Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 3 : K comme Keller (Gottfried)

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(enfance en Alsace, croyance religieuse)

Mon oncle et ma tante avaient une bibliothèque bien fournie. Les soirées étaient longues à Munster. Il n'y avait pas encore la télévision. On y trouvait tous les romans de Cronin mais aussi d'autres Anglais populaires comme Davenport et Deeping et la Forsyte Saga, et puis Daphné du Maurier, Autant en emporte le Vent, John Knittel, Jakob Wassermann, Van der Mersch. Des régionalistes comme le Suisse Heinrich Federer et surtout le Bavarois Ludwig Ganghofer. Mon oncle adorait les histoires de Ganghofer qui se passaient toujours dans les forêts et les montagnes bavaroises, comme il adorait les livres de chasse. Il en avait beaucoup de ces livres, faits par des chasseurs ou faits par des forestiers. Il s'en dégageait toute une philosophie. D'abord l'Oberförster, le haut responsable forestier était déjà un fonctionnaire d'un grade élevé qu'il fallait respecter. Et en le respectant, on respectait ce qu'il représentait, c'est-à-dire la forêt et son gibier. La chasse était un art. Elle avait sa langue. Il y avait des termes de vénerie qui existent peut-être aussi en français. Mais là tout le monde les connaissait et les pratiquait. L'endroit où il fallait viser, c'est-à-dire au cœur s'appelait le "Blatt", la feuille. Le sang de la bête blessée dont on suivait la trace sur la neige s'appelait "Schweiss", c'est-à-dire sueur. Et l'arrière-train, tout blanc, qui était tout ce que vous voyiez encore lorsque le chevreuil fuyait devant vous, s'appelait "Spiegel", le miroir. C'était un art qui avait ses règles aussi, ses coutumes. Et les bêtes elles-même étaient respectées, observées aussi et étudiées avec beaucoup de patience.
Hermann Löns, autre auteur qui se trouvait largement représenté dans cette bibliothèque, était un de ces grands écrivains animaliers qui décrivait la vie de tout ce qui bougeait dans la Lüneburger Heide, une lande couverte de marécages et de bruyère, pas très éloignée de Hanovre. A l'occasion d'une visite de la foire, je me suis enquis de la fameuse Heide. Mais j'ai cru comprendre que là aussi tout a changé, on a construit, la Heide a rétréci et beaucoup des bêtes recensées par l'ami Löns ont disparu.
Il y avait bien d'autres livres dans cette fameuse bibliothèque, dont certains étaient cachés à l'arrière des rayons comme l'histoire des mutins du Bounty que je lisais en cachette et qui, même si elle ne décrivait pas en détail ce que les hardis marins faisaient aux gentilles Tahitiennes, m'a probablement procuré mes premières excitations littéraires.
Et puis il y avait deux écrivains qui étaient nettement au-dessus du lot, que j'ai d'ailleurs récupérés plus tard pour ma propre bibliothèque : Theodor Storm et Gottfried Keller.
J'ai été très surpris d'apprendre tout récemment que ces deux écrivains se connaissaient, s'écrivaient et s'estimaient. C'est dans un supplément littéraire d'un journal allemand trouvé dans un aéroport que j'ai lu un article commentant l'édition de leur correspondance. Il paraît même que Gottfried Keller reprochait à Theodor Storm de se laisser emporter par son nationalisme et d'être antisémite.
Or il se trouve que j'ai lu ces deux écrivains presque simultanément et que même je les ai comparés l'un à l'autre. C'était à une époque, j'étais probablement en terminale, ou déjà en taupe, où je me forçais à nouveau à lire en allemand. Simplement pour ne pas perdre cet avantage, que l'Histoire m'avait accordé, d'être devenu un bilingue véritable, grâce aux immersions successives dans les cultures allemande et française qu'elle m'avait fait subir. Avantage que j'ai d'ailleurs largement utilisé au cours de toute mon existence. Si j'ai été amené à comparer Storm et Keller, c'était d'abord parce que l'un était du Nord et l'autre du Sud. Ce que je cherchais en fait, c'était à mieux cerner l'identité allemande. Car je me sentais concerné moi aussi par ce qui s'était passé. En tant qu'Alsaciens nous faisions partie de la grande culture germanique. Même si on était du Sud, même si on était du Rhin, des romanisés. Il est relativement facile d'appréhender l'identité française. Du fait de sa longue histoire, de son vieux centralisme et de l'importance prise dans sa culture par les idées et par la raison. Mais pour l'Allemagne, c'était différent. On a du mal à comprendre comment on est passé de Goethe, le grand humaniste, le grand encyclopédiste, de Lessing, Heine, Kleist, Schiller, tous ces grands pourfendeurs de l'injustice et de la tyrannie, à Hitler et à sa marée brune.
