Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 3 : Notes 12 (suite 3): Eléments d'histoire alsacienne (suite)

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(Annexion nazie, politique nazie, incorporation de force, affaire d'Oradour, questions sur un antisémitisme supposé, vote Le Pen, questions sur l'identité alsacienne)

24)  n° 2444 Lothar Kettenacker: Nationalsozialistische Volkstumspolitik im Elsass, édit. Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1973.
25) n° 2192-93 Saisons d’Alsace, Nelle. série, n° 65 et 68 Lothar Kettenacker: La politique de nazification en Alsace, 1ère et 2ème parties, préface de Robert Heitz, édit. Istra, Strasbourg, 1978.
26) n° 2175 Marie-Joseph Bopp: L’Alsace sous l’occupation allemande 1940-1945, édit. Xavier Mappus, Le Puy, 1945.
27) n° 2177 Benjamin Vallotton: L’Alsace vous parle..., édit. Delachaux et Niestlé, Paris, 1946.

On a publié de nombreux témoignages sur la période de l’occupation allemande en Alsace entre 1940 et 45. Ces événements ont également été décrits dans des romans comme ceux de Marcel Jacob ou dans des pièces de théâtre en dialecte comme le Enfin, redde m’r nimm devun (N’en parlons plus) de Germain Muller. Les témoignages de Bopp et de Vallotton ont été écrits tout de suite à la sortie de la guerre et manquent donc un peu de recul, encore que celui de Bopp est déjà étonnamment bien documenté. Quand le travail de l’universitaire allemand Kettenacker (encore un Allemand!) a été connu en Alsace cela a constitué une petite sensation (Les Saisons d’Alsace ont d’ailleurs publié une traduction un peu abrégée de l’étude quelques années plus tard). C’est qu’il s’agit là d’un véritable ouvrage de recherche qui va vraiment au fond des choses et fait appel à un nombre considérable de sources. L’écrivain Robert Heitz qui préface la publication des Saisons d’Alsace et qui, haut fonctionnaire, avait été condamné à mort par les nazis pour espionnage et sauvé (un des rares) grâce à l’intervention de certains Nancéiens et d’amis allemands, trouve comme moi que Kettenacker est trop indulgent pour ce personnage douteux de Ernst. Il a lui aussi du mal à traduire le mot Volkstum et constate que pour Hitler ce mot n’est qu’un «camouflage lénitif de l’idée, plus agressive, de race».
Les troupes allemandes déferlent sur la Pologne le 1er septembre 1939. La France déclare immédiatement la guerre et dans la nuit du deux au trois septembre on publie l’ordre d’évacuation de la ville de Strasbourg. Car les stratèges géniaux de l’Etat-Major français avaient prévu que la guerre cette fois-ci aurait lieu en Alsace. Il y avait cette merveille: la ligne Maginot. La guerre serait statique comme en 18. Plus statique encore parce que les combattants des deux côtés n’auraient même plus à visiter les tranchées adverses puisqu’ils seraient séparés par le Rhin. Seuls les boulets de canons laboureraient le beau jardin. Mais les militaires ont quand même la gentillesse de penser aux civils. On divise donc la plaine en trois zones d’est en ouest. La zone I le long du Rhin, un peu plus large au nord du côté du Palatinat, sera évacuée entièrement. Pour les deux autres zones on verra plus tard. A l’époque l’Alsace comptait 1,2 Millions d’habitants. Dès le déclenchement de la guerre on évacue 181 communes comptant 374 000 habitants. Un peu plus tard, en 40, on évacue encore 50 communes comptant 58 000 habitants. Auxquels viennent s’ajouter 28 000 réfugiés fuyant les combats. Au total cela représente plus de 40% de la population totale! Et où transfère-t-on toute cette population? A l’autre bout de la France: Dordogne, Haute-Vienne, Gers, Landes, etc. L’accueil, on le comprend, n’est pas toujours enthousiaste, l’organisation souvent improvisée, on manque de beaucoup de choses, l’hygiène laisse à désirer et les Alsaciens ont dû partir de chez eux avec un maximum de 30 kg de bagages. On se morfond. La drôle de guerre traîne en longueur. La guerre est statique comme l’avaient prévu nos valeureux stratèges. Et puis soudain c’est le «Blitzkrieg», la guerre-éclair. Le 10 mai Hitler qui ne joue pas le jeu - c’est pas bien, ça - envahit la Hollande, la Belgique, le Luxembourg. Amsterdam subit un terrible bombardement et la Hollande plie 4 jours plus tard. La Belgique suit le 28. Paris est occupé le 14 juin. Pétain obtient les pleins pouvoirs le 15, demande l’armistice dès le 16 et celui-ci est signé le 22 juin 1940.
Les Alsaciens, las, vont alors, pour la plupart, rentrer chez eux. Certains restent, des hommes politiques (députés ou sénateurs), certains francophiles notoires, les juifs qui connaissent la situation de leurs coreligionnaires en Allemagne, certains intellectuels aussi (professeurs et étudiants de l’université de Strasbourg transférée à Clermont-Ferrand). Et ceux qui rentrent chez eux, que découvrent-ils? Leurs maisons pillées, souillées, le bétail mort, les récoltes pas faites. Il fallait s’y attendre. On avait bien laissé quelques vieux sur place (des «commissions de sauvegarde») et recommandé à l’armée de s’occuper des bêtes et des récoltes. Mais tous les officiers n’ont pas joué le jeu et certains ont soit laissé faire, soit participé eux-mêmes aux «récupérations». Mon père et mon parrain, le frère de ma mère, avaient été appelés sous les drapeaux. Nous habitions Mulhouse, la famille de mon parrain Obernai, alors toute la famille a rejoint mon oncle et ma tante qui avaient déjà leur briqueterie à Haguenau où habitait également ma grand-mère maternelle. Mon oncle avait réussi à louer une superbe et grande villa dans les Vosges, près du Donon, à Râon-sur-Plaine. C’est là que toute la famille va passer la drôle de guerre, ma grand-mère, ma mère, ma tante Annie, ma tante Gabrielle, sa bonne, moi qui allait avoir cinq ans en janvier 40 et ma cousine Monique qui en avait deux. Mon oncle allait, lui, faire la navette entre Râon et Haguenau où il surveillait sa briqueterie. Et puis arrive la fin et toute l’armée française bat en retraite en passant par le Donon. Nous sommes réquisitionnés et devons loger des officiers de l’armée en déroute. Et puis une nuit, me raconte plus tard ma mère, elle entend du bruit, voit de la lumière dans le salon, descend et voit les officiers très affairés en train d’emballer des assiettes, des couverts, des verres en cristal dans de grandes caisses en bois. Ma mère qui n’avait pas froid aux yeux, leur dit: Mais, ce sont des biens volés! Faites attention à ce que vous dites, lui répond l’un des officiers. Ce sont des biens abandonnés. Si ce n’est pas nous qui les avions récupérés ce sont les Boches qui les auraient pris.
L’Alsace, au cours de cette période, n’eut pas seulement à souffrir de l’exode de la population. Il semble que l’armée française, lors de son retrait, ne se soit pas contentée de faire sauter un certain nombre de ponts, ce qui aurait été logique (retarder l’avance de l’ennemi), mais ait également détruit ou gravement endommagé des sites industriels (centrale électrique de la ville de Strasbourg, centrale de Kembs sur le Rhin, sucrerie d’Erstein, moulin d’Illkirch, écluses des canaux, etc.). C’était d’autant plus grave que la situation de l’industrie alsacienne n’était pas très brillante à ce moment-là. En effet, l’Alsace avait déjà commencé à être considérée comme un glacis industriel avant la guerre à cause du risque de combats futurs et de la stratégie Maginot, ce qui avait d’abord entraîné le départ des sièges de certaines sociétés et finalement le déménagement d’usines complètes. L’historien de la maison Dietrich (ouvrage déjà cité) le confirme: à partir de 1930 «les investissements provenant d’origines extérieures à la région cessèrent aussitôt et les industriels alsaciens commencèrent à faire l’acquisition de terrains et d’entreprises dans la France de l’Ouest et du Centre».
On peut donc supposer qu’après tous ces événements le capital de sympathie dont disposait la France en Alsace était légèrement entamé. Et les nazis vont s’engouffrer dans la brèche: accueillir les Alsaciens de retour de Dordogne et d’ailleurs avec fanfares et discours, leur fournir biens de première nécessité et dédommagements financiers pour les spoliations (c’était Ernst qui avait organisé tout ceci en créant un service spécial d’assistance, le Elsässische Hilfsdienst) et reconstruire en grande hâte les infrastructures et les usines détruites (déjà la fameuse organisation Todt). Et utiliser tout cela pour leur propagande. Dans le mémoire que Rossé adresse à son juge en 1945 et dans lequel il défend son rôle de Directeur des Editions Alsatia pendant la guerre, il prétend avoir publié 230 ouvrages avec un tirage dépassant les 3 Millions d’exemplaires et soutenant les idées chrétiennes et donc dirigées contre le pouvoir nazi. Il fallait bien payer un prix pour cela, dit-il, en publiant 7 ouvrages de propagande qui nous étaient imposées et ne totalisant en tout et pour tout que 34000 exemplaires. Parmi ces ouvrages on note: «Comment une armée en fuite se comporta en Alsace» et «Le pillage le plus fructueux qui fût jamais commis».
Mais, heureusement pour la France, suivirent un peu plus de quatre années de pouvoir totalitaire et de montée en folie hitlérienne qui guérirent les Alsaciens pour toujours de l’envie de regarder de l’autre côté du Rhin. Et les Allemands de le traverser autrement qu’en touristes.
Mais comment la soi-disante occupation devint-elle annexion de fait? L’accord de cessez-le-feu de Compiègne ne mentionnait aucune cession de territoires. L’Alsace-Lorraine faisait partie de la France occupée. Et l’Allemagne, dans ces territoires ne voulait exercer rien d’autre que les pouvoirs de la force occupante. S’occuper de l’administration n’intéressait pas l’Allemagne. Les questions de corrections territoriales éventuelles étaient réservées à un traité de paix qui ne pouvait être discuté qu’après la victoire totale. Ce qui comptait donc pour le moment c’était de mener jusqu’à son terme la guerre contre l’Angleterre. Et la France devait comprendre que de son attitude future dépendrait la façon dont elle serait traitée à l’avenir. Tout ceci n’était pas écrit explicitement dans l’accord de cessez-le-feu, mais ressort très clairement de toutes les archives déterrées par Kettenacker. Il est également certain qu’il n’y avait aucune clause secrète concernant la cession de l’Alsace dans cet accord et que c’est là une légende, probablement un mensonge fait par Hitler à Wagner, le futur Gouverneur (Gauleiter) de l’Alsace, qui était du genre légaliste et qu’il fallait conforter dans son action.
Ce qui ressort également des documents secrets c’est que Hitler n’avait évidemment aucune envie de faire le moindre cadeau à la France après la guerre, quelle que soit son attitude, et que des plans avaient même été tracés pour porter la future frontière profondément à l’intérieur du pays depuis la Mer du Nord jusqu’à la Bourgogne! De là à penser que le comportement servile du gouvernement Pétain-Laval ne faisait que servir les projets de Hitler sans qu’il y ait de véritable contrepartie, il n’y a qu’un pas. Mais cela n’est pas l’objet de mon étude.
Grâce au flou entretenu par Hitler dans l’affaire alsacienne, le chef de la commission de cessez-le-feu allemand va même faire une bourde en déclarant aux Français qu’ils pourraient conserver l’administration civile de l’Alsace et de la Lorraine. Or Wagner est nommé Gauleiter par Hitler le 20 juin et expulse le préfet du Haut-Rhin dès le lendemain, veille de la signature de l’accord de cessez-le-feu. Mais les Français ne bougent pas. Ils savent très bien que les carottes sont cuites.
Wagner était un vieux de la vieille. Condamné à la prison en 1924 en même temps que Hitler comme putschiste il va se mettre à sa disposition dès sa libération. C’est donc un vieux compagnon que Hitler avait nommé dès 1933 gouverneur (Reichsstatthalter) du pays de Bade et qui devient Gauleiter d’Alsace dépendant directement du Führer. C’était un homme simple, un soldat, une vocation d’instituteur, pas de vice, un homme de foi, foi en Hitler, en la doctrine national-socialiste, en la destinée éternelle de l’Allemagne. Donc un homme extrêmement dangereux. Hitler lui ordonne de faire des Alsaciens des Allemands et de parfaits national-socialistes. Il lui donne dix ans pour accomplir cette tâche. Wagner dit à ses subordonnés qu’il veut faire une surprise au Führer et arriver à cet objectif en cinq ans.
