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Tome 2 : Notes 7 (suite 4): Déclin culturel de l'Islam

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(Raisons du déclin de la civilisation arabo-persane, colloque de Bordeaux 1956, montée actuelle de l'intégrisme)

76) n° 3134: Classicisme et Déclin Culturel dans l’Histoire de l’Islam, Actes du Symposium International d’Histoire de la Civilisation Musulmane (Bordeaux 25-29 juin 1956), organisé par R. Brunschvig et G.E. von Grunebaum, sous les auspices des Universités de Bordeaux et de Chicago. Edit. G.-P. Maisonneuve et Larose, Paris, 1977.

Dans la première partie de ces notes j’ai essayé de montrer à quel niveau s’était hissée cette civilisation arabo-persane du Moyen-Age. Et encore, je me suis contenté de parler littérature et poésie. Et dans ce domaine il y a supériorité manifeste des Persans. Mais les Arabes y ont participé également, à cette civilisation, et tout particulièrement dans les sciences et la philosophie. En 1956 s’est tenu à Bordeaux un très intéressant symposium qui a traité des raisons de la décadence de cette culture dans les siècles qui ont suivi, décadence qui s’est poursuivie jusqu’aux temps modernes. Je dis que ce symposium était intéressant parce qu’à l’époque on a encore pu parler très librement de l’Islam et de ses conséquences néfastes sur le développement économique et technologique. Aujourd’hui on se ferait probablement poursuivre par les Islamistes déchaînés du monde entier!

Le Professeur Willy Hartner de Francfort donne une image brillante de l’état des sciences entre le XIème siècle et la fin du XIIIème. Il note une première phase consacrée à la traduction d’oeuvres grecques et indiennes et puis une deuxième phase réellement créatrice. Il cite de nombreux algébristes, entre autres celui qui a vraiment fondé l’Algèbre: al-Khwarizmi, des astronomes, des médecins (tels que le génie universel al-Kindî). Les origines de ces hommes illustres sont très diverses: musulmans, juifs, chrétiens, Arabes, Persans, Egyptiens, Syriens, même Turcs: c’est le Turc al-Fârâbî qui amena les Musulmans, d’après Avicenne, à comprendre la philosophie grecque et qui, de plus, fonda la théorie de la musique arabe. C’est un Persan qui établit le catalogue des étoiles fixes le plus célèbre du Moyen-Âge, marquant un progrès considérable par rapport à Ptolémée. En Espagne les grands noms ne manquent pas non plus, astronomes: Azarquiel de Cordoue, excellent observateur et théoricien astronomique, médecins (Ibn Sînâ = Avicenne), mathématiciens, etc. A partir du XIIème siècle les grands noms se font plus rares. Encore qu’il y ait des exceptions notables, tels que al-Kâshî (XVème siècle), le premier directeur de l’Observatoire de Samarcande, un des grands maîtres du calcul numérique qui a anticipé d’un siècle et demi la théorie des fractions décimales, qu’on ne connaît en Europe qu’en 1585. Et c’est au milieu du XIIIème siècle qu’on découvre à Damas ou au Caire le principe de la circulation pulmonaire!