Qu'est-ce qui s'est passé exactement au 19ème siècle et puis au 20ème? Sont-ce ces merveilleux romantiques qui se sont trop accrochés à l'âme du peuple, réveillant en même temps des forces obscures, le chauvinisme, le nationalisme étroit, le racisme? Ou sont-ce les philosophes allemands qu'on a tellement blâmés? Pourquoi toutes ces principautés pacifiques se sont-elles laissées mener par la Prusse, militaire, disciplinée, et qui, par cette discipline militaire a écrasé l'individualisme? Etait-ce la faute à Napoléon si cette Prusse a pris une telle importance? Ou est-ce Vienne qui est fautive? Est-ce à Vienne que le chancre s'est formé? Dans la pourriture de l'empire qui tombait et se décomposait? N'a-t-on pas dit que c'est là que tout a commencé: l'exacerbation du nationalisme germanique, l'antisémitisme du parti des paysans catholiques, le sionisme même? On y reviendra quand on parlera de mon ami Musil. En attendant je m'étonnais que Storm, qui est du Nord, était celui qui était le plus lyrique des deux, le plus délicat, le plus romantique, celui qui avait le style le plus léger. Et que ce soit Keller, qui est de Zurich, qui soit le plus rustique, le plus rationnel, le plus raisonneur, celui aussi dont le style était le plus lourd, le plus rocailleux. Car j'aimais beaucoup le lyrisme allemand, la poésie aussi. Je goûtais également à la même époque, à la poésie de la Comtesse Annette de Droste-Hülshoff. Cette poétesse pratiquait à la fois le lyrisme des sentiments et de la nature, et les grandes ballades, ces ballades que l'on trouve assez fréquemment dans la poésie allemande et qui m'enchantaient car elles racontaient toujours des histoires terribles qui n'étaient d'ailleurs pas forcément héroïques. Elles puisaient très souvent dans les légendes et dans les mythes. La poésie allemande a encore d'autres atouts par rapport à la poésie française: c'est d'abord le rythme, lié au fait que c'est une langue accentuée et l'utilisation assez systématique de l'allitération. La poésie allemande est d'abord une musique. Elle parle donc autant aux sens qu'à l'esprit. Et puis le lyrisme allemand est beaucoup plus que le français, lié à la terre, à la nature. Car l'âme allemande est plus proche de la nature que l'âme française. Quelles en sont les raisons? Une culture moins touchée par la latinité, donc par la culture romaine qui était citadine? Une civilisation plus tardive? Une christianisation plus tardive? Une question de climats, le maintien de forêts profondes, inquiétantes? L'Allemand est-il resté un païen et garde-t-il des liens avec les arbres, les animaux et les esprits obscurs que nous n'avons plus? Aujourd'hui les différences s'estompent bien sûr, là comme ailleurs. Il n'empêche que c'est encore en Allemagne que les Verts ont connu leurs premiers et plus importants succès.