J’ai dans ma bibliothèque de nombreux ouvrages sur Hitler (Marlis Steinert et Ian Kershaw), sur Mussolini (Pierre Milza), sur le fascisme (Robert Paxton), sur le totalitarisme (Hannah Arendt), mais je crois qu’aucun n’explique aussi bien que Kettenacker comment fonctionne vraiment ce système totalitaire, ces multiples toiles tissées dans le seul but de saisir tous les individus pour qu’ils ne puissent échapper aux yeux perçants de la grande araignée. Je connaissais bien sûr le Opferring, ce «cercle du sacrifice», première marche sur l’escalier montant au parti et que tous les fonctionnaires et toutes les personnes en vue devaient gravir sous peine d’être considérés comme des ennemis du peuple, la Hitlerjugend, la jeunesse hitlérienne devenue obligatoire pour tous les garçons à partir de dix ans et la BDM, le Bund deutscher Mädel, son équivalent pour les filles, des sigles aussi ridicules que le NSKK (prononcer NS-caca), le National-sozialistisches Kraftfahrerkorps ou Association national-socialiste des conducteurs d’automobiles, mais j’ignorais l’existence d’un contrôleur général de tous les clubs et associations (l’Alsace en comptait 15000 nous apprend Kettenacker). Ils vont tous être analysés et soit interdits (tout ce qui est louche comme les associations d’anciens combattants français p. ex. et on interdit strictement aux membres de se revoir), soit intégrés dans une association plus vaste du grossdeutsche Reich. Rien ni personne ne pouvait y échapper: musiciens, pêcheurs, gymnastes, amateurs de pigeons voyageurs, etc. Même le club strasbourgeois d’éleveurs de lapins géants blancs est incorporé dans l’association nationale (Reichsverband) des éleveurs de petits animaux! Et au moment d’examiner le club en question on scrute en même temps l’attitude politique du dirigeant.
Comme on ne pouvait contrôler de la même manière les associations caritatives de l’Eglise, on va carrément les supprimer (Caritas, Saint Vincent de Paul, etc.). Car si les anciens autonomistes alsaciens ont vite compris que le IIIème Reich n’avait plus rien à voir avec celui de Guillaume II et que si l’on célébrait le «Volkstum», toute autonomie régionale avait disparu (il paraît que le SS Bickler qui avait encore gardé un peu d’esprit critique a murmuré en alsacien: «alors ceux-là aussi sont tombés dans le bain jacobin!»), les anciens du parti catholique ont du déchanter doublement. La cathédrale de Strasbourg était interdite de culte (en haut lieu on voulait la rendre aux protestants mais ceux-ci, prudents, ont refusé l’offre). Le concordat, le fameux concordat de Napoléon, pour lequel on s’était tellement battu en Alsace, était tout simplement annulé. L’Etat refusait de payer les curés et les pasteurs sur ses propres deniers, d’où l’institution d’un impôt spécial pour les fidèles qui voulaient bien cotiser et se déclarer ouvertement - ce qui n’est pas bien vu, on s’en doute - catholiques ou protestants, c’est la fameuse Kirchensteuer (qui existe encore dans l’Allemagne d’aujourd’hui - mais aussi en Suisse). Et pourtant il paraît qu’en Alsace, au cours de cette période le paiement de la Kirchensteuer n’a jamais fait défaut et que les fonds étaient même excédentaires. La presse cléricale est interdite (ce qui montre l’importance qu’a eue pour l’Eglise le sauvetage des Editions Alsatia par Rossé). Les églises et les presbytères appartenant à l’Etat (Kettenacker prétend que la Révolution française en a transféré la propriété aux communes), l’Eglise doit payer un loyer pour avoir le droit de s’en servir. Enfin l’école confessionnelle est elle aussi  supprimée. L’école, on s’en doute, l’école qui forme la jeunesse, ne pouvait être que national-socialiste. Quand on pense qu’en Alsace on avait salué le fait que Hitler avait signé un accord avec le Vatican en 33 ou 34! Mais, dit Hitler, l’Alsace, pour le moment, ne fait pas partie du Reich, donc l’accord du Reich avec le Vatican ne s’applique pas. Quant au Concordat il ne peut pas s’appliquer non plus puisque l’administration civile de l’Alsace est passée de la France à l’Allemagne. Tout ceci est d’une logique imparable, la logique du plus fort. Et le Vatican s’incline. Le nonce n’est qu’une marionnette dans les mains de Hitler, exactement comme Pétain. Alors on se demande une fois de plus pourquoi le Vatican n’a pas plus protesté plus tard lorsqu’il a eu connaissance du sort réel fait aux juifs. Qu’est-ce qu’il avait à perdre? Mais ceci est une autre histoire. Finalement Wagner veut s’attaquer aux ordres monastiques en commençant par dissoudre ceux qui ne «foutent rien», les ordres contemplatifs. C’est une mesure qui n’a encore été prise nulle part dans le Reich (à part les Jésuites, éternels mal-aimés). Là les évêques, informés secrètement, bougent. Des télégrammes sont envoyés aux plus hautes autorités du Reich. L’archevêque du pays de Bade met solennellement en garde contre les troubles publics qui pourraient en découler. La direction centrale, à Berlin, de l’administration civile qui a toujours eu un rôle modérateur, prêche le calme. Alors, pour une fois, Wagner recule. Et ces mesures sont remises à plus tard (la fin de la guerre). Mais une fois de plus le Vatican, lui, n’est pas intervenu.
Et puis c’est la mainmise sur l’administration et le pouvoir local. Wagner avait gardé son titre de Gouverneur du pays de Bade, ce qui lui a permis de ramener dans ses bagages un grand nombre de fonctionnaires et de membres du parti badois qui allaient occuper tous les postes importants: commissaires d’arrondissements (à la place des anciens sous-préfets), commissaires municipaux (maires) pour les villes les plus importantes et leurs assistants. Le rôle des Alsaciens était d’autant plus réduit que le système national-socialiste avait horreur de tout ce qui était conseil, commission, assemblée, enfin tout ce qui ressemblait à ces vieilles pratiques de bavardage démocratique et libéral et ne connaissait qu’un principe, celui du chef, du chef qui est responsable et qui a toujours raison. Les Badois étaient en général des gens plutôt jeunes, éduqués par le parti, mais au moins ils n’étaient pas prussiens comme sous l’ancien régime de Guillaume II. Ils parlaient un dialecte voisin du nôtre. C’étaient des nazis du Sud.
En même temps Wagner accélère son programme de défrancisation. On change tous les noms de rues français, les noms de localités français, les noms de famille français. On élimine toutes les inscriptions françaises sur les bâtiments et les monuments. On exige que tous les Alsaciens se débarrassent de leurs livres français (et accessoirement des livres allemands écrits par des Juifs, comme il était interdit de jouer Mendelssohn). Plus tard on ira même jusqu’à changer tous les diplômes ou documents importants écrits en français en documents équivalents réécrits en allemand. Enfin Wagner ira jusqu’à se ridiculiser complètement en interdisant officiellement le béret basque, un symbole français, un couvre-chef qui n’a rien à voir dans notre région. On ira même jusqu’à lui faire l’honneur de l’affubler du nom de «Hirnverdunklungskappe» (une coiffe d’obscurcissement du cerveau).
Il y a une catégorie de citoyens qu’il est plus facile de mettre au pas que d’autres, ce sont les serviteurs de l’Etat, les fonctionnaires. J’en sais quelque chose puisque mon père et mon parrain étaient tous les deux ingénieurs-géomètres employés par le cadastre. «Le sort des fonctionnaires alsaciens était particulièrement pénible», dit Kettenacker. «Plus que toutes les autres catégories sociales, ils étaient livrés, sans merci, à un système qui les exposait continuellement à la compromission et au chantage... On commença par forcer tous ceux qui étaient employés dans la fonction publique à signer des déclarations d’allégeance au Führer... Puis on leur imposa de collaborer activement au sein du Parti et de ses organisations». Tous ceux qui avaient des bouches à nourrir et qui ne pouvaient pas se permettre d’être licenciés, faisaient le minimum nécessaire, puis tendaient le dos. «Tous les appels, déplacements de personnes, ordonnances et autres mesures similaires n’eurent généralement pas pour effet d’inciter les fonctionnaires alsaciens de sortir de leur attentisme», dit encore Kettenacker, «Il est vrai que la plupart d’entre eux n’avaient adhéré au Parti que parce qu’ils craignaient de perdre leur poste; dès qu’ils étaient assurés d’être maintenus dans leurs fonctions, leur engagement politique se relâchait ostensiblement». Ce qui ne les a pas empêchés d’être épurés après la guerre, sortis des cadres, puis réintégrés et réhabilités grâce à l’action des députés alsaciens. Mais le mal était fait. La plupart d’entre eux ont dû recommencer leur vie autrement. Une fois de plus on n’avait pas compris à Paris dans quelle situation l’Alsace était plongée pendant toute cette période. Alors que dans le reste de la France on avait affaire à une puissance occupante, mais que l’on continuait à dépendre d’une administration française et d’un Etat français, en Alsace on était directement soumis au même régime totalitaire auquel était assujetti l’Allemagne, et en plus on dépendait d’un fou, d’un fanatique, qui voulait nous imposer ce système à marches forcées pensant que c’était là la bonne méthode pour faire des Alsaciens non seulement des Allemands comme les autres mais en plus des national-socialistes modèles.
Et puis ce fou va porter aux Alsaciens le coup le plus dur: obliger leurs jeunes à porter l’uniforme, à défendre une nation qui n’est pas la leur, partir sur le front de l’est, tout là-bas en Russie, affronter le froid et l’immensité, la peur et le désespoir.

28) n° 3370 Eugène Riedweg: Les «Malgré Nous» - Histoire de l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande, Editions du Rhin, Mulhouse, 1995.
29) n° 3295 Jean-Laurent Vonau: Le procès de Bordeaux - Les Malgré-Nous et le drame d’Oradour, Editions du Rhin, La Nuée Bleue, Strasbourg, 2003.

Kettenacker raconte en détail les circonstance qui ont amené à cette décision si lourde de conséquences. Il montre que c’est Wagner qui en a été le moteur depuis le début. Il pensait comme Bismarck que le meilleur moyen de germaniser les Alsaciens c’était de les soumettre à l’école de l’armée. Et «l’idéaliste» Wagner allait encore plus loin: de cette manière ils seront en même temps imprégnés de «l’idéal» national-socialiste et après la victoire finale, dont il ne doutait pas une seconde, les Alsaciens auront ainsi gagné le droit d’être traités sur un pied d’égalité avec les autres Allemands (au fond il leur faisait une fleur aux Alsaciens; ils le remercieront plus tard!).
L’Etat-Major allemand n’était pas du même avis que Wagner. Il pensait que les Alsaciens n’étaient pas fiables et poseraient des problèmes sur le plan de la discipline et de la sécurité. C’était aussi ce que pensait Hitler. Les Gauleiter de Lorraine et du Luxembourg n’étaient pas très chauds pour imposer une telle souffrance à leurs administrés. Quant à la Direction centrale de l’administration civile à Berlin elle y voyait surtout un problème juridique: l’annexion n’ayant jamais été officialisée, les Alsaciens n’avaient pas la nationalité allemande. Or comment rendre la conscription obligatoire pour des gens qui n’étaient pas citoyens du Reich! Et là c’est Wagner qui avait un problème: il rêvait de ne donner la nationalité allemande qu’à ceux qui le méritaient. Finalement c’est l’armée qui change d’avis. A cause de Stalingrad. Elle a besoin de réserves. Tout est bon, même des Alsaciens. Et Hitler donne son feu vert. Pour la conscription et pour la naturalisation. Et autorise en même temps qu’en cas de rébellion ou de fuite la punition pouvait être étendue à toute la famille du conscrit. La décision est connue dès le 24 août 1942. Tout le pays est en effervescence.
