Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 2 : Notes 7 (suite 3): Contes merveilleux et populaires d'Europe

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(Perrault, Femmes conteuses, Musäus, Grimm, sens et origine du conte de fées, théories: Cosquin, von der Leyen, Aarne, Thompson, von Beit, Propp, Bettelheim; tradition orale: Sophia von Kamphoevener, geste hilalienne, Roots et les griots)

55) n° 2540 Les Contes de Perrault, précédés d’une préface de J. T. de Saint-Germain, édit. Théodore Lefèvre, Paris, 1876.
56) n° 2065 P. Saintyves: Les Contes de Perrault et les récits parallèles. Leurs origines (coutumes primitives et liturgies populaires), avec la préface de Perrault à l’édition de 1695 aux Contes en vers, édit. Libr. Critique Emile Nourry, Paris, 1923.
57) n° 2006 Marc Soriano: Les Contes de Perrault, Culture savante et traditions populaires, édition revue et corrigée, (contient un débat organisé en 1970 avec les historiens Le Goff, Burguière et Le Roy Ladurie), Gallimard, Paris, 1977.
58) n° 2912 Tricentenaire Charles Perrault. Les grands contes du XVIIème siècle et leur fortune littéraire. Sous la direction de Jean Perrot, In Press Editions, Paris, 1998.

Peut-on décemment étudier les Mille et Une Nuits en passant sous silence nos propres contes merveilleux? Je ne le crois pas, d’autant plus que dix ans à peine avant les premières publications des Nuits de Galland, apparaissent une multitude d’auteurs, hommes et femmes, mais surtout femmes, de ce que l’on va appeler en France contes de fées (le terme a été «inventé» par Mme d’Aulnoy) et en Angleterre - où ils sont immédiatement traduits - fairy tales. La production est tellement importante que Mary Elizabeth Storer qui a étudié cet incroyable phénomène littéraire de la fin du XVIIème siècle, parle de «Mode» des contes de fées.
Et le principal, le plus célèbre d’entre eux, puisqu’on peut dire que ses contes sont une des oeuvres littéraires françaises les plus universellement connues (l’expression prince charmant est passé dans le langage courant et tout le monde connaît la formule: «tire la chevillette et la bobinette cherra!»), c’est bien sûr Charles Perrault. Encore quelqu’un qui aurait préféré devenir célèbre pour d’autres réalisations: grand commis de l’Etat, bras droit de Colbert pendant une vingtaine d’années, Académicien, s’intéressant à tous les arts et les sciences, fondateur de l’Académie de peinture, de sculpture et d’architecture (il paraît que c’est à lui et à son frère Claude que l’on doit la colonnade du Louvre), co-fondateur de l’Académie de Sciences, il était aussi le principal champion des Modernes dans la grande bataille des Anciens et des Modernes, bataille que lui-même avait déclenchée, et bataille que tout le monde a oubliée aujourd’hui (à part les profs de Français). Si je me souviens bien, il s’agissait de démontrer que le siècle de Louis XIV valait bien celui de Périclès, que l’on avait même fait du progrès et que l’enseignement du français devait avoir priorité sur celui du latin et du grec. Manque de chance les deux écrivains qui avaient le mieux illustré ce siècle, c. à d. Racine et La Fontaine, étaient du côté des Anciens.

Charles Perrault

Pourtant il y avait des choses bizarres chez Perrault. D’abord on ne sait même pas si c’est lui l’auteur. Les trois Contes en vers: Grisélidis, les Souhaits ridicules et Peau d’Ane, ont bien paru sous le nom de Perrault en 1693/1694. Mais les Contes en prose, eux, avec le titre de Histoires ou Contes du Passé avec des Moralités, et un frontispice où trône une conteuse entourée de toute la famille Perrault que surmonte l’inscription: Contes de ma Mère l’Oye, paraissent en 1697, sans nom d’auteur. Et le privilège du Roi qui donne la permission d’imprimer est accordé au sieur Darmancour: c’est son fils cadet Pierre (son père lui avait donné une terre et un titre malgré son très jeune âge). C’est également Pierre Darmancour qui signe l’épître dédicatoire à Mademoiselle. Il y fait même allusion à son très jeune âge (au moment de la publication il a près de 19 ans). Le mystère n’est jamais éclairci du vivant de Perrault. Cela excite la curiosité de Soriano qui, si je comprends bien, était historien en littérature, spécialiste de littérature enfantine, mais avait aussi de bonnes connaissances en psychanalyse.

Son bouquin est passionnant à lire. C’est un vrai roman de détective. Il découvre d’autres éléments bizarres. Pierre Darmancour a tué un jeune voisin dans une rixe (mais avec une épée!). Cela s’est passé en 1697, l’année même de la publication des Contes en prose. Perrault a dû payer de gros dédommagements à la mère du jeune homme tué. Cela devait être une énorme déception pour lui, alors que le fils avait probablement du talent sur le plan littéraire et que la dédicace à «Mademoiselle» devait lui ouvrir les allées du succès. Un peu plus tard Pierre Darmancour s’engage dans l’Armée et meurt à la guerre à l’âge de vingt ans. Soriano découvre aussi que Perrault était né jumeau, que son frère était l’aîné (de deux heures) et qu’il est mort à l’âge de six mois. Alors Soriano se déchaîne: Perrault est marqué par la gémellité, est culpabilisé par la mort de son frère, se sent mal aimé de ses parents, a des problèmes de paternité, aime travailler en association avec un partenaire, aurait même des problèmes de virilité, etc. Et il déduit tout cela de l’analyse des contes, du choix qu’il avait fait dans les contes populaires à sa disposition et des modifications qu’il y a apportées. Comme toujours dans ce genre de thèses extrêmes il y a à prendre et à laisser. C’est vrai que dans ses contes il y a beaucoup de cadets mal aimés ou mal fichus qui prennent leur revanche et beaucoup de parents sont indignes. Il est vrai aussi que les contes populaires aiment bien les histoires où le faible prend le dessus sur celui qui est privilégié par le sort. Après tout c’est leur propre histoire que les mal lotis aimeraient être différente de ce qu’elle est dans la réalité. Conclusion de Soriano: Pierre le fils a collectionné des contes, les a copiés dans un cahier (on le sait par une nièce de Perrault qui a elle-même écrit des contes: Mlle Lhéritier), il avait du talent, le père qui était intéressé par les questions pédagogiques a sélectionné celles qui lui plaisaient et les a arrangés à sa manière. En sorte il a créé la littérature pour enfants. Le résultat est un chef d’oeuvre de la littérature française, produit d’une coopération entre le père et le fils, avec son style inimitable, simple, pseudo-populaire, mêlant naïveté enfantine et moquerie de grande personne. Ceci s’applique entre autres aux morales. Il y en a de sérieuses comme celles qui mettent en garde les filles contre les loups. Il y en a d’autres qui sont nettement plus plaisantes, comme «l’autre moralité» de Cendrillon p. ex.:


«C’est sans doute un grand avantage
D’avoir de l’esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d’autres semblables talents,
Qu’on reçoit du ciel en partage;
Mais vous aurez beau les avoir,
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n’avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains ou des marraines.»

Marc Soriano étudie aussi l’origine des Contes. Mais avant de passer à cette étude il faut encore mentionner d’autres travaux réalisés en France:

59) n° 2046 Joseph Bédier: Les Fabliaux - Etudes de Littérature Populaire et d’Histoire Littéraire du Moyen-Age, cinquième édition revue et corrigée, Libr. Ancienne Honoré Champion, Paris, 1925.
60) n° 2436-37 Emmanuel Cosquin: Contes Populaires de Lorraine comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers et précédés d’un essai sur l’origine et la propagation des contes populaires européens, édit. F. Vieweg, Paris, 1886.
61) n° 2427-29 Paul Delarue et Marie-Louise Tenèze: Le Conte Populaire Français, Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outremer, édit. G. P. Maisonneuve et Larose, Paris, 1976.

