Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 6 : P comme Pantoun. Les découvreurs allemands du pantoun malais.

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(Chamisso, Föhrau, Moszkowski, Morgenstern, Overbeck, Nevermann. Repris des publications du site pantoun-sayang : Les découvreurs allemands du pantoun I, II et III)

Adelbert von Chamisso

J’ai déjà traité de la vie et de l’œuvre de cet écrivain et poète allemand d’origine française au tome 5 de ce Voyage autour de ma Bibliothèque. Voir : C comme Chamisso. Adelbert von Chamisso, le pantoun, la jeune géante et l’Homme qui avait perdu son ombre. Dans cette note j’ai déjà relaté tout ce qu’il a apporté dans le domaine de la connaissance par l’Occident de cette forme poétique si originale. Et surtout le fait qu’il a été sinon le premier mais l’un des tout premiers à créer des pantouns en une langue européenne. Et pas de simples pantouns, mais des pantouns liés, ce que les Malais appellent des pantun berkait. Et même trois d’un coup. Je vais reprendre ici ce que j’avais écrit dans ma note du tome 5 pour ce qui est de la partie consacrée au pantoun, en y apportant quelques éléments supplémentaires, mais surtout, en traduisant entièrement en français, ce que je n’avais pas fait, les trois pantouns liés qu’il avait créés en langue allemande. 

Adelbert von Chamisso, né Louis Charles Adélaïde de Chamisso (1781 – 1838), a dû émigrer à cause de la Révolution française et n’est arrivé en Allemagne qu’à l’âge de 14 ans, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’un des plus grands poètes de langue allemande du XIXème siècle (les Néo-Romantiques) et l’auteur du fameux Schlemihl qui a vendu son ombre au Diable (et pas son âme, pas si bête !). Il avait d’abord, pour gagner sa vie, embrassé la carrière militaire qu’il n’aimait pas, et ceci d’autant plus que la Prusse était alors, la plupart du temps, en guerre avec la France. Il a donc essayé autant que possible, à échapper au service actif et s’intéresser à d’autres domaines (il est devenu plus tard un botaniste réputé). Alors quand il a l’occasion de participer à un voyage d’exploration autour du monde sur la brigantine russe Rurik, capitaine Otto von Kotzebüe, entre 1815 et 1818, il saute sur l’occasion. C’est au cours de ce voyage qui l’a amené dans le voisinage de Sumatra et Java (mais où il n’a pas débarqué) qu’il s’est intéressé à la langue malaise. Quelques années après son retour il publie un texte intitulé Über malaiische Volkslieder (Réflexions sur la poésie populaire malaise) dans le premier et le plus important journal littéraire allemand, le Morgenblatt für gebildete Stände, en date du 4 janvier 1822 (ce journal, au titre pompeux de « Journal du matin pour couches cultivées » (!) a paru plusieurs fois par semaine depuis 1807 jusqu’en 1865. Il a été digitalisé). Il s’agit d’un texte très court de deux pages suivi de trois pantouns de sa composition (pour illustrer, dit-il), du type pantoun berkait, un texte qui a été repris plus tard, sans les trois pantouns, dans un ensemble appelé Sprachkundliche Schriften (Etudes linguistiques) avec une étude de la langue de Hawaï qu’il avait remise à l’Académie des Sciences de Berlin le 12 janvier 1837 (Über die hawaiische Sprache). On peut retrouver ce texte dans le premier volume de ses œuvres publiées à Zurich (voir : Adelbert von Chamisso : Werke, édition Consortium AG, Zurich, 1971). Quant aux trois pantouns ils ont été inclus dans un recueil de poésie publié en 1831 par la Weidmannsche Buchhandlung sous le titre In malaiischer Form (à la mode malaise). Chamisso devient ainsi l’un des premiers Européens à s’intéresser à ce genre poétique. Georges Voisset, qui racontait, dans son Histoire du genre pantoun, parue en 1997 chez L’Harmattan, toute l’épopée de ce que l’on a appelé, suite à une erreur typographique, le pantoum et dont l’origine est le pantoun lié, le pantoun berkait malais, le reconnaissait : « Un autre voyageur, non moins poète que savant », écrivait-il, « avait déjà eu la révélation : Adelbert von Chamisso… ». Et il citait des extraits de ses Réflexions : « les premières réflexions, à ma connaissance », dit-il, « d’un poète ayant pratiqué le pantoun ».

La note de Chamisso débute d’une manière tout à fait surprenante. « Il y a une poésie primitive », dit-il, « qui est propre à l’homme comme le chant l’est aux oiseaux » ! Et, quelquefois, ajoute-t-il, on découvre que les chants humains se ressemblent alors même que les hommes qui les chantent demeurent à deux extrémités du monde. C’est parce que ce sont les voix de la nature, dit-il. C’est ainsi que nous pouvons découvrir chez nous des chants populaires qui ressemblent étrangement aux pantouns, ces chants populaires des Malais qui habitent les îles de l’Asie du Sud-Est, dit-il encore. Et il cite comme chant de chez nous un quatrain allemand qui est quasiment identique à un quatrain alsacien que j’ai découvert il n’y a pas bien longtemps dans une anthologie de poésie alsacienne (et que j’ai tout de suite comparé à un pantoun malais).

Voici le quatrain allemand (en dialecte souabe) cité par Chamisso :

Es ist nicht lang, dass es g’regnet hat,

Die Bäumli tröpfeln noch –

Ich hab’ einmal ein Schätz’l g’habt,

Ich wollt’, ich hätt’ es noch.