L’historien mulhousien Riedweg suit d’abord assez fidèlement le récit de Kettenacker. Puis raconte la suite. Les jeunes qui cherchent à échapper en traversant la frontière, surtout dans le Sundgau où il était facile de passer en Suisse. Le renforcement des contrôles, les condamnations à mort (l’incident le plus connu étant celui de Ballersdorf: 18 jeunes qui, au printemps 1943, se font intercepter, trois sont tués sur place, 14 autres sont pris, jugés et aussitôt exécutés). Les condamnations à mort pour faits politiques se multiplient d’ailleurs à partir de 1943. Et Wagner, par principe, n’accorde jamais sa grâce (Kettenacker cite deux cas seulement - et encore sur intervention supérieure - sur 72 condamnations à mort). Après avoir commencé par incorporer les plus jeunes, on passe aux classes d’âge appartenant à ceux qui ont combattu  comme soldats français en 39-40 et à qui Ernst avait promis que pour eux la guerre était définitivement finie. Parmi ceux-ci il y en avait qui avaient été faits prisonniers de guerre par les Allemands et à qui s’appliquait la convention de Genève. Hitler n’en a cure. Wagner va même demander à de nombreuses reprises qu’on puisse également incorporer les anciens officiers français. L’armée, qui a encore un certain sens de l’honneur, refuse. Himmler va finir par donner son autorisation à Wagner pour qu’on essaye de les faire entrer dans la Waffen-SS. On va en convoquer une soixantaine et tester leur résistance. Presque tous résistent jusqu’au bout et sont envoyés dans un camp de concentration. 22 n’en reviendront pas.
Riedweg dresse un tableau précis des incorporations. On incorpore d’abord 12 classes d’âge (années de naissance de 1914 à 1925) entre octobre 42 et mai 43. Puis trois autres classes encore en 1943 (1911 à 1913). Les classes d’âge mobilisées encore en 1944 (1908 à 1910 et 1926 et 27) sont pour la plupart incorporées d’office dans la Waffen-SS. Au total 20 classes d’âge. Mon père est né en 1907. Je ne savais pas que le couperet était passé aussi près.
Les archives ayant disparu il est impossible de chiffrer d’une façon précise le nombre d’incorporés. Les autorités françaises, dit Riedweg, estiment leur nombre à 130 000 Alsaciens et Lorrains, dont 100 000 Alsaciens. Le nombre de ceux qui n’en sont pas revenus est de 42500 (32000 tués et 10500 disparus), soit environ 27%. Le nombre de blessés est de 32000 dont 10000 le sont très gravement et souvent mutilés. Riedweg souligne l’énorme responsabilité de Wagner. Les deux autres Gauleiter ont été beaucoup plus prudents. Celui de Lorraine a eu une attitude brutale en ce qui concerne les expulsions (il a pris sur lui d’expulser dès le départ 100 000 Lorrains francophones, pour la plupart des paysans) mais il était beaucoup moins sanguinaire que Wagner. Il a trouvé que les condamnations à mort étaient un échec et ne servaient à rien. Il n’était pas pour l’incorporation et n’a appelé que 14 classes d’âge au lieu de 20 comme Wagner. Quant au Gauleiter du Luxembourg (Simon) il avait été échaudé par une grève générale qui a éclaté dans tout le pays (j’en ai beaucoup entendu parler de cette grève à mon arrivée ici au Luxembourg: ici on ne fait pas la grève, on m’a dit; la dernière grève qu’on a faite c’était contre les Nazis) et qui a d’ailleurs entraîné l’exécution de 20 Luxembourgeois et la remise à la Gestapo de 125 autres personnes. Résultat: il n’a mobilisé que 7 classes d’âge. Mais le Luxembourg était un pays indépendant. L’Alsace faisait partie de la France. Qu’a fait Vichy pour nous défendre?
Riedweg est très sévère pour le couple Pétain-Laval. Vichy était amplement informé du problème, et longuement à l’avance. Dès le mois de mai 1941 on avait introduit en Alsace le service obligatoire du travail (le RAD = Reichsarbeitsdienst) qui en Allemagne était le passage obligé pour entrer dans l’armée. Riedweg cite une note du Ministère français de la Justice qui soulève la question dès avril 1941. Plusieurs autres notes montrent que le gouvernement de Vichy avait prévu ce qui allait arriver. D’ailleurs les informations venaient également d’Alsace. Rossé qui était toujours député français venait à Vichy voir les parlementaires alsaciens de son ancien parti, Muller et Seltz, pour les prévenir de ce qui se préparait, tant pour le RAD que pour l’incorporation dans l’armée. Muller intervient auprès de Pétain. Mais c’est seulement après l’annonce officielle de la mobilisation en Alsace le 25 août 1942 que Laval, probablement sur la demande de Pétain, élève une protestation verbale auprès de l’Ambassadeur allemand à Paris (le 2 septembre), renouvelée par écrit le 4. La protestation est également transmise à la commission d’armistice le 1er octobre. Cette commission a, paraît-il, reçu 112 protestations entre 1940 et 1944. Aucune n’a jamais reçu de réponse du côté allemand. Les deux côtés savaient parfaitement que tout cela n’avait qu’un caractère formel! D’ailleurs Vichy avait encouragé la formation de la LVF (Légion des Volontaires français contre le Bolchevisme). Les parlementaires alsaciens restés en zone non-occupée se réunissent à Vichy le 4 septembre. Ils demandent solennellement au gouvernement de rendre sa protestation publique. Pour que les Alsaciens le sachent. Et pour ne pas ratifier par le silence l’annexion pure et simple de l’Alsace-Lorraine. Rien n’y fait. Et Riedweg de conclure: «En s’abstenant d’une protestation publique et solennelle que l’Alsace attendait, le maréchal Pétain et le gouvernement de Laval cautionnent l’incorporation de force des Alsaciens et des Mosellans dans la Wehrmacht. Leur responsabilité est aussi entière que celle de Wagner et des nazis car ils ont laissé accomplir l’irrémédiable. Au nom de la raison d’Etat, ils ont délibérément sacrifié des Alsaciens pour préserver ce qui pouvait l’être en pratiquant une illusoire politique de collaboration avec l’Allemagne. Comme en 1871, l’Alsace est à nouveau sacrifiée. Ce faisant, ils ont même perdu l’honneur et les Alsaciens se retrouvent à nouveau seuls face à leur destin.» Et comme pour montrer la vanité de toute cette politique de collaboration, en novembre, les Allemands envahissent la zone sud.
Et que pouvaient faire les Alsaciens? Riedweg explique comment Wagner traduit par un décret du 1er octobre 1943 la fameuse directive de Hitler demandant de punir toute la famille du réfractaire (le clan, dans la terminologie nazie) lorsque celui-ci ne peut plus être atteint. Ce décret permet d’expulser (vers l’Allemagne) «les ascendants et descendants directs et par alliance,... le conjoint, et même les frères et soeurs et leurs conjoints s’ils ont vécu dans le même foyer familial». En même temps ils sont, bien évidemment, expropriés.
L’incorporation forcée des jeunes Alsaciens a constitué un drame pour tous. La meilleure amie de ma tante a perdu son seul fils. Ma mère avait trois cousins (des Bohly) en âge d’être incorporés. L’un d’eux a échappé au sort commun parce qu’il était resté à Clermont-Ferrand avec l’université de Strasbourg. Les deux autres ont été envoyés sur le front russe et n’en sont jamais revenus. Jean-Paul, de Guebwiller, est mort dans un hôpital quelque part en Allemagne de l’Est. On l’a su beaucoup plus tard grâce au témoignage d’un camarade. Bernard qui était notre voisin à Mulhouse a potassé le russe avant de partir. Il a probablement essayé de déserter. Mais on n’a jamais rien su de son sort. Car le martyre des Malgré-Nous a continué même après qu’ils aient été faits prisonniers.

La photo très émouvante de la page de couverture du livre de Riedweg


Il faut se mettre à la place du moujik lorsqu’il voit arriver depuis le nomansland un militaire allemand levant les bras et criant Franzouski, Franzouski! ou à celle du commandant d’un camp de prisonniers lorsque certains de ses clients cherchent à lui faire croire qu’ils sont français. Heureusement la France libre réagit rapidement. Réaction de protestation à la BBC dès septembre 1942. Prise de contact avec les Soviétiques dès avril 1943 pour demander que les prisonniers alsaciens et lorrains soient regroupés, libérés et... autorisés de rallier la France combattante. C’est probablement grâce à cette intervention que les Alsaciens et les Lorrains sont triés et placés dans un camp spécial: Tambov. Mais beaucoup meurent lors du transfert dans les camps, d’autres à cause des conditions de vie et d’alimentation. La Russie ne reconnaît pas la convention de Genève. 1500 prisonniers sont libérés par les Russes en 44 et transférés à Alger en passant par Téhéran et Haïfa. Leur état sanitaire est lamentable. Puis les relations entre la France et la Russie se détériorent. Les opérations de libération sont retardées. Henri Frenay ministre des prisonniers demande à de Gaulle d’intervenir pour accélérer leur évacuation, par avion si nécessaire. Celui-ci refuse pour des raisons de diplomatie. Les Russes refusent que des autorités françaises viennent inspecter le camp. Casanova qui succède à Frenay est communiste et ne veut en aucune manière que l’on critique l’URSS. Ce n’est qu’en septembre 45 que le premier train d’évacuation de Tambov arrive en France. On estime que 4000 prisonniers sont morts au camp. Les trains vont alors se succéder de septembre 45 jusqu’en mai 46. Les gens se précipitent espérant retrouver leur fils ou obtenir de ses nouvelles de ceux qui reviennent. Ma mère a ainsi fait de nombreux voyages à Strasbourg, à l’arrivée annoncée de trains de prisonniers, pour essayer de connaître le sort de ses cousins. Personne ne sait rien. D’ailleurs le nombre de disparus est énorme. Mitterand devient ministre des anciens combattants. Il envoie Peira le préfet du Haut-Rhin continuer la recherche en Russie. Tambov est vide. Mais il reste les nombreux autres camps. Des isolés continuent à rentrer. D’année en année leur nombre diminue. Les familles continuent à espérer. Le dernier Malgré-Nous connu rentre en 1955!  16000 prisonniers sont revenus des camps. Mais il y en a 10000 dont on ne connaîtra jamais le sort.
Et c’est là qu’éclate l’affaire d’Oradour et le procès de Bordeaux. Oradour a été un drame terrible, le plus grand crime de guerre perpétré en France. Une unité de la Waffen-SS, das Reich, raye complètement de la carte un village du Limousin (642 victimes). Et ceci dans des conditions atroces. Le village est encerclé. Les hommes fusillés en trois groupes, puis leurs corps brûlés. Les femmes et les enfants (plus de 200 enfants) enfermés dans l’église puis asphyxiés, mitraillés et brûlés. Cela s’était passé le 10 juin 1944. L’opération avait été décidée la veille au cours d’une réunion à laquelle avaient assisté le commandant du bataillon, la Gestapo et des miliciens de Limoges. Le but: semer la terreur et ainsi empêcher les maquisards du Limousin de tendre des embuscades aux convois qui remontaient du Sud-Ouest vers le front de Normandie. Les hommes de troupe n’avaient pas été mis au courant.
Or le bataillon comportait une quarantaine d’enrôlés de force et un engagé volontaire alsaciens. C’est encore au Gauleiter Wagner que l’on doit l’enrôlement d’Alsaciens dans la Waffen-SS. Peut-être le pire de ses crimes. Car les SS avec leur uniforme noir sont la représentation même du mal, pour parler un langage d’aujourd’hui. A l’origine les SS étaient une formation nazie comme les autres, comme les SA p. ex. Mais Himmler en fait une organisation super-fanatique qui est au service de l’organisation totalitaire. La Allgemeine SS (la SS commune) fournit la police politique et une division particulièrement sinistre, la Totenkopf-SS (la SS Tête de Mort) qui est chargée de la garde des camps de concentration et d’extermination. La Waffen-SS (l’armée SS) avait été créée au début comme une garde personnelle de Hitler (comme la garde républicaine de Saddam Hussein), puis va être développée comme une armée d’élite, extérieure à l’armée ordinaire et échappant complètement à son contrôle. Au départ tous les hommes sont des volontaires, de race bien blonde et de taille supérieure à 1,70 m. Les officiers sortent d’écoles spéciales où ils subissent un entraînement prussien et une formation national-socialiste. L’encadrement supérieur est néanmoins assuré, au moins au début, par des cadres de la Wehrmacht. Himmler, cherchant à renforcer continuellement son pouvoir, va développer au maximum ces unités au grand dam de l’armée classique. A la fin de la guerre les effectifs de la Waffen-SS dépassent les 600 000. Himmler n’a pu arriver à ce résultat qu’en obtenant la mutation d’office du contingent. Et en cherchant des volontaires chez les Allemands ethniques des zones occupées ou chez d’autres nations (Belges, Français, etc. La France va fournir 8000 volontaires pour la division SS-Charlemagne). Alors Wagner, n’ayant guère de succès avec les volontaires alsaciens, lui fournit des incorporés forcés: la moitié de la classe 1926. Et une grande partie des classes 1908 à 1910. Tous ces renseignements sont de Riedweg.