La première édition des Fabliaux date de 1893. C’est dans l’introduction à cet essai que Bédier qui est élève du grand savant folkloriste Gaston Paris, se démarque publiquement de la théorie indianiste. Il fallait du courage pour cela puisque les plus grands savants de l’époque, son maître Gaston Paris, mais aussi Silvestre de Sacy avant lui, croyaient en l’origine indienne de la plus grande partie des contes et fabliaux que l’on trouvait en Europe, une théorie surtout soutenue par le savant anglais Theodore Benfey. Joseph Bédier forge le terme de polygénèse des Contes. Les données organiques d’un conte, les éléments qui le constituent réellement sont ou des données morales valables pour toute l’humanité ou «un merveilleux si peu caractérisé qu’il ne choque aucune croyance» et qu’il peut donc être accepté, comme amusement par n’importe quelle religion. Le conte merveilleux européen n’est ni ethnique, ni lié à une quelconque civilisation, ni lié à une époque. C’est ce qui explique son ubiquité et sa pérennité.
Emmanuel Cosquin était, lui, encore persuadé de la justesse de la théorie indianiste, même en 1894, quand il a publié pour la première fois ses études folkloriques que j’ai déjà citées à propos du récit-cadre des Mille et Une Nuits (voir n° 2050 Emmanuel Cosquin: Etudes Folkloriques - Recherches sur les Migrations des Contes Populaires et leur point de départ, Libr. Ancienne Honoré Champion, Paris, 1922). Ce qui n’empêche que ses études comparatives gardent tout leur intérêt.
Paul Delarue a réalisé un travail de compilation et d’analyse des contes français tout à fait remarquable continué après sa mort par sa collaboratrice Marie-Louise Tenèze. Il faut dire qu’en France on avait un certain retard dans la collecte et le classement par thèmes. Nous avons eu beaucoup de folkloristes éminents. Il faudrait parler p. ex. de Arnold van Gennep, le véritable créateur de l’ethnologie française, un homme tout à fait remarquable qui a travaillé jusqu’à la fin de sa vie en indépendant, l’université française étant véritablement trustée par Durckheim et son école sociologique française. Van Gennep était aussi un grand linguiste, ami de l’égyptologue Henri Maspéro, du linguiste Meillet, du folkloriste Sébillot, de Joseph Bédier aussi, traducteur de Frazer et de Havelock Ellis, homme passionné qui ironise sur la distinction faite en France entre l’Ethnographie qui s’applique aux populations non indo-européennes et le Folklore qui s’intéresse aux populations rurales d’Europe, voir n° 2823 Nicole Belmont: Arnold van Gennep, créateur de l’ethnologie française, édit. Payot, Paris, 1974 et n° 2370 - 74 Arnold van Gennep: Manuel de Folklore Français Contemporain, édit. Auguste Picard, Paris, 1943-1958 - tomes 1 et 2 Du berceau à la tombe - tome 3 Carnaval, Carême, Pâques - tome 4 Cérémonies agricoles et pastorales de l’été - tome 5 Noël et le cycle des douze jours. Le travail de Sébillot est complémentaire de celui de van Gennep. Voir n° 2375 - 78 Paul Sébillot: Le Folklore de France - tome 1 le ciel et la terre - tome 2 la mer et les eaux douces - tome 3 la faune et la flore - tome 4 le peuple et l’histoire. Beaucoup d’études comparatives avaient paru en France avant les travaux de Delarue. Mais rien de semblable aux travaux des Finlandais et des Américains qui classent et indexent les motifs des contes et de leurs variantes à travers le monde. On en parlera encore.
Mais revenons à Perrault. A ses contes et à ses sources. Car entendons-nous bien: les Contes de ma Mère l’Oye ne sont pas une création ex nihilo mais bien l’adaptation de contes populaires. On ne sait pas grand’chose sur la façon dont Perrault ou son fils les a recueillis. On sait tout au plus que Melle Lhéritier leur a apporté certains thèmes. Mais on peut bien sûr en chercher les sources écrites.
Je ne m’étendrai pas longtemps sur Grisélidis, une histoire triste, celle d’une femme soumise à un homme misogyne qui ne croit guère à la vertu des femmes, la répudie, la reprend, lui enlève sa fille, lui fait croire qu’il va se remarier et qu’elle devra être la servante de la nouvelle, et finalement le mariage annoncé est celui de sa fille... et tout se termine par l’éloge et la rentrée en grâce de la malheureuse imbécile. L’histoire se trouve chez Boccace, mais aussi dans un livre de colportage. Elle est reproduite in extenso par Charles Nisard dans son étude sur les livres de colportage, voir n° 2034-35 Charles Nisard: Histoire des Livres Populaires et de la Littérature de Colportage, édit. E. Dentu, Paris, 1864. Le titre donné par Nisard est: Le Miroir des Dames ou la patience de Grisélédis, autrefois marquise de Saluces, où il est montré la vraie obéissance que les femmes vertueuses doivent à leurs maris(!). Nisard mentionne à cette occasion Frêne, un lai de Marie de France (voir n° 2000 Les Lais de Marie de France transposés en français moderne par Paul Tuffrau, L’Edition d’Art H. Piazza, Paris, 1959). Mais cette histoire est assez différente: Frêne est une enfant abandonnée, le Seigneur qui est son amant doit se marier avec sa jumelle Coudre pour laquelle Frêne doit préparer le lit nuptial. Tout se découvre et finit bien grâce à la «soie à rosaces où toute petite elle fut enveloppée». Si Perrault était tellement obnubilé par les questions de gémellité, on se demande pourquoi il n’a pas choisi cette version-là.
L’histoire des Souhaits Ridicules est plus plaisante. On connaît l’histoire: Jupiter accorde à un pauvre bûcheron qui n’arrête pas de se plaindre de son sort, trois souhaits. Tout heureux de son sort, assis auprès de sa femme devant un bon feu de braise, il soupire: «Qu’une aune de boudin viendrait bien à propos!» Devant ce gâchis sa femme se fâche, le ton monte: «Peste soit du boudin! Plût au ciel, maudite pécore qu’il te pende au nez!» Et voilà que le deuxième souhait est perdu à son tour. Et comme sa Fanchon bien que bavarde était plutôt jolie à son goût, il n’y avait plus qu’à utiliser le dernier voeu: «à remettre sa femme en l’état qu’elle était.» Le boudin fait penser à autre chose. Et Perrault doit le savoir puisque dans son introduction il parle de «folle et peu galante fable». Joseph Bédier dit qu’il connaît du conte dont cette histoire est tirée, c. à d. Les Quatre Souhaits Saint Martin, «vingt-deux variantes qui se ramènent à cinq formes irréductibles». Manque de chance, le fabliau de Saint Martin fait partie d’un groupe de récits «où les souhaits sont perdus par la sensualité de la femme» et que Bédier ne souhaite pas analyser parce qu’ils sont «indécents». Il renvoie d’ailleurs au Roman des Sept Sages et aux Mille et Une Nuits. Je consulte donc mon Essai sur le Roman des sept Sages de Rome par Loiseleur-Deslongchamps, déjà cité à propos des récits-cadres, et je tombe encore sur un os: «un conte fort comique, mais si obscène qu’il est impossible de l’analyser autrement que d’une manière très vague». Il rapporte quand même le texte authentique en note, mais en grec! Cette habitude qu’avaient les érudits du XIXème siècle de rapporter les passages cochons en grec ou en latin m’a toujours prodigieusement énervé. D’autant plus qu’il y a longtemps que je n’ai plus ni mon Gaffiot ni mon Bailly (si ce ne sont pas mes frères ce sont mes enfants qui les auront vendus!). Je n’ai donc plus qu’à me rapporter à ma traduction du persan du Livre des Sept Vizirs (déjà cité, lui aussi). Lorsque l’ascète un peu simple raconte à sa femme qu’un génie de ses amis, devant partir en voyage, lui a laissé en cadeau trois des Noms Divins qui, si on les invoque, permettent d’exaucer n’importe quel voeu, celle-ci lui dit: «O mon mari! Le plus grand désir des femmes est de trouver chez leur époux une force virile sans faiblesse. Pourvu que leur esprit et leur coeur soient comblés de cette force, leurs yeux et leur âme ne convoitent rien d’autre. Il faut que tu invoques le Nom pour que le Très-Haut accroisse tes pouvoirs!» Le mari dans sa faiblesse accède à sa demande. Et aussitôt: «Les preuves de l’acceptation divine apparurent éclatantes; sur chacun des membres surgirent les organes de l’amour.» Alors désespéré, l’ascète fait sa deuxième demande: «Seigneur Dieu, reprends ce que Tu as donné, et pardonne-moi mon insolence.» Catastrophe! Aussitôt dit, aussitôt fait: «Tous les organes qui se trouvaient sur les membres, y compris l’organe original, disparurent. L’ascète resta pareil à un eunuque.» Heureusement il lui restait un dernier Nom Divin!
Pour terminer je vais encore vous conter la variante qui a réussi à se glisser dans les Mille et Une Nuits. Mais à l’instar des érudits du XIXème je vais vous la conter en latin. Enfin en latin de notre temps. C’est à dire en anglais, qui plus est, en anglais de Burton. C’est pendant la Nuit du Pouvoir, lors des dernières nuits du saint mois du Ramadan, qu’un homme contemplant le ciel étoilé, voit soudain les anges et les portes grandes ouvertes et tous les êtres en adoration devant le Seigneur et se voit alors accorder ces trois voeux si ardemment désirés. Et une fois de plus il fait l’erreur de se confier à sa femme... «Quoth she: O man, the perfection of man and his delight is in his prickle; therefore do thou pray Allah to greaten thy yard and magnify it. So he lifted up his hands to heaven and said: O Allah, greaten my yard and magnify it. Hardly had he spoken when his tool became as big as a column and he could neither sit nor even stir from his stead; and when he would have carnally known his wife, she fled before him from place to place. So he said to her: O accursed woman, what is to be done? This is thy list, by reason of thy lust. She replied: No by Allah, I did not ask for this length and huge bulk, for which the gate of a street were to strait. Pray heaven to make it less. So he raised his eyes to Heaven and said: O Allah, rid me of this thing and deliver me therefrom. And immediately his prickle disappeared alltogether and he became clean smooth. When his wife saw this, she said: I have no occasion for thee, now thou are become pegless as a eunuch, shaven and shorn. And he answered her, saying: All this comes of thine ill-omened counsel and thine imbecile judgment. I had three prayers accepted of Allah, wherewith I might have gotten me my good, both in this world and in the next, and now two wishes are gone in pure waste, by thy lewd will, and there remaineth but one. Quoth she: Pray Allah the Most High to restore thee thy yard as it was. So he prayed to his Lord and his prickle was restored to its first estate.» Voilà, et en même temps vous avez eu un échantillon de cet anglais de Burton qui enchantait Borges!
Mais je connais encore une autre version de cette histoire, pas burlesque du tout, mais au contraire, hautement dramatique. C’est Roger Caillois qui la cite dans son anthologie de la littérature fantastique (voir n° 1600-01 Roger Caillois: Anthologie du Fantastique, édit. Gallimard, Paris, 1978): la Patte de Singe de William Wymark Jacobs. J’ai eu du mal à la trouver car Jacobs est plus connu comme un écrivain de la mer que comme un spécialiste du fantastique. On la trouve dans n° 2742 W. W. Jacobs: The Lady of the Barge, édit. Harper & Brothers, Londres/New-York, 1907, sous le titre: The Monkey’s Paw. Elle est contée avec beaucoup d’art. Un vieux sergent-major revenu d’Inde rend visite à un couple de voisins et leur donne, avec réticence, une vieille patte de singe toute momifiée. Ensorcelée par un fakir elle permet l’accomplissement de trois voeux. Le couple, sans vraiment y croire, émet un voeu: recevoir 200 Livres pour finir de payer leur maison. Dès le lendemain un représentant de la firme qui emploie leur fils vient leur annoncer sa mort accidentelle et le paiement de 200 Livres en dédommagement. Après son enterrement et des jours de chagrin et de souffrance, la femme convainc son mari d’utiliser à nouveau la patte de singe. «Je souhaite que mon fils retrouve la vie», dit-il. Ils attendent tous les deux dans le noir. Le vent souffle dehors. Une bougie brûle en vacillant. On entend le glissement furtif d’une souris. Et soudain des coups frappent la porte. Ebranlent toute la maison. «C’est Herbert, c’est mon fils», hurle la mère, «j’avais oublié que le cimetière se trouvait à deux milles d’ici. Pourquoi me retiens-tu? Lâche-moi» dit-elle à, son mari. «Pour l’amour du ciel, ne laisse pas entrer cette créature» s’écrie le mari, tout frissonnant. Et agenouillé sur le plancher il cherche frénétiquement la patte de singe, la trouve et murmure son troisième et dernier voeu...

C’est une drôle d’histoire que celle de Peau d’Ane, une histoire où un père cherche à coucher avec sa fille. Et le texte de Perrault ne cèle rien de la concupiscence du père:

«L’infante seule était plus belle,
Et possédait certains tendres appas
Que la défunte n’avait pas.
Le roi le remarqua lui-même,
 Et, brûlant d’un amour extrême, etc.»

Et son entourage ne semble rien à y redire. Chez Grimm au moins: «Ses conseillers furent effrayés et dirent: Dieu a interdit que le père épouse sa fille, et de ce péché rien de bon ne pourra arriver.» Mais d’un autre côté les Contes en Vers de Perrault n’étaient pas encore destinés aux enfants. Ce n’est qu’avec les Contes en Prose qu’il a l’idée de s’adresser à eux pour les amuser et les éduquer et devenir ainsi un des pionniers de la littérature enfantine. Je note en passant que Perrault n’a jamais fait de Peau d’Ane une version en prose. Ce qui n’empêche pas qu’une telle version se trouve dans ma collection qui date de 1876, mais aussi dans un vieux livre de contes paru chez Garnier et qui appartenait à Annie quand elle était enfant. Cette version a été réalisée à la fin du XVIIIème siècle par un illustre inconnu et se trouve depuis dans la plupart des éditions. Elle est d’ailleurs hautement fantaisiste puisque d’un vers de Perrault: «Il (le Roi) trouva même un casuistique
Qui jugea que le cas se pouvait proposer.»,
il en fait tout un paragraphe où le Roi consulte un vieux druide plus ambitieux que religieux qui s’insinue dans les bonnes grâces du Roi, etc. Je ne pense pas que les vieux druides étaient des champions de la casuistique. Perrault ne pensait-il pas à certains ordres religieux de son temps? Je note également que dans les deux éditions citées, celle de Théodore Lefèvre de 1876 et celle de Garnier du livre d’enfance d’Annie, on attribue également à Perrault un interminable conte qui n’a rien à voir avec lui: l’Adroite Princesse ou l’Aventure de Finette.
Pour en revenir au sujet plutôt délicat de ce conte, celui d’un roi incestueux, il est tout à fait possible, comme le note Soriano, que la plupart des enfants très jeunes ne sont pas choqués par cette situation dont ils ne comprennent pas le sens réel. Moi-même qui ai lu, enfant, l’histoire dans la version de Grimm (mon village étant alors «à l’heure allemande»), je ne me souviens même pas de la proposition du père. Chez Grimm le conte est connu sous le nom barbare de «Allerleirauh» que M.-L. Tenèze traduit par «Habillé de tout poil» En fait dans la version allemande la dernière robe n’est pas faite de la peau d’un âne, mais c’est un patchwork fait de morceaux de peaux de toutes les bêtes de la forêt du Roi.
D’où vient ce conte? Une tradition orale a certainement existé à l’époque puisque les fameux vers de La Fontaine (Molière le cite aussi):
«Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.»
sont antérieurs à la parution des Contes de Perrault. Encore que l’histoire de l’âne qui fait des crottes en or massif semble être de l’invention de Perrault. Les sources écrites les plus connues se trouvent chez le Napolitain Basile et chez Straparole (Les Nuits Facétieuses) déjà cité à propos des récits-cadres européens. Mais l’histoire que l’on trouve chez Straparole, Thibaud, prince de Salerne, veut épouser sa fille Doralice, etc. n’a pas grand’chose en commun avec Peau d’Ane si ce n’est les velléités incestueuses du père. J’ai noté pourtant un trait intéressant dans cette histoire qui fait penser à Aladin et sa lampe merveilleuse: comme dans cette histoire (dont on ne connaît guère l’origine) le Magicien se déguise en marchand de vieilles lampes pour tromper la femme d’Aladin et lui faucher la lampe merveilleuse, ainsi Thibaud qui cherche à se venger, va se déguiser en marchand de colifichets et de quenouilles et fuseaux pour arriver à se faufiler dans la chambre des enfants de sa fille (qui s’est mariée entre-temps avec un roi, on s’en doute) et les poignarder.

