des prisons (il s’est pendu dans sa cellule, est l’explication la plus courante). De plus en plus de juifs sont arrêtés sans que l’on sache pourquoi, et disparaissent. Klemperer décrit aussi le désespoir qui les ronge alors que les premiers signes d’un retournement se dessinent (Stalingrad) mais qu’en même temps l’armée allemande semble enregistrer d’autres succès (Sébastopol, l’Afrique du Nord, la Libye, la percée vers l’Egypte). Plus on commence à espérer plus on est abattu par la lenteur de la progression russe, et plus tard, alliée.
Et puis voilà que Klemperer est sauvé par ce que certains ont appelé un crime de guerre, la destruction totale, en une nuit, de sa bien-aimée ville de Dresde. Car c’est au moment même où il avait été décidé de déporter la poignée de juifs qui y restaient (à la fin de l’année 1942 ils n’étaient déjà plus que 60 à 80) que le feu du ciel se déverse sur la ville. Les 13 et 14 février 1945. 1500 tonnes de bombes ordinaires et de bombes à souffle et 1200 tonnes de bombes au phosphore. Les Allemands ont d’abord parlé de 200000 morts. Aujourd’hui (d’après les notes du Journal de Klemperer) on pense que le chiffre réel des victimes se situe plutôt entre 25000 et 35000. Klemperer et sa femme se perdent, puis se retrouvent. Elle lui arrache son étoile jaune et ils fuient ce qui reste de Dresde avec les autres réfugiés. Ils vont d’abord rejoindre le village de leur ancienne bonne dans une région frontière où l’on parle encore le sorabe et où l’on est farouchement catholique et antinazi (le sorabe est une langue slave parlée encore aujourd’hui dans l’ancienne province de Lusace divisée entre les deux Länder du Brandebourg et de la Saxe). Klemperer prend un faux nom, falsifie les cartes d’alimentation qui lui restent. Plus tard les autorités déplacent tous les réfugiés vers la Bavière. Les Klemperer trouvent d’abord refuge chez un ami pharmacien du Vogtland. Puis, par peur d’une dénonciation ils fuient à nouveau, pour Munich cette fois-ci, enfin la Haute Bavière où ils se trouvent au moment de l’arrivée des Américains. Klemperer est définitivement sauvé. On est en mai 1945.
Très vite les Klemperer essayent de revenir à Dresde malgré les difficultés et les interdictions. Ils y arrivent à force marches à pied, retrouvent leur ancienne maison dans une banlieue de Dresde intacte. Plus tard ils décident d’y rester bien que la Saxe va être zone occupée russe. Mais Klemperer estime que seul un régime communiste peut réaliser le nettoyage à fond dont l’âme allemande a besoin. Il entre d’ailleurs au Parti et reste à Dresde jusqu’à sa mort. Il serait intéressant de lire la suite de son Journal qui va de 1945 à 1959 (il n’a pas été traduit en français) et qui porte un titre qui en dit long: Ich sitze zwischen zwei Stühlen (Je suis assis entre deux chaises).
Klemperer se montre dans son journal comme un homme ordinaire, avec ses qualités et ses faiblesses. Il se montre souvent un peu mesquin, jaloux de certains de ses collègues, critique envers ses connaissances, froid avec sa famille, son frère aîné Georg, médecin célèbre réfugié aux Etats-Unis, et qui semble pourtant vouloir l’aider. Son épouse, Eva, une pianiste, sans laquelle il ne se serait jamais sorti, meurt en 1951, probablement des suites de toutes les souffrances qu’elle a dû subir. Mais cela ne l’empêche pas de se remarier dès l’année suivante avec sa collaboratrice. Par certains côtés il me fait penser à Reich-Ranicki. Même volonté de survivre, même volonté de rester allemand malgré tout.
Mais le témoignage de Klemperer est un document inestimable. Il dit quelque part que la vérité est bien difficile à atteindre en matière d’histoire. Ceux qui n’ont pas vécu les événements ne peuvent que s’appuyer sur des documents écrits et des témoignages mais il leur manquera toujours l’expérience du vécu. Ceux qui les ont vécu, les événements, ont forcément une vue partielle et subjective. Et pourtant je suis persuadé que ce sont eux qui sont le plus près de la vérité.
C’est pourquoi, pour finir, je voudrais revenir encore une fois sur l’image que son Journal donne des Allemands, ses contemporains. Et d’abord les hommes du système. Le cogneur et le cracheur sont des individus communs, vulgaires, qui, grâce aux événements, acquièrent un pouvoir, presque illimité sur d’autres individus et qui en profitent à loisir. Ce sont les éléments d’une glèbe qui n’est pas propre à l’Allemagne. On aurait pu les trouver n’importe où, chez d’autres peuples, et par exemple dans la milice française (Louis Malle en donne une magnifique illustration dans son Lacombe Lucien). Mais leur chef était parfaitement au courant de leurs agissements et les laissait faire. D’ailleurs à l’occasion les chefs aussi étaient capables de se comporter à l’égard des pauvres porteurs d’étoiles avec violence et vulgarité. Sur ce plan-là tous les SS et les membres de la Gestapo étaient pareils. Quant aux fonctionnaires qui rédigeaient toutes ces mesures sadiques qui régissaient la vie quotidienne des juifs Klemperer ne les a jamais rencontrés. Qui étaient-ils? Mystère. Par contre Klemperer rend souvent hommage aux policiers qui restent toujours polis et se disent souvent navrés des interventions qu’ils sont obligés de faire.
Quant aux hommes ordinaires Klemperer ne cesse pas d’observer et de s’interroger. Il appelle cela vox populi. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’est pas facile de se faire une opinion. Il y a des amis qui continuent à le soutenir en prenant tous les risques, mais on ne connaît pas toujours la relation qui le lie à eux. Il y a la fameuse Anne-Marie qui semble avoir une clinique et qui conserve ses manuscrits dans un coffre-fort. Il y a la famille de son ancienne bonne en région slave, catholique et opposante par tradition. Il y a le pharmacien, dans le Voigtland, un ami , sans que l’on sache beaucoup plus sur ses relations antérieures. Il y a d’autres gens qui les aident à l’occasion, des commerçants pour la nourriture, des industriels qui cherchent à les sauver de la déportation, sans qu’on sache si c’est par pure compassion ou pour conserver une main d’oeuvre pas chère. Il y a des gens qui expriment publiquement de la sympathie, mais ce genre de manifestations est toujours risqué, surtout pour Klemperer, bien sûr. Il y a encore quelques anciens élèves qui lui manifestent sa sympathie, mais, semble-t-il aucun de ses anciens collègues. Certains de ces professeurs écrivent même des articles abjects dans la presse nazie. Ce qui explique sa fureur contre les intellectuels. C’est surtout lorsqu’il travaille en usine que les contacts semblent plus encourageants, certains ouvriers et même certains contremaîtres ayant eu visiblement des antécédents socialistes ou communistes. Mais même là les conversations recèlent toujours un certain danger. On n’est jamais à l’abri d’un mouchard ou d’un provocateur.