Pourtant les membres de la SS sont qualifiés collectivement de criminels de guerre au tribunal de Nuremberg. Ils ont la réputation d’être des volontaires fanatiques. Les Russes les abattent quand ils tombent entre leurs mains. Même les Américains en abattent sur le front de Normandie et lors de la bataille des Ardennes (il faut dire que les régiments de cavalerie SS ont eux-mêmes mitraillé des prisonniers américains dans ces mêmes Ardennes). Il est donc très difficile pour les Alsaciens de s’enfuir, même sur le front de l’ouest. Même en quittant l’uniforme, ils restent reconnaissables: tous les SS ont leur formule sanguine tatouée sur le bras. C’est probablement parce qu’il fallait quand même faire la différence entre la Waffen-SS et les autres branches de cette formation et aussi parce beaucoup de ces soldats n’étaient plus des volontaires à la fin de la guerre que Adenauer a déclaré en 1953 que les Waffen-SS n’avaient été que des soldats comme les autres, même si leur comportement n’a pas toujours été exemplaire. C’est le moins qu’on puisse dire.
Jean-Laurent Vonau est un historien spécialisé en histoire du droit et enseigne à l’université Robert-Schuman de Strasbourg. L’étude qu’il nous livre est très complète: elle porte sur le massacre lui-même, sur le déroulement du procès, ainsi que sur l’histoire détaillée de la législation d’exception que l’affaire a produite, des débats parlementaires et de toute l’agitation politique qui a accompagné le procès, puis a succédé au jugement, en Alsace, à Paris et dans le Limousin.
Lorsqu’on commence l’instruction de l’affaire le régiment avait été décimé à 80% lors des affrontements de la fin de la guerre. La France n’arrive jamais à retrouver les officiers qui ont commandé cette sinistre opération. Et pourtant on connaissait parfaitement les principaux responsables. On savait qu’il s’agissait de la 3ème compagnie du 1er bataillon du régiment «Der Führer» de la division «das Reich». On connaissait les noms de 15 officiers et sous-officiers qui étaient présents à Oradour ce jour-là. Le commandant du bataillon, Dickmann, avait été tué. Mais le général Lammerding qui commandait la division vivait toujours et était prisonnier des Anglais ou des Américains. Et c’est bien plus tard que l’on va attraper en Allemagne le capitaine Barth qui sera condamné par les Allemands à la prison à vie.
Au moment où s’ouvre le procès on n’a donc à sa disposition que des exécutants:  sept Allemands dont un adjudant un peu fou et qui avait été, paraît-il, un objet de moquerie pour les officiers SS, et treize Alsaciens (il avait été évidemment beaucoup plus facile de les attraper eux, d’autant plus que plusieurs d’entre eux, évadés et faits prisonniers, avaient raconté l’affaire et donné suffisamment de renseignements pour pouvoir continuer l’instruction): l’un était un sergent engagé volontaire, les douze autres étaient de simples soldats incorporés de force.
Comme l’affaire avait soulevé une immense émotion dans tout le pays, le Parlement avait voté dès le 15 septembre 1948 une loi d’exception, connue sous le nom de loi Oradour. Cette loi - d’éminents juristes le diront - était contraire à la tradition française et même à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui va être signée par la France un peu plus tard. C’est qu’elle instaurait la responsabilité collective et y ajoutait la rétroactivité. En même temps elle inversait l’obligation de preuve: c’était à l’inculpé de démontrer qu’il n’avait pas participé au crime. L’excuse de l’incorporation forcée avait été retenue par l’Assemblée mais refusée par le Sénat. Et les élus alsaciens n’ont rien vu venir, pensant que le tribunal en tiendrait automatiquement compte.
Puis le procès démarre (en janvier 1953), prend son temps; les avocats des Alsaciens demandent que l’on dissocie le procès de leurs clients de celui des Allemands, «leurs anciens bourreaux». Le tribunal refuse. On demande ensuite que le cas de ceux qui étaient mineurs au moment des faits soient jugés séparément et à huis clos. Le tribunal refuse. Puis l’interrogation des accusés commence. Et en Alsace la colère monte.
L’Association des Déportés et Incorporés de force prend à partie les parlementaires alsaciens, la presse s’émeut, des manifestations silencieuses ont lieu dans les grandes villes autour des monuments aux morts et finalement les parlementaires des deux départements qui avaient déjà déposé un projet de loi dès décembre 1952 en vue de réviser la loi Oradour, se rendent chez le Ministre de la Justice René Pleven, conduits par Pierre Pflimlin et accompagnés par les deux préfets. Le Conseil des Ministres, inquiet, approuve leur démarche. Le processus de révision de la loi se déclenche aussitôt. Et - incroyable mais vrai - malgré de nombreuses protestations (de toute la région du Sud-Ouest) et d’obstructions (du PC surtout) - la révision est votée par les deux Chambres dès le 31 janvier 1953. Il est clair qu’aussi bien le gouvernement que la majorité parlementaire se souviennent des problèmes d’avant-guerre et n’ont aucune envie que cela recommence. Et pourtant il s’agit bien là d’une immixtion du législatif dans le judiciaire. On verra que cela aura des conséquences sur le verdict final.
Mais le procès continue. Vonau rapporte en détail l’interrogatoire des inculpés et puis les plaidoiries de leurs avocats. Plusieurs faits s’imposent. Ils étaient jeunes: seuls deux étaient des classes 1912 et 1913; tous les autres étaient de la classe 1926 et avaient donc 18 ans ou moins (à l’époque la majorité était à 21 ans). L’incorporation de cette classe ayant eu lieu en 1944 ils ne pouvaient se trouver au sein du régiment que depuis peu de temps.
Ils étaient clairement des victimes du nazisme: l’un avait participé à des sabotages et faisait partie d’un réseau en Alsace, un autre avait prévenu un cafetier qu’il était recherché, un autre avait eu un frère tué sur le front russe, un autre avait un cousin qui s’était enfui avant la convocation à la mobilisation et son oncle et sa tante avaient été déportés en Silésie, les parents d’un autre encore avaient été internés à Schirmeck et la famille d’un autre avait quitté l’Alsace avant la guerre et, revenue pour chercher ses affaires avait été piégée, empêchée de retourner. L’un d’eux a eu un frère fusillé pour avoir refusé l’incorporation. Et un dernier encore, plus âgé, avait été démobilisé en 1940 et était rentré en Alsace, persuadé que pour lui la guerre était finie. Son père avait d’ailleurs été lui-même condamné par les Allemands en 1916 parce qu’il refusait de porter l’uniforme allemand.
Plusieurs ont déserté plus tard sur le front de la Normandie, ont témoigné spontanément sur l’affaire d’Oradour et deux d’entre eux se sont engagés dans les Forces Françaises Libres, ont fait la campagne d’Alsace puis ont fait l’Indochine (l’un d’eux avait même obtenu la croix de guerre).
Tout ceci était une véritable démonstration du malheur alsacien. D’autant plus qu’une dame de Schiltigheim est venue témoigner en racontant que son frère et sa soeur étaient réfugiés à Oradour et se trouvaient parmi les victimes (il y avait des Alsaciens et de nombreux Lorrains). Elle connaissait la mère de l’un des accusés, celui dont le frère n’était pas revenu du front russe. Elle ne pouvait que considérer les accusés comme d’autres victimes du régime hitlérien.
Et puis il était difficile à l’accusation d’apporter la preuve de la participation active des inculpés. Trois inculpés prétendent avoir empêché des habitants d’entrer dans le village et ainsi leur avoir sauvé la vie. L’un d’eux précise même qu’il s’agissait d’un professeur de musique (mais personne ne cherche à le retrouver). La plupart disent qu’ils n’ont pas tiré, soit qu’ils aient tiré en l’air au peloton d’exécution, soit qu’ils ont simplement participé au rassemblement des hommes du village, soit qu’ils n’ont fait que transporter sous la menace d’un pistolet des fagots ou du matériel incendiaire, soit qu’ils faisaient partie d’un groupe de mitrailleuses lourdes resté en dehors du village. Et l’un d’eux a tout de suite été blessé au début de l’opération par des ricochets de balles et a été évacué.
Il y en a pourtant qui reconnaissent d’avoir tiré, et en particulier l’un d’eux qui est emprisonné depuis 1946 et qui se trouvait à l’extérieur du village avec un Russe au commandement et un Allemand. Rencontrant un homme et deux femmes, le Russe tue l’homme, l’Allemand une des deux femmes et lui-même, presque par réflexe, tire sur l’autre femme.
Les avocats interrogent évidemment le tribunal: l’homme a-t-il le devoir d’être un héros. Cela pose le vieux problème du catéchisme de ma jeunesse: a-t-on le droit de préférer sa propre vie à celle d’autrui? Car une chose me semble prouvée et d’ailleurs certains avocats le disent: un refus d’obéissance en cas de guerre équivaut à la mort. Est-ce que l’on peut refuser l’obéissance, même en temps de guerre, lorsque l’ordre est un crime contre l’humanité? Oui, bien sûr, mais à condition de pouvoir se plaindre à un supérieur qui accepte de vous entendre. Ici on est dans la Waffen-SS, pas dans la Wehrmacht. Aucun avocat n’a soulevé cette question. Pourtant on savait que le général en chef de l’armée allemande de l’Ouest, Stülpnagel, choqué, a demandé une instruction, même si cette instruction n’a pas pu aller jusqu’au bout à cause de l’accélération des opérations. D’ailleurs Stülpnagel a été arrêté pour conspiration contre Hitler et l’officier chargé de l’enquête a vu tous ses dossiers brûlés dans un camion.
De même il est honteux d’avoir reproché aux accusés de ne pas avoir déserté avant d’arriver sur le front. D’abord ils ne pouvaient pas prévoir ce qui allait se passer. Même au moment de partir pour Oradour ils ne savaient toujours rien. Et ensuite, là encore, la désertion en temps de guerre est elle aussi punie immédiatement de mort. On ne peut obliger personne de prendre ce risque. Ceux qui l’ont pris l’ont fait lorsque les circonstances étaient favorables, c. à d. lorsqu’ils se sont trouvés sur le front, dans l’engagement et face à une armée régulière et non à des maquisards. D’ailleurs un ancien maquisard est venu témoigner qu’il avait été contacté dans un café par un Alsacien de la division das Reich qui lui demandait des papiers et des habits civils. Et il a refusé ne voulant pas mettre en danger son réseau. Un avocat cite le cas d’un déserteur de la même division qui a été arrêté par la police française, remis à la Waffen-SS et exécuté sur le champ.
Alors on revient toujours à la même question. Arrivé sur place, mis en situation, pouvait-on, devait-on se rebeller? Le crime est tellement horrible. On pense aux 200 enfants. On entend encore des cris lorsque l’église commence à brûler! Sauver sa vie dans ces conditions. Est-ce que cela vaut encore la peine? Mais ils avaient 18 ans!
Et c’est pourtant cela qui va déclencher l’immense vague de rébellion qui va secouer l’Alsace après le verdict. C’est que tous les incorporés qui sont revenus et toutes les familles de ceux qui sont revenus et de ceux qui ne le sont pas (on est au début 1953) et leurs amis et connaissances se mettent à la place des incorporés de Bordeaux. Ils savent ce que tous ont vécu: s’adapter, survivre, revenir. Pas d’autre idéal. Ils ne défendaient pas leur patrie. On les avait forcés, manipulés. Ils ne pouvaient que résister en silence.
Les juges militaires n’ont pas compris cela. Le verdict tombe le vendredi 13 février 1953, au petit matin. Tous seront condamnés. Le sergent volontaire à mort. Les autres Alsaciens à des peines allant de 5 ans d’emprisonnement à 8 ans de travaux forcés.