C’est dans les Contes en Prose que l’on trouve les cinq petits bijoux de Perrault: La Belle au Bois dormant, Cendrillon, le Chaperon Rouge, le Chat Botté et le Petit Poucet.
Déjà le titre, la Belle au Bois Dormant est une vraie trouvaille. Remarquez le titre allemand, Dornröschen, la petite églantine, n’est pas mal non plus. Dans le conte de Grimm on ne trouve d’ailleurs pas cette horrible histoire d’ogresse qui veut jeter la Belle et ses deux enfants dans une cuve remplie de crapauds, de couleuvres et de vipères. Le réveil du château qui coïncide avec celui de la princesse et sur lequel finit le conte, est décrit avec beaucoup d’humour chez Grimm. Les mouches recommencent leur promenade sur le mur de la chambre et le chef-cuisinier qui était sur le point de gifler le petit apprenti finit son geste, ce qui provoque le braillement de celui-ci. Charles Deulin qui a été un des premiers à chercher l’origine du conte (dans une étude datant de 1879: Les Contes de Perrault avant Perrault), dit qu’il n’a compris la raison de cette histoire d’ogresse qu’en lisant Basile: dans le Pentaméron c’est un chasseur qui arrive à entrer dans le château de la Belle, la trouve endormie, entre dans son lit, et ceci à intervalles réguliers, et lui fait deux enfants. Or le chasseur est marié et son épouse se venge. C’est elle l’ogresse des origines. Faire l’amour avec une belle princesse dans son sommeil, moi j’appelle cela du viol. Il est beau le Prince Charmant: coupable de viol et d’adultère! On apprend d’ailleurs que dans les deux autres sources écrites connues (on en connaît très peu d’orales): le Lai de Perceforest et le conte catalan de Frère de Joie, Soeur de Plaisir (beau titre et beau programme!), le Prince fait également l’amour avec la Belle endormie sans la réveiller. Et celle-ci accouche toujours en dormant. On comprend que Perrault n’ait pas repris cette version des choses par décence. Mais Soriano est d’un autre avis: «une fille endormie dans sa pureté et qui conçoit sans s’en rendre compte, c. à d. sans plaisir et sans péché, se trouve en somme dans la situation de la Sainte Vierge», et ce rapprochement-là il vaut mieux l’éviter. Il me vient une idée horrible: l’Immaculée Conception pourrait-elle être considérée comme le viol d’une vierge par Dieu le Père? Que les lecteurs croyants qui vont maintenant arrêter de me lire me pardonnent cette pensée sacrilège. Mais on a tellement entendu d’histoires de ce genre de la part de Jupiter!
Cela me fait penser que je ne vous ai pas parlé de Saintyves. Dans son analyse des Contes de Perrault il ramène tout à des rites liturgiques. Il classe les contes en contes d’origine saisonnière, contes d’origine initiatique et en Fabliaux ou Apologues. Pour lui Belle au Bois, Cendrillon, Peau d’Ane et Chaperon Rouge sont d’anciennes reines ou prêtresses, officiants d’antiques cérémonies saisonnières du nouvel an et du printemps. D’autres contes rappellent d’anciens rites d’initiation: rite de passage (Petit Poucet), formation des femmes à leur rôle d’épouse (Barbe Bleue), enseigner les lois du mariage à l’homme et à la femme (Riquet à la Houppe), initiation du futur chef (le Chat Botté). Or ces rites comportaient épreuves, tentations, simulacres de mise à mort, déguisements en animaux etc. D’où ogres cannibales, magie, métamorphoses, bêtes qui parlent, etc. Saintyves ne me parait pas quelqu’un de très sérieux. D’ailleurs il s’est beaucoup intéressé à la magie (magie médicale, force magique du mana des primitifs, p. ex.) et j’ai un autre ouvrage de lui: n° 2809: P. Saintyves: La Légende du Docteur Faust, L’Edition d’Art H. Piazza, Paris, 1926, qui parle lui aussi beaucoup de magie et qui ne m’a pas entièrement convaincu. Le grand spécialiste allemand Friedrich von der Leyen, qui a consacré sa vie à l’étude du conte merveilleux (on va encore en parler), regrette que Saintyves soit aussi superficiel car certaines de ses remarques sont souvent intéressantes. Ce qui parait évident pour von der Leyen c’est qu’un lien étroit existe entre conte et mythe. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut lui chercher des origines liturgiques. Par contre on peut raisonnablement penser qu’il y a une certaine parenté entre la Belle réveillée par le baiser du Prince charmant et mettant au monde Jour et Aurore et le retour du printemps et le renouveau de la vie.
Cendrillon est une histoire universelle. Celle du cadet ou de la cadette qui se trouve moche, écrasé par ses aînés et mal-aimé de ses parents. Et qui rêve d’une revanche sur son destin. Aussi Perrault n’avait-il pas besoin de chercher des sources écrites. Il a du recueillir le conte oral et le reprendre tel quel. Et ce conte-là on le trouve partout. Dès 1893 une certaine Mme Cox a publié: Cinderella, 345 Variants. Voir aussi l’étude de Mme Rooth: n° 2536 Anna Birgitta Rooth: The Cinderella Cycle, édit. C. W. K. Gleerup, Lund, Suède, 1951.
S’il y a autant de variantes du cycle de Cendrillon c’est qu’il englobe tous les contes mettant en scène des marâtres, mais aussi d’autres situations où l’enfant est malheureux ou persécuté telle que celle de Peau d’Ane p. ex. On trouve également dans ce type de contes d’autres motifs tels que les aides surnaturels qui peuvent être des animaux, des arbres ou la mère morte, le motif d’espionnage du héros Cendrillon par les enfants ou les auxiliaires de la marâtre, le motif de devoir trier quelque chose (dans le conte de Grimm, Aschenputtel, la mégère promet d’emmener Cendrillon au bal si elle est capable de séparer en une heure de temps une pleine coupe de lentilles qu’elle a versée dans les cendres) et enfin le motif du soulier (notons en passant que c’est Balzac, dans un ouvrage sur la sellerie, qui est à l’origine de la légende qui voudrait que le soulier de verre serait une erreur typographique et qu’il faudrait lire soulier de vair) ou de l’anneau qui permet la reconnaissance finale. Anna Rooth y voit un symbole sexuel et pense que le petit pied est un signe de beauté féminine. Il me semble que c’est surtout le cas en Asie. Si j’ai encore l’occasion plus tard d’aborder la Chine, je vous parlerai de ce supplice des pieds bandés que la femme a dû supporter pendant six siècles pour satisfaire les fantasmes du mâle chinois (voir n° 2901 Howard S. Levy: Chinese Footbinding, the History of a curious erotic custom, édit. Neville Spearman, Londres). Ceci étant il est vrai que nous avons en France l’expression: trouver chaussure à son pied, qui est finalement assez explicite. Mais l’anneau que l’on glisse au doigt l’est encore beaucoup plus.
Anna Rooth cite des exemples chinois et vietnamiens mais aucun japonais. Il en existe pourtant un. Voir n° 2383 Simone Mauclaire: Un «Cendrillon» japonais du Xème siècle, l’Ochikubo-Monogatari, édit. Maisonneuve et Larose, Paris, 1984. En fait seule la trame de l’histoire correspond au conte mais je n’y ai trouvé aucun élément merveilleux. La mère véritable de la Cendrillon de cette histoire est de sang impérial et meurt à la naissance de son enfant. Son père se remarie, la marâtre a deux autres enfants et brime la fille du premier lit. Au point même de l’enfermer dans un endroit éloigné de la demeure et de vouloir la marier à un vieillard monstrueux. Le père est veule et ne réagit pas. La servante dévouée de Cendrillon informe par l’intermédiaire de son mari un haut personnage qui la visite la nuit, en tombe amoureux et l’enlève. C’est ce haut personnage qui va être l’instrument de la vengeance, va humilier la famille, faire épouser à l’une des filles un être ridicule et abaisser le statut social du père. Finalement tout se termine bien. Le haut personnage épouse Cendrillon, qui se réconcilie avec son père et même avec la marâtre. Il y a plusieurs éléments qui font penser à une origine orale et à la transformation d’un conte merveilleux en roman: le monstre que Cendrillon doit épouser, l’endroit où elle est reléguée et qui ressemble à l’âtre, l’intervention de la servante qui ressemble à celle d’une fée (ainsi lors des trois nuits rituels que le haut personnage passe dans la chambre de Cendrillon - et qui correspondent à une coutume japonaise de l’époque: le futur mari a droit à trois essais avant de s’engager définitivement - la servante apporte à Cendrillon des robes et des ustensiles qui lui permettent de faire - un peu - honneur à son rang, comme les parures de la Cendrillon européenne qui va à ses trois soirées de bal), etc. Ce qui est également intéressant c’est que la date à laquelle ce roman a été composé correspond à un véritable miracle littéraire au Japon: le fameux Roman de Genji que l’on doit à une dame de la Cour des Heian connue sous le nom de Murasaki Shikibu a été composé au tout début du XIème siècle (voir n° 1435 Murasaki Shikibu: The Tale of Genji, traduction et présentation de Edward G. Seidensticker, édit. Alfred A. Knopf, New-York, 1991), les délicieuses Notes de Chevet de la Dame Séi Shônagon (voir n° 2505 Les Notes de Chevet de Séi Shônagon, Dame d’Honneur au Palais de Kyoto, traduction André Beaujard, édit. Libr. Orientale et Américaine G.-P. Maisonneuve, Paris, 1934) datent des dernières années du Xème siècle et la grande chronique historique Okagami ou le Grand Miroir (voir n° 3107 The Okagami, a Japanese historical tale, traduction: Joseph K. Ymagiwa, édit. George Allen & Unwin, Londres, 1967) date également de la fin du Xème siècle. J’aurai l’occasion de revenir sur ces oeuvres lorsque j’aborderai le Japon. Il est en tout cas intéressant de remarquer que le fameux haut personnage de l’Ochikubo qui s’appelle Michiyori, est fils d’une famille influente issue des Fujiwara et que le père de Cendrillon est d’une famille issue des Minamoto. Le roman peut donc se lire comme une décadence d’une branche des Minamoto qui deviennent dépendants d’une branche des Fujiwara. On rencontrera encore souvent les noms de ces deux familles dans l’histoire du Japon.  Murasaki Shikibu, l’auteur du Roman de Genji, est issue d’une branche cadette des Fujiwara, le grand chancelier à l'époque du Roman, Michinaga, est un Fujiwara; Séi Shônagon était au service de la princesse Sadako, fille de Michinaga; et c'est encore ce fameux Michinaga, le plus brillant des Fujiwara, qui est le personnage principal de l'Okagami, cette chronique qui couvre toute l'histoire japonaise de 851 à 1027.
Le Chaperon Rouge de mon enfance, c’est à dire celui des Frères Grimm, se terminait d’une façon beaucoup plus heureuse que celui de Perrault. Un chasseur voulant rendre visite à Mère Grand découvre le loup dormant dans son lit. Il lui ouvre le ventre. Et le Chaperon et sa mère-grand en sortent entiers et vivants. Delarue estime que le conte de Grimm provient directement de la version écrite de Perrault. Il le prouve par l’étude détaillée du texte (mêmes détails absents des versions orales, mêmes adjonctions littéraires, etc.). Et cela s’explique: dans les fameuses notes publiées sur les Contes de Grimm par Bolte et Polivka (voir n° 2424-26 Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm, neu bearbeitet von Johannes Bolte und Georg Polivka, édit. Dieterch’sche Verlagsbuchhandlung Theodor Weicher, Leipzig, 1913) on note que les Grimm disposaient de deux versions, l’une d’une fille Hassenpflug, l’autre d’une certaine Marie vivant dans le ménage de Dorothea Wild. Or les soeurs Hassenpflug ont une mère d’origine huguenotte du Dauphiné qui s’appelle Droume et on parle français à la maison et le père de Dorothea Wild était originaire de Bâle (c’est une autre étude critique: n° 0044 Heinz Rölleke: die Märchen der Brüder Grimm, édit. Artemis, Munich/Zurich, 1986, qui nous l’apprend).


Quant à la fin heureuse, nous dit Delarue, elle provient d’un télescopage avec la forme allemande du conte de la Chèvre et des Chevreaux (en allemand: der Wolf und die sieben jungen Geisslein): la chèvre part en course et met en garde ses petits contre la visite du loup. Celui-ci se fait passer pour la mère, adoucit sa voix en avalant de la craie et trempe ses pattes dans de la farine (d’où, je suppose, l’expression française: montrer patte blanche). Les petits le laissent entrer. Il les mange tous sauf le plus jeune qui réussit à se cacher dans la grande pendule et raconte tout à sa mère. Celle-ci part à la recherche du loup avec de grands ciseaux et une aiguille, le trouve couché dans le pré à faire la sieste, lui ouvre le ventre, sort les six petits chevreaux sains et saufs, remplit le ventre du loup avec des pierres et recoud le tout. Le loup se réveille, trouve qu’il a des lourdeurs d’estomac, ne comprend pas: «je n’ai pourtant mangé que six petits chevreaux, ce n’est pas lourd ça!», va boire au puits, tombe dedans et se noie.

Delarue rapporte aussi une version nivernaise du conte où le loup demande à la petite fille: «Quel chemin prends-tu? Celui des Aiguilles ou celui des Epingles?» Et la fille choisit le chemin des Aiguilles. Les aiguilles ayant un chas, je suppose qu’il faut encore une fois y voir un symbole sexuel. La conversation avec le loup couché dans le lit de la grand’mère est aussi très explicite: «Dhabille-toi, lui dit le loup, et viens te coucher avec moi. Où faut-il mettre mon tablier? Jette-le au feu. Tu n’en auras plus besoin.» Et une fois couchée: «Oh! ma grand, que vous êtes poilouse!».