L’Europe, à la fin du Moyen-Age, était d’ailleurs consciente de la supériorité culturelle et scientifique de la civilisation musulmane. Ce n’est qu’au XVIIème siècle que l’on commence à soupçonner que le ver est dans le fruit et que le déclin a commencé depuis un moment. Il faut dire que jusque-là l’Empire Ottoman paraissait tellement puissant sur le plan politique et militaire que l’idée d’une décadence avait du mal à se faire jour.
C’est Montesquieu qui a été un des premiers à chercher les raisons de ce déclin. Son explication: le fâcheux despotisme qui y règne, favorisé par la religion musulmane; les terres et même le commerce y sont accaparés par le Prince; les individus ont alors renoncé à des activités qui ne pouvaient plus rien leur rapporter. Voltaire, lui, et c’est étonnant, ne parle pas de l’influence néfaste de la religion, mais met la responsabilité sur leur «gouvernement détestable». Beaucoup plus tard, Renan, dans l’avertissement à la 4ème édition de son étude sur Averroès (voir n° 1674 Ernest Renan: Averroès et l’Averroïsme, quatrième édition revue et augmentée, édit. Calmann-Lévy, Paris, 1882) porte un jugement sévère sur l’Islam: «Le développement intellectuel représenté par les savants arabes fut jusqu’à la fin du XIIème siècle supérieur à celui du monde chrétien. Mais il ne put réussir à passer dans les institutions; la théologie opposa à cet égard une infranchissable barrière. Le philosophe musulman resta toujours un amateur ou un fonctionnaire de cour. Le jour où le fanatisme fit peur aux souverains, la philosophie disparut, les manuscrits en furent détruits par ordonnance royale, et les chrétiens seuls se souvinrent que l’islamisme avait eu des savants et des penseurs.» Renan pense certainement aux différentes destructions de bibliothèques qui ont eu lieu en Espagne: ainsi al-Mansour, le vizir orthodoxe du calife de Cordoue Hishâm II, fit brûler indistinctement tous les les livres astronomiques et philosophiques de la bibliothèque de Cordoue; et plus tard, après la chute du califat de Cordoue, alors même que la situation était devenue plus favorable aux sciences sous Yacoub Yûsuf et son fils Yacoub al-Mansour, ce dernier n’allait pas hésiter, afin d’obtenir un avantage politique temporaire en favorisant les orthodoxes, à bannir le grand Averroès lui-même et brûler tous ses livres, à la seule exception de ses ouvrages médicaux, mathématiques et astronomiques (l’histoire est magnifiquement rendue dans un très beau film de l’Egyptien Chahine). Et Renan dit encore: «La philosophie arabe offre l’exemple à peu près unique d’une très haute culture supprimée presque instantanément sans laisser de traces et à peu près oubliée du peuple qui l’a créée. L’islamisme dévoila en cette circonstance ce qu’il y a d’irrémédiablement étroit dans son génie.»