Alors ce n’est qu’un cri dans toute l’Alsace. La sentence apparaît le même jour en première page des quotidiens régionaux. Les gens se parlent dans la rue. Des affiches sont collées: «Nous n’acceptons pas!». Les cloches sonnent. A Mulhouse on sonne le glas à 18 heures. Des drapeaux sont mis en berne. Les vitrines du journal l’Humanité volent en éclats (le député communiste alsacien s’était désolidarisé des autres parlementaires dès le début de l’affaire). Le lendemain la presse se déchaîne. Des livrets militaires et des décorations sont déposés dans les commissariats, des officiers de réserve adressent leur démission à leur commandant militaire. L’association des maires du Haut-Rhin se réunit, décide la grève administrative et prévoit une nouvelle réunion pour le 19. Les maires du Bas-Rhin suivent et envoient une motion à signer à tous les maires du département. Tous les parlementaires (toujours sans le député communiste Rosenblatt) se réunissent à la Préfecture du Bas-Rhin et Pflimlin téléphone à Pleven. Le 15 on voit apparaître un drapeau alsacien sur la place Kléber, les monuments aux morts sont voilés de crêpe et 5 à 6000 élus manifestent dans les villes. Pflimlin accompagné des autres parlementaires, de délégués des conseils généraux et de l’Association des maires, est reçu par le Président de la République Vincent Auriol. Les ouvriers commencent à bouger. Des arrêts de travail ont lieu dans toute l’Alsace. On critique vertement la CGT et le PC. Des commerçants baissent leur rideau. Le Général de Gaulle, depuis Colombey, lance un appel: «Qu’à la douleur d’Oradour on n’ajoute pas une amère blessure à l’unité nationale!». De nouvelles affiches apparaissent: 1943 Ballersdorf - 1953 Bordeaux - Libérez les Treize. Une messe solennelle est célébrée à la Cathédrale. 8000 personnes y assistent. L’évêque prêche: «l’Alsace est en deuil».
C’est l’affolement à Paris. Le 17 le Président du Conseil René Mayer reçoit les parlementaires alsaciens et dès le 18 un projet d’amnistie est discuté à l’Assemblée, puis au Sénat et enfin en deuxième lecture à nouveau à l’Assemblée dès le 20. En l’espace de deux jours les deux Chambres avaient répondu favorablement à la demande de la Province alsacienne. Probablement un événement unique dans les annales de notre appareil législatif! Et dans la nuit du 20 au 21 les treize sont libérés et conduits discrètement jusqu’en Alsace.
Alors c’est tout le Limousin qui se révolte. Et on le comprend. Deux souffrances, deux scandales qui s’ignorent. Et le mur d’incompréhension entre les deux régions va durer longtemps. Ce n’est qu’en 1998 que le maire de Strasbourg, à l’invitation de celui d’Oradour, assiste pour la première fois à la commémoration du massacre. Et que l’Alsace va offrir deux statues au Musée qui rend hommage aux victimes.
Pour expliquer ce qui s’est passé en Alsace en ce début de l’année 1953 Vonau dit ceci: «L’impression dominante était que l’incorporation de force n’était pas reconnue officiellement par l’autorité judiciaire française et que la nation avait fait fi des malheurs de l’Alsace, livrée sans défense à l’Allemagne deux fois en soixante-dix ans, purement et simplement abandonnée à son sort aux jours sombres de 1940. Cela fut ressenti comme une déchirure. On découvrait subitement le fossé profond qui séparait désormais les deux départements de l’Est du reste de la France.»
Je n’ai pas toujours apprécié l’homme politique André Bord qui préface le livre de Vonau. Il avait la réputation d’être un gaulliste fanatique. Mais il avait été également un résistant courageux, membre du maquis du Périgord qui avait justement attaqué le régiment SS Das Reich et puis  avait participé avec la Brigade Alsace-Lorraine d’André Malraux aux opérations de libération du territoire. Et il est pourtant en total accord avec la décision de Vonau de déterrer encore, 50 ans plus tard, cette vieille histoire. «Pendant de nombreuses années, dit-il, on a montré du doigt les habitants de nos régions. Agression révoltante, injuste et effet de l’ignorance. Car rares sont nos compatriotes qui avaient compris le drame vécu par notre région. Rares sont ceux qui font la différence, même aujourd’hui, entre zone occupée et zone annexée. Plus rares encore ceux qui savent que nos familles étaient soumises non pas aux lois françaises - fussent-elles celles du régime de Vichy - mais aux lois allemandes.»
La grande mobilisation populaire du début de 1953 est la dernière dans l’histoire du particularisme alsacien. C’est la dernière fois que toute la population s’est sentie unie. Unie parce que attaquée, différente, incomprise. Le Gouvernement et le Parlement ont bien fait de réagir avec célérité à ce qui aurait pu devenir à nouveau une plaie ouverte. Puis le particularisme alsacien s’est estompé. Le dialecte a perdu du terrain, la religion aussi. Et puis la société a évolué comme partout: immigration, émigration, inter-mariages, plus grande ouverture à la culture nationale, à l’international, à la mondialisation. Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela? On en reparlera à propos des problèmes de la société alsacienne d’aujourd’hui.
Une dernière remarque: cette mobilisation massive de 1953 a pu avoir lieu parce qu’on était en démocratie. Rien de tel n’a pu être organisé pendant la guerre, au moment même où l’incorporation a été décidée. Le régime nazi ne connaissait ni élus, ni presse libre, ni droit de grève, ni Parlement. Et toute manifestation aurait été réprimée par les armes. Et les leaders envoyés en camp de concentration, ou fusillés comme au Luxembourg.
Quels sont mes souvenirs personnels ou ceux de mes parents concernant cette période? Pendant longtemps j’ai cru que le mal suprême était l’adoration d’un chef, l’abandon à un guide. J’étais influencé par ma mère. Elle nous a raconté cent fois l’histoire de cette Allemande de Stuttgart qui habitait dans notre immeuble, rue de l’Aqueduc. Après avoir écouté un de ces fameux discours hitlériens tellement bien imités par Charlie Chaplin dans son Dictateur, elle était venue sur le pas de sa porte et avait dit à ma mère: «Einmal dem Führer in die Augen schauen und dann sterben...» (Pouvoir regarder une seule fois dans les yeux du Führer et puis mourir...). J’étais comme ma mère. Dégoûté à jamais de l’adulation immodérée d’un homme. Surtout d’un homme politique. Incapable de me laisser influencer, d’abandonner mon jugement propre. J’ai même raconté un jour cette histoire à une gaulliste fervente, la veuve d’un chef d’orchestre connu, rencontré ici à Luxembourg chez mon ami Roland. Elle revenait d’un pèlerinage à Colombey-les-deux-Eglises. Elle n’a pas apprécié, et je la comprends. D’ailleurs loin de moi l’idée de mettre en parallèle Hitler et de Gaulle. Il n’empêche. Ce genre de ferveur m’exaspère.
Mais quand j’étudie aujourd’hui ces systèmes totalitaires il faut bien me rendre à l’évidence. L’abandon à un chef n’était qu’un des aspects du problème. Il fallait bien autre chose. Et d’abord une organisation systématique de la société qui permette de surveiller chacun de ses membres, s’assurer qu’il est dans la ligne et éviter toute déviation individualiste. Cette organisation c’est celle du Parti avec toute sa hiérarchie, ses divisions, ses associations (qui excluent toute autre association qui ne rentre pas dans le système), c’est la mainmise sur l’éducation et l’endoctrinement de la jeunesse et sur tous les rouages de la société, communes, police, fonctionnaires.
Mais ce n’est pas encore assez. Il fallait encore des hommes. Comme le Gauleiter Wagner. Des hommes nombreux, totalement convaincus de leur mission, et que n’effleure aucun doute. Des hommes menés par une idéologie. Dans le cas du nazisme c’était la foi en une Allemagne puissante et conquérante telle qu’on la rêvait jadis en Prusse, mais basée sur des hommes nouveaux à la pensée unique, qui rejettent tout ce qui est ancien: capitalisme, socialisme, parlementarisme (= bavardage), qui ne connaissent que la responsabilité des chefs (pas de comités, pas de conseils), qui font passer la société avant l’individu. Cet homme nouveau doit être pur. Sur le plan intellectuel on le purifiera par l’éducation et l’encadrement. Sur le plan physique on le purifiera par l’élimination raciale.
Beaucoup d’hommes de gauche pensent encore aujourd’hui que l’on ne peut comparer nazisme et communisme soviétique. Que les deux idéologies ne sont pas comparables sur le plan éthique, sur le plan des objectifs. Mais qu’une idéologie soit moralement supérieure à une autre - c'est malheureux à dire -  ne change pas grand-chose au fond. Ce sont les idéologies qui font des hommes des robots. Au moment où j’écris ces lignes (oui je me répète mais c’est pour vous faire savoir que je n’écris pas dans une tour d’ivoire, que je ne vis pas seulement dans mes livres et que je suis à l’écoute du temps présent!), donc en ce moment même, nous commençons la nouvelle ère du fils Bush (putain, encore quatre ans, titre le Courrier International). Espérons qu’une nouvelle idéologie (on a déjà celle de Ben Laden) ne nous entraîne pas à un nouveau totalitarisme!

30) n° 2187 Jacques Fonlupt-Espéraber: Alsace et Lorraine - Hier, Aujourd’hui, Demain, préface de M. Alexandre Parodi, Ministre du Travail, édit. Bloud & Gay, Paris, 1945.
31)  n° 2190 Emile Baas: Situation de l’Alsace, Les Editions de l’Est, Strasbourg, 1945.
32)  n° 2178 Frédéric Hoffet: Psychanalyse de l’Alsace, édit. Flammarion, Paris, 1951.

Fonlupt-Espéraber avait été secrétaire général du Haut-Commissariat d’Alsace-Lorraine qui avait été créé en 1919. Après la guerre il est nommé Préfet du Haut-Rhin. Son essai est basé sur un rapport qu’il avait rédigé dès 1943 et qui était destiné aux instances supérieures de la résistance dont Parodi était un des membres dirigeants. Ce rapport avait pour but de préparer l’après-guerre. Fonlupt énumère toutes les fautes qui ont été commises dans le passé et qui devront être évitées après la victoire des Alliés. En résumé il demande que l’on manie les Alsaciens avec un peu plus de doigté, mais les objectifs restent les mêmes: assimiler.
Emile Baas a été mon prof de philo lorsque j’ai fait Math Spé au Lycée Kléber à Strasbourg en 1954-55. C’était un spécialiste de Freud. C’est peut-être pour cette raison qu’il entreprend, quelques années avant Hoffet, d’étudier la psychologie de l’Alsace et de l’expliquer sous une forme épistolaire à un ami, «Français de l’intérieur». Il reprend comme moi, mais d’une manière beaucoup plus synthétique, l’histoire de la province et explique les malentendus passés. Tout ce qu’il dit rejoint mes propres conclusions. Sur certains points je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui, p. ex. sur la distinction qu’il fait entre régionalisme et autonomisme. Ce dernier mot a un aspect séparatiste chez lui qu’il n’a pas dans les définitions du chanoine Muller. Mais peut-être fait-il exprès de vouloir éliminer définitivement ce mot du langage politique alsacien, ce mot qui a le même effet sur les têtes pensantes parisiennes que le chiffon rouge sur le taureau dans l’arène. Il y a une réflexion qui me paraît particulièrement pertinente: lorsque les gens du Gouvernement voyaient dans les trois problèmes fondamentaux qui se posaient alors dans la question alsacienne, religion, langue et droit administratif, des problèmes isolés que l’on pouvait discuter séparément, pour les Alsaciens, au contraire, tout cela ne faisait qu’un. «Ce qui était en cause», dit-il, «c’était la reconnaissance ou la non-reconnaissance de l’Alsace comme personnalité originale, ayant son être propre, jouissant de fait, dans la communauté française, d’une situation d’exception». Baas montre aussi que l’Alsace a une conscience tellement aiguë de sa personnalité spécifique (due à l’histoire, à sa langue et ses moeurs) qu’elle en est fière et qu’elle nourrit volontairement son particularisme. Là où il se trompe c’est qu’il croit que le dialecte ne peut mourir. «Celui qui connaît le peuple d’Alsace», dit-il, «sait d’intuition certaine que l’usage de ce dialecte est inamovible. Il est psychologiquement impossible que notre paysan ou notre ouvrier cesse un jour de parler ce dialecte». Il rappelle ce que la ville de Strasbourg décrétait déjà en 1685 lorsque des fonctionnaires royaux plus royaux que le Roi avaient exigé que la langue administrative soit exclusivement française: «Le Roi a promis par la capitulation à la Ville de lui conserver tous ses privilèges, statuts et droits; l’usage de la langue est un droit». Eh oui. Je crois bien que c’est inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Le livre de l’intellectuel protestant Hoffet, publié un peu plus tard, en 1951, a eu un succès considérable en Alsace. On débitait de nombreuses plaisanteries sur les complexes supposés de l’Alsacien: complexe d’infériorité envers le Français de l’intérieur, complexe de supériorité envers l’Allemand. Mais le livre de Hoffet se voulait une fois de plus un livre d’explications pour les autres Français. Il était choqué par la méconnaissance profonde que la France avait de notre province. Et le protestant qu’il est cite le cas d’Albert Schweitzer. En été 1949, dit-il, le médecin philosophe est accueilli par une nuée de reporters à son arrivée à New-York, donne une conférence de presse de deux heures et est traité par Life de «plus grand homme vivant». A Paris personne ne le connaît.