On ne connaît pas d’origine écrite au conte de la Barbe Bleue. Le motif de la chambre interdite nous le connaissons. Nous l’avons déjà rencontré plusieurs fois dans les Mille et Une Nuits et d’autres contes orientaux. Je ferai néanmoins remarquer que dans ces contes l’interdit est plus souvent franchi par des hommes qui ne savent se retenir que par des femmes trop curieuses. Un certain abbé Boissard a écrit une thèse sur le fameux Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d’Arc (n° 3415 Abbé Eugène Boissard: Gilles de Rais, maréchal de France dit Barbe-Bleue, 1404 - 1440, d'après les documents inédits réunis par M. René de Maulde, 2ème édition, édit. Champion, Paris, 1886). L’abbé (c’était déjà la théorie de Michelet) pense que c’est l’histoire de ses crimes qui est à l’origine du conte. Il en fait la démonstration dans son chapitre: Après la mort - Gilles de Rais, Barbe-Bleue en se basant sur de nombreuses légendes locales originaires de la région où il a sévi: Tiffauges, Machecoul, Champtocé, la Suze. On sait que Gilles de Rais a été accusé d’avoir égorgé, dans ses différents châteaux, un grand nombre d’enfants (plus de 200) au cours d'orgies et de pratiques de magie qui devaient lui procurer la puissance et la richesse. L’anarchiste et surréaliste créateur de Nestor Burma, Léo Malet, a commis un joli poème sur lui, que je vais vous dire:

«Sire de Machecoul
quel nom sonore aux échos de faim
mache cou
mache cul
les dents capitales du donjon se hérissent
prêtes à mordre les jambes du ciel
comme un chien de berger les brebis qui s’égarent
remettre enfin le ciel à sa vraie place
et faire l’alchimiste avec des corps d’enfants.

Pour un compagnon de Jeanne d’Arc
c’est du propre.»

Delarue n’est pas certain de la pertinence de la théorie de l’Abbé Boissard. Il est tout aussi possible, pense-t-il, que c’est le conte qui a prêté son nom à la légende historique de Gilles de Rais. Quoi qu’il en soit Perrault en a fait un petit chef d’oeuvre plein de suspense (les fameux frères sur leurs chevaux vont-ils arriver à temps alors que la soeur Anne ne voit rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie) et tous les Français, depuis ce temps-là, répètent à l’envi: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?»

Je trouvais l’histoire du Chat Botté tellement originale que j’ai longtemps cru qu’elle avait été créée de toutes pièces par Perrault. En fait il n’en est rien. Les traditions orales existent et on trouve même des sources écrites: comme d’habitude, Straparole et Basile. La véritable nouveauté, une vraie trouvaille, ce sont les bottes. Elles ont bien été inventées par Perrault. Soriano qui cherche à prouver que Perrault s’identifiait à ce cadet brimé, en quête de son identité, même sexuelle, suggère que les bottes permettent de masculiniser le chat de nature plutôt féminine. Il risque même le jeu de mot: botte - bite. Pas très convaincant. En tout cas ce qui est exact c’est qu’une fois que le chat est botté on ne l’appelle plus que Maître-Chat. La conclusion du conte: le chat qui mange l’ogre transformé en souris, nous rappelle une fois de plus les Mille et Une Nuits. Le génie qui revient dans sa bouteille et s’y voit piégé ou les batailles homériques entre magiciens telle que celle que l’on trouve dans une des premières histoires des Nuits où la fille du roi cherchant à re-changer un singe en homme se bat contre un méchant magicien par toute une suite de métamorphoses (entre autres on y voit un coq manger les graines dans lesquelles s’est transformé son adversaire. Or on connaît une histoire du folklore français tout à fait semblable: le Magicien et son élève).

Dans certaines versions le conte se termine par une leçon sur l’ingratitude humaine: le chat qui s’est fait promettre une belle sépulture à la fin de sa vie, fait semblant d’être mort et se voit jeter dehors comme un vulgaire chat crevé. Il engueule son maître, puis refait la même expérience, on lui donne une belle sépulture mais quand il montre qu’il est vivant, on ne le laisse plus sortir de sa tombe!

Le Petit Poucet est une histoire pleine de sang et de fureur, contée par un enfant épouvanté par les scènes qu’il décrit, doublé d’un adulte qui se moque doucement de ses peurs. Il faut se souvenir de l’affolement des enfants perdus dans la forêt, craignant encore plus d’être déchiquetés par les loups que mangés par l’ogre, le terrible ogre qui hume la chair fraîche, aiguise son couteau en saisissant l’un des enfants, puis décide d’attendre le lendemain, mais se ravise pendant la nuit, va couper le cou à ses sept filles croyant avoir affaire aux petits enfants du bûcheron (mais le petit Poucet avait interverti couronnes et chaperons), puis le lendemain poursuivant les enfants avec ses bottes de sept lieues et s’asseyant pour finir sur le rocher en-dessous duquel les enfants se tiennent cachés...

En tout cas si on suit Soriano et sa théorie du complexe de Perrault, on est bien servi avec cette histoire: la femme du bûcheron n’a que des jumeaux («on s’étonnera que le bûcheron ait eu tant d’enfants en si peu de temps; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois»), le cadet est mal aimé et ses mérites méconnus («le plus jeune était fort délicat et ne disait mot. Prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit, ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison, et on lui donnait toujours tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères, et s’il parlait peu, il écoutait beaucoup.»). D’ailleurs on est encore beaucoup plus explicite dans la moralité qui termine le conte:


«On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d’un extérieur qui brille;
Mais si l’un d’eux est faible, ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille:
Quelquefois cependant, c’est ce petit marmot
 Qui fera le bonheur de toute la famille.»

Et quand les enfants retrouvent la chaumière la première fois grâce aux petits cailloux blancs du Petit Poucet, le premier que la mère prend dans ses bras c’est Pierrot «son fils aîné, qu’elle aimait plus que tous les autres, parce qu’il était un peu rousseau, et qu’elle était un peu rousse.» Et à la fin de l’histoire quand, grâce à ses bottes de sept lieues, le Petit Poucet rend service au Roi et gagne bien sa vie, «il mit toute sa famille à l’aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et par là les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.» Quand on sait que toute sa vie durant Charles Perrault s’est toujours soucié du sort de ses frères: il défend auprès de Colbert la cause de son frère Pierre, le receveur qui, acculé à la faillite, a puisé dans les caisses pour se payer ce qu’on lui doit; il obtient pour ses frères Jean, l’aîné, un avocat sans cause, et Claude, le médecin, son préféré, des charges dans la suite de personnages haut placés à Bordeaux et fait tout son possible pour que Claude puisse s’adonner à ce qui l’intéresse plus que tout: l’architecture et la décoration. On voit bien le parallèle entre le héros du conte et lui. Oserai-je le dire? Comme Emma Bovary c’est Gustave Flaubert, le Petit Poucet c’est Charles Perrault. L’Académicien n’aurait probablement pas apprécié cette identification.

62) n° 2711 Mary Elizabeth Storer: La Mode des Contes de Fées (1685 - 1700), édit. Libr. Ancienne Honoré Champion, Paris, 1928.

Plus de 70 contes ont été publiés entre 1690 et 1700, dont une soixantaine dans les seules années 1697 et 1698. Et la grande majorité de ces contes ont pour auteurs des femmes. Une vraie prise de pouvoir. Des femmes conscientes de leur sexe, de leur valeur, de l’entreprise collective que cela sous-entend, car elles se connaissent toutes. Et quelles femmes!
Mme d’Aulnoy, forcée de se marier à 15 ans à un mari trois fois plus âgé, vénal et débauché, un mari dont elle cherche à se débarrasser avec l’aide de sa mère en le faisant accuser de lèse-majesté (ce qui n’est pas rien sous le règne du Roi-Soleil). Le mari s’en sort mais deux gentilshommes complices des deux femmes sont condamnés à mort. Je me demande si ce n’est pas à cause de ce mariage forcé et mal vécu qu’il y a tellement de contes de Mme d’Aulnoy qui sont bâtis sur le motif de la Belle et de la Bête (Serpentin Vert, le Mouton, la Biche aux Bois, la Chatte Blanche et le Prince Marcassin). Sans compter les contes dont le motif est celui d’un époux animal ou surnaturel (l’Oiseau Bleu, le Dauphin et Princesse Rozette). L’affaire l’oblige en tout cas à quitter la Cour et à se retirer dans un couvent.
Melle de la Force était d’une grande naissance, ce qui ne l’empêche pas de mener une vie plutôt scandaleuse. Elle épouse un certain Charles Briou et le père, le baron de Briou fait casser son mariage. Après avoir collaboré à des écrits impies, le Roi l’oblige à choisir entre le couvent et la suppression de sa rente de cent mille écus. Que croyez-vous qu’elle choisît? Le couvent bien sûr!
Mme de Murat, bretonne, alliée à Melle de la Force, descendante de deux maréchaux, qui croque la vie à pleines dents, se compromet dans des libelles contre Mme de Maintenon qui n’a pas l’habitude de pardonner ce genre de forfaits. La jolie Mme de Murat est exilée par le Roi.
Les autres: Melle Lhéritier, vieille fille, nièce de Perrault, moins douée que les autres (son conte, l’Adroite Princesse, figure pourtant souvent dans les éditions sous le nom de Perrault), Melle Bernard, nièce du grand Corneille et Mme d’Auneuil sont moins voyantes.
Le succès de Mme d’Aulnoy est tout à fait étonnant. Il y autant de rééditions au cours du XVIIIème siècle que pour Perrault. Dans les livres de colportage elle est encore plus éditée que Perrault. Et en Angleterre c’est la folie. Le Fairy-Tale à la française c’est elle. Puissance de l’imaginaire, primauté de la femme, présence des animaux, des jouets (c’est elle qui invente le mot joujou). Mais le conte est beaucoup plus complexe que celui de Perrault, plus long aussi. On s’éloigne du folklore (même si les experts estiment que sur 29 contes de Mme d'Aulnoy 19 ont une origine folklorique); ce sont très nettement des contes écrits et, en grande partie, inventés.
Aujourd’hui on a tendance à réhabiliter Mme d’Aulnoy. Personnellement je n’y trouve aucun intérêt. Et pas plus chez ses collègues du XVIIème que chez celles du XVIIIème. Une exception pourtant: Marie LePrince de Beaumont. Son conte La Belle et la Bête est une pure merveille. Tendre, charmant, et pourtant plein de mystère. Il est vrai qu’en lisant le conte on ne peut s’empêcher de voir les images créées par Cocteau. Je n’ai pourtant pas une grande opinion de Cocteau poète, dessinateur ou romancier. On dirait que ce n’est qu’au cinéma qu’il a su se surpasser. Pas seulement avec l’illustration de ce conte (traité également par Mme de Villeneuve). Orphée aussi est une réussite. Mais avec La Belle et la Bête Cocteau a recréé à la perfection l’atmosphère du conte merveilleux. C’est un vrai miracle. Cocteau avait une âme d’enfant.

63) n° 2652 Johann Karl August Musäus: Volksmärchen der Deutschen, édit. F. W. Hendel Verlag, Leipzig, 1926.

Musäus était un digne professeur de Weimar. La ville de Goethe, Schiller, Herder et Wieland. Mais il avait pour lui d’avoir de l’humour, l’esprit curieux, le sens du commerce: «On dirait que les féeries sont de nouveau dans le vent», écrit-il, «Alors je collectionne tous les contes de bonnes femmes que je peux trouver, je les remonte et les rend dix fois plus merveilleux qu’ils n’étaient à l’origine. Et ma chère femme pense que cela pourrait devenir un article tout à fait lucratif.» (On a l’impression d’entendre un écrivain américain du XXème siècle). Alors il fait le tour des paysans, des bergers, des apprentis artisans, s’entoure de vielles femmes qui lui racontent des contes en filant la laine, donne trois sous aux enfants qui lui en apprennent de nouveaux. Et publie ses premiers contes dès 1782, trente ans avant la première édition des Contes des Frères Grimm.
Moi je n’avais pas entendu parler de Musäus dans ma jeunesse. Si ce n’est de ce Rübezahl dont il rapporte les légendes, un gnome des Riesengebirge (les monts des Géants au nom déjà mythique) en Silésie, un esprit facétieux qui joue des tours aux hommes, mais qui est aussi facile à émouvoir, donc à berner, comme dans cette histoire à laquelle il doit son nom: ayant enlevé une princesse, en la tirant par les pieds lorsqu’elle se baigne avec ses compagnes dans un lac de montagne, celle-ci se refuse à lui, lui dit qu’elle a une envie de carottes, elle lui en fait pousser tout un champ, lui demande de les compter, et pendant qu’il les compte et recompte, se trompant à chaque fois dans ses calculs, la princesse se fait la belle (ce qui ne lui était pas difficile, n’est-ce pas). D’où son nom de compteur de carottes (Rübenzähler). Friedrich von der Leyen dit que Musäus raconte ses histoires avec beaucoup d’humour, un peu de dédain et un air de supériorité et essaye de leur donner un sens et une morale (un peu comme Perrault d’ailleurs), mais qu’on reconnaît malgré tout le noyau véritable du conte et sa tonalité populaire. Carlotta, la femme de mon ami Alain, et qui est originaire de Silésie comme Rübezahl, se souvient qu’elle avait adoré les contes de Musäus dans sa jeunesse, les préférant à ceux de Grimm, trop courts à son gré. Elle se souvenait même des titres de deux contes qu’elle avait particulièrement appréciés: Stumme Liebe (un amour muet) et Libussa. En les lisant j’ai compris ce qui avait plu à notre amie: les deux contes sont des histoires d’amour, la deuxième particulièrement charmante puisque Libussa est la fille d’une fille-Elfe ou plutôt d’une dryade puisqu’elle vit à l’intérieur d’un chêne. Des histoires d’amour comme l’est la Belle et la Bête, et comme le sont un grand nombre des contes de nos comtesses françaises de la fin du XVIIème siècle. Ce n’est pas le cas des contes de Perrault. Si on veut retrouver la véritable atmosphère des contes merveilleux de la tradition populaire il n’y a pas de doute, il faut toujours revenir à Perrault. Et aux frères Grimm...