Mais il y a aussi ceux qui crachent leur haine. Des jeunes de la Hitlerjugend, celui qui montre le juif à son fils: regarde bien: il est la cause de tout, celui qui s’arrête en voiture pour l’insulter, et l’homme aux cheveux blancs qui le traite de sale juif en le croisant sur le trottoir. Comment expliquer tant de haine? D’autres profitent simplement de la situation comme ce commerçant qui s’installe dans sa maison, lui assure qu’il ne le fait que pour la lui conserver et, en réalité, fait tout pour qu’elle devienne sa propriété.
Et puis surtout Klemperer se rend compte que ses concitoyens semblent tout ignorer de toutes ces mesures qui frappent les juifs et leur rendent la vie impossible. Que savent-ils des massacres? Il n’en parle guère. C’est l’ignorance de ce qui se passe dans leur proximité immédiate qu’il leur reproche. Ignorance ou indifférence? Cela me fait penser à une réflexion d’Avraham Burg, l’ancien Président de la Knesset, à propos de l’attitude présente des Israéliens par rapport à la vie quotidienne des Palestiniens, leurs voisins: Comment se fait-il que le monde entier se mobilise pour un tsunami, dit-il, et que personne ne s’inquiète de ce qui se passe chez son voisin? Pour moi la réponse est très simple: chercher à savoir si le voisin bat sa femme ou ses enfants, c’est risquer d’être obligé à intervenir, de devoir prendre position. Aucun risque du même genre avec l’aide au tsunami! 
C’est au cours de sa fuite, alors qu’il ne porte plus l’étoile, qu’il peut mieux observer ses concitoyens, les écouter parler. Les langues se délient aussi puisque la plupart se rendent compte que c’est la fin du régime. Et certains, surtout des Berlinois issus des milieux populaires, s’en réjouissent ouvertement. Et pourtant il y en a encore beaucoup qui croient à l’arme miraculeuse, à Hitler (il ne savait pas, dit l’un d’eux, à propos des juifs, c’est son entourage!), à la responsabilité des juifs dans la guerre «imposée au peuple allemand». Klemperer note l’incroyable efficacité de la propagande nazie. Et il se demande combien de temps il faudra, après la guerre, pour débarrasser les cerveaux allemands de toute cette saleté, les idéaux nazis et les mensonges. Y arrivera-t-on? Se demande-t-il. Peut-être par le communisme, croit-il (belle illusion). Quant aux SS ils sont toujours là. Quelques heures seulement avant que les chars américains arrivent dans le dernier village bavarois où il est réfugié, deux d’entre eux, dans leur sinistre uniforme noir avec les signes runiques aux revers, entrent encore dans l’auberge, demandant à être servis, la morgue aux lèvres...

64) n° 3654 - 56 Raul Hilberg: La destruction des Juifs d’Europe, édit. Gallimard (folio Histoire), 2006. C’est l’édition définitive, complétée et mise à jour.

Me voici arrivé au terme de cette chronique. La chronique de ces malheureuses trente années de notre 20ème siècle européen. Et le terme en est ce que Hitler et ses sbires appelaient justement la solution finale. Le génocide des Juifs d’Europe. Et c’est bien l’étude de ce crime horrible qui m’a conduit à faire ce retour en arrière. Revenir aux massacres de la guerre de 14. Suivre la montée des fascismes. Et poursuivre notre histoire européenne jusqu’aux nouveaux massacres de la guerre de 40 un peu plus de 20 ans après la fin de la première. Et jusqu’à ce crime inouï, crime industriel, où des êtres humains ont été considérés par d’autres êtres humains comme de la vermine. Une vermine dont il fallait débarrasser le monde, en s’appuyant sur les progrès de la chimie. Et tout ceci s’est passé en Europe, dont les racines remontent à la Grèce et au christianisme, qui a apporté au monde la Renaissance, les Lumières, les idéaux de notre Révolution et la démocratie moderne.
Arrivé à ce point de mes réflexions que puis-je encore dire de ce génocide? Aujourd’hui les faits sont parfaitement connus. Ils ne l’étaient pas dans l’immédiat après-guerre. Ou du moins dans un premier temps tout le monde a fait silence. Les survivants, trop choqués de ce qu’ils avaient vécu, gênés d’avoir survécu, surpris aussi de constater que personne ne les interroge ou que personne ne veuille croire l’insoutenable. Les vainqueurs parce qu’ils savaient bien qu’ils ont fait passer la recherche de la victoire avant la compassion pour les victimes juives. Les contemporains parce qu’ils sentaient tous obscurément qu’ils portaient presque tous une petite ou une grande co-responsabilité.
Et puis, progressivement les études se sont multipliées et se comptent aujourd’hui par centaines. Mais le travail de base auquel tout le monde se réfère reste celui de Raul Hilberg. C’est une véritable somme qu’a réalisée Hilberg, un travail continuellement mis à jour jusqu’à cette dernière édition en français parue en 2006. L’éditeur indiquait: «édition définitive». Mais en réalité «c’est un travail sans fin...», dit Hilberg dans l’interview qu’il avait accordé au Monde en octobre 2006.  Et puis il est décédé en juillet 2007 à l’âge de 81 ans. Quant à son étude elle continue à être considérée comme la base de toute recherche sur le génocide. Et quand Le Monde, dans son numéro du 25/01/2003, récapitule les nombres de juifs exterminés, c’est aux chiffres de Hilberg qu’il se réfère. Je les rappelle une dernière fois: 5,1 millions dont près de 3 millions de Polonais, plus de 700000 Russes, 270000 Roumains, 260000 Tchèques, plus de 180000 Hongrois, près de 130000 Lituaniens et 70000 citoyens juifs de Lettonie. On voit que ce sont les juifs d’Europe de l’Est qui ont subi les pertes les plus énormes. Il est vrai que c’était la région où la population juive était la plus nombreuse, une région où elle était littéralement prise au piège. Et c’est vrai aussi que les autres populations civiles de ces régions ont subi elles aussi d’énormes pertes (surtout Russes et Polonais). Ceci étant les pertes en juifs des pays d’Europe occidentale ont été importantes également: 130000 pour l’Allemagne, plus de 100000 pour les Pays-Bas, 75000 pour la France (dont d’après d’autres sources la moitié était constituée de juifs étrangers), plus de 50000 pour l’Autriche et 60000 pour la Grèce. 