Je crois que tous ces livres n’ont pas été inutiles. Bien sûr la France n’a pas changé pour autant. Baas demandait que l’on traite l’Alsace, après la guerre comme un cas d’exception. Sans succès. L’Alsace a eu son conseil régional lorsque le reste de la France l’a eu également. Quand on n’est pas jacobin en France, on est au moins égalitaire. Pas d’exceptions! C’est encore vrai aujourd’hui pour la Corse. Mais on a quand même traité notre région avec plus de doigté et d’attention. C’est ce qu’on a vu à propos des conséquences du procès de Bordeaux. Et en 1951 l’Assemblée Nationale a demandé au Gouvernement qu’il rétablisse l’enseignement de l’allemand dans les classes supérieures des écoles primaires alsaciennes.
Mais je crois aussi que ces livres doivent paraître aux nouvelles générations de l’Alsace d’aujourd’hui complètement obsolètes et même un peu ridicules. Mais que sais-je de l’Alsace d’aujourd’hui? Je l’ai quittée il y a cinquante ans! Et comment expliquer ce vote honteux, ce vote Le Pen? Et lors des derniers saccages de cimetières israélites on nous a même accusés d’antisémitisme!

33)  n° 3391 Michel Wincock: La France et les Juifs - De 1789 à nos jours, édit. Seuil, Paris, 2004.
34)  n° 3368 Bernard Schwengler: Le Vote Front National - L’Alsace: un cas particulier? - Sociologie d’un vote complexe, Editions Oberlin, Strasbourg, 2003.

Après les événements de Herrlisheim le journal L’Alsace (6 mai 2004) a interrogé Freddy Raphaël, professeur de sociologie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, lui demandant s’il y avait un antisémitisme propre à l’Alsace (remarquez qu’en posant la question le journaliste présuppose déjà l’existence d’un antisémitisme en Alsace). Et dans le journal Le Monde du 13 mai 2004 je trouve un article signé Philippe Bernard intitulé: «La profanation d’Herrlisheim interroge l’antisémitisme alsacien». Et un deuxième article, visiblement inspiré par Freddy Raphaël, déclare: «L’Alsace est une région davantage en proie à l’antisémitisme que d’autres régions de France».
J’ai d’abord été choqué par l’article du Monde, d’autant plus que le titre de l’article apparaissait en 1ère page, me demandant si, à l’occasion de l’affaire du cimetière de Carpentras, on avait évoqué un antisémitisme provençal. Comment peut-on, à cause d’un fait divers visiblement perpétré soit par des jeunes à têtes d’épingle, soit par des groupuscules néo-nazis (et comme depuis lors d’autres cimetières israélites ont été encore profanés à Haguenau et à Brumath c’est cette dernière hypothèse qui semble la plus plausible), comment peut-on accuser toute une région? On se demande d’ailleurs pourquoi on n’arrive jamais à arrêter les coupables. Du moins en Alsace. Que font les Renseignements Généraux?
Mais quand mon frère Pierre m’a envoyé l’article du journal l’Alsace j’ai été véritablement effaré. On remonte au 12ème siècle, on parle d’un juif grimaçant sur la cathédrale de Strasbourg, de discours haineux des humanistes, d’un massacre en 1349. Et puis on passe aux autonomistes, à l’antisémitisme nazi dans l’Alsace annexée, au manque de chaleur pour ceux qui sont revenus des camps, à l’indifférence dans laquelle l’Alsace aurait lâché ses Juifs. C’est la confusion totale.
Je suis d’abord catégorique sur un point: accuser une communauté d’antisémitisme sur la base de faits qui se sont déroulés il y a 5 ou 6 siècles frise la mauvaise foi. L’autonomisme, l’annexion allemande et l’après-guerre sont des époques plus proches et dont l’influence peut encore être invoquée aujourd’hui. Mais en ce qui concerne l’autonomisme je crois avoir montré que ceux qui étaient vraiment pro-allemands et sont devenus plus tard des adhérents du national-socialisme n’ont représenté qu’une petite frange du mouvement et n’ont pas exercé d’influence majeure sur la population. Je n’ai jamais trouvé de remarques antisémites dans les écrits de l’entourage de l’abbé Haegy, que ce soit dans l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932 ou dans sa revue Heimat. Quant aux adhérents de la Landespartei, je ne connais pas leurs écrits. La seule tirade antisémite je l’ai trouvée dans la biographie de Roos publiée par Schall en pleine période nazie où celui-ci, soit par conviction, soit pour se faire mousser auprès de ses maîtres, rappelle qu’avant Louis XIV les juifs n’avaient pas droit de cité à Strasbourg, que les Alsaciens avaient protesté contre les droits accordés aux juifs par la Révolution française et que si le sentiment antisémite avait pratiquement disparu plus tard il s’était à nouveau développé avant guerre grâce à l’affaire Stavisky et à la crise économique.
Venons-en à l’époque nazie. L’article de l’Alsace dit que «les juifs ne font plus confiance à l’Alsace: ils ont été lâchés dans l’indifférence». Je rappelle d’abord qu’on n’a pas connu en Alsace les rafles par les Miliciens et les trains qui partaient vers les camps. D’abord 40% de la population ayant été évacuée en 1940, une grande partie des Alsaciens de religion israélite ne sont pas revenus dans leur pays après la défaite. Ensuite Wagner a immédiatement expulsé tous ceux dont il ne voulait pas, dont les juifs. Or cette expulsion ne s’est pas faite vers l’Est ou vers des camps d’extermination qui n’existaient pas encore mais vers la zone libre de la France. Les juifs perdaient leurs biens mais personne à l’époque n’était inquiet pour leur vie. Et puis ensuite que pouvaient-ils faire les Alsaciens? Dès le départ on était en plein régime totalitaire. C’est exactement la même chose que l’histoire de l’incorporation forcée. Vonau raconte qu’en l’an 2002 encore (le 2 mai) le Monde a publié le texte d’un intellectuel qui contestait la nature forcée de cette incorporation et que le journal a refusé toute mise au point à ce sujet. On est continuellement obligé de protester de notre innocence dans la violence qui nous a été faite. Cela fait penser à cette fille violée et qui n’arrive pas à échapper au soupçon: n’était-elle pas consentante? Hein?
Alors il y a l’après-guerre. Raphaël a peut-être raison. Avons-nous suffisamment compati, une fois que nous avons su ce qui s’était réellement passé? Je ne sais pas. Tout le monde avait ses soucis. Les temps étaient difficiles. Les quelques rares gens qu’on connaissait (les liens d’amitié entre communautés n’étaient quand même pas tellement fréquents) avaient disparu. Et des gens apparaissaient, souvent des parents éloignés des disparus, qui cherchaient surtout à récupérer ce que les Allemands n’avaient pas saisi. Alors on se méfiait, on voulait des preuves avant de rendre un fauteuil récupéré, on parlait argent au lieu de parler souffrance du peuple juif. C’est moche. Mais c’est humain, hélas.
Moi je persiste à dire que je n’ai pas connu d’antisémitisme dans ma jeunesse en Alsace. Et mon frère Pierre, qui y vit toujours, non plus. Et j’ai lu encore tout récemment l’autobiographie du poète juif alsacien de Bischwiller qui vit aujourd’hui en Israël, Claude Vigée, et n’y ai trouvé aucune mention d’un antisémitisme ambiant. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas. D’ailleurs il y a le vote Le Pen. On en reparlera.
Mais auparavant je voudrais revenir sur l’histoire des juifs en Alsace. Et vérifier les assertions de l’article du journal L'Alsace. J’ai plusieurs livres concernant la Cathédrale dont l’un décrit en détail la statuaire de toutes les façades (voir n° 2247 Théodore Rieger: La Cathédrale de Strasbourg, édit. Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 1951). Je n’ai pas trouvé de juif grimaçant. Il y a les très belles statues de l’Eglise et de la Synagogue, bien connues: l’une se dresse pleine d’assurance, tient croix et calice et regarde l’autre qui n’a plus ni manteau ni couronne, penche la tête, a les yeux bandés, tient une lance brisée et laisse tomber les tables de la Loi. Elle a un corps juvénile, elle est belle, elle inspire la compassion. C’est une grande oeuvre réalisée par celui que l’on appelle le «Maître de la Synagogue», qui a travaillé entre 1220 et 1230, qui est l’un des grands artistes du Moyen-Age et qui a probablement connu la statuaire des autres cathédrales de France dont Chartres. Il n’y a rien d’un antisémitisme vulgaire là-dedans. Il n’a fait que représenter ce qu’il voyait comme le triomphe d’une loi sur l’autre. D’ailleurs on trouve également sur le portail central les grands prophètes de la Bible, exaltés de mysticisme avec leurs corps décharnés et leurs barbes hirsutes. Restent deux frises symboliques qui se déroulent sur la première coursière des côtés de la cathédrale. La frise côté sud est moralisatrice et montre l’homme et ses vices. On y trouve un mauvais riche maltraité et souillé par des démons. Je n’ai pas de représentation de cette scène. Est-ce lui le fameux Juif grimaçant?
Quels sont les «représentants de l’humanisme rhénan qui tiennent un discours de bestialisation du juif»? Je suppose que Raphaël fait allusion à Martin Bucer. Je ne sais si c’est Luther qui a influencé Bucer ou si c’est l’inverse. On sait en tout cas qu’au début Luther a cherché un rapprochement avec les juifs. Et la communauté israélite elle-même, agréablement surprise de l’importance donnée soudainement à leurs propres écrits saints, est entré en contact avec lui. Mais Luther, avec l’esprit rigide qu’on lui connaît, ne cherchait pas de compromis avec les juifs, mais uniquement leur conversion. On ne voit d’ailleurs pas comment il aurait pu y avoir compromis, on ne voit pas les israélites  croire soudain en l’essence divine du Christ ni Luther y renoncer. Alors progressivement Luther devient nettement plus agressif envers les Juifs jusqu’à leur lancer de véritables anathèmes dans deux écrits qui sont en quelque sorte son testament (1543): Des Juifs et de leurs mensonges et Sur Chem Hamphoras. Il y propose de brûler leurs synagogues, de détruire leurs maisons, de les obliger à vivre comme des gitans, de confisquer leurs écrits sacrés, de leur interdire le prêt sur gages, de les obliger à travailler ou, encore mieux, de les expulser. Quel a été le rôle de l’Alsacien Bucer dans tout cela? Il était l’ami et le conseiller du Prince-Electeur de Hesse, protecteur de Luther, qui lui avait demandé son avis sur la question juive. Et Bucer, c’est vrai, avait pris une position très dure: tant qu’ils restent attachés à leur foi qu’on les traite avec la plus extrême vigueur. Une position que le Prince-Electeur ne suivra d’ailleurs pas. Mais si on condamne Bucer il faut aussi condamner Luther et le protestantisme de l’époque qui va être plus sévère envers les juifs que les catholiques. Et, si on suit la logique Raphaël, tous les protestants d’aujourd’hui.
C’est d’ailleurs très étrange cette influence de l’Ancien Testament sur les différentes églises protestantes. J’avais déjà signalé à propos des protestants sud-africains combien - à mon avis - l’Ancien Testament tendait à durcir la religion chrétienne, substituant le «Dent pour dent, oeil pour oeil» des anciens Hébreux au «Aime ton prochain comme toi-même» du Christ. Et permettant aux croyants de se prendre eux-mêmes pour le peuple élu. Ailleurs le respect pour la Bible va rendre l’attitude des protestants intégristes favorable aux juifs. C’est la raison principale qui fait que Cromwell - je l’ai déjà indiqué - va accepter le retour des juifs en Grande-Bretagne. Par contre le national-socialisme va récupérer l’antisémitisme des ultimes écrits de Luther tout en favorisant les idées révisionnistes dans la religion protestante qui trouvent que l’Ancien Testament est trop favorable aux juifs. Par contre, aux Etats-Unis, les Evangélistes d’aujourd’hui, intégristes eux aussi comme les Doppers sud-africains, soutiennent à fond Israël contre les Palestiniens, toujours en se basant sur l’Ancien Testament. Il paraît même qu’ils croient que lorsque le dernier Juif aura rejoint Israël, la fin des temps sera venue et que Dieu, le Messie, reviendra sur terre. Comme quoi on peut faire dire n’importe quoi à un écrit, fût-il écrit saint. D’ailleurs les Evangélistes croient n’importe quoi. Même que Bush entendrait la parole de Dieu. Vous voyez cela? Bush, the last Prophet!