Si Storm m'enchantait, Keller, lui, parlait à ma raison et allait finalement prendre pour moi une importance beaucoup plus grande. Le Grüne Heinrich, son roman principal, était un de ces romans de formation dont Goethe avait lancé la mode avec son Wilhelm Meister. C'est un type de roman toujours plaisant. Si l'on dit que l'esprit vient aux filles lorsqu'elles lancent leur bonnet par dessus les moulins, il en est bien de même des garçons. Il est donc tentant dans un roman de mêler à l'éducation sentimentale, celle de l'esprit et de la vie. Et en même temps de faire passer ses propres conceptions. Le Vert Henri était probablement en grande partie autobiographique. Le héros était parti à Munich faire son apprentissage de peintre, puis allait rentrer chez lui après avoir reconnu tristement, mais définitivement, qu'il avait du talent, peut-être, mais non du génie. C'est avec cet esprit désenchanté qu'il fait traîner son voyage de retour en longueur. Il va d'ailleurs rentrer trop tard pour retrouver sa mère encore vivante, ce qui va symboliser sa propre maturation après toutes ces épreuves. En attendant, il s'arrête chez un châtelain où l'on philosophe beaucoup (On parle beaucoup dans ce roman d'un philosophe, Feuerbach, qui revient à la mode en ce moment-même). Or le châtelain a une fille, une fille adoptive, une enfant trouvée, Dorothée, qui a ceci de remarquable, et qui étonne tous ses proches, c'est qu'elle ne croit pas à une vie après la mort. Elle fait le désespoir du curé qui fréquente, comme il se doit, le châtelain. Elle fait l'émerveillement du bel Henri qui la voit souriante, heureuse, s'occuper des roses et des abeilles. C'est comme une révélation subite pour lui: que l'on puisse accepter la mort comme une fin définitive, et qu'au lieu d'avoir du chagrin, on puisse, tout au contraire, être d'autant plus heureuse car le moindre plaisir, de par sa fragilité même, en devient plus intense. J'en était aussi émerveillé que le Vert Henri. Pour moi, la belle Dorothée arrivait à point. A point pour donner le coup final, celui qui allait faire s'effondrer définitivement l'échafaudage de ma foi. Ma foi en un Dieu révélé, un Dieu du Bien et du Mal, maître d'attribuer à chacun en fonction de ses mérites et pour toute l'éternité, l'Enfer ou le Paradis.
Il est rare qu'une œuvre littéraire influence directement ses lecteurs. Il arrive beaucoup plus souvent que l'on retrouve dans ses lectures, ses propres idées mais formulées par écrit et par un autre. Elles en prennent alors la marque de l'évidence subite. Moi, lorsque j'ai lu le roman de Keller, j'avais déjà perdu la foi. La maturation avait été lente. Elle avait peut-être pris un an ou même deux. L'espèce de tyrannie mentale exercée par la religion chrétienne sur ses adeptes ne facilite pas les évolutions rapides. C'est en réfléchissant sur l'aspect révélation des grandes religions monothéistes que le doute a commencé à me ronger. Pourquoi cette révélation s'est-elle faite en un endroit donné? A une date donnée? Et d'abord au profit d'un peuple donné? La religion chrétienne me paraissait même encore plus invraisemblable par le fait que Dieu était allé jusqu'à s'incarner sous les traits d'un homme. Les religions juive et islamique au moins, avaient évité cet écueil. Pour Mahomet, le Christ n'était qu'un prophète et Dieu au moins gardait son mystère.
Mais les notions de Bien et de Mal, de péché mortel, de damnation éternelle avaient pris une telle importance dans la façon dont j'avais enfant, reçu la religion, que j'avais du mal à me libérer totalement de toute peur de me tromper.
Ce que Dorothée m'a apporté, c'est une nouvelle réflexion sur l'idée même d'une vie après la mort. Et tout à coup, il m'a paru évident que ce n'était là, encore une fois, qu'une solution trouvée par l'homme à ce scandale qu'était pour lui la mort. La conscience ne pouvant concevoir sa propre fin. Et je fus définitivement délivré.
Enfant et jeune adolescent j'ai vécu la religion telle que me l'avait enseignée ma mère et les prêtres. Je pense que ma mère ne connaissait pas le doute. Elle vivait sa religion probablement d'une manière plutôt formelle, elle n'était pas une mystique, elle n'était pas non plus une bigote. Elle ne m'obligeait pas à être enfant de chœur ou à aller à la messe en semaine. Non, elle la vivait par tradition, comme l'avaient vécue ses parents et ceux qui les avaient précédés, comme le pratiquait le monde dans lequel elle avait elle-même grandi. Mais sa foi était entière. Elle respectait l'Eglise, ses lois, son enseignement. La seule fois où je l'ai vu protester et clamer son désaccord, c'est lorsque son confesseur, un frère d'un couvent du voisinage, qu'elle préférait pourtant, je ne sais pourquoi, au curé et aux abbés de la paroisse, lui demandait instamment d'avoir d'autres enfants !