Raul Hilberg est né à Vienne. Sa famille a fui l’Autriche pour se réfugier aux Etats-Unis où il arrive en 1939. Il revient en Europe aux derniers jours de la guerre sous l’uniforme américain, assiste à l’effondrement allemand en Bavière (il aurait pu y rencontrer Victor Klemperer) et est chargé de contrôler les locaux du parti nazi à Munich où il découvre la bibliothèque d’Adolf Hitler. Très vite il commence à s’intéresser à l’extermination des juifs par les nazis en se basant d’abord sur les documents des procès de Nuremberg, puis après son retour aux Etats-Unis, décide d’en faire une thèse de doctorat, commence à éplucher tous les documents disponibles et a la chance de tomber sur les dossiers de tous les Allemands capturés pendant la guerre. A partir de ce moment il va en faire l’oeuvre de sa vie, se retirant à Burlington, au bord du Lac Champlain, un endroit que je connais bien, gagnant sa vie comme professeur de sciences politiques à l’Université du Vermont.
On a reproché à Hilberg de s’être appuyé presque exclusivement sur les documents écrits des bourreaux. Et très peu sur ceux des victimes. Mais, comme il le dit lui-même, les juifs du ghetto de Varsovie p. ex. ne savaient pas grand-chose de ce qui se passait à l’extérieur de leurs murs. Seuls les bourreaux avaient une vue d’ensemble. Et c’est donc bien à eux qu’il faut s’adresser si on veut comprendre comment on a pu en arriver là.
Mais c’est justement parce qu’il a étudié ces sources écrites, et en particulier les nombreuses notes échangées entre les diverses administrations, qu’il est arrivé à la conclusion que le génocide n’aurait jamais pu être réalisé avec une telle efficacité et une telle amplitude s’il n’y avait pas eu une bureaucratie qui s’était mise au service de la sinistre tâche à accomplir. Les réflexions que Hilberg place au milieu de son troisième tome (voir Réflexions) et qui s’étendent sur plus de 120 pages sont particulièrement intéressantes à lire. Car le déroulement des faits on les connaît parfaitement aujourd’hui. Ce qui importe maintenant c’est plutôt de comprendre, de chercher à comprendre, le pourquoi et le comment du crime. «Le massacre ne s’organisa pas dans le vide», dit Hilberg. «Il avait une signification pour ceux qui en furent les agents». C’était une véritable entreprise. Et les bureaucrates allemands mirent leur compétence au service de cette entreprise, dit-il. C’est peut-être ce qu’il y a de plus effrayant dans toute cette histoire: la manière froide et objective dont un grand nombre de fonctionnaires règlent les problèmes que leur pose cette entreprise.
Hilberg cite de nombreux exemples de toutes ces notes administratives: Comment définir un Mischling (un métis)? Un Mischling de première catégorie a deux grands-parents juifs, un de deuxième catégorie un grand-parent juif. Faut-il stériliser les deux catégories ou seulement le premier? Le premier seulement car le deuxième contient plus de gènes germaniques, ce serait dommage de les perdre. Mais même si on ne stérilise que la première catégorie, ne risque-t-on pas d’avoir des problèmes avec l’opinion publique puisqu’ils ont forcément aussi des ascendants aryens? Notez que le terme même de Mischling a une connotation toute particulière: mon Brockhaus qui date pourtant de 1923, donc d’avant l’ère nazie, écrit: «Mischling, Bastard, enfant issu du mélange entre un Blanc et un Noir; en général, et sur la durée, a une fertilité inférieure à celle de descendants issus de races pures... Pour ce qui est du mélange entre animaux ou végétaux, voir sous Bastard...»
Autre source de discussions sans fin: comment traiter le problème des mariages mixtes? Faut-il les inciter à divorcer? Oui. Faut-il annuler leurs mariages? Non, disent les gens du Ministère de la Justice, cela n’est guère possible, question de droit! Faut-il interner les deux époux ensemble, p. ex. à Theresienstadt? Impossible, toujours à cause de l’opinion publique. C’est aussi à cause de l’opinion publique que l’on a renoncé officiellement (du moins jusqu’à la fin 44) à déporter les époux juifs des mariages mixtes tout en les soumettant à toutes les persécutions décrites par Victor Klemperer et en trouvant souvent des prétextes pour les déporter quand même.
Ce rappel de l’importance de l’opinion publique est le seul élément positif que l’on peut entrevoir dans toute cette histoire. On se dit: ils ont tout fait pour que l’opération reste cachée, donc la majorité des Allemands ne savaient pas. Et pourtant le processus qu’il décrit implique un nombre tellement élevé d’acteurs qu’on est bien forcé d’en conclure - et c’est bien ce que Hilberg semble suggérer - que le nombre de ceux qui savaient devait être incroyablement élevé. Et c’est ce qui rend la lecture des trois tomes de l’étude de Hilberg encore bien plus déprimant.
Cela commence par ce que l’on a appelé les opérations mobiles de tuerie. Des  opérations que j’ai déjà largement évoquées dans ma note précédente. Je m’étais appuyé essentiellement sur les ouvrages de Paxton et de Breitmann. Or Hilberg a été un des premiers à étudier cette tuerie de masse qui d’après les connaissances que l’on en a aujourd’hui a permis l’extermination du nombre incroyable de 1,4 millions de juifs! Hilberg décrit toute l’opération avec force détails et en citant continuellement ses sources. Au départ ces unités constituées de SS et de membres de la police et chargées de tuer toute la population juive après l’invasion de l’Union soviétique en juin 1941 ne comptaient pas plus de 3000 hommes. Il y a d’abord une première vague de tuerie qui se déploie sur les territoires conquis en 1941 et sur lesquels vivaient auparavant 4 millions de juifs. A la fin de cette première étape 1,5 millions avaient fui et 500000 avaient été massacrés. Puis vient une étape intermédiaire pendant laquelle on crée des ghettos, on impose l’étoile, on crée les Conseils de juifs, on confisque les biens, on introduit le travail forcé et on affame par sous-alimentation. Et puis on rafle et on assassine. Quant à la deuxième vague elle commence à l’automne 1941 et déferle sur le Nord (Lithuanie) avec des moyens plus puissants et se prolonge jusqu’en juillet 42. Ces deux dernières actions conjuguées entraînent le massacre de 900000 juifs supplémentaires. Ces chiffres incluent les exécutions de juifs en Galicie (avec l’aide de l’armée roumaine), de juifs prisonniers de guerre et de juifs en Serbie. La lecture du récit détaillé des tueries est difficile à supporter. Et ce qui est également difficile à admettre - mais Hilberg en donne de nombreux exemples - c’est la coopération plus ou moins explicite de certains éléments de l’Armée allemande elle-même. De toute façon c’est la thèse de Hilberg: la destruction des juifs d’Europe n’a pu être réalisée par les seuls SS de Himmler et de Heydrich. Y ont coopéré non seulement la bureaucratie de l’administration mais aussi l’armée et l’industrie.