64) n° 0135 Kinder- und Hausmärchen gesammelt durch die Brüder Grimm, vollständige Ausgabe auf der dritten Auflage (1837), Deutscher Klassiker Verlag, Francfort, 1985.
65) n° 2424 - 26 Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen der Brüder Grimm, neu bearbeitet von Johannes Bolte und Georg Polivka, vol. 1 à 3, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung Theodor Weicher, Leipzig, 1913.
66) n° 0044 Heinz Rölleke: Die Märchen der Brüder Grimm, Artemis Verlag, München/Zurich, 1986.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si les frères Grimm s’intéressent aux contes populaires. Dès la fin du XVIIIème siècle il y a tout un mouvement littéraire qui s’intéresse à la littérature populaire. Johann Gottfried Herder, né en Prusse Orientale en 1744 en est le théoricien. Le vrai poète, d’après Herder, est un auteur national qui écrit pour son peuple, dans la langue de son peuple et avec sa manière de penser. Et pour bien approfondir le caractère national il doit étudier les vieilles légendes, la tradition et les chansons populaires. Herder fait la connaissance de Goethe à Strasbourg en 1770 et va rester son ami. Goethe lui-même en 1771, toujours à Strasbourg, collectionne des chansons populaires alsaciennes. Le poète Gottfried August Bürger (voir n° 0020 Bürger’s Gedichte, édition critique de Arnold E. Berger, Bibliographisches Institut - Meyer’s Klassiker-Ausgaben, Leipzig/Wien), né en 1747, initiateur de la ballade allemande (Lenore), ne craint pas d’écrire des chansons populaires et crée le fameux Baron Münchhausen (voir Gottfried August Bürger: Wunderbare Reisen zu Lande, Feldzüge und lustige Abenteuer des Freiherrn von Münchhausen wie er dieselben bei der Flasche im Zirkel seiner Freunde selbst zu erzählen pflegt, avec des gravures de Gustave Doré, édit. Moewig Verlag, Munich, 1977). Avec les guerres napoléoniennes le sentiment national se développe encore. Le mouvement romantique allemand cherche lui aussi l’âme allemande. C’est le cas du cercle des Pré-Romantiques Tieck, Schlegel, Novalis et aussi de ceux que l’on désigne sous le nom de Romantiques de Heidelberg: Brentano, Arnim. Ces deux derniers collectionnent les textes des chansons populaires entre 1805 et 1808 et les publient (723 textes!) sous le nom de «Wunderhorn» (voir n° 2867 Des Knaben Wunderhorn, alte deutsche Lieder gesammelt von L. Achim von Arnim und Clemens Brentano, Auswahl von Paul Ernst, édit. Georg Heinrich Meyer, Leipzig/Berlin, 1903).
C’est grâce à leur maître Carl von Savigny que les deux frères Grimm font la connaissance de Brentano, beau-frère du professeur, et qu’ils ont l’idée de continuer l’oeuvre du Wunderhorn par la compilation de contes. Leur démarche est déjà celle de folkloristes, même si leur travail n’est pas aussi scientifique que le sera celui de leurs lointains successeurs du XXème siècle. Ils sont jeunes, timides et s’adressent donc d’abord à des personnes qu’ils connaissent, de leur âge et de leur classe sociale. Les récits sont donc filtrés, expurgés de toute grossièreté et de tout érotisme, quelquefois d’origine littéraire française. C’est le principal reproche formulé à leur encontre par Heinz Rölleke dans son étude critique de la genèse des contes. Pourtant le travail réalisé par les deux frères est considérable et dure de nombreuses années. Ils ne se contentent d’ailleurs pas de la reproduction des contes collectés mais éditent en 1822 des notes très détaillées (Anmerkungen) sur l’origine de chaque conte, les variantes, les correspondances littéraires, etc. Ce sont ces notes qu’à la demande de Hermann Grimm, fils et neveu des deux frères, Johannes Bolte et le professeur Georg Polivka de Prague, grand connaisseur de la riche littérature populaire des Slaves, reprennent et développent en trois volumineux tomes (sans d’ailleurs indiquer ce qui vient des Grimm et ce qui est dû à leur propre recherche), publiés entre 1912 et 1918. Ils ont d’ailleurs ultérieurement ajouté encore deux autres volumes (que je n’ai pas) où ils reprennent toute l’histoire de la constitution de la collection des frères Grimm ainsi qu’un répertoire détaillé des motifs.

Jakob Grimm

La première édition des Contes de Grimm sort en 1812, la troisième beaucoup plus complète en 1837. Entre-temps le frère aîné Jakob, plus sévère, plus strict, a abandonné l’oeuvre commune. Il se consacre à l’étude de la langue, est l’auteur de la première grande grammaire allemande: la «Deutsche Grammatik» paraît en quatre volumes entre 1819 et 1837. «Il ne voulait pas seulement maîtriser sa langue maternelle», dit Friedrich Kluge, l’auteur d’une histoire célèbre de la langue allemande (voir n° 2666 Friedrich Kluge: Deutsche Sprachgeschichte, Werden und Wachsen unserer Muttersprache von ihren Anfängen bis zur Gegenwart, édit. Quelle & Meyer, Leipzig, 1920), «mais comprendre son histoire, son évolution et la comparer avec les langues voisines». Il a également participé à la création d’un grand dictionnaire de la langue allemande.

Wilhelm, à partir de 1819 était donc seul à bord et pouvait s’adonner, sans plus être freiné par son frère aîné, à réécrire les contes, à en polir le style, à en faire quelque chose d’harmonieux et d’unique. Il faudrait que quelqu’un fasse un jour le parallèle entre le style de Perrault et celui de Wilhelm Grimm. On n’a pas chez Grimm cette distanciation que l’on peut trouver par moments chez Perrault. L’homme de Cour qui met son grain de sel d’adulte, son ironie douce. Mais les deux ont beaucoup en commun: un style d’une simplicité apparente qui fait populaire, est à la portée de l’enfant, tout en étant très travaillé, une simplicité qui sert le merveilleux, la magie, très loin de la complication et des fioritures des conteuses françaises et de Musäus, un récit parsemé de temps en temps par des bouts rimés, des ritournelles, des sortes de comptines qui épaississent le mystère, ont un air de magie et enchantent les enfants.

Les 167 textes de l’édition 1837 ne sont évidemment pas tous des contes merveilleux. On y trouve également beaucoup de contes burlesques et du type fabliaux. Tels que le petit tailleur (Das Tapfere Schneiderlein) qui tue sept mouches d’un coup et étonné lui-même coud sur la boucle de sa ceinture: «Sept d’un coup» et fait peur à tout le monde. Ou le fameux Jean-la-chance (Hans im Glück) qui après avoir travaillé sept ans et obtenu un petit magot en récompense, fait échange après échange jusqu’à être dépouillé de tout et rentre pauvre mais le coeur léger dans sa maison natale. Celui qui est parti pour apprendre la peur (Märchen von einem der ausging das Fürchten zu lernen). Des histoires d’animaux comme les quatre musiciens de Brême: un âne, un chien, un chat et un coq (Die Bremer Stadtmusikanten). Et beaucoup d’histoires du diable et de sa grand’mère et de la façon dont ils sont bernés par un petit paysan madré, personnage très populaire en Allemagne. Les plus connus des contes merveilleux, et dont on ne trouve pas l’équivalent chez Perrault, sont Hänsel und Grethel (Jeannot et Margot), encore que le motif est proche du Petit Poucet (mais au lieu de sept frères on a un frère et une soeur, un couple souvent rencontré dans les contes allemands et qui apporte une note plus douce et plus émouvante), et Blanche-Neige bien sûr, connue sous le nom dialectal de Sneewittchen et rendue célèbre dans le monde entier par Walt Disney. Tellement célèbre que je me rappelle même avoir vu un dessin animé porno où les Nains avaient tous des sexes énormes et se tapaient la pauvre Blanche-Neige à tour de rôle (sept Nains pour les sept jours de la semaine). Même l’âne qui avait ramené les Nains de leur mine bandait, comme seul un âne sait bander, en contemplant par la fenêtre ce qui se passait dans la petite maison de la forêt. J’imagine la tête du sévère Jakob Grimm ou de Walt Disney s’ils avaient pu voir cet avatar de leur conte! Le conte de Blanche-Neige est très répandu dans les pays de langues germaniques et slaves, mais pratiquement inconnu en France (sauf réminiscence du conte de Grimm). Delarue et Tenèze rapportent pourtant une version corse: Angiulina qui, comme il se doit en Corse, trouve refuge non chez des Nains mais chez des Bandits au grand coeur.

Deux contes restent gravés dans mon coeur d’enfant. Deux contes chargés de magie et d’émotion. La Gardeuse d’Oies (Die Gänsemagd) est l’un d’eux. Je me souviens encore de l’inquiétude que me procurait cette tête de cheval qui parlait. C’est l’histoire d’une belle fille de roi promise à un fils de roi d’un pays lointain. A la mort du roi la reine envoie sa fille chez son promis en la faisant accompagner par une de ses servantes et par son cheval Falada qui a la particularité de savoir parler. En plus elle lui remet à son départ un mouchoir sur lequel elle a laissé tomber trois gouttes de sang en se coupant le doigt. Au cours du voyage la servante se montre très vite méchante et hautaine. A chaque insulte reçue les trois gouttes de sang s’écrient: «Ach Gott, wenn das deine Mutter wüsste, das Herz im Leib tät ihr zerspringen» (Ah mon Dieu, si ta mère savait ça, son coeur éclaterait dans sa poitrine). En se penchant sur un puits pour y boire la belle fille de roi perd le mouchoir de sa mère et son pouvoir. La servante monte sur le cheval, fait marcher la fille de roi à pied comme une servante et la fait jurer sous serment de ne pas révéler la vérité. Arrivées à destination la servante se fait passer pour la princesse, épouse le fils de roi, fait couper la tête du cheval qui parle de peur qu’il fasse découvrir la vérité et la fille de roi devient gardeuse d'oies. Elle obtient pourtant du boucher qu’il cloue la tête de Falada sous une porte obscure de la ville où elle doit passer matin et soir avec son troupeau. Et matin et soir, la gardeuse d’oies s’adresse à Falada: «o du Falada, da du hangest» (oh mon Falada qui est pendu là) et la tête lui répond: «o du Jungfer Königin, da du gangest, wenn das deine Mutter wüsste, ihr Herz tät ihr zerspringen» (oh ma fille de roi qui va là, si ta mère savait ça, son coeur éclaterait dans sa poitrine). Bien sûr tout se termine bien, la servante est punie, la princesse épouse son prince, mais hélas personne ne parle plus de ce pauvre Falada... Je ne suis pas le seul à avoir pleuré sur cette histoire. Heinrich Heine raconte:


«Wie pochte mein Herz, wenn die alte Frau
Von der Königstochter erzählte,
Die einsam auf der Heide sass
Und die goldenen Haare strählte...»
(Oh combien battait mon coeur quand la vieille femme nous disait le conte de la fille de roi qui, assise sur la lande, solitaire, se peignait ses cheveux d’or...)