Les participants au symposium de Bordeaux ne s’intéressent qu’aux causes internes du déclin négligeant presque complètement les causes externes. Ce qui me paraît un peu exagéré. C’est bien la Reconquista qui a effacé la civilisation arabe occidentale. Et en Orient, au XVIIème siècle, la communauté musulmane était répartie entre trois Etats séparés: la Turquie, la Perse et l’Empire Mogol. Les relations entre ces trois entités ne devaient plus être aussi étroites que dans le passé. Alors qu’au temps du califat de Cordoue, bien que Cordoue se voulût l’héritière de la dynastie des Omeyyades de Damas et devait donc être forcément hostile aux Abbassides de Bagdad, les philosophes et savants de l’Espagne musulmane n’ont jamais cessé d’être en relation avec ceux de Bagdad. Autre élément qui me paraît important: le chiisme était devenu religion d’Etat en Perse en 1501 à l’avènement de la dynastie safavide. Cela peut paraître étonnant - je reviendrai encore plus en détail sur le chiisme - que ce schisme présent en Iran et en partie en Irak depuis l’origine, ait mis autant de siècles à devenir religion officielle, mais le fait est là, et à partir de ce moment-là j’imagine que les relations entre l’Iran et le reste du monde musulman ont dû en souffrir. Et puis il y a l’avènement des Ottomans.
Avant eux d’autres Turcs avaient déjà pris le pouvoir en terre d’Islam. A la fin du Xème siècle un officier turc s’était taillé un fief autonome à Ghazni dans le sud de l’Afghanistan. C’est son fils, le sultan Mahmoûd, qui avait annexé l’émirat samanide en Asie Centrale (Bokhârâ), qui a eu maille à partir avec le grand Ferdousi. Mais c’était parce qu’il trouvait que Ferdousi n’était pas assez courtisan. Sinon Mahmoûd était plutôt respectueux de la culture persane et arabe. Il dotait généreusement les poètes de cour et avait appelé Avicenne à venir lui rendre visite (mais celui-ci préféra prendre la fuite). Et son fils fut également un mécène reconnu. Plus tard, au milieu du XIème siècle, une autre peuplade turque, les Seldjoukides, deviennent maîtres de l’Iran oriental, puis s’engouffrent en Anatolie et à la fin du XIème siècle règnent de la Syrie jusqu’à l’Asie Centrale. Or eux aussi respectent la culture persane. C’est le deuxième souverain seldjoukide, Alp-Arslan, qui engage comme grand-vizir le fameux Nizam-el-Molk dont j’ai déjà parlé à propos du roman Samarcande d’Amin Maalouf, et qui est censé, d’après la légende et d’après Maalouf, avoir été condisciple d’Omar Khayam et de Hassan Sabbah, le premier Maître des Assassins. Or Nizam-el-Molk est encore aujourd’hui considéré en Orient comme le modèle du parfait premier ministre. Un premier ministre qui réussit en plus à garder son poste lorsque le jeune fils (18 ans) d’Alp-Arslan, Malik-Shâh, succède à son père (Nizam-el-Molk a alors 57 ans!). Mais la célébrité de Nizam-el-Molk vient surtout de son traité de Gouvernement, le Siyasat-Nameh ou Livre de la Politique (voir n° 3171 Nizâmulmulk, Reichskanzler der Saldschuqen 1063 - 1092 - Siyâtnâma, Gedanken und Geschichten, zum ersten Male aus dem Persischen ins Deutsche übertragen und eingeleitet von Karl Emil Schabinger, Freiherr von Schowingen, édit. Karl Alber, Freiburg/München, 1960). A la fin de sa vie ce grand personnage n’échappe quand même pas à une certaine disgrâce due à