Alors pour respirer un peu j’ai relu un ouvrage qui se trouve depuis longtemps dans ma bibliothèque, qui est un livre qui raconte l’histoire du mouvement de résistance dans l’Armée et qui a paru dans l’immédiat après-guerre: n° 1905 Offiziere gegen Hitler, nach einem Erlebnisbericht von Fabian von Schlabrendorff, bearbeitet von Gero von S. Gaevernitz, édit. Europa-Verlag, Zurich, 1946. Schlabrendorff n’était pas un militaire professionnel. Il avait fait des études de droit mais avait été un opposant politique dès l’origine, avait noué des liens avec d’autres opposants (entre autres le fameux Goerdeler, maire de Leipzig et chef de la résistance civile) s’était lié d’amitié dès 1939 avec un des moteurs de la résistance dans l’armée, le Lieutenant-Colonel Henning von Tresckow, avait rejoint celui-ci, après son incorporation, à l’Etat Major du groupe d’Armée Centre et était devenu son officier d’ordonnance. Or Tresckow avait un rôle clé dans cet Etat Major puisqu’il en était devenu le premier officier. Tresckow et Schlabrendorff n’ont pas cessé d’essayer de convaincre des officiers généraux de participer à la conjuration contre Hitler ni de planifier des attentats contre lui. Mais ils n’eurent aucune chance avec le premier commandant du Groupe d’armées Centre, Fedor von Bock («Je ne permets pas que l’on attaque le Führer! Je me mettrai devant le Führer et je le défendrai contre quiconque ose l’attaquer!», hurla-t-il lorsque Tresckow l’entreprit au sujet de la responsabilité de Hitler.). Et pas beaucoup plus de réussite avec celui qui lui succède en décembre 1941, Gunther von Kluge, qui n’arrête pas de changer d’avis. Et qui va se dégonfler complètement plus tard au moment de l’attentat du 20 juillet 1944 lorsqu’il est commandant en chef du groupe d’Armée de l’Ouest. Tresckow et Schlabrendorff avaient d’ailleurs fait une première tentative contre Hitler  le 13 mars 1943 mais le détonateur n’avait malheureusement pas fonctionné.
Schlabrendorff est un des rares survivants, quasi miraculé, du réseau de résistance militaire avec Philipp von Boeselager qui vient de décéder (voir Le Monde du 8 mai 2008). C’est d’autant plus surprenant que la répression après l’attentat fut impitoyable. Schlabrendorff donne à la fin de son récit une liste de 126 conjurés qui ont été fusillés ou pendus ou ont été amenés à se suicider. On y trouve de nombreux généraux (tels que le général de division von Stülpnagel, le général d’Armée von Witzleben, etc.) et des officiers supérieurs, même un chef SS, Arthur Nebe, un ancien policier, qui a commencé à essayer de protéger les juifs dans la zone du groupe d’Armée centre et a fini de coopérer avec le réseau, des représentants de la société civile, sociaux-démocrates, communistes, syndicalistes, catholiques, protestants (comme le fameux résistant protestant Dietrich Bonhoeffer) et bien sûr les deux chefs de la résistance: le général de corps d’armée Ludwig Beck, ancien chef d’Etat-major de l’Armée allemande avant la guerre, qui avait démissionné au moment de la crise des Sudètes par opposition à la politique expansionniste de Hitler et qui avait pris le commandement militaire général après l’attentat, et du côté civil l’ancien maire de Leipzig, Dr. Karl Goerdeler.

Henning von Tresckow

Fabian von Schlabrendorff

On trouve également dans la liste l’amiral Canaris, le chef des renseignements et son adjoint le général de brigade Hans Oster qui a joué un rôle important dans la conspiration. Ce qui n’empêche pas Canaris de figurer également dans la liste établie par Hilberg des principaux responsables de l’extermination des juifs. Je crois qu’il est un peu injuste envers l’Amiral. Car Canaris était un anti-nazi depuis toujours. Il a simplement estimé, contrairement à Beck, qu’il valait mieux rester en place, une place essentielle puisqu’il était le commandant en chef du renseignement de l’Armée. Le général Oster, un rouage essentiel de la conspiration, était son chef d’état-major. La plupart des officiers qui l’entouraient étaient opposés au national-socialisme. Et Canaris était continuellement tenu au courant de l’évolution du complot. Je me souviens d’avoir lu, il y a longtemps déjà, le récit d’un autre de ses familiers, Hans Bernd Gisevius, ami et confident de l’Amiral, à qui avait été confié le rôle d’informer, au printemps 1944, A. W. Dulles, qui était alors le chargé d’affaires américain en Suisse, qu’une tentative de coup d’Etat était imminente, tentative à laquelle Gisevius allait collaborer, maintenant la liaison entre les conjurés de la Police de Berlin et ceux de l’Armée de réserve, et puis réussissant, après l’échec, à se cacher d’abord à Berlin, puis à fuir et se réfugier en Suisse.    