L’autre histoire est celle d’un frère et d’une soeur: Brüderchen und Schwesterchen (Frérot et soeurette). Les deux enfants, après la mort de leur mère, maltraités par leur marâtre, quittent leur maison et errent dans la campagne. Frérot a soif. Mais la marâtre qui est une sorcière a enchanté toutes les fontaines. A la première fontaine où Frérot veut boire, Soeurette entend la source chanter: «Qui boit de mon eau sera changé en tigre». Elle empêche son frère de boire. Idem pour la deuxième source qui annonce un changement en loup. Mais à la troisième source, Frérot n’en peut plus (Ah ces garçons qui ne savent se retenir!) et est changé en faon. Soeurette prend soin du faon, ils trouvent une cabane dans la forêt et y vivent tranquilles. Jusqu’au jour où le Roi vient dans les bois chasser à courre. La chasse excite le faon qui, malgré les pleurs de Soeurette, va sortir courir devant les chiens. Il échappe deux fois aux chasseurs, la troisième fois est blessé. Le Roi suit les traces de sang, les trouve tous les deux et épouse la belle Soeurette. Ils vivent heureux. Le faon gambade dans les jardins du Roi et Soeurette a un fils. La marâtre qui a une fille moche et méchante en est jalouse. Elle s’introduit dans le château, prépare un bain pour la jeune mère qu’elle chauffe à bloc jusqu’à ce qu’elle meure, introduit sa fille dans le lit du Roi qui ne s’aperçoit de rien. Alors à minuit - et c’est là que la magie commence - la nourrice voit la porte s’ouvrir, la vraie Reine entre dans la chambre, prend le bébé et lui donne le sein, le couche à nouveau, va dans le coin caresser le dos du faon, et sort toujours silencieuse de la pièce. La nourrice a peur de parler. La scène se répète toutes les nuits. Jusqu’à ce que la reine soudain se mette à parler: «Was macht mein Kind? Was macht mein Reh? Nun komm ich noch zweimal und dann nimmermeh» (Que fait mon enfant? Que fait mon faon? Je viendrai encore deux fois et puis jamais plus). Là la nourrice, effrayée, se confie au Roi. Qui vient la nuit suivante assister à la scène. Sans oser intervenir. Et puis la dernière nuit où la Reine annonce: encore cette fois-ci et puis plus jamais, le Roi se précipite sur elle et lui dit: Tu es ma femme. Elle reprend vie. Tout s’arrange. Les méchants sont punis. Et lorsque la sorcière a fini de brûler au bûcher, le faon retrouve à nouveau sa forme humaine.

67) n° 2814 Friedrich von der Leyen: Das Märchen, ein Versuch, 4ème édition, édit. Quelle & Meyer, Heidelberg, 1958.
68) n° 2399 Stith Thompson: The Folktale, édit. The Dryden Press, New-York, 1951.
69) n° 2423 The Types of the Folktale, a classification and bibliography, Antti Aarne’s Verzeichniss der Märchentypen translated and enlarged by Stith Thompson, Suomalainen Tiedeakatemia - Academia Scientarum Fennica, Helsinki, 1961.
70) n° 2813 Hedwig von Beit: Das Märchen, sein Ort in der geistigen Entwicklung, édit. Francke Verlag, Berne/Munich, 1965.
71) n° 1286 Vladimir Ja. Propp: Les racines historiques du conte merveilleux, préface de Daniel Fabre et Jean-Claude Schmitt, édit. Gallimard, Paris, 1983.
72) n° 1808 Bruno Bettelheim: Psychanalyse des contes de fées, édit. Robert Laffont, Paris, 1976.

Il y a quelque chose de profondément mystérieux dans ces contes merveilleux tels qu’ils ressortent de la tradition orale populaire. Ces éléments de magie: les trois gouttes de sang, les têtes de cheval qui parlent, les sources enchantées, etc., ce style impersonnel qui les caractérise tous (je ne parle pas du style de Perrault ou de Wilhelm Grimm mais du style du conte nu tel qu’il sort de la transmission orale): aucune référence de temps, de lieu, de noms, des personnages en blanc ou noir, tout à fait bons ou tout à fait méchants, pas de sentiments exprimés, pas de psychologie, etc... Tout ceci interpelle le dilettante que je suis. Et je me pose les questions évidentes: d’où viennent-ils? Quelle en est l’origine? Pourquoi ce dépouillement? Pourquoi les trouve-t-on si semblables en autant d’endroits du monde? Faut-il les prendre au premier degré? Ou y a-t-il un sens caché?
Heureusement je ne suis pas le seul. Les mêmes questions, et beaucoup d’autres, les experts se les ont posées tout au long de deux siècles de recherches. Et je ne suis pas certain qu’ils ont trouvé l’ultime vérité. Il est donc bon de se laisser guider pour commencer par des gens comme von der Leyen ou Thompson.
Friedrich von der Leyen a publié son étude sur le conte pour la première fois en 1911 et n’a jamais cessé depuis lors de s’intéresser au problème. Entre-temps les recherches se sont énormément développées, les collections de contes amplifiées (en Allemagne la collection: Märchen der Weltliteratur comportait à la fin des années 50 quarante et un volumes) et les théories affinées. Le livre publié en 1958 tient compte de ces progrès. Et donne l’historique des thèses. Ce que fait également Stith Thompson.
Wilhelm Grimm, qui exprime son opinion dans une édition de ses contes de 1856, pense que l’origine des contes européens est strictement indo-européenne, que les passages d’une population à une autre étaient plutôt l’exception, que si on trouve des ressemblances entre contes en des endroits du monde très éloignés, cela s’explique par le fait que certaines situations (celui de l’enfant Cendrillon p. ex.) peuvent se retrouver identiques chez différents peuples; il pense également que les contes ont une origine très lointaine liée à des légendes de dieux ou de héros ou, comme l’exprime Thompson, sont des «morceaux de mythes».
Après lui sont venus les «indianistes» qui pensaient que l’origine de la plupart des contes se trouvait en Inde. Benfrey en Angleterre et notre Cosquin étaient les principaux avocats de cette théorie. Il faut dire que c’était l’époque de l’étude des textes anciens en sanscrit et que l’Inde a effectivement été une véritable usine à contes.
Bédier, dont j’ai déjà parlé, a combattu cette théorie. Il est le père de la «polygénèse» des contes. Enfin il y a eu l’école symboliste représentée par Saintyves, que j’ai également mentionné en parlant de Perrault.
Un conte est en réalité quelque chose de complexe. Il est fait de plusieurs motifs, même de chaînes de motifs. On s’est donc mis à étudier les types de contes et les motifs, à les classer, et finalement à les indexer. Ce sont les Scandinaves qui ont été les initiateurs de ces travaux. Et surtout le Finlandais Antti Aarne. Auquel s’est associé plus tard l’Américain Stith Thompson. Ainsi dans l’ouvrage cité plus haut, the Types of the Folktale, la Belle au Bois Dormant porte le numéro 410 et c’est également sous ce numéro que le conte est répertorié dans la collection des contes français de Delarue et Ténèze. En plus le conte 410 est analysé par motifs: il y en a quatre: l’annonce de la naissance par une grenouille (dans certaines versions seulement), les dons des fées, le sommeil de cent ans, le réveil par le prince. Et tous ont leur propres indexes. J’ai trouvé aux Etats-Unis un «Motif Index of Folkliterature» de Stith Thompson en 6 volumes publié par l’Université d’Indiana, mais j’ai renoncé à l’acquérir car pour l’amateur ces compilations n’ont pas beaucoup d’intérêt. Ces collections ont par contre permis de faire des études focalisées sur certains motifs, comme celle concernant Cendrillon, déjà citée, ou l’étude des sirènes: voir n° 2047 Gwen Benwell and Arthur Waugh: Sea Enchanteress, Tale of the Mermaid and her kin, édit. Hutchinson, Londres, 1961. On y trouve bien sûr la Lorelei allemande, la Dahut du royaume d’Ys, la cité bretonne engloutie et puis la fameuse Mélusine de Lusignan, épouse de Raymond, comte de Poitou, qui le quitte lorsque celui-ci l’épie à travers le trou de la serrure, mais qui continue à veiller aux destinées du château de Lusignan, et même à apparaître à minuit, comme la reine défunte de mon conte Soeurette et Frérot, dans la chambre de ses enfants qu’elle prend contre son sein puis qu’elle quitte à l’aube. Mélusine a acquis un tel prestige que plusieurs familles nobles «sont allées jusqu’à falsifier leurs pedigrees», prétendent les auteurs anglais du bouquin et ils citent les familles Rohan, Sassenaye et... Luxembourg. Il paraît que c’est Henri VII, comte de Luxembourg et Saint Empereur Romain qui aurait fait ce faux. J’espère que je ne vais pas me faire accuser de lèse-majesté en écrivant cela car ici on y croit dur comme fer à la descendance de Mélusine! Et son image se trouve sur les vitraux de la cathédrale de Luxembourg! Il y a une autre étude que j’aurais bien voulu acquérir, car le titre me paraissait bien tentant, mais je n’ai jamais réussi à la trouver: Warren E. Roberts: The Tale of the Kind and the Unkind Girls, édit. de Gruyter, Berlin, 1951.
On a également étudié la forme littéraire des contes (si on peut appeler littéraire la forme d’un conte oral). André Jolles a mis en évidence la «morale naïve» qui les caractérise, le fait qu’il s’agit d’un autre monde où le merveilleux est accepté comme quelque chose de naturel et d’évident. Le grand spécialiste Max Lüthi (Das Europäische Volksmärchen, Berne, 1942) a poussé cette démarche plus loin: le conte est «unidimensionnel», plat, le style est abstrait, les motifs sont isolés les uns des autres, et, comme je l’ai moi-même noté plus haut, il n’y a pas de physique, pas de psychologie, pas de sentiments, pas de temps, pas de descriptions. On sent qu’on est là vraiment au coeur du problème. Tellement au coeur du problème que Hedwig von Beit en déduit une parenté évidente entre le conte merveilleux et les formes de pensée enfantine et archaïque qu’elle étudie en détail. Pour Lüthi la différence entre conte et légende, c’est que le conte vit entièrement dans un monde irréel alors que la légende vit dans un monde réel mais dans lequel on rencontre des êtres irréels (gnomes, elfes, géants, sorciers, etc.). Pour Beit, mythes, contes et légendes se distinguent par la part prise respectivement par le monde magique et par ce qu’elle appelle le monde profane dans l’action. Le mythe décrit la geste des dieux, demi-dieux et héros salvateurs. Dans le conte l’homme se bat avec le monde magique. Ce monde magique existe à côté du monde profane. L’homme doit s’y battre avec courage. Mais l’existence de ce monde magique est une condition évidente pour l’action du conte qui est un échange entre les deux mondes tel que seule une mentalité primitive qui ne fait que commencer à dépasser la pensée mythique est capable de l’inventer. Dans la légende la pensée rationnelle est déjà fortement ancrée et le monde magique ne fait plus que des incursions, incursions qui effrayent d’autant plus l’homme qu’il se croyait définitivement à l’abri de ces cauchemars. Cela commence à devenir plus clair, non? En tout cas il parait certain maintenant que le conte est ancien, très ancien, que sa transmission est un vrai miracle et que, comme les vieux, il faut le traiter avec beaucoup de respect.
Vladimir Propp est un personnage curieux: Russe d’origine allemande, polyglotte, il polémique avec Lévi-Strauss («Le Professeur Lévi-Strauss a sur moi un avantage très important, il est philosophe. Pour moi, je ne suis qu’un empiriste, mais un empiriste impartial, qui examine les faits avec attention...»), il se réfère - environnement communiste oblige - à Marx et Engels pour aussitôt ajouter: «Le véritable conte merveilleux, avec ses chevaux ailés, ses serpents de feu, ses tsars et ses princesses fantastiques n’est évidemment pas conditionné par le capitalisme. Il lui est antérieur» (il ne prenait pas de risques), il est surtout obsédé par l’origine des contes. Il renverse pas mal de théories. Ainsi il prétend p. ex. que le rite précède le mythe (un rite est un acte, dans les populations dites primitives, qui permet d’agir sur la nature et de se la soumettre, le mythe, pour Propp, procède du rite, illustrant et justifiant la manière d’agir sur les dieux ou la nature). Il analyse en détail les motifs des contes russes - et là je m’aperçois que les contes slaves (je suppose que tout le monde connaît la fameuse sorcière russe, la Baba Yaga et la petite Isba sur pattes de poule qui vous tourne le dos quand vous voulez y entrer par la porte) sont malgré tout assez éloignés de ceux des contes des aires germaniques, celtes et latines - et cherche à y déceler les traces archaïques, vestiges des rites d’un premier état des sociétés humaines, celui des chasseurs-cueilleurs, organisés en clans autour d’un chef. Il trouve que la plupart des motifs peuvent se ramener à d’anciens rites de succession royale, d’initiation et de commerce avec les morts. Au fond Propp est assez proche de Saintyves et de ceux qui comme l’Anglais Andrew Lang, l’ami de Stevenson, qui a été le grand collectionneur de contes en Angleterre, cherchaient des explications anthropologiques aux contes. Il faut dire que le travail considérable de Frazer qui avait montré combien les mythes sont semblables tout autour du monde, incitait à penser que l’évolution de l’homme de l’âge de pierre jusqu’aux sociétés agricoles, féodales, citadines, etc. avait été la même partout. Ce que l’on ne croit plus aujourd’hui. Finalement Propp a surtout travaillé les racines. Mais en ce qui concerne l’histoire il a échoué.
Beaucoup de mystères demeurent. Si les motifs du conte remontent aux temps archaïques, et que le conte lui-même a pu être créé à d’autres stades de l’histoire humaine en utilisant ces motifs comme un mécano pour former quelque chose d’esthétique et peut-être moralisateur, il me semble que personne n’a expliqué pourquoi le conte a gardé cette forme dont on a parlé plus haut et que Beit compare à la pensée enfantine ou archaïque et pourquoi il n’a pas été influencé par toutes les formes de sociétés humaines qui ont succédé à ces formes archaïques (si ce n’est le christianisme qui a probablement rendu plus diaboliques et plus malfaisants certains des acteurs surnaturels, sorciers, ogres, etc). Il y a un autre élément qui me frappe, après avoir replongé pendant des semaines dans tous ces contes - et c’est encore un aspect qui ne m’a pas semblé être traité en détail dans les études que je connais - , c’est qu’il y a une différence essentielle entre les contes merveilleux européens et les contes indiens et arabes. Dans les contes orientaux le récit est beaucoup moins «unidimensionnel»: le temps n’est pas toujours absent, il y a des noms de lieux, de personnages historiques, il y a des descriptions souvent foisonnantes, la cadre est souvent citadin. Il est vrai que nous connaissons ces contes surtout par leurs textes écrits. J’ai une autre étude qui parle de l’influence arabe sur les contes espagnols (voir n° 3051 Rameline E. Marsan: Itinéraire espagnol du conte médiéval (VIIIème - XVème siècles), édit. Libr. Klincksieck, Paris, 1974), mais elle n’est pas très intéressante. On y constate d’ailleurs qu’il y a toute une tradition purement espagnole, très influencée par la religion. Contrairement à d’autres domaines, le conte arabe n’a pas eu d’influence significative sur notre conte merveilleux européen. Qui reste quelque chose de tout à fait singulier.
Il aurait été étonnant que la psychanalyse ne se saisisse pas à son tour du conte merveilleux. Freud traque le complexe d’Oedipe et les craintes supposées de la menstruation et de la défloration (voir les trois gouttes de sang et le rouge du Chaperon Rouge - ce qui est d’autant plus ridicule qu’il y a des variantes où le Chaperon est bleu!). L’Ecole de Jung recherche les «archétypes» dans les contes, archétypes qu’elle a découverts dans les rêves (qui ne sont pas liés à une expérience personnelle du rêveur mais à des éléments qui seraient propres à l’âme humaine en général).
Bettelheim est plus intéressant parce qu’il s’occupe d’enfants, surtout d’enfants malades. Si on se rappelle que Hedwig von Beit montre que la structure du conte merveilleux est étonnamment proche de celle de la pensée enfantine, on ne sera pas surpris de l’effet bénéfique que pourra avoir le conte sur les enfants perturbés. «La tâche la plus importante et aussi la plus difficile de l’éducation est d’aider l’enfant à donner un sens à sa vie», dit Bettelheim. Et c’est aussi le but essentiel de toute thérapie axée sur des enfants gravement perturbés: donner un sens à leur existence. Ce qui entraîne la compréhension de soi-même, puis celle des autres et enfin la possibilité d’établir avec les autres des relations. Bettelheim parle avec beaucoup de mépris de la littérature enfantine contemporaine. Ce qui me fait particulièrement plaisir car je me suis toujours battu pour que mes enfants ne lisent pas les histoires du genre bande des cinq d’Enid Blytton. Les livres modernes n’aident en rien les enfants. Ils ignorent «les conflits intérieurs profonds créés par les pulsions primitives et les émotions violentes qui secouent l’enfant». Les contes lui parlent de ses «graves pressions intérieures» et lui font comprendre qu’il existe des solutions à ses difficultés psychologiques les plus pressantes. L’enfant a souvent des angoisses profondes que le conte prend au sérieux. Le conte procède d’une manière tout à fait adaptée à la façon dont l’enfant conçoit le monde. Ne jamais oublier que la pensée enfantine jusqu’à 8 - 10 ans est animiste (ne fait pas de différence entre êtres vivants et objets inanimés). Elle est incapable d’abstraction. Mais l’enfant a besoin de sécurité. Et s’il ne comprend pas des explications qui semblent à priori rassurantes mais qu’il n’est pas capable d’appréhender, il vaut mieux qu’il cherche la sécurité, comme l’homme primitif, en se réfugiant dans un monde magique. Enfin le conte des fées «ouvre de nouvelles dimensions à l’imagination de l’enfant et lui offre des images qu’il peut incorporer à ses rêves éveillés et qui l’aident à mieux orienter sa vie».
Certaines réflexions de Bettelheim renvoient aux problèmes qui se posent aujourd’hui à notre société en ce qui concerne la délinquance juvénile. Il rappelle p. ex. que l’enfant jusqu’à un âge avancé ne peut comprendre la réalité de la mort. Ce qui pourrait expliquer certaines tueries perpétrées par des enfants ou des adolescents immatures. Il prétend également que les adolescents qui se réfugient dans la drogue, dans les sectes, dans l’irrationnel sont souvent des jeunes qui n’ont pu passer par ce fameux stade magique nécessaire à l’enfant et ont été affrontés trop jeunes aux réalités de la vie.
Bettelheim a eu des détracteurs après sa mort. On l’a traité de charlatan et de plagiaire. Ses idées sur les contes de fées, il les aurait prises chez un autre psychanalyste américain, Julius Henscher (voir J. Henscher: a psychologic study of Fairy Tales, their origin, meaning and usefulness, édit. Charles C. Thomas, Springfield,1963). Cela ne change rien, je pense, à la pertinence des conclusions rapportées ci-dessus.