Et voici le quatrain alsacien anonyme cité par Martin Allheilig, l’éditeur d’une grande Anthologie de Poésie alsacienne en 10 volumes, dans le volume VI de cette Anthologie, publié en 1972 par l’Association Jean-Baptiste Weckerlin, Strasbourg et dédié à l’amour : 

Es het emol geräjelt

D’Baim, die tropfe noch

Ich hab emol e Schätzel ghet

Ich wott ich hätt es noch.

Un quatrain alsacien que j’ai transposé en un vrai pantoun francophone (en le dramatisant un peu avec un orage, écho d’une dispute éventuelle) :

Il y a peu un orage a éclaté

les arbres en ruissellent encore

Il y a peu j'avais une bien-aimée

j'aimerais bien l'avoir encore

Quant au pantoun malais qu’il cite – nouvelle surprise – c’est presque le même que le pantoun de la mort qui est le dernier des pantouns que le grand Henri Fauconnier avait inclus dans ce très beau roman Malaisie qui lui avait valu le prix Goncourt en 1930 (et réédité en 1996 par les Editions du Pacifique, Paris/Singapour)

En fait la version Chamisso que Georges Voisset avait déjà citée dans son Histoire du genre pantoun, correspond à un des pantouns rapportés par Marsden dans sa Grammaire de la langue malaise (Grammar of the Malayan Language) publiée à Londres en 1812 et que Chamisso a probablement pu consulter lors de l’escale de sa brillantine à Manille. Voici cette version, telle que l’a rapportée Chamisso, d’abord en malais, puis en allemand :

Kalau tuan  jalan daula

Chari-kan saja daun kamboja

Kalau tuan mati daulu

Nanti-kan saja de pintu surga


Wenn im Wege du vorangehst,

wolle mir suchen Rosmarinlaub –

Wenn im Tode du vorangehst,

woll’ mich erwarten am Paradiestor.


Traduction en français :


Si tu me précèdes sur le chemin

Cherche-moi du romarin

Si tu me précèdes dans la mort

Attends-moi à la porte du paradis.


Et voici la version Fauconnier, d’abord en malais, puis dans la traduction française (qui était d’ailleurs omise dans la version originale de 1930) :

Kalau tuan mudek ka-ulu

Charika sahaya bunga kemoja

Kalau tuan mati dahulu

Nantikan sahaya di-pintu shurga


Si tu vas vers les sources du fleuve

Cueille pour moi la fleur frangipane

Si tu meurs avant

Attends-moi à la porte du ciel

Chamisso qui est aussi botaniste sait bien que la fleur du pantoun malais, kamboja, n’est pas le romarin. Il en cite le nom latin : Plumeria obtusa. Une fleur qu’on plante autour des tombes en Malaisie, dit-il. Ce qui n’est pas le cas du romarin, il me semble. S’il l’a choisi c’est pour respecter le nombre de syllabes et l’accentuation de la poésie malaise, explique-t-il. 

Michael Gross qui parle de Chamisso et de sa relation avec le pantoun et la poésie populaire dans un numéro spécialement consacré au pantoun, de Kita, la revue de l’Association germano-indonésienne (Voir : Kita, das Magazin der deutsch-indonesischen Gesellschaft, 2/12 : Pantun – Indonesische Gedichtkunst, Cologne), donne une autre explication : le romarin est symbole de séparation, dit-il. Cela ressort très clairement du Des Knaben Wunderhorn, la fameuse collection de chansons populaires qu’avaient rassemblées les Romantiques allemands Clemens Brentano et Achim von Arnim, dit-il encore (voir : Des Knaben Wunderhorn – Alte deutsche Lieder, gesammelt von Achim von Arnim und Clemens Brentano, édit. Georg Heinrich Meyer, Leipzig/Berlin, 1903). En fait je n’ai trouvé que deux chansons qui parlent de romarin sur les 450 chants que comporte mon exemplaire du Knaben Wunderhorn (le cor magique de l’enfant). Dans l'un c'est simplement une couronne de romarin que porte la future mariée en se rendant à l'église. Dans l’autre, intitulée Rosmarin, une jeune fille se rend le matin dans le jardin de son père pour y cueillir des roses et tresser une couronne pour son front, mais ne trouve que du romarin et comprend que son ami fidèle l’a quittée et qu’il ne lui reste plus qu’à s’étendre sous le tilleul où elle couchait à ses côtés, « avec sa jolie couronne de morte ». Alors donnons acte à Michael Gross : le romarin est effectivement symbole de séparation ou de mort. Et peut-être est-ce aussi le cas dans la tradition française.

Il faut maintenant dire un mot des trois poèmes de Chamisso, conformes au modèle de ce pantoun lié que les Malais appellent pantun berkaït. On sait qu’un pantoun berkait est une suite de quatrains, les vers 2 et 4 du premier quatrain étant repris en tant que vers 1 et 3 du suivant et ainsi de suite. En même temps deux thèmes continuent à se développer en parallèle, l’un dans les premiers distiques de chaque quatrain, l’autre dans les seconds. Et comme dans le pantoun court les deux thèmes sont un miroir l’un de l’autre, le premier plus image (de la nature), le deuxième plus personnel. Chamisso a d’abord placé ses trois poèmes à la suite de son étude dans le Morgenblatt de janvier 1822, sans leur donner de titre, simplement en les intitulant « Nachbildungen », c'est-à-dire mot à mot : re-créations, et les a ensuite repris plus tard dans ce Recueil de Poésie de 1831 sous le titre général de In malaiischer Form (selon le mode malais ou la forme malaise) en inversant l’ordre des deux premiers et en donnant un titre à chacun des poèmes en question. Tout ceci m’a paru un peu surprenant au