J'ai eu une instruction religieuse très complète. De la sixième à la terminale nous avions une à deux heures de cours par semaine (l'Alsace avait conservé le Concordat). L'aumônier qui nous a instruits pendant toutes ces années, nous a probablement, progressivement, transmis tout le savoir qu'il avait lui-même acquis au séminaire. Cela ne se limitait pas à la vie de Jésus. Nous savions tout de la grâce sanctifiante, ce minimum vital garanti dont tout chrétien dispose pour, à tout moment, être capable de résister à la tentation s'il le veut bien. Des limbes qui ne sont ni le Paradis, ni l'Enfer, ni le Purgatoire, et où sont recueillies, en attendant le jour du jugement dernier, les âmes des enfants morts sans baptême. Des couleurs que revêtent autel et prêtre le troisième dimanche de l'Avent. Et surtout des grandes subtilités du péché mortel et du péché véniel. Celui-là vous condamnant, en cas de mort subite sans confession, à l'Enfer éternel, celui-ci vous laissant la chance d'un séjour, long peut-être mais limité, en Purgatoire. Là tout l'esprit polytechnicien des Jésuites se déchaînait. Je me souviens de l'exemple suivant que nous avions discuté en classe: un camionneur descendant une montagne, les freins ne répondant plus, n'a plus pour seule ressource pour échapper à une mort certaine, qu'à raboter avec son camion la paroi rocheuse qui longe la route. Or là, horreur, marche une femme (pourquoi une femme?). S'il jette son camion contre la paroi, il tue la femme mais il se sauve, lui. A-t-il le droit? Eh bien oui. Il commet bien un péché. Mais il n'est que véniel. Car entre deux vies, il avait le droit de choisir la sienne. Maintenant, si ce que je viens de raconter ne correspond pas exactement au droit canonique, alors veuillez m'excuser. Moi, c'est en tout cas ce que j'en ai retenu.
J'ai l'air de plaisanter mais pour nous, enfants ou jeunes adolescents, ces notions de péché mortel ou véniel prenaient une tournure dramatique. Une fois par mois nous devions aller à confesse. Un péché véniel oublié ce n'était pas trop grave. Un péché mortel non avoué entraînait l'annulation de la confession. Or le dimanche suivant on allait communier. Recevoir le Christ en état de péché mortel était sacrilège. Avouer un sacrilège en confession était impensable. S'imagine-t-on le drame dans lequel nous pouvions être entraînés? Et s'y trouver totalement empêtrés, tourmentés, seuls? Le problème venait évidemment essentiellement avec la puberté. Car finalement quels étaient les péchés que nous avions à avouer? Des mensonges, des jurons, le manque de respect aux parents, la violence, la paresse, l'envie. Peccadilles tout ceci. Le vrai problème venait avec la masturbation. Car Moïse, dans sa grande sagesse, avait bien compris que l'idée précédait l'acte et que si l'on voulait empêcher l'acte, il fallait déjà tuer l'idée à sa naissance. Ce qui fait que dans le Décalogue plusieurs lois portant sur un acte sont doublées par des lois portant sur l'idée de l'acte. Ainsi il ne s'est pas contenté d'interdire de voler les biens du voisin ou de lui prendre sa femme, mais ordonne déjà de ne pas envier son voisin ni même de penser à sa femme. Ceci fit le bonheur de l'Eglise (et notre malheur). Pour l'Eglise c'était simple: l'acte était péché mortel, l'idée était péché véniel. Or la masturbation était acte, sans conteste possible, donc péché mortel (ce qui est finalement plutôt cocasse quand on pense que c'est pourtant encore aujourd'hui le meilleur moyen de ne pas s'en prendre à la femme de son voisin). Et nous voilà donc obligés le samedi après-midi de chuchoter, à l'abri du rideau du confessionnal, dans l'oreille de l'abbé le nombre de fois que l'on avait fait le péché de chair, et le dimanche matin à se demander encore fiévreusement, avant d'avancer vers le chœur pour recevoir l'hostie, si l'on n'avait pas triché sur le nombre et si le fait d'enfiler les chaussettes avant le slip pour pouvoir se toucher encore avec le haut de son bras, était bien véniel comme on l'avait admis ou alors malgré tout mortel...