Quant au massacre de 1349 il est effectivement horrible mais il s’inscrit dans une vague de folie qui envahit toute l’Allemagne. J’en ai déjà parlé dans le premier tome de mon «Voyage», à propos de l’histoire des juifs en Allemagne (voir aussi l’ouvrage déjà cité n° 1902 Ismar Ellenbogen: Geschichte der Juden In Deutschland, édit. Erich Lichtenstein Verlag, Berlin, 1935). Les 13ème et 14ème siècles ont été des siècles de chaos en Allemagne, un temps d’affaiblissement général de l’ordre impérial, un temps cruel pour toutes les communautés juives d’Allemagne. Le fanatisme religieux était à son comble. L’intérêt pécunier (en tuant le juif on annulait la dette) a été l’autre moteur de cette folie meurtrière générale. Tout était bon pour accuser les juifs: sacrifices d’enfants, hosties souillées, puits empoisonnés (c’était aussi le temps de la peste noire). Au cours des années 1348-49 toute l’Allemagne est touchée, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Plus de 350 communautés juives sont entièrement détruites du Lac de Constance jusqu’en Prusse, de la Flandre jusqu’en Silésie. Le Conseil échevinal de Strasbourg résiste jusqu’au bout. Il refuse absolument de laisser assassiner ses juifs sans jugement. Il cherche à coordonner sa lutte avec d’autres villes comme Cologne. Mais rien n’y fait. Il est accusé de collusion avec les Juifs, révoqué et le nouveau conseil élu à sa place emprisonne les 2000 juifs de la ville qui vont tous être brûlés. De toutes les villes impériales d’Allemagne les seules qui réussissent à sauver leurs juifs sont Regensburg et Vienne. Rodolphe Reuss qui raconte cette triste histoire (voir l’ouvrage déjà cité n° 2949 Rodolphe Reuss: Histoire de Strasbourg, édit. Libr. Fischbacher, Paris, 1922) cite deux hommes d’Eglise de l’époque qui écrivent: «Le poison qui les tua, ce furent leurs richesses» et «S’ils avaient été pauvres, on les aurait trouvés innocents». D’autres pogroms ont lieu à Benfeld, Sélestat, Obernai, Colmar et Mulhouse. Michel Bertrand qui relate ce massacre dans son histoire «secrète» de Strasbourg (voir n° 2242 Michel Bertrand: Histoire secrète de Strasbourg, édit. Albin Michel, Paris, 1984) raconte que dans les trésors des juifs on avait trouvé une corne de bélier, le shofar, qui servait à sonner le renouvellement de l’année juive et que les Strasbourgeois en font une copie qui sert à sonner l’heure à laquelle les juifs doivent quitter la ville. Car à partir de ce moment les Juifs sont interdits de cité dans Strasbourg.
Ce crime est une grande tâche sur l’histoire de Strasbourg. Mais encore une fois on est au XIVème siècle! Ce n'est pas avec une telle histoire que l'on peut justifier l’accusation d’antisémitisme en ce début du 21ème siècle.
Que s'est-il passé plus tard? La communauté israélite, à partir de ce moment, reste implantée en-dehors des villes et cela présente, comme le dit Ellenbogen, quelques avantages. Les juifs se font commerçants, colporteurs, ils se déplacent, sont en contact avec la population, on s’habitue à eux. Il y a parmi eux des gens instruits, des gens courageux comme ce Joselmann de Rosheim dont j’ai déjà parlé, un homme simple pourtant, mais qui est respecté aussi bien par les paysans que par les bourgeois et les chevaliers. Il est même reçu par l’Empereur Charles-Quint et par son frère Frédérique et s’oppose publiquement à Martin Bucer ainsi qu’au Conseil échevinal de Strasbourg. Sans être inquiété le moins du monde. C’est également de la communauté juive d’Alsace que part cette requête dont j’ai déjà parlé dans mon premier tome, une requête destinée à Louis XVI et pour laquelle la communauté demande au philosophe berlinois Moses Mendelssohn d’être leur interprète. Mendelssohn passe la requête, comme je l’ai déjà raconté, à son ami protestant Dohm qui en fait un mémoire, mémoire repris par Mirabeau en 1787 avec le titre: sur Moses Mendelssohn - sur la réforme politique des juifs. Or Mirabeau est le principal soutien de l’abbé Grégoire dans sa lutte pour l’émancipation des juifs obtenue finalement en septembre 1791. A cette époque il y avait environ 40 000 juifs en France dont 20 à 25 000 en Alsace et en Lorraine. Dans les autres régions de France ils étaient toujours, au moins en principe, interdits. Les autres communautés étaient essentiellement celles du Sud-Ouest, d’anciens Marranes du Portugal et celles de la région d’Avignon, restes de l’ancien comté papal.
C’est dans l’histoire sur les relations entre juifs et Français de Wincock parue tout récemment (septembre 2004) que je prends ces données. J’apprends d’ailleurs que l’Alsace n’a pas accepté ces mesures de gaieté de coeur. Il y a eu quelques manifestations dans le Sundgau, le principal opposant à la loi était le député révolutionnaire de Colmar Reubell (plus tard membre du Directoire) qui craignait des pogroms (qui n’ont d’ailleurs pas eu lieu). Pourtant j’ai trouvé dans les Annales de la Revue d’Alsace de 1862 une lettre que ce même Reubell adresse au comité du district de Colmar au lendemain de la fameuse nuit du 4 août 1789, leur annonçant que les nobles et le clergé ont renoncé à tous leurs privilèges «avec une acclamation des plus sublimes», leur demandant qu’ils engagent leurs commettants à autoriser les députés de l’Alsace de renoncer également aux privilèges spécifiques de la province et enfin, qu’ils témoignent de la compassion à «la nation juive». «Ce sont des hommes», continue la missive, «et l’on ne peut se dissimuler que la manière dont leur existence était réglée par le gouvernement n’a pas peu contribué à leurs vices à jamais odieux, mais comme nous espérons que nos nouvelles lois les rendront honnêtes gens et laborieux, prêchez, Messieurs, la pitié pour ces misérables créatures et vous aurez rempli le plus beau des devoirs». Plus tard, sous Napoléon, des notables de Strasbourg ont obtenu un décret limitant provisoirement les activités économiques des juifs. Ce décret que l’on a baptisé du nom de «décret infâme» est resté en vigueur de 1808 à 1818.
Et encore tout récemment j’ai trouvé un autre ouvrage, dû à un historien local, Roland Oberlé, qui montre que la cohabitation entre les Alsaciens et leurs juifs est restée houleuse entre la paix de Westphalie et la Révolution française (voir n° 3409 Roland Oberlé: Juifs d’Alsace et Alsaciens - Heurs et Malheurs d’une cohabitation aux XVIIème et XVIIIème siècles, édit. Ligne à suivre, Strasbourg, 2003). Si les anciennes accusations moyenâgeuses de déicides, empoisonneurs de puits, etc. ont totalement disparu, on a continué à considérer les juifs comme un corps étranger dont il fallait se méfier, des usuriers et des profiteurs. Il faut dire que peu de métiers leur étaient ouverts: ils ne pouvaient posséder de terres, ne pouvaient être membres des guildes et n’avaient toujours pas le droit de résider dans les villes (à part Haguenau). Ils étaient donc colporteurs, marchands de bestiaux, commerçants en articles de nouveautés (Krämer) et prêteurs sur gages. Et ce dernier métier ne leur attirait bien sûr guère de sympathies. On trouve aussi que leur nombre croît trop vite, ce qui s’explique à la fois par une certaine immigration de juifs d’Europe de l’Est et par une très forte natalité. Il leur arrivait encore d’être soumis à certaines violences (Oberlé cite un exemple de débordements dans le Sundgau) mais ils sont systématiquement protégés par les autorités royales et locales. C’est que les autorités aiment l’ordre et de plus reconnaissent l’utilité de la fonction économique des juifs. Oberlé cite même l’exemple d’un juif riche et cultivé, Cerf Beer, fournisseur des armées, qui tient tête à la magistrature de Strasbourg et finit par obtenir le droit de résidence dans la cité. Ceci étant il faut bien reconnaître qu’il existe en Alsace, au moment de la Révolution, et encore sous le premier Empire, une opinion publique qui n’est guère favorable aux juifs.
Ce n’est que plus tard que la situation s’améliore. Surtout sous le second Empire. L’exode rural s’amorce. Il y a émergence d’une classe d’entrepreneurs juifs modernes. Et sous l’Empire germanique le crédit passe des prêteurs sur gages aux fameuses Caisses Raiffeisen (caisses mutuelles). L’intégration des juifs se réalise alors sans problème majeur dans la deuxième moitié du XIXéme siècle. Et aucun Alsacien de renom n’a participé aux grands mouvements antisémites qui ont secoué la France: d’abord l’affaire Dreyfus (et pour cause l’Alsace, à l’époque, était allemande, mais rappelons que Dreyfus était un juif alsacien dont la famille avait choisi la France en 1870), puis la vague antisémite des années trente. Wincock raconte également en détail la participation de Vichy à la persécution des juifs. J’avais déjà parlé de la rapidité avec laquelle Vichy avait instauré sa législation antisémite telle qu’elle est rapportée par Rodrigo de Zayas dans son livre sur les Morisques et le Racisme d’Etat. Mais Wincock va plus loin et raconte en détail comment Bousquet et Laval ont offert leur coopération aux Allemands pour arrêter les juifs dans les deux zones, occupée et libre. Sans les effectifs de police et de gendarmerie français (et les fichiers de la Police parisienne) les Nazis n’auraient jamais pu mener à bien leur déportation programmée. Plus de 40 000 juifs sont ainsi déportés entre juillet et décembre 1942. Et à peu près autant au cours des années suivantes. Au total on estime à 80 000 le nombre total de victimes en France de la solution finale dont 24 000 ont la nationalité française. Seule note positive à cette sinistre histoire: les deux tiers des juifs français ont été sauvés grâce à la solidarité de la population (couvents, campagnes, etc.). Quand on pense que René Bousquet a encore été défendu jusqu’au bout par Mitterand et qu’il a fallu attendre Chirac pour que la France accepte d’endosser la responsabilité de ce crime! «Plus gravement que les délires des Céline, des Brasillach, des Drieu de la Rochelle, des Rebatet, qui ont déshonoré la littérature française,» dit Wincock, «c’est l’action bureaucratique et policière de Vichy qui aura déshonoré la France elle-même».
En Alsace nous n’avons rien vu de tout cela, ni les rafles géantes, ni les étoiles jaunes.

Et Le Pen alors? Après chaque élection l’Alsacien de l’Etranger que je suis va  consulter les résultats de la région Alsace. Et puis je vois le taux atteint par le F.N. et j’ai honte. Et je ne suis pas le seul. Et c’est aussi le cas de nombreux Alsaciens qui continuent à vivre dans leur pays. C’est le cas de mon frère Pierre. Après avoir acheté une maison dans un village situé au fin fond de la vallée de Thann il s’aperçoit que sa commune - où ne se trouve pas un seul immigré - a voté à 38% pour Le Pen. Alors il se démène, écrit au maire, aux journaux, à Chirac même, persuade le maire de venir défiler avec lui dans la vallée voisine, à Saint-Amarin, qu’on a baptisé «canton Nuit et Brouillard», et défile lui-même en pyjama rayé. Et il m’envoie les articles parus dans le journal L’Alsace et je m’aperçois que les politologues et sociologues du cru n’y comprennent pas plus que moi. Certains font le lien avec le particularisme alsacien, comme Freddy Raphaël encore: «Dans une partie de l’Alsace, il subsiste une adhésion à l’idéologie allemande reposant sur l’exaltation d’une communauté fondée sur le sol et le sang, dont sont exclus ceux qui ne partagent pas ce même héritage.» (Je ne crois absolument pas à ce genre d’explications. Je l’ai d’ailleurs dit à Raphaël quand il est venu ici à Luxembourg parler de bilinguisme et qu’il en a profité pour dire que l’autonomisme et la défense du dialecte et de l’allemand étaient d’inspiration nazie. On n’a jamais parlé en Alsace de sang et de sol, mais de religion, de langue et d’une identité communautaire forte forgée par l’histoire). «On n’a pas eu le courage de comprendre», dit encore Raphaël, «comment un système totalitaire a pu si rapidement être mis en place, avec certains concours actifs et une masse attentiste, mais aussi avec la résistance immédiate d’un petit nombre.» (C’est toujours la même chose: jusqu’à quand les Alsaciens doivent-ils s’excuser d’avoir été des victimes?). Et Alfred Wahl, chevènementiste, évoque «le retard de l’apprentissage démocratique après 1918. Le fait que les gens aient gardé plus longtemps, malgré les évolutions économiques, la mentalité alsacienne fondée sur le respect de l’autorité. Et sans doute une certaine fascination pour l’Allemagne du passé». Ce professeur d’histoire ferait bien de se recycler.