Mais tout ceci n’excuse pas l’Armée allemande dans son ensemble et surtout ses chefs. Schlabrendorff raconte comment il a été déçu de la réaction du haut commandement militaire face aux instructions que leur donne Hitler avant les invasions polonaise et russe. Au moment de leur annoncer son intention d’envahir la Pologne il leur dit: «J’ai l’intention d’agir avec une sévérité impitoyable contre la Pologne après la victoire. Il se passera des choses que les généraux n’approuveront guère. C’est pourquoi je ne veux pas charger l’Armée avec les liquidations qu’il faudra effectuer et c’est la SS qui procédera à l’élimination des membres de la classe supérieure et de l’Eglise polonaise. Je demande simplement que l’Armée ne se mêle pas de ce qui ne la regarde pas et qu’elle se limite à ses objectifs militaires». C’est von Bock qui fait cette confidence à Schlabrendorff. Et il ajoute que cette déclaration d’Hitler est accueillie dans un silence général. Ce n’est qu’une fois l’offensive terminée, dit encore Schlabrendorff, que le général Blaskowitz s’oppose violemment aux SS à propos des atrocités commises. Mais dans cette bagarre le général est perdant...
Lorsque Hitler convoque à nouveau ses chefs militaires avant l’entrée en Russie il leur annonce une fois de plus que les SS avanceraient en suivant l’Armée et instaureraient la même terreur sanguinaire qu’en Pologne. Une fois de plus les chefs militaires ne réagissent pas. Ce n’est que lorsque Hitler ajoute qu’il faudra d’ailleurs fusiller tous les commissaires politiques et les officiers qui seront faits prisonniers que le général en chef, von Brauchitsch, ose protester. On se limitera donc aux commissaires politiques, admet Hitler. Tresckow  et Schlabrendorff obtiennent de von Bock qu’il élève encore une protestation contre cette dernière mesure mais sans résultat. Il n’empêche, ajoute Schlabrendorff, lorsque le premier commissaire est fait prisonnier, Tresckow décide simplement qu’il aura la vie sauve. Ce qui montre, ajoute-t-il, que l’on pouvait ignorer certains ordres de Hitler. Un peu plus tard un ordre de Hitler exige que l’armée détecte les prisonniers de guerre qui sont membres du parti communiste et les transfère, «pour liquidation», à la SS. Quand Schlabrendorff proteste auprès de von Bock contre cette mesure contraire au droit international, celui-ci lui demande de rédiger un mémo pour Hitler, mémo dont il atténue les termes avant de le transmettre et qui ne reçoit bien sûr pas de réponse. 
L’Etat-major qui se trouve en arrière de la ligne de front est plus à même d’apprendre ce qui s’y passe. Ainsi un jour ils sont informés qu’un commando spécial SS aurait assassiné 7000 juifs à Borissow. Dans des circonstances épouvantables que l’on connaît déjà grâce à l’étude de Hilberg: on entoure le ghetto de la ville, emprisonne tous ses habitants, les emmène en forêt, les divise en groupes, commande à un groupe de creuser une fosse, les fait ensuite se déshabiller tous sexes mêlés, les fait descendre dans la fosse, les mitraille d’en haut, puis fait venir un deuxième groupe, leur demande de jeter de la terre sur les corps, puis les fait se déshabiller à leur tour, les mitraille, etc. Les officiers de l’Etat-major sont totalement révoltés, certains se précipitent, des larmes de colère aux yeux, dans le bureau de von Bock. Celui-ci dit qu’il ne lui est pas possible d’intervenir militairement contre les SS et demande à nouveau à Schlabrendorff de rédiger un mémo pour le Führer (comme si ce n’était pas celui-là qui était à l’origine de toute cette horreur).
En fait toute l’Europe orientale était devenue une immense étendue de «killing fields» pour reprendre le titre d’un film célèbre qui décrit un autre génocide, un autogénocide, celui des Khmers Rouges (film de Roland Joffé, 1985). La vie humaine ne valait plus rien du tout. Et celle des Slaves pas beaucoup plus que celle des juifs. 40% des 5,7 millions de prisonniers de guerre soviétiques sont morts en captivité, rapporte Hilberg. La plupart d’entre eux simplement par le froid et la sous-alimentation pendant l’hiver 41-42. Comment peut-on comprendre tout cela? Parmi les SS il y avait certainement beaucoup de sadiques et de brutes primaires. Mais tous n’étaient pas des monstres, comme nous le rappelle Primo Levi (ils étaient simplement mal éduqués, disait-il). Ils étaient complètement immergés dans une idéologie criminelle. Certains se prenaient même pour des idéalistes: nous faisons une sale besogne, mais quelqu’un doit la faire! Quant à l’Armée elle a failli. Essentiellement parce que les grands chefs ont manqué de courage et de conviction politique. On le voit bien à la lecture du récit de Schlabrendorff. Von Kluge qui avait des positions stratégiques, d’abord commandant en chef du groupe d’Armée Centre à l’est, puis commandant en chef du front de l’ouest, n’a pas arrêté de tergiverser (et a ainsi sauvé sa tête jusqu’à la fin). Fromm, commandant général de l’Armée de réserve, a refusé de s’engager au moment de l’attentat et, une fois l’échec connu, a immédiatement réuni un tribunal d’exception et condamné à mort tous les conjurés qui se trouvaient dans son bureau, dont Stauffenberg et Ludwig Beck, le chef militaire de la conjuration. Guderian indique clairement qu’il ne participera que si on est capable de lui garantir le succès. Et Manstein, bien que remué par les arguments que lui soumet Tresckow, refuse lui aussi de s’engager et va même jusqu’à l’accuser auprès d’un collaborateur direct du Führer d’être un opposant au national-socialisme.
Ceci étant je ne peux m’empêcher de penser que tous étaient imprégnés plus ou moins par une vieille doctrine de supériorité de l’homme allemand et par un antisémitisme latent doublé d’un certain mépris pour tout ce qui était slave. C’était visiblement une époque où l’Allemagne avait perdu toute notion de dignité humaine. Et même ceux qui ont sauvé l’honneur du peuple allemand, les membres de la Résistance, semblent avoir été plus choqués par la déchristianisation (Himmler avait indiqué aux chefs SS que le prochain objectif serait l’éradication de la religion chrétienne) et par la persécution de prêtres chrétiens que par l’élimination des juifs. Schlabrendorff donne dans son récit le texte complet de l’appel que Goerdeler avait rédigé fin de l’année 1943 pour expliquer à l’opinion publique mondiale les buts et principes que le nouveau gouvernement avait l’intention d’adopter. Je l’ai lu deux fois. On y parle de vérité, de droit, d’éthique, de moeurs. On récuse l’extermination de «ceux qui pensent autrement» et la destruction des «minorités» et on fustige les déportations et les camps de concentration. On y parle de famille et de religion (le nouveau gouvernement reconnaît la religion chrétienne comme un principe de base de la nation allemande). On parle d’économie et de finance. Je n’ai pas trouvé un seul mot concernant la doctrine raciale du national-socialisme. Et pas un mot qui parle explicitement de la persécution des juifs. Et pas un mot de leur extermination.