Il y avait quand même des aspects plus positifs. Les historiens des religions étudient les dogmes, les mythes, les rites, les croyances, les schismes. Ils s'intéressent en général assez peu au fait que les religions, en particulier nos religions monothéistes, sont aussi et surtout des écoles de morale. De morale individuelle. L'Eglise catholique disposait avec son système de confession-communion d'un outil de contrôle continu de cette morale assez performant. La confession contrôlait le suivi de la morale. La communion contrôlait la régularité de la confession. Et, au bout de tout, pour faire respecter le bon fonctionnement de l'ensemble, il y avait l'enfer et ses tourments dantesques. Avec l'affaiblissement des religions, du moins dans notre monde occidental, rien n'est vraiment venu les remplacer dans ce rôle. Les nouvelles valeurs qui gouvernent notre société, l'argent et le plaisir, n'incitent pas particulièrement à la morale individuelle. Les vieux cadres: la famille, le village, la petite ville qui exerçaient une certaine pression sur les individus en leur renvoyant leur image telle que les autres la voyaient, ont eux-même disparu (l'une des jouissances que nous éprouvions dans notre jeunesse à vivre à Paris ne consistait-elle pas justement à nous sentir totalement libres parce qu'anonymes et échappant à toute surveillance?). Alors certaines vertus comme la modestie, la droiture, la fidélité, etc, deviennent tellement surannées que la revue Autrement est obligée de publier des monographies les concernant pour expliquer aux contemporains de quoi il s'agit et que ces vertus sont finalement bien charmantes. André Malraux a dit que le 21ème siècle serait religieux ou ne serait pas. Comme toujours avec "André l'Obscur", on ne sait pas très bien ce qu'il a voulu dire, mais s'il a voulu exprimer ainsi que l'homme irait à sa perte s'il ne trouvait pas, non seulement l'élan et l'enthousiasme nécessaires pour faire évoluer la société, mais encore une éthique personnelle pour se développer lui-même, s'ouvrir aux autres et au monde et servir de levain à cette société, il a probablement raison. Malheureusement on ne voit pas d'où pourrait venir l'impulsion. Aucun grand penseur n'est en train de préparer un grand chambardement. Les réformateurs de l'enseignement changent le bac tous les ans et ajoutent systématiquement au mot d'enseignement l'adjectif professionnel. Quand on parle culture, on pense agriculture. Quand un professeur d'université américaine, tel une moderne Cassandre, menace et exhorte au retour à l'étude de l'Antiquité, on le lit et puis on l'oublie. De toute façon peut-on revenir au vieil humanisme quand l'humanité passe de deux à six milliards d'individus (ai-je dit d'individus?) en moins d'un siècle et que cela continue de grouiller de plus belle en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie? Madame la Comtesse Dörnhoff, coéditrice avec l'ancien chancelier Schmidt, de ce merveilleux hebdomadaire à penser, la Zeit, pense qu'il faut faire confiance à la dialectique. Quand les gens en ont assez de rouler dans un sens, ils repartent dans l'autre. J'attends donc avec confiance l'arrivée de l'an 2000. Cela tombe bien, j'aurai l'âge de la retraite.
Notre expérience religieuse ne se limitait évidemment pas au Décalogue. Au cours de nos dernières années de lycée, on avait pris l'habitude avec quelques copains de nous réunir de temps en temps le soir dans la chambre d'un jeune abbé de la paroisse. On y fumait et on y philosophait. L'abbé, qui avait probablement eu au séminaire un enseignement quelque peu rénové, nous expliquait qu'il ne fallait pas toujours prendre les saintes écritures au mot, qu'il n'y avait pas contradiction entre les théories de Darwin et le récit de la Genèse, et qu'un chrétien pouvait très bien accepter les théories de l'évolution à condition d'accepter, également, qu'à un moment donné Dieu est intervenu et avec son souffle divin a introduit l'âme dans l'homme sorti du singe pour en faire un humain conscient. L'abbé théorisait également beaucoup sur le problème du mal. C'était un problème qui visiblement gênait beaucoup l'Eglise. Comment Dieu, qui était tout-puissant et infiniment bon, pouvait-il accepter l'existence de Satan et du mal? Personnellement c'est un problème qui ne me préoccupait pas beaucoup à l'époque. Si j'avais encore la foi aujourd'hui, il en irait probablement différemment.