l’hostilité de l’épouse de Malik-Shâh et à des intrigues de cour. D’autant plus qu’il a toujours soutenu le sunnisme orthodoxe et que dans le pays les Ismaélites (une secte chiite) deviennent de plus en plus organisés. Finalement sur la route qui mène d’Ispahan à Bagdad, le 14 octobre 1092, Nizam-el-Molk tombe frappé par la dague d’un assassin envoyé par Hassan Sabbah. Et on ne saura jamais si le sultan, son épouse ambitieuse ou le nouveau grand-vizir, son successeur, sont complices du meurtre. Auparavant, dit la légende, a lieu la fameuse entrevue entre le sultan et son grand vizir où le sultan lui dit: «Tu t’es fait le maître de mon empire et tu as partagé le pays entre tes fils, tes commensaux et tes vassaux comme si tu étais mon partenaire dans mon empire! Veux-tu que je commande que l’on enlève de tes mains l’écritoire de ta chancellerie et qu’on délivre les gens de tes abus de pouvoir?» Et le grand-vizir de lui répliquer: «N’as-tu compris qu’aujourd’hui que je suis ton associé dans ton empire et ton partenaire dans le gouvernement? Mon écritoire est lié à ta couronne, si tu me l’enlèves, on enlèvera ta couronne, et si tu me l’arraches, on te l’arrachera aussi!» Un mois après l’assassinat de son grand-vizir, le sultan revient d’une chasse près de Bagdad avec une forte fièvre et meurt le lendemain d’une prétendue indigestion due à une trop grande absorption de gibier. Il est vraisemblable que c’est sa femme qui l’a empoisonné... Que le lecteur (s’il en reste un) m’excuse pour cette digression, mais ce que je voulais surtout montrer c’est que voilà une dynastie turque qui se fond parfaitement dans son environnement arabo-persan, se sert des intellectuels locaux et respecte la culture dominante. Alors pourquoi les Ottomans sont-ils différents?
Ernst Werner, spécialiste de l’histoire médiévale, qui étudie la montée en force rapide et irrésistible de la petite tribu des Ottomans qui d’après la légende n’était constituée que de 400 familles (voir n° 3173 Ernst Werner: Die Geburt einer Grossmacht - Die Osmanen (1300 - 1481) - Ein Beitrag zur Genesis des türkischen Feudalismus, édit. Hermann Böhlaus Nachfolger, Weimar, 1985), ne semble guère s’intéresser aux questions de culture. Il décrit les Ottomans comme des conquérants intelligents, machiavéliques, brutaux et qui jouent souvent de la terreur pour accélérer leurs conquêtes. En fait il les compare à leurs cousins mongols! Sur le plan de la religion ils flirtent d’abord avec le chiisme, puis c’est le soufisme qui rencontre un franc succès en terre d’Anatolie (Werner fait un parallèle intéressant entre la vieille religion chamanique des anciens Turcs et Mongols caractérisée par la séparation de l’âme du corps qui voyage dans l’espace comme dans un rêve et le mysticisme soufi où l’âme cherche à rencontrer Dieu. Cela pourrait expliquer la présence toujours importante de confréries soufies dans la Turquie d’aujourd’hui: on l’a encore vu tout récemment dans une émission des Racines et des Ailes consacrée à Istanbul où les derviches tourneurs racontent comment après un certain nombre de tours leur conscience du monde et de leur corps disparaît et qu’ils ne sont plus qu’une âme qui cherche à se fondre dans l’univers, dans Dieu), enfin c’est le sunnisme le plus orthodoxe qui s’impose, favorisé par les sultans successifs.