Dans cette interview que Hilberg avait accordée au Monde à l’occasion de la publication de la dernière édition en français de son ouvrage, il mentionne un historien allemand, Dieter Pohl qui, dit-il, est en train de préparer une étude sur l’implication de l’Armée dans l’holocauste. Il est donc probable que l’on a encore des choses à apprendre sur ce thème. Mais si l’Armée a failli, il en est de même de l’administration et de certains secteurs de l’industrie. On le voit très clairement quand on étudie l’histoire des camps d’extermination, des centres de mort comme les appelle Hilberg. Les camps principaux étaient tous situés en Pologne: Kulmhof, Belzec (450000 juifs tués), Sobibor, Treblinka (près de 800000), Lublin et Auschwitz (près d’un million). Au total les centres de morts sont responsables de l’extermination de 2,9 millions de juifs. Je ne vais pas décrire ici toute l’horreur des opérations qui s’y déroulaient. Tout ceci est aujourd’hui amplement connu. Ce qui m’intéresse ce sont les explications, si tant est que l’on puisse expliquer l’inexplicable. Et revenir à ces deux autres piliers de l’extermination: l’industrie et l’administration.
On connaît déjà grâce à Primo Levi les noms des principales firmes industrielles qui ont coopéré à l’oeuvre de mort (voir ma note précédente). Certaines existent toujours et n’ont même pas changé de nom. Ainsi j’ai eu personnellement affaire à Degussa qui était le principal actionnaire avec IG-Farben de la société qui fournissait le fameux Zyklon B. Er le fabricant des fours et des crématoires, la société Topf d’Erfurt - je l’ai déjà raconté - a continué à fonctionner sous son ancien nom, depuis Wiesbaden, jusqu’en 1975 (d’après Levi). Quant à IG-Farben elle a été scindée après la guerre en plusieurs sociétés qui existent toujours: voir Bayer et BASF! Or IG-Farben était aussi comme plusieurs autres firmes allemandes installée près d’Auschwitz et utilisait la main-d’oeuvre juive du camp (dont l’ingénieur Levi) pour la fabrication du caoutchouc synthétique Buna (une marque qui elle aussi existe toujours).
Mais ce sont surtout de nombreux services administratifs (ce que Hilberg appelle la bureaucratie) qui ont été des chaînons essentiels de la solution finale. On en vient alors toujours à la même question: comment tous ces gens ont-ils pu oublier à ce point toute l’histoire de la culture allemande, comment ont-ils pu perdre à ce point tous leurs repères? Ou ont-ils trouvé d’autres repères?
Dans son interview Hilberg avait déjà indiqué que toute cette opération avait quelque chose de progressif, de continu. Tout a commencé, dit-il, le jour où un bureaucrate a commencé à définir ce qu’était un juif, et donc à l’exclure. Quant à la voie vers l’élimination physique elle a atteint à un moment donné un point de non-retour. C’est à dire, «une date après laquelle tant de massacres avaient été commis qu’il n’était plus possible d’entraver la machine». Hilberg pense que cette date pouvait varier selon l’endroit, mais que c’est en Ukraine qu’il a été atteint en premier, en août 1941. C’est à ce moment-là que toute idée de déplacement massif des juifs vers un autre lieu tel que Madagascar a été définitivement abandonnée. Et que l’idée d’élimination physique sur place s’est imposée définitivement. D’une manière presque naturelle. Et sans que l’on ait éprouvé le besoin d’un ordre écrit et formel du Führer...
C’est dans le chapitre Réflexions que Hilberg esquisse une explication psychologique de l’attitude du bureaucrate allemand. Il commence par une remarque qui me paraît importante. «Nous savons que dans un Etat totalitaire la formation d’un mouvement d’opposition extérieur à la bureaucratie est pratiquement impossible. Néanmoins, s’il se manifeste une sérieuse opposition dans la population, s’il existe des obstacles psychologiques impossibles à surmonter, ces freins se révèlent au sein de l’appareil bureaucratique». Et il cite l’exemple de l’Italie où de nombreux généraux et des consuls ont refusé de collaborer aux déportations. Le bureaucrate allemand avait lui aussi ses interdits moraux. Mais il a composé avec. Par des mécanismes de refoulement et par un système de rationalisations, dit Hilberg.
Première méthode de refoulement: tout est fait pour que le processus de destruction soit dissimulé. Il faut le cacher aux juifs, aux partenaires de l’Axe, aux alliés, et aussi - Hilberg ne le dit pas explicitement, mais il ne me semble pas tout à fait objectif sur ce plan-là - à l’opinion publique allemande. Et ce faisant «on le dissimule aussi à la censure qu’aurait pu exercer sa propre conscience», ajoute Hilberg. Plusieurs méthodes de dissimulation ou de refoulement sont employées: on ferme toute source d’information à ceux qui n’ont pas à être au courant. Ensuite on mouille tous ceux qui savent (le meilleur moyen pour les faire taire). Ensuite on interdit toute critique, en tout cas toute critique qui mettrait en cause le processus de destruction lui-même (quand quelqu’un énonce une opposition il faut qu’il la base sur autre chose, la défense de la germanité, les risques pour l’opinion publique, des raisons économiques, les besoins du renseignement, comme le fait souvent Canaris, etc.). Enfin le sujet est strictement interdit dans les conversations mondaines. Et enfin on invente un vocabulaire spécial comme le régime sait si bien le faire et comme Victor Klemperer l’analyse dans son LTI: solution finale, traitement spécial, évacuation, délocalisation, installations spéciales, etc.
Mais il est évident que ces refoulements ne pouvaient suffire. On ne pouvait, en fin de compte, faire l’économie d’une argumentation, une argumentation permettant de justifier les activités de la bureaucratie. Et la meilleure justification était bien sûr de montrer que tout n’était que représailles et mesures défensives. Et là la propagande nazie a déployé tout son savoir-faire. «Le juif est nuisible» était le slogan le plus simple et donc le plus efficace qui n’a pas cessé d’être enfoncé dans les cerveaux allemands. Et il a bien tenu puisque Klemperer l’entend encore dans le flot des réfugiés aux derniers jours de la guerre: «tout ceci est la faute aux juifs». On trace le tableau d’un judaïsme international qui gouverne le monde et qui complote la destruction de l’Allemagne. On n’a aucun problème à voir dans le juif à la fois «le créateur du capitalisme et du communisme», «la sinistre force occulte qui anime tout l’effort de guerre des alliés». Les juifs sont des espions. En Europe de l’Est ils incitent les populations à la révolte, ils organisent les maquis, ils renseignent l’Armée rouge (ce qui permet d’obtenir la collaboration des services de renseignement de l’Armée allemande, les chasseurs de partisans), ce sont des saboteurs et des assassins. On va encore plus loin: on les décrit comme un peuple de délinquants et de criminels (on ressort même - officiellement - les vieilles légendes moyenâgeuses de meurtres rituels), on fait du judaïsme une forme de vie inférieure (la fameuse assimilation avec la vermine).