D’autres, par contre, n’y croient pas au vote identitaire. C’est le cas d’Alphonse Irjud un nom dont je me souviens: il était le rédacteur en chef du Nouvel Alsacien (le journal catholique du Bas-Rhin auquel était abonnée ma grand-mère). S’il y en a un qui doit bien connaître l’âme alsacienne c’est bien celui-là. «L’identité alsacienne repose sur la législation cultuelle, l’école confessionnelle et le bilinguisme, trois thèmes qui n’ont joué aucun rôle dans cette campagne électorale», dit-il. Il avait déjà participé à des groupes de réflexion dans le nord du pays comme dans le sud. Pour lui la principale raison de ce vote c’est le sentiment d’insécurité, une insécurité réelle ou imaginaire, et la peur du chômage. Et il ajoute: «on en revient toujours à ce besoin d’ordre que souhaite la population». Besoin d’ordre? N’est-ce pas lié à l’identité alsacienne?
Mais tous soulignent également les problèmes économiques et sociaux. Crise dans la potasse. Crise en Allemagne d’où risque de chômage pour les frontaliers. Recul de l’agriculture. Difficultés pour les artisans et commerçants avec les 35 heures.
Bernard Schwengler, professeur de lycée et sociologue a présenté en septembre 2002 une thèse de doctorat en science politique sur le problème du vote FN. Elle repose d’une part sur des études de statistique électorale, d’autre part sur des interviews d’électeurs. La partie statistique est très scientifique. Elle permet de comparer d’une manière très précise, dans des communes voisines, votes protestant et catholique, votes de régions dialectophones et francophones, votes ouvriers et milieux aisés. La partie interviews est, à mon avis, plus sujette à questions. Il a choisi une méthode d’entretiens semi-directifs, ce qui est bien puisque cela permet d’associer des questionnaires bien préparés à un discours plus libre qui permet d’analyser également ce qui est celé. Il a choisi une palette de gens représentatifs du corps électoral (pas seulement des électeurs FN) sélectionnés en fonction de l’âge, du sexe, de la catégorie socio-professionnelle, de la tendance politique déclarée et, bien sûr du vote réel. Tout ceci paraît très bien. Ce qui me pose problème c’est le nombre de personnes retenues: 22. Cela paraît bien faible pour pouvoir en tirer des conclusions définitives.
Schwengler commence d’ailleurs à faire l’historique des controverses qui ont déjà eu lieu à propos de ce vote FN qui a commencé à décoller par rapport à la moyenne française dès les élections européennes de 1984. Le problème n’est donc pas nouveau. Et la discussion porte presque systématiquement sur la question de l’influence  et de la spécificité de l’identité alsacienne.
Que dit Schwengler? D’abord le vote FN est en Alsace comme dans le reste de la France un vote à la fois hétérophobe et protestataire (quand j’ai parlé des problèmes de racisme et d’antisémitisme - voir tome 1 - j’ai utilisé le mot allophobe du mot grec allos = autre, voulant montrer par là qu’une hostilité peut naître dans n’importe quel groupe - village ou bande de quartier p. ex. - contre n’importe quel élément extérieur à ce groupe, mais attention, je ne suis pas docteur en sociologie, moi; Schwengler utilise le mot plus courant de hétérophobe du grec hétéro = différent). Les électeurs FN se considèrent comme membres d’un «ingroup» (excusez-moi, mais c’est la terminologie) et «mettent les problèmes économiques et sociaux qu’ils ressentent sur le compte de l’influence des membres de l’outgroup qu’ils condamnent et rejettent en conséquence». Mais attention: la protestation ne se limite pas à des éléments ethniques (des Arabes, des Turcs) mais elle est dirigée «contre toutes les institutions, contre les hommes politiques et contre la société, qu’ils décrivent comme une société de désordre et de décadence». Il paraît que c’est la définition même de la «nouvelle extrême droite», celle que l’on connaît en Allemagne (du moins les Républicains), en Autriche et en Flandre. Cette attitude protestataire est accompagnée d’une ligne idéologique: «l’adhésion à des valeurs d’autorité».
Première remarque: il me semble qu’il reste quand même deux points communs entre cette nouvelle extrême droite et l’ancienne. Le fascisme s’est d’abord formé en opposition aux politiciens (voir ce qu’en dit l’Américain Paxton dans Le fascisme en action, ouvrage déjà cité). Et le discours sur la société de décadence a été tenu très généralement par l’extrême droite française d’avant-guerre et - il faut bien l'avouer- par certains autonomistes alsaciens.
Deuxième remarque: si les Alsaciens votent en majorité pour le FN pour les raisons indiquées ci-dessus, on voit que Irjud a raison. Cela n’a rien à voir avec l’identité alsacienne telle qu’elle se définissait elle-même avant la guerre et telle qu’elle existait encore au moment du procès de Bordeaux. Par contre il est vrai que l’Alsace aime l’ordre et que pour imposer l’ordre il faut de l’autorité. Mais l’ordre et l’autorité, il me semble, ne sont pas forcément des valeurs antidémocratiques. L’Egalité (devant la Loi) et la Justice sont des valeurs de la République. Pour une fois moi et Chevènement on est d’accord.
Schwengler a noté que les cantons protestants votaient un peu plus pour Le Pen que les catholiques. Mais il faut se souvenir que le vote protestant a été traditionnellement plus dispersé que le vote catholique. Les catholiques avaient leur parti, l’ancien Zentrum du temps de l’Empire germanique, puis le parti clérical qui lui a succédé sous la IIIème République, enfin le MRP national sous la IVème. Les protestants votaient suivant leur classe sociale, soit à gauche soit à droite. Je me souviens qu’après la guerre on disait qu’ils votaient Indépendants ou Parti Gaulliste ou Parti Socialiste, mais surtout pas MRP. D’après l’étude Schwengler cette dispersion existe toujours et profite entre autres au FN, alors que les catholiques - et cela semble être la règle dans toute l’Europe occidentale - votent centre droit. Schwengler dit que cette propension des catholiques à voter ainsi est un frein au vote FN (heureusement sinon la situation serait encore pire!).
Il note aussi un score plus élevé pour le FN dans la partie germanophone de l’ancienne Alsace-Lorraine que dans sa partie francophone. Pourtant, sur la base des entretiens, Schwengler trouve que «la conscience identitaire reste relativement floue et ne semble pas avoir de traduction politique marquée, même pas dans le sens d’un vote régionaliste (Alsace d’abord)». Il reconnaît pourtant que le vieux clivage Alsaciens - Français de l’intérieur apparaît quelquefois dans le discours de certains interviewés. Il me semble donc qu’il ne faille pas exclure certaines chaînes de pensée: le Français de l’intérieur fait partie de l’outgroup, je le dévalorise par rapport à moi, il n’est pas travailleur comme moi, il profite de moi (comme les Arabes ou comme les Italiens du Sud pour la Ligue du Nord), je l’inclue donc dans ma protestation et je vote pour Le Pen. Je me pose encore une autre question. Est-ce qu’un travailleur transfrontalier, qui est donc obligé d’aller traverser le Rhin pour gagner sa vie, n’a pas tendance à dévaloriser son propre pays qui n’est pas capable de lui fournir du travail? Ou du moins à lui en vouloir?
Car ce qui ressort surtout de l’étude Schwengler c’est «la forte structuration ouvrière du vote FN en Alsace». Car Schwengler traque le vote ouvrier pas seulement dans les faubourgs des villes, mais dans tous ces villages qui n’ont de paysan que le nom. C’est ce qui pourrait expliquer ce paradoxe: que les plus gros scores sont obtenus dans de petits villages qui n’hébergent pas un seul immigré. Or, nous dit Schwengler, dans beaucoup de ces communes, les paysans ne représentent plus que 5% des habitants. Et souvent, plus la commune est petite, plus elle est ouvrière. Et ces habitants connaissent donc forcément le phénomène de l’immigration puisque le village n’est pas le lieu de leur travail. Et la principale raison de la force du FN en Alsace est donc la faiblesse de l’implantation des partis de gauche!
Cette faiblesse de la gauche est liée à l’histoire. L’expression politique alsacienne s’est faite, on l’a vu, essentiellement sur une base de lutte nationale. Après l’annexion de l’Allemagne en 1871 le vote alsacien a été protestataire. Et cette protestation, la Prusse étant protestante et Bismarck étant entré dans une guerre religieuse contre les catholiques, s’est faite en coopération avec les cléricaux. Ce n’est que vers les années 1890, lorsque le mouvement de protestation s’est apaisé, que l’électorat s’est intéressé au parti socialiste allemand. Car l’Alsace était plutôt de gauche en 70. Et puis au début du XXème siècle on est de nouveau passé à une lutte pour l’autonomie à l’intérieur de l’Empire et une fois de plus le clivage national/autonomie a submergé le clivage gauche/droite. Après 1918 c’est la guérilla avec le gouvernement français qui a déterminé le vote alsacien. Et là c’est à nouveau le parti clérical qui est devenu le parti phare dans cette lutte. Et la gauche nationale française était jacobine, donc ennemie. Et en plus elle attaquait la religion en voulant imposer la laïcité (voir Herriot). Et puis encore juste avant la guerre on s’est heurté à Blum sur l’histoire de la prolongation de la scolarité. Sinon l’Alsace aurait très bien pu voter à gauche. Je crois que ce sont les auteurs de l’Histoire de l’Alsace de 1870 à 1932 qui font remarquer que la structure sociale en 1918 était déjà largement ouvrière, qu’on était très démocratique en Alsace et que la classe aristocratique était quasiment absente (à part certaines vieilles familles).
Et puis après la deuxième guerre mondiale - ce que Schwengler ne mentionne pas - l’Alsace a probablement été choquée par l’attitude de la gauche dans la question de l’épuration et dans celle des incorporés de force. C’est surtout le parti communiste qui a pris des positions extrêmes sur ces deux questions probablement pour faire oublier la pacte germano-russe ou simplement parce qu’il fallait à tout prix créer une situation pré-révolutionnaire dans tout le pays. Mais pour que la gauche puisse à nouveau jouer son rôle en Alsace (comme dans d’autres régions d’ailleurs: ainsi on a vu, aux dernières élections, le Nord ouvrier basculer FN!) il faudrait qu’on ait un parti socialiste puissant, unitaire et réaliste, c. à d. ouvertement social-démocrate. On n’en prend hélas pas le chemin avec ce pauvre Fabius. Mais ceci est une autre histoire.
Quand on lit les interviews réalisés par Schwengler on se demande si l’identité alsacienne existe encore. C’est vrai que si cette identité reposait dans le passé sur la langue, la religion et l’histoire, on est mal partis. La religion se perd comme partout, le dialecte devient une peau de chagrin et l’histoire est oubliée. D’ailleurs si elle existait encore comment pourraient-ils voter pour quelqu’un qui est aussi cocardier, jacobin et anti-européen (plusieurs électeurs signalent d’ailleurs cette difficulté qu’ils ont avec le FN)? Schwengler, pour définir l’identité, recourt plusieurs fois aux théories de Bourdieu et d’autres chercheurs qui disent qu’il ne faut pas avoir une vision substantialiste de l’identité d’un groupe social, c. à d. que cette identité ne se base pas sur l’existence de caractères propres mais qu’elle se construit, qu’elle est le produit d’un lien social. Et c’est vrai que dans toute l’histoire de l’autonomisme alsacien, et même encore jusqu’à l’affaire de Bordeaux, cette identité a été le produit d’une lutte. Alors, quand il n’y a plus de bataille à gagner, l’identité disparaît-elle? Quand je vais à Barcelone je constate pourtant qu’il existe bien une identité catalane, bien vivante, une force tranquille, qui n’a rien à prouver, et qui s’affirme. Qui s'affirme dans sa langue!

       (2004)