Mais peut-on pour autant accuser la seule religion musulmane d’être la cause de l’ankylose ultérieure de l’Empire Turc? D’autant plus que la proportion de chrétiens dans l’ensemble des pays dépendant de la Sublime Porte était particulièrement élevée. Je n’en suis pas si sûr. La raison principale ne réside-t-elle pas dans la nature même de cette dynastie ottomane, l’autocratisme arbitraire, le féodalisme, les innombrables potentats locaux, une situation qui empêche toute initiative, tout épanouissement individuel?

Mais revenons à notre symposium de Bordeaux et l’analyse faite par les participants des causes internes du déclin. Pour le Professeur Hartner la science a pu se développer à peu près librement tant qu’il y avait de nombreuses sectes et écoles qui se combattaient. A partir du moment où l’orthodoxie s’est imposée, en adoptant l’asharisme comme philosophie officielle (depuis le XIIème siècle jusqu’aux temps modernes), une philosophie qui proclame qu’il n’y a pas de loi naturelle et que le cours des choses que nous observons ne s’effectue pas naturellement mais seulement tant qu’il plaît à Dieu de ne pas y intervenir, la fin de la science est programmée. Et l’un des rares philosophes qui pouvait se comparer à Averroès par la finesse de ses raisonnements, al-Ghazzali, en s’adonnant de plus en plus au mysticisme, a lui aussi contribué à étouffer le désir de savoir. «Quand al-Ghazzali», dit Willy Hartner, «arrive à la conclusion que l’intelligence humaine ne doit servir qu’à détruire la confiance que l’homme met en sa propre puissance intellectuelle, il n’y a plus aucun espoir pour la science!»

Le Professeur Charles Pellat, de Paris, conclut sa description des étapes de la décadence culturelle de la manière suivante: «Le religieux, un moment dépassé, ne tarde pas à triompher du profane qui n’a plus sa place dans l’enseignement de la madrasa (voir l’exemple d’aujourd’hui en Afghanistan et au Pakistan!), et la culture se rétrécit de siècle en siècle jusqu’à se cantonner dans des préoccupations mystiques qui dominent le champ des connaissances et provoquent, dans la masse, le développement de la magie et de l’astrologie. Toute culture véritable disparaît sous la domination ottomane, et il faut attendre une nouvelle collision, avec l’Occident cette fois, pour que le monde arabe sorte de sa torpeur.»
D’autres participants mettent en avant l’admiration sans bornes du passé, de l’âge d’or des premiers califes, le fait que tout se dégrade avec le temps. On le voit aujourd’hui dans les pays où l’intégrisme triomphe: on cherche à faire revivre le temps des débuts de l’Islam. Une telle doctrine qui situe l’idéal historique dans le passé stigmatise bien sûr toute innovation. La stagnation de la civilisation chinoise a d’ailleurs exactement les mêmes raisons: les candidats qui triomphent aux examens de mandarinat sont ceux qui évitent toute nouveauté et brodent sans cesse sur les mêmes textes et sur les mêmes idées. On voit qu’une ankylose culturelle peut aussi naître sans qu’il y ait nécessairement l’intervention d’une religion!