Et puis, dit Hilberg, il y avait encore des «rationalisations concoctées pour permettre au bureaucrate de justifier sa participation personnelle au processus de destruction». Le mot important: participation personnelle. Première rationalisation: il y a des ordres de nature supérieure. Il y a le devoir. Un ordre doit être respecté. S’il est clair et net «il vaut absolution». Une idée bien prussienne. Deuxième rationalisation d’après Hilberg: devoir et sentiments personnels sont deux domaines bien séparés. Le bureaucrate n’agit pas par vindicte personnelle. Comment pourrait-il alors être tenu moralement responsable? Troisième rationalisation, toujours d’après Hilberg, encore plus vaseuse: celui qui signe un document n’est pas celui qui tire sur la détente. C’est celui-là qui est le vrai criminel. C’est d’autant plus vaseux que cela contredit la première rationalisation (mais il est vrai que Eichmann, lors de son procès en Israël, a donné comme argument en sa faveur qu’il n’avait jamais tué un juif de ses mains!). Quatrième rationalisation, typique elle aussi de la culture allemande: on n’est de toute façon qu’un chaînon. Un élément d’une grande machine, d’un grand projet comme celui de construire un pont. On est remplaçable à tout moment. On n’arrête pas la machine. Et puis il y a la dernière rationalisation selon Hilberg. Celle pour les esprits supérieurs, ceux qui échappent à tous ces critères moraux et à tous ces raisonnements idiots: de toute façon c’est la loi de la jungle. Et Hilberg rappelle la parole d’Oswald Spengler, l’auteur du Déclin de l’Occident, «la lutte est la vie», et une «méditation» d’après dîner de Hitler: «On ne doit pas avoir pitié de gens que le destin voue à périr».
Il y a quelques mois un article du Monde rendait compte de la publication de la traduction française d’une étude sur «les monstres ordinaires» impliqués dans les crimes de masse du psycho-sociologue allemand Harald Welser (voir Harald Welser: Les Exécuteurs - Des hommes normaux aux meurtriers de masse, édit. Gallimard). Je n’ai pas acquis l’ouvrage mais l’analyse du Monde est assez explicite. D’abord, dit Welser, la proportion de personnalités pathologiques parmi les exécuteurs nazis n’excédait pas 5 à 10%, les bourreaux n’éprouvent en général guère de culpabilité et ils arrivent à s’intégrer sans problème dans une vie sociale normale après les faits. Welser ne s’est pas limité à l’étude du génocide juif mais a également intégré ce qu’on a pu savoir des massacres du Ruanda et de Bosnie (en général les milieux juifs s’offusquent lorsqu’on compare la Shoah à d’autres génocides. Pourtant ces génocides-là peuvent quelquefois aider à la compréhension de certains aspects du génocide juif. Et Hilberg lui-même disait dans son interview d’octobre 2006: «Il faudra aussi sortir l’Holocauste du «ghetto académique» dans lequel il se trouve, afin de le comparer aux autres désastres du XXème siècle»). Welzer, toujours d’après l’article du Monde (signé Alexandra Laignel-Lavastine), affirme que l’on ne peut rien comprendre à cette énigme si on ne voit pas qu’au sein d’un système de valeurs, «il suffit qu’une seule coordonnée se décale», p. ex. celle de l’appartenance à un groupe, pour que l’ensemble change. Ce «déplacement du cadre normatif» suffit à faciliter la décision de tuer. Une nouvelle «morale» remplace l’ancienne. Des résidus de l’ancienne subsistent à l’intérieur de la nouvelle. Hilberg cite d’ailleurs de tels exemples: on essaye d’empêcher le développement d’attitudes sadiques ou de débordements sexuels (non pas à cause des victimes mais pour préserver l’intégrité personnelle des bourreaux) et l’enrichissement personnel sur le dos des victimes (ce sont les biens de l’Etat). Et Welser relève, dit-on encore dans l’article, que cette capacité à intégrer des scrupules personnels aussi bien que la pénibilité liée à la tâche de tuer faisait justement l’une des forces de la «morale national-socialiste». Et il arrive à conclure avec ce paradoxe: «sans morale, le meurtre de masse n’aurait pas pu être mis en oeuvre». N’ayant pas lu l’ouvrage de Welser il m’est difficile de critiquer ses conclusions. Il me semble pourtant évident que c’est d’abord l’idéologie qu’il faut mettre en cause. C’est elle qui établit de nouveaux critères, de nouveaux repères qui modifient la morale. C’est l’idéologie qui a été à la base de cette «morale national-socialiste». C’est également l’idéologie, semble-t-il, qui a inspiré les chefs et donc les instigateurs du génocide khmère. Et peut-être est-ce aussi l’idéologie nationaliste serbe qui a inspiré les massacres de Bosnie. Alors que dans le cas des massacres de Tutsis par les Hutus on est peut-être à un niveau plus primaire: groupe contre groupe, réaction de peur, vengeance, etc. Par contre c’est de nouveau l’idéologie qui a fait agir les pilotes des avions qui se sont jetés sur les tours du World Center. Ce sont donc bien les idéologies qu’il faut combattre...  