Avions-nous une foi mystique? Je ne le crois pas. Bien sûr nous nous efforcions d'aimer Dieu, de nous représenter Dieu, de nous fondre en lui parce qu'on nous demandait de le faire, mais je crois que pour la grande majorité d'entre nous, cela restait quelque chose de tout à fait théorique. Là où l'on approchait le plus une certaine expérience mystique, c'était au cours des messes basses le dimanche matin (à l'époque il y avait grand-messe à 9H30. Elle durait une heure et demie. Le sermon se faisait dans les deux langues. Y venaient les croyants fervents et ceux qui voulaient faire croire qu'ils l'étaient. A 11H il y avait la messe chic. Elle était courte. Le sermon était en français. Y venaient les lève-tard, les bourgeois, les tièdes et les Français de l'intérieur. Le matin il y avait plusieurs messes basses. Elles concernaient les gens qui avaient autre chose à faire de leur dimanche et souvent les enfants). L'église Saint-Georges à Haguenau était une église qui datait de la fin du 12ème siècle. Les murs étaient épais, les colonnes drues, la nef obscure. De grands rayons lumineux descendaient en oblique depuis les vieux vitraux, remplis de poussières dansantes. L'orgue jouait en sourdine. Au loin le prêtre, nous tournant le dos, officiait en silence à son autel. De temps en temps les enfants de chœur se relevaient en rompant le silence avec les claquements de leurs chaussures pour servir l'officiant, puis revenaient s'agenouiller. Puis ils sonnaient l'Elévation. Le prêtre levait le ciboire vers le ciel. Nous nous agenouillions tous et baissions la tête, méditant et silencieux. J'aimais bien ces moments, cette atmosphère. La pensée s'élève d'abord pieuse et concentrée, puis s'envole vers d'autres lieux, pour d'autres préoccupations, plus profanes. On la ramène de force et puis tout recommence.
J'ai essayé de retrouver cette atmosphère, encore une fois, des années plus tard. A Centrale, les élèves étaient disposés par turne où ils se retrouvaient pour travailler en dehors des cours. En première année j'étais arrivé à l'Ecole avec du retard. Mes copains s'étaient déjà placés et je me suis retrouvé tout seul avec une dizaine d'anciens de "Ginette" de Versailles. C'était une préparation dirigée, je crois, par des Jésuites. En tout cas la plupart de mes "coturnes" étaient des catholiques très pratiquants. Une fin de semaine ils m'annoncent qu'ils vont faire le pèlerinage de Chartres au cours du week-end. Je leur dis que je suis athée. Ils me disent : "Cela ne fait rien. Justement on a un aumônier qui aime les mécréants". Alors le soir je me décide et je pars avec eux au petit matin, les mains dans les poches, en jean et tennis, sans sac de couchage et sans provisions. Cela fut une belle aventure. Je me souviens d'une grande propriété autour d'un château où l'on célébrait la messe avec une foule d'étudiants chantant et priant sur les grandes prairies fleuries. Je me souviens des granges où l'on a couché dans le foin, moi grelottant de froid. Mes copains m'ont chauffé avec des couvertures. Ils m'ont nourri au petit matin avec du pain et des tubes de lait concentré. Je me souviens surtout de la marche à travers la Beauce chère à Péguy, les blés dorés, et tout au bout, grandissant, à l'horizon, pendant des heures et des heures, les flèches inégales de la vieille cathédrale pointant vers le ciel bleu et limpide. Et puis ce fut la fin, l'arrivée sur le parvis, le but atteint, la joie de l'effort accompli et de l'amitié reçue. Mais ce fut tout, le vieux sentiment mystique n'était pas revenu et il ne reviendra plus jamais.
J'ai gardé toute ma vie une certaine sympathie pour l'Eglise malgré ses défauts et ses exagérations. Peut-être à cause de la morale de ma jeunesse. Ou de la leçon d'amour de celui dont elle est issue et qui est si terriblement oubliée. A cause aussi de quelques catholiques que j'ai connus, comme mes "coturnes" de "Ginette", des gens qui étaient gentils, simples et d'une bonté naturelle. Ils n'avaient rien d'affecté. Ils ne cherchaient pas à vous convaincre. Ils vivaient en harmonie avec eux-mêmes, avec le monde et avec Dieu. Ils avaient bien de la chance.


(1993)