Le Professeur Joseph Schacht de Leyden explique la différence fondamentale entre la loi religieuse musulmane qui se veut globale, une loi qui embrasse tout, qui est la loi pour tous les Musulmans et qui est immuable et parfaite dans tous ses détails et la loi romaine ou plutôt les lois religieuses byzantine et catholique qui en sont dérivées et qui distinguent toutes les deux une loi divine immuable et une loi civile sujette aux changements de la société. On comprendra aisément que cette conception du droit est encore une autre cause de l’ankylose générale. Et une fois de plus on peut faire le parallèle avec la situation d’aujourd’hui: partout où la charia a réussi à s’implanter on est revenu 1500 ans en arrière sur le plan social, faisant fi de tous les progrès qu’a fait l’humanité en matière de droits de l’homme et surtout de la femme, simplement parce que ce fameux droit religieux englobe le droit social et que ce droit social est donc celui de l’époque du Prophète!

Le Professeur Helmut Ritter de Francfort cite lui aussi le philosophe al-Ghazali. Dans les lettres que celui-ci adresse à ses étudiants il leur enjoint de n’acquérir que les biens qu’ils acquerraient s’ils n’avaient plus qu’un an à vivre. Donc: ne sont utiles que les connaissances qui préparent à la vie de l’au-delà, après la mort. L’étudiant ne doit pas se former universellement, mais il doit se limiter à ce qui est absolument nécessaire à la vie religieuse, qui est déterminée par l’attente de l’au-delà. Remarquez: il y a une certaine logique dans une telle conception. D’ailleurs al-Ghazali n’était pas n’importe qui, un philosophe capable de se mesurer à Averroès. Moi-même, en classe de terminale, ayant fait un pari avec un copain que j’aurai le premier prix de Religion, j’avais développé en long et en large lors de la rédaction de composition trimestrielle, ma ferme conviction que si on avait la foi, la vraie foi en Dieu, en l’au-delà, en la vie éternelle, au paradis et à l’enfer, on ne pouvait plus avoir qu’un seul but dans la vie, un but qui devait remplir totalement votre existence, celui de mériter le paradis car les petits plaisirs de notre bref passage ici-bas ne pouvaient en aucune manière être mis en balance avec une félicité infinie et éternelle. Et j’ai eu mon premier prix. Mais j’avais écrit cela, bien sûr, pour ceux qui avaient la foi. Moi, la foi, je l’avais déjà perdue!
Je pourrais encore continuer longtemps sur ce registre, mais ce qui paraît clair c’est que pour les participants de ce colloque de 1956, la religion musulmane, ou plutôt la façon dont une certaine orthodoxie la concevait, était une des causes principales de ce fameux déclin culturel du monde musulman à la sortie du Moyen-Age. Pourtant à l’époque où se tenait ce colloque, on avait l’impression que les choses étaient en train de bouger et que le Moyen-Orient avait découvert une idée nouvelle: le nationalisme. Cela avait commencé avec Nasser, le Parti Baas en Syrie et en Irak, et puis Mossadegh, et plus tard le régime du Shah, en Iran. On peut y ajouter Bourguiba en Tunisie. Je trouve bien dommage que ce nationalisme n’ait pas réussi. Partout où les nationalistes se sont établis, les Frères musulmans ont été combattus, l’intégrisme a été tenu en échec, la situation de la femme s’est améliorée et, en Iran et en Irak du moins, un état moderne s’est constitué, l’économie et l’industrie ont commencé à imiter l’Occident. Hélas, Nasser est tombé, le Shah aussi, la Syrie est dirigée par un petit potentat machiavélique, mais minable, et l’Irak, seul pays où il reste encore quelque chose de tous ces développements, est gouverné par un tyran devenu fou qui entraîne son pays dans des guerres sanglantes, contre l’Iran, contre le Koweït, et aujourd’hui, a une attitude suicidaire en refusant les contrôles internationaux.