Il reste à explorer un autre mystère: comment se fait-il que les contes merveilleux populaires aient pu être conservés pendant des siècles, et même peut-être des millénaires sans disparaître, sans changer de manière significative, transmis par la seule voie orale, de conteurs en conteurs, de génération en génération? Friedrich von der Leyen cite l’expérience de la Baronne de Kamphoevener avec des conteurs turcs. Il se trouve que je dispose de ses récits:

73) n° 2777-78 Elsa Sophia von Kamphoevener: An Nachtfeuer der Karawan-Serail, Märchen und Geschichten Alttürkischer Nomaden, 1. u. 2. Folgen, édit. Christian Wegner Verlag, Hambourg, 1958.
74) n° 2779 Elsa Sophia von Kamphoevener: Anatolische Hirtenerzählungen, édit. Christian Wegner Verlag, Hambourg, 1960.

Cette femme est extraordinaire. Son père était un maréchal parti en Turquie à la fin du XIXème siècle pour assister le gouvernement dans son effort de modernisation du pays. Il avait le titre de pacha. Elsa Sophia, jeune sportive (elle adorait nager et monter à cheval), aimant l’aventure, connaissant parfaitement la langue turque (en tout elle a vécu quarante ans en Turquie), a demandé à son père l’autorisation de voyager à cheval à travers le pays, déguisé en garçon, et accompagné de quelques vieux serviteurs fidèles de son père (on dirait le début d’un conte). Le soir elle couchait dans un caravansérail où trouvaient également refuge les grands troupeaux des Nomades. Au centre de la grande salle intérieure brûlait un grand feu et on s’y asseyait au milieu des chameaux, des chevaux, des ânes et des animaux des troupeaux. Alors les conteurs qui accompagnaient les Nomades commençaient à raconter leurs histoires pour garder éveillés les gardiens des précieux troupeaux. «On rencontrait toujours les mêmes», dit-elle, «et surtout le plus célèbre d’entre tous, le fameux Fehim Bey. Un beau jour il s’adresse à moi, sensé être le fils du pacha, et me dit: raconte donc mes histoires ce soir, je suis fatigué, et je sais que tu les connais bien. Et après un certain nombre d’années, Fehim Bey, ce grand homme, cet homme de génie, me fait entrer dans sa guilde de conteurs.»
Car ces histoires qui sont bien propres à la Turquie, bien différentes des contes arabes ou persans, sont transmises depuis 800 ans par des guildes de conteurs, des guildes familiales. Et chaque guilde a ses contes à elle. Elle ne raconte que les siens. Et aucune guilde ne peut raconter les histoires d’une autre famille que la sienne. Ce serait du vol, la honte, et celui qui aurait commis un tel forfait n’aurait plus qu’à quitter le pays (une histoire de copyright en somme). Elsa Sophia n’a été reçue dans la guilde, cela va de soi, que parce qu’elle a continué à se faire passer pour un garçon, et a promis de ne jamais mettre ces contes par écrit. Elle a longtemps tenu parole (pendant cinquante ans), a raconté ses histoires, pendant la dernière guerre, aux militaires de la Luftwaffe allemande (elle était connue sous le nom de «Kamerad Märchen»), puis à la radio (son émission s’appelait: «Elsa Sophia Baronin von Kamphoevener erzählt»), enfin elle s’est malgré tout décidée à les mettre par écrit. «Je pense que même Fehim me donnerait son accord aujourd’hui», dit-elle, «car l’oubli les guette, et elles ne m’appartiennent pas. Les changements sont rapides dans la Turquie moderne. La scolarisation généralisée, le développement technique vont, comme partout ailleurs, affaiblir la puissance de la mémoire. Comme cela a été le cas en Europe, il y a longtemps déjà.»

Au début des années 70, une femme encore, une chercheuse du CNRS, Lucienne Saada, va tomber, en Tunisie, sur un autre exemple fameux de transmission orale, en faisant connaissance, tout à fait par hasard, d’un poète, un ancien berger, presque illettré, un «aède», qui va lui réciter entre 1974 et 1980, une véritable geste, celle des Banou Hilal, dont le texte imprimé va prendre près de trois cent pages, partie en prose, partie en vers (3700 vers), le texte manuscrit enrichi de commentaires et d’informations diverses près de 1000 pages et l’enregistrement au magnétophone 20 heures d’écoute.

75) n° 3068 La Geste Hilalienne, version de Bou Thadi, recueillie, établie et traduite de l’arabe par Lucienne Saada, récitation de Mohammed Hsini, édit. Gallimard, Paris, 1985.

Cet aède, qui s’appelle Mohammed Hsini, transmet ainsi une geste composée au plus tôt au XIème siècle, au plus tard au XIVème, héritée à un moment donné par les ancêtres de Hsini et récitée par cette famille de père en fils depuis 250 ans! Huit à neuf générations!
Qui étaient les Banou Hilal? Un ensemble de quatre tribus bédouines qui se sont jetées comme une nuée de sauterelles sur l’Afrique du Nord il y a à peu près 1000 ans (en 1050 exactement), ont guerroyé contre les Arabes qui avaient déjà islamisé et conquis le pays auparavant, mais se sont surtout battus entre eux jusqu’à s’exterminer presque complètement (c’est du moins ce que nous raconte la geste). Ibn Khaldoun en parle dans ses Prolégomènes, d’autant plus qu’ils ont mis complètement à sac Kairouan. Il n’empêche qu’ils ont apporté avec eux une certaine culture (chevalerie, poésie, mode de vie bédouine) qui a gardé son prestige jusqu’à notre époque. On dit encore aujourd’hui, paraît-il, en Tunisie, à une personne qui fait des manières à table: «Tu ne vas pas tout de même te comporter comme les Hilaliens qui mangeaient à travers le chas d’une aiguille!».
La geste hilalienne n’a pas la beauté poétique et la force de la geste d’Antar, mais elle chante, elle aussi, des héros pas ordinaires, Diab le Chevalier, le rebelle à qui le Roi Hassan a refusé sa soeur Jazia parce qu’il n’est pas de son rang, la superbe et intelligente Jazia qui est mariée par son frère à des époux successifs qu’elle déteste et méprise. «Je pleure et me lamente tel le pigeon solitaire». Son mari lui dit: «Il y a des années que tu vis avec moi et que tu n’as jamais ri et je n’ai jamais, au grand jamais, admiré l’éclat de ta denture». Telle une véritable Krimhilde arabe, elle apportera le malheur à son peuple:
«Descendant sur sa gorge, ses lourdes nattes l’habillent
Noires, foncées, semblables aux ténèbres de la nuit
Ses yeux lorsqu’elle les dirige
Sont des flèches qui frappent comme en un jour de mort.»
Et finalement c’est celui qu’elle aimait et qui l’aimait, le noir Diab, qui va lui apporter mort et délivrance.
Il y a bien d’autres personnages passionnants dans cette histoire, des combats sauvages, d’autres histoires d’amour comme celle de Sada, la fille du Roi de Tunis, qui est «comme une gazelle qui broute le long des torrents», qui arrache la vie de Meri, le fils du Roi Hassan, dont elle est follement amoureuse, des mains de son père, qui finit même par trahir son père et qui, malgré tous ses efforts, ne sera jamais unie à son amoureux. On y apprend des choses étonnantes: que le chevalier bédouin porte toujours avec lui son linceul et que la beauté des filles, entre autres attributs, tient à ce qu’elles ont trois choses qui doivent être étroites, leurs narines, leur bouche et leur sexe! Sacrés Musulmans qui voilent la face de leurs femmes mais qui au fond ne pensent qu’à leur pertuis.
Mais ce qui m’intéresse dans tout ceci ce n’est pas tellement la geste en elle-même, mais l’histoire de sa transmission orale sur autant de siècles et ce que Lucienne Saada laisse entrevoir dans son texte d’introduction: la rupture programmée de la chaîne humaine. Le grand-père de Hsini lui avait appris les inflexions mélodiques de la récitation poétique. «La magie de la récitation poétique», dit Lucienne Saada, «lui donne une profondeur incantatoire qui a le don de faire saisir l’importance d’une chose avant même de la comprendre». Le père de Hsini lui avait enseigné le respect du texte sacré: «Il a vu son père réciter la geste un bâton à la main, un genou à terre, furieux ou désespéré selon le passage qu’il déclamait.» Mais le progrès social a également atteint Hsini. Radio, télé, lecteur de cassette équipent déjà son logement. Ses enfants de trois et cinq ans ont commencé à réciter certains vers de la Geste. Mais continueront-ils? Ou, comme se le demande Lucienne Saada, Hsini fait-il partie de la dernière génération des conteurs de gestes de la vieille Tunisie?