Une fois que l’on a lu La Destruction des juifs d’Europe de Raul Hilberg on ne peut plus supporter que l’on mette en scène la Shoah pour des buts de simple distraction. Comme cet acteur comique italien qui montre dans son film un père qui essaye de faire croire à son fils, déporté avec lui, qu’il vit dans une autre réalité (même si tout le monde loue la performance). Et encore moins quand on exploite la vie des bourreaux pour en tirer une oeuvre littéraire comme cet auteur de bestseller américain qui a écrit une biographie romancée de Hitler dont des extraits ont paru dans Le Monde 2 il y a quelques mois. Et quand un autre écrivain américain écrit à la première personne l’autobiographie inventée d’un bourreau SS particulièrement répugnant (voir Jonathan Littell: Les Bienveillantes) je suis carrément révulsé. C’est un livre que je me suis interdit d’acheter, me doutant bien que ce que l’auteur recherchait c’était  surtout d’attirer son public en le fascinant avec les perversions et les ignominies d’un SS sadique, matricide, homosexuel et scatologique. C’est ce que confirme l’historien Paul-Eric Blanrue avec ses Malveillantes (voir n° 3690 Paul-Eric Blanrue: Les Malveillantes - Enquête sur le cas Jonathan Littell, édit. Scali, Paris, 2006). Il cite le jugement de Claude Lanzmann qui voit dans ce livre «une vénéneuse fleur du mal» et qui déplore la «fascination de Littell pour l’ordure, pour le cauchemar et le fantastique de la perversion sexuelle qui irréalise son propos et son personnage, suscitant malaise, révolte, on ne sait pas contre qui, contre quoi». Et Blanrue souligne avec raison que l’on ne peut rien comprendre à la banalité des acteurs du génocide lorsqu’on met en scène un personnage tel que ce Maximilien Aue. «N’est guère banal, dit-il, celui qui tue sa mère, son beau-père et son meilleur ami. N’est guère banal celui qui couche avec sa soeur et répand ses sécrétions corporelles dans la maison d’icelle en songeant à changer de sexe». Et pourtant ce livre équivoque (Libé avait intitulé sa critique: Nuit et bouillasse) a été un des plus gros succès littéraires de l’année 2006 (il n’y a qu’en Allemagne où il a été reçu avec beaucoup de réticence). 
 Et puis il y a autre chose que l’on ne peut plus faire après la lecture des trois tomes de Hilberg: on ne peut plus non plus critiquer la politique du gouvernement israélien avec la même virulence qu’auparavant. Même s’il est évident que ce qu’ils appellent la Shoah ne leur donne pas tous les droits (au moins face aux Palestiniens). L’ancien Président de la Knesset, Avraham Burg, le dit: «Du fait de la Shoah nous voulons une armée toujours plus puissante,... le pardon continuel des fautes que nous commettons, et nous ne supportons aucune critique...» (n° 3776 Avraham Burg: Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste, édit. Fayard, 2007). Et l’historien Shlomo Sand déjà cité va plus loin encore: «Avec la mémoire de la Shoah il est facile aux descendants des survivants de jouir d’une plus-value morale et ainsi clouer le bec aux critiques de l’occupation israélienne». Burg critique aussi le fait que l’on célèbre d’une manière exagérée la révolte du ghetto de Varsovie, reprochant implicitement aux victimes de s’être laissé égorger. Il fait référence à une polémique qui a suivi le procès d’Eichmann dont l’origine est une série d’articles de Hannah Arendt mettant en évidence la passivité des victimes juives. Or le premier à s’être étonné de la non-résistance apparente de l’énorme population juive qui habitait alors l’Europe de l’Est était Hilberg. Il en parle dans son chapitre Réflexions: les Victimes. C’est qu’il sous-estime probablement l’espoir de survie qui les animait jusqu’au bout. Mais c’est également cet aspect des choses qui conduit à glorifier aujourd’hui l’esprit militaire en Israël. Peut-on vraiment le leur reprocher?
De toute façon, dans ses Réflexions, Hilberg ne parle pas seulement des agents du processus et des victimes mais aussi de ce qu’il appelle les Voisins. Et de leur indifférence. Mais j’ai déjà traité amplement ce sujet dans ma note précédente, du moins en ce qui concerne la Pologne et la Hongrie. Quant à la France et les lois antijuives de Pétain j’en ai déjà parlé dans mon premier tome, à l’occasion de l’histoire des juifs en Espagne.  
Alors est-ce que les explications de Hilberg sur la psychologie des bureaucrates allemands (ou celles de Welzer sur celle des monstres ordinaires) nous ont permis de mieux comprendre comment une telle catastrophe a pu arriver dans un pays cultivé (et civilisé?) d’Europe occidentale? Je ne sais pas. Il y a deux mois j’étais au Cambodge et au moment de prendre l’avion à l’aéroport de Phnom Penh j’ai pu constater qu’il y avait là une librairie et qu’on pouvait y voir deux tables entières couvertes de livres sur le génocide des Khmers Rouges (expériences vécues, livres de politique, d’histoire, biographies de Pol Pot et des autres chefs de la Révolution rouge, etc.) et je me suis dit en moi-même: on pourra lire autant de livres que l’on voudra mais on n’arrivera jamais à comprendre comment une telle horreur a pu être perpétrée. Et il en est de même du génocide juif. Sauf que le Cambodge c’est loin et que l’extermination des juifs d’Europe s’est faite dans notre maison.

Arrivés au bout de ce voyage de trente ans peut-on le clore avec une conclusion? Je ne m’en sens pas capable. J’aurais pu l’intituler à la Céline: D’un massacre l’autre (mais il est peut-être de mauvais goût de citer Céline à ce propos). J’apprends aujourd’hui qu’un historien et diplomate, George F. Kennan, a dit que la guerre de 14 était «the great seminal catastrophe of this century». Seminal, dit le Oxford Dictionary, signifie: pregnant with consequences. Il ne croyait pas si bien dire.
J’aurais pu aussi continuer mon voyage en Europe comme l’a fait Mak jusqu’à la fin du siècle mais cela ne m’intéressait pas. Et puis de toute façon il est trop tôt pour analyser l’après-guerre. L’évolution qui a commencé là n’est pas terminée.
Et puis j’aurais pu parler comme les deux historiens de ce qui s’est passé de l’autre côté, en Russie, la révolution bolchevique, et de toutes ces autres horreurs qui  ont été commises au nom d’une autre idéologie, les koulaks, les procès, la Sibérie... Mais pour moi la Russie n’est plus l’Europe. En tout cas elle ne l’était pas. Elle le sera peut-être un jour.
Non, ce qui m’intéressait, je l’ai dit en commençant cette note, c’est de comprendre comment notre Europe à nous a pu enfanter de tels cauchemars. Et s’il y a une conclusion que j’en tire c’est que nous avons perdu tout droit de donner des leçons aux autres. A l’Amérique d’abord. L’Amérique qui nous a délivré du dernier cauchemar. Mais aussi aux autres, Chinois, Russes, Arabes, Africains et tous les autres...

(2008)