XXIème siècle : montée de l'intégrisme

Et puis est advenu quelque chose que les participants de ce fameux symposium de Bordeaux n’avaient absolument pas prévu: la montée irrésistible, dans tout le monde musulman, de l’intégrisme. On aura peut-être compris que si je me suis étendu aussi longtemps sur les explications du déclin de cette brillante civilisation arabo-persane du Moyen-Age, ce n’est pas seulement par intérêt pour cette culture et pour essayer de comprendre ce qui s’était passé, mais aussi parce que les explications de cette régression, en tout cas celles qui sont liées à l’orthodoxie islamique, prennent une importance toute particulière lorsqu’on veut saisir le danger de ce déferlement islamiste et de la victoire de la charia.
Les études qui analysent la montée des fondamentalismes en général et du fondamentalisme musulman en particulier ne manquent pas. En France nous avons notre grand spécialiste Gilles Kepel, qui semble pourtant s’être lourdement trompé lorsqu’il annonce le déclin de l’islamisme (voir n° 2874 Gilles Kepel: Jihad - Expansion et Déclin de l’Islamisme, édit. Gallimard, Paris, 2000). Les Anglo-Saxons ont commencé eux aussi à comprendre l’importance du problème (voir p. ex. n° 2500 Benjamin R. Barber: Djihad versus McWorld - Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, édit. Desclée de Brouwer, Paris, 1996 et n° 2609 Samuel P. Huntington: The Clash of Civilisations and the Remaking of World Order, édit. Simon & Schuster, New-York, 1996). Moi, plutôt que toutes ces études un peu théoriques et historiques, j’aime bien les livres de V. S. Naipaul. Cet écrivain-journaliste originaire d’une famille indienne hindoue de Trinidad s’est intéressé très tôt au problème. En 1981 il a publié un premier ouvrage n° 3133 V. S. Naipaul: Among the Believers, an islamic journey, édit. Alfred Knopf, New-York, 1981 après avoir visité l’Iran (où Khomeiny avait déjà pris le pouvoir), le Pakistan, la Malaisie et l’Indonésie. Beaucoup plus tard, en 1998, il a publié encore un autre livre d’essais sur le même thème chez Random House, New-York: Beyond Belief. Il faut lire ces livres car Naipaul a un don certain pour radiographier une société, en rencontrant les gens les plus divers et en les faisant parler, ce qu’il a d’ailleurs démontré en analysant d’autres sociétés, et en particulier dans ses livres sur l’Afrique, sur le Sud profond des Etats-Unis, sur l’Inde (voir n° 0774 V. S. Naipaul: A la courbe du fleuve, édit. Albin Michel, Paris, 1982 - n° 1827 V. S. Naipaul: Une virée dans le Sud, édit. Christian Bourgeois, Paris, 1989 - n° 1821 V. S. Naipaul: India, a million mutinies now, édit. Viking, New-York, 1991). Il nous fait voir la rage des foules dirigée contre l’Occident, la stupidité des raisonnements, le fanatisme aveugle. On y retrouve certains des thèmes du Symposium de Bordeaux, cette admiration de l’âge d’or des premiers califes (un âge d’or tout relatif: le deuxième calife, Omar, est assassiné par un incroyant, le troisième Uthman, par un croyant, le quatrième, Ali par un sectaire, assassinat suivi par ceux de ses fils Hassan et Hussein par les califes Omeyyades...), d’où résulte la volonté de revenir à l’époque du Prophète, à la charia, cette loi islamique qui englobe tout, vie religieuse et profane, dans toute sa terrible rigidité (combien d’Etats ont déjà adopté aujourd’hui cette loi qui permet de couper la main du voleur, de lapider la femme que l’on dit adultère, d’interdire la pratique de toute autre foi, de mettre à mort celui qui critique le saint Coran ou doute de l’existence de Dieu? Arabie Séoudite, Qatar, Iran, Pakistan, Afghanistan avant la défaite des talibans, Soudan, Etats du Nord de la Fédération nigériane, etc.), qui fait que tous les imams répètent sans fin le même slogan: «toutes les réponses sont dans le Coran», que l’on abolit toutes les lois et institutions pré-islamiques pour les remplacer d’abord par «une détermination implacable de croire» et que l’Islam devient «a complete way of life». Naipaul visite aussi les écoles, ces fameuses médersas où l’on abrutit les élèves en les obligeant à apprendre le Coran par coeur alors qu’ils ne connaissent pas l’arabe et où tout l’enseignement est oral, où la science est non seulement absente mais honnie, où l’histoire est sélective: «elle doit servir la théologie». Et le «complete way of life» comme dit Naipaul est imposé à tous sans exception.
Lorsque j’ai fait mes premiers voyages au Moyen-Orient, au début des années 70, je me souviens que le Koweït était encore relativement tolérant en ce qui concerne l’alcool. Le sheikh Boodaï, notre très riche agent-importateur, quand il me recevait chez lui, m’offrait une sélection de tous les apéritifs mondiaux et surtout au moins une demi-douzaine de sortes de whiskys, ce qui n’a peut-être rien d’exceptionnel, mais au Hilton également on pouvait accompagner son repas de vin et boire librement son whisky au bar. Puis le Roi d’Arabie Séoudite fait sa crise de fanatisme religieux et écrit aux souverains de tous les Etats voisins pour leur demander au nom d’Allah d’interdire la consommation et la vente de boissons alcoolisées dans leurs pays respectifs. Le Qatar se plie aussitôt à la volonté du souverain (il faut dire que l’Emir du Qatar est apparenté aux Saouds), et le Koweït, pourtant nettement plus moderne, fait de même. Le vieil et rusé Emir d’Abu Dhabi, qui est en même temps le Président de la Fédération des Emirats Arabes Unis - c’est notre agent à Dubaï, Gabriel Khayatt qui me l’a raconté - ne se laisse pas perturber et répond ainsi au Roi wahabite: «boire ou non du vin est du domaine privé des relations que le croyant a avec son Créateur. Qui suis-je, moi l’Emir d’Abu Dhabi, pour m’immiscer dans la relation entre Allah et le croyant?»
Voilà une conception moderne de la religion et de son caractère privé. Ce que le Roi d’Arabie Séoudite, Khomeiny et tous les autres cherchent à imposer n’est rien d’autre qu’un système totalitaire. Il manque encore le dictateur unique et les camps de concentration, mais on a déjà le fanatisme des masses, l’endoctrinement de la jeunesse, la domination et la surveillance constante des individus, la persécution d’une race, celle des femmes et les exécutions publiques. Nous qui avons proclamé il y a deux cents ans déjà les Droits Universels de l’Homme, nous avons le devoir absolu de combattre, de toutes nos forces, ce nouveau totalitarisme-là!