On est moins étonné de rencontrer ce genre de transmissions orales en Afrique Noire. L’histoire d’Alex Haley est malgré tout assez extraordinaire. Alex Haley est l’auteur d’un bestseller qui a paru l’année de la commémoration du bicentenaire des Etats-Unis et a été traduit à l’époque en français sous le titre de Racines (voir n° 0671 Alex Haley: Roots, Doubleday & Cy, Garden City, New-York, 1976). Après Haley tous les Noirs américains ont voulu rechercher leurs racines en Afrique. Voici comment Haley raconte sa quête dans le dernier chapitre de son bouquin: depuis sa plus tendre enfance il a entendu parler de l’un de ses ancêtres que l’on nommait l’Africain et qui racontait que c’est en voulant chercher du bois dans la forêt pour se fabriquer un nouveau tambour qu’il s’était fait attraper par les chasseurs d’esclaves. Les seuls autres éléments connus étaient les suivants: il disait qu’il s’appelait Kin-tay, il appelait une guitare «ko» et en montrant la rivière qui courait près de la plantation en Virginie, il disait «Kamby Bolongo». Après de longues recherches Haley tombe sur un professeur belge, Jan Vansina (qui par coïncidence a écrit un livre qui s’appelle: La Tradition Orale) et celui-ci lui apprend que les mots cités sont probablement du mandingue, ko étant probablement le mot kora qui est une guitare à 21 cordes, bolongo signifiant rivière et Kamby la Gambie. Il trouve un étudiant gambien au collège de Hamilton dans l’Etat de New-York qui est wolof mais connaît le mandingue et confirme les dires du professeur. Il part en Gambie, y rencontre des lettrés qui lui disent que les plus vieux villages du pays portent souvent les noms des familles qui s’y sont installées. On trouve deux villages, l’un s’appelle Kinte-Kundah, l’autre Kinte-Kundah Janneh-Ya. Et puis ils lui parlent des griots, des vieillards (60 à 70 ans) que l’on trouve encore dans les villages de l’arrière-pays, encore souvent accompagnés de jeunes apprentis (un apprentissage qui dure 40 à 50 ans), et qui sont les mémoires vivantes de l’histoire du pays. Haley retourne en Amérique, pendant que ses nouveaux amis cherchent à trouver un griot qui connaît l’histoire des Kinte. A son deuxième voyage on l’emmène avec toute une troupe d’accompagnateurs, trois interprètes et quatre musiciens au coeur de la Gambie dans un petit village de 70 personnes appelé Juffure où habite le fameux griot: Kebba Kanji Fofana. Après les cérémonies d’usage le griot s’assoit et commence son récit. Le clan des Kinte vient du vieux Mali, c’étaient des forgerons, une branche est partie pour la Mauritanie, puis un certain Kairaba Kunta Kinte, un saint homme, un marabout, est venu de Mauritanie s’établir en Gambie. Depuis le début de son récit le griot raconte l’histoire de la famille en détail, génération après génération, citant les noms des épouses et des enfants, donnant par moments des indications de datation tels que la grande crue, etc. ou des indications sur la vie de l’un ou de l’autre. Le fameux marabout s’était installé à Juffure. Il y épouse une Mandingue, a deux fils Janneh et Saloum, puis prend une deuxième femme et les deux fils du premier mariage s’en vont créer un nouveau village qu’ils appellent Kinte-Kundah Janneh-Ya. Le fils du deuxième mariage, Omoro Kinte reste au village, épouse lui aussi une Mandingue, en a quatre fils. Et puis, après deux heures de récitation du griot, Haley a le choc de sa vie: «A l’époque où les soldats du Roi sont venus, l’aîné des quatre fils, qui s’appelait Kunta, est sorti du village pour aller couper du bois... et on ne l’a plus jamais revu». La boucle est bouclée. Après, bien sûr Alex Haley continue son enquête. Il trouve que l’année où les soldats du Roi sont venus est l’année 1767 (c’était pour garder un fort contre les Français sur la rivière Gambie), il trouve par Lloyds à Londres que le bateau qui est parti la même année avec les esclaves pour Annapolis s’appelait Lord Ligonier et que la vente des esclaves rescapés (98 sur 140) s’est faite en octobre 1767.
Voici donc encore un autre exemple de ces professionnels de la transmission orale, de ces champions de la mémoire qui ne peuvent que susciter notre admiration. Est-ce que les griots d’Afrique Noire ont plus de chances de se perpétuer que nos conteurs turcs ou tunisiens? A court terme peut-être, du moins dans certaines régions, à long terme je ne le crois pas.
Mais revenons à nos contes merveilleux européens. Il y a longtemps qu’en Europe nous n’avons plus ces familles de conteurs quasi-professionnels. Ni de transmissions orales d’épopées ou de chroniques. Mais les conteurs existaient il n’y a pas si longtemps encore, conteurs de légendes dans les soirées d’hiver chez les paysans, nourrices ou grand’mères conteuses de contes de fées venues d’un passé lointain. D’ailleurs s’ils n’avaient pas existé des chercheurs comme Delarue et Tenèze n’auraient jamais pu établir leurs recueils et trouver des variantes de contes non polluées par les contes écrits. Aujourd’hui, bien sûr... Qui raconte encore des contes de fées à ses enfants? Sans les lire dans un recueil?
Quand je réfléchis à tout cela, je me demande si ce qui caractérise notre civilisation mondiale d’aujourd’hui ce n’est pas la rupture. On nous parle toujours de civilisation matérielle, des valeurs remplacées par l’argent et le plaisir, etc. Et ce n’est pas faux, bien sûr. Le moteur de l’économie moderne, cette économie de marché, qui a pris une telle importance dans notre vie, est l’argent. Rien d’étonnant que l’argent devienne aussi une valeur de notre vie privée. Et la marche forcée de notre civilisation vers la libération de l’individu conduit automatiquement vers une culture du plaisir, et d’abord du plaisir physique.
Mais ce n’est peut-être pas le plus important. Quand dans une civilisation orientale ou africaine la pensée ne s’exprime plus oralement mais par l’écrit et donc par l’imprimé, elle n’est plus la propriété du peuple. Et la littérature ne s’adresse qu’à ceux qui savent lire ou peuvent lire. Sans compter que par l’éducation qui est souvent à fond européen, cette littérature est tirée vers l’occidental. Aujourd’hui encore le chauffeur de taxi de Hsini se fait payer la course par la récitation de quelques vers de la Geste Hilalienne. Demain ira-t-il acheter le livre de Lucienne Saada? Rupture. Lorsque je parlerai plus loin de la mort lente mais certaine de ma langue maternelle, mon dialecte natal, je citerai des comptines dont l’origine remonte forcément à une époque pré-chrétienne: une chaîne de 1500 ou 1800 ans cassée nette. Je mets cela sur le dos de la mort du dialecte. Mais pourquoi le dialecte meurt-il? Evolution normale de notre monde moderne, de la migration, des mélanges. Rupture. Quand je parlerai de la Chine (si j’y arrive un jour), j’évoquerai l’importance de la famille dans la culture chinoise. Lisez un roman comme le Rêve dans un Pavillon Rouge ou allez simplement manger dans un restaurant chinois, cela vous semblera évident. Mais pensez que depuis de nombreuses années déjà il est interdit en Chine d’avoir plus qu’un enfant. Imaginez-vous la prochaine génération: plus de frères ou de soeurs, plus de cousins ni de cousines, plus d’oncles ni de tantes! Le Chinois de demain sera seul au monde. Vous rendez-vous compte de la révolution? Une révolution culturelle, une vraie! Rupture. Et nous, Européens, comme les autres, ce n’est pas seulement la transmission orale de contes et de comptines que nous avons perdue. C’est tout ce qui va avec. C’est la transmission de notre passé. C’est la transmission de notre expérience humaine. En réalité, si on y réfléchit bien il n’y a que la technologie qui se transmet, et encore la technologie de pointe, celle des petits métiers, de l’artisanat, se perd aussi. Et nous sommes tous des déracinés. Pas des déracinés de notre terroir. Des déracinés de notre passé.
Tout se passe comme si dans notre civilisation la communication verticale, je veux dire celle qui se fait dans l’axe temporel, était coupée. La communication avec notre passé familial, notre passé humain, notre passé de civilisés. Moi je me sens encore aujourd’hui proche de mes parents, de mes oncles, de ma tante, de ma grand’mère, de mes grands-oncles, même de mon grand-père maternel que je n’ai pas connu. Je connais leur éthique. Je connais aussi leurs erreurs. Je sais que la plupart d’entre eux étaient des passionnés, des caractères. Je me souviens aussi de certains de mes professeurs, de ce qu’ils m’ont transmis. Je dois encore beaucoup plus à tous les écrivains qui m’ont marqué. Et à tous les grands mouvements qui ont éclairé l’histoire de l’humanité: les philosophes et encyclopédistes du XVIIIème d’abord, les découvreurs de la raison et de la démocratie de l’Antiquité grecque ensuite, enfin les gens de la Renaissance italienne et ceux de l’Humanisme de ma région rhénane. Je vais même jusqu’à reconnaître l’influence du Christ et de son enseignement, même si je suis totalement mécréant. C’est sur ce terreau-là que j’ai forgé mon propre caractère. C’est ainsi que j’ai pu tracer ma propre voie. Si la communication verticale ne fonctionne plus, si nous ne savons plus d’où nous venons, comment voulez-vous que nous sachions où nous allons, où nous devons aller?
La communication horizontale, celle qui se fait avec nos congénères contemporains, elle, au contraire de la verticale, elle est en plein boum. On communie dans les télés live, les rave-parties, les grands événements sportifs, les films d’action américains, on se mobile-téléphone, on s’e-maile, on net-surfe, on voyage et on pollue les plages et les mentalités. C’est la civilisation de la foule. J’ai enfin trouvé le bouquin de Gustave Lebon dont parlait Meney à propos du tueur de Beyrouth (voir n° 3161 Gustave Lebon: Psychologie des Foules, édit. Libr. Félix Alcan, Paris, 1913). Il est clair que Lebon est un réactionnaire, et peut-être même un raciste. N’empêche que ses explications sur le fonctionnement des foules me paraissent bien pertinentes: les foules qui deviennent ce qu’il appelle foules psychologiques dotées d’une âme collective sous l’effet de certains excitants, la contagion mentale, la suggestibilité qui y interviennent, le sentiment de puissance (qui permet - on l’a déjà vu - à l’individu de céder à ses instincts), le fait que dans l’âme collective les aptitudes intellectuelles des hommes et par conséquent leur individualité s’effacent, l’impulsivité, la mobilité, la crédulité des foules, leur intolérance et leur conservatisme, l’exagération et le simplisme des sentiments qui s’y font jour, l’influence quasi-magique des images, des mots et des formules, l’importance des illusions, enfin la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter avec les sentiments qui dominent la foule. Quant aux excitants qui font d’une foule inorganisée une foule psychologique, ils peuvent venir de l’imagination de la foule elle-même, de n’importe quel évènement qui la frappe ou de meneurs qui agissent par l’affirmation, la répétition, la contagion et qui aux yeux de la foule acquièrent un certain prestige. Or il me paraît évident qu’il n’est pas nécessaire que des personnes soient rassemblées au même endroit physique pour constituer une foule. Avec notre communication horizontale effrénée une foule peut se constituer avec des individus dispersés n’importe où dans le monde. Tout ceci n’est pas très encourageant. Car si notre civilisation est en train de devenir une civilisation de foules, avec tous les caractères de ce que Lebon appelle la foule psychologique, elle ne peut qu’être essentiellement erratique, évoluant n’importe comment au gré des modes, des médias et des meneurs. Finalement le seul aspect de notre civilisation dont on peut prévoir l’évolution avec une certaine certitude, c’est l’aspect économique, car l’économie, elle, ne peut évoluer que dans une seule direction, celle de la puissance sans cesse renforcée.
On l’aura peut-être compris: je ne suis pas de ceux qui croient que notre civilisation va retrouver un sens. Il y a peu de chances que l’histoire de l’humanité se termine comme nos contes de fées:

Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants


(2002)