Dans le Monde du 10 septembre 2002, la veille de l’anniversaire de l’attentat de New-York, un certain Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, fait l’apologie de la charia. «La lapidation prévue en cas d’adultère n’est envisageable que si quatre personnes ont été des témoins oculaires du délit. Ce qui est pratiquement irréalisable, à moins que le musulman choisisse d’avouer sa faute.» Conclusion: la loi est juste puisqu’elle ne peut s’appliquer en pratique. C’est pire que la célèbre casuistique jésuitique. A noter que ce Ramadan peut librement enseigner en Suisse et faire imprimer ses idées dans le Monde (la Suisse, un mois plus tard, a quand même réagi et l’a suspendu en tant qu’enseignant). Alors qu’en Arabie Séoudite les religions juives et chrétiennes sont interdites. Leur pratique aussi. Puisqu’aucun prêtre ne peut pénétrer en Arabie. Et les Européens chrétiens de Riyad ou de Djeddah sont privés de messe. Le frère de mon ami Jacques qui était Directeur de Suez à Riyad a même raconté que l’on brûlait des caisses de Javel Lacroix parce que le logo imprimé sur les paquets était une croix! Tout ceci parce que l’Arabie vit encore aujourd’hui sous la marque du wahabisme et que celui-ci prêche la haine des chrétiens et des juifs. Les Américains ne semblent comprendre qu’aujourd’hui, alors que 15 des 19 kamikazes du 11 septembre étaient saoudiens, qu’il y a un lien direct entre wahabisme et islamisme radical. J’ai déjà parlé à plusieurs reprises de cette doctrine extrême. Antoine Basbous, fondateur et directeur d’un Observatoire des pays arabes, rappelle l’histoire dans son livre L’Arabie Saoudite en question, du wahabisme à Ben Laden, aux origines de la tourmente, aux éditions Perrin, Paris. L’origine remonte à 1744. Un guerrier, Mohammed Bin Saoud, fondateur de la dynastie qui règne encore aujourd’hui sur ce pays, s’allie à un réformateur religieux fanatique, Mohammed Bin Abdelwahab. Les deux pouvoirs s’appuient l’un sur l’autre. La doctrine, le fameux wahabisme, repose sur une lecture littérale du Coran et surtout sur les sourates guerrières qui prêchent le djihad. Cet Islam belliqueux condamne non seulement juifs et chrétiens mais également les musulmans qui ne sont pas aussi intransigeants que lui. Pendant longtemps le wahabisme a été confiné à l’Arabie Séoudite. On dit que ce sont les Etats-Unis qui lui ont permis de sortir du pays car ce sont eux qui ont demandé à l’Arabie de financer la guerre sainte menée par les Afghans contre le diable soviétique. Et c’est vrai, je me souviens qu’à l’époque l’Arabie a tellement dépensé en Afghanistan qu’elle a dû freiner ses propres investissements et que plusieurs projets immobiliers ont été retardés. C’est après leur victoire sur les Russes que certains, dont Ben Laden, ont eu l’idée folle qu’ils pourraient également faire tomber l’Amérique. Vision chimérique, vision apocalyptique, complètement détachée des réalités. Ce qui est incroyable c’est la naïveté des Américains dans ce domaine. Ce n’est pas la première fois qu’ils soutiennent des intégristes, déjà en Iran ils ont cru qu’ils pouvaient les contenir. Et aujourd’hui ils veulent supprimer Sadam Hussein qui est pourtant plutôt un rempart contre l’islamisme. C’est que les Américains, et les Anglo-Saxons en général, le suivisme de Blair le montre, sont eux-mêmes profondément marqués par l’intégrisme chrétien. Ce qui est également remarquable dans cette histoire c’est que les Américains n’arrêtent pas d’embêter les Chinois pour leur respect des Droits de l’Homme (alors qu’il n’est pas facile de gouverner ce pays peuplé d’un milliard d’individualistes!) et qu’ils n’ont jamais rien trouvé à redire dans le passé concernant les Droits de l’Homme (et de la femme) en Arabie. Et nous non plus alors que si le wahabisme n’est pas sorti officiellement de l’Arabie avant la Guerre d’Afghanistan, l’Arabie ne s’est pas gênée depuis de nombreuses années de financer le développement d’un Islam intégriste en Occident, que ce soit par des mouvements humanitaires en Yougoslavie (où on a voulu radicaliser les braves musulmans européens) ou par le financement de mosquées en France (pauvre Chevènement qui n’a rien compris puisqu’il voulait fédérer tous les mouvements musulmans de France, les plus extrêmes compris, alors qu’il n’y a qu’à laisser régner la Mosquée de Paris, qui incarne l’Islam moderne dont nous avons cruellement besoin). Je n’ai jamais beaucoup cru au progrès éthique de l’homme. Par contre je crois que les sociétés humaines, elles, peuvent progresser sur ce plan-là grâce à leurs lois et leurs institutions. Nos sociétés européennes démocratiques ont supprimé l’inquisition, la torture, l’esclavage, le bagne, les travaux forcés et finalement la peine de mort. Elles ont donc progressé sur le plan du respect de la dignité humaine et de l’intégrité physique de l’homme. Nous devons être fiers de ce progrès et nous devons inlassablement défendre ces principes dans le monde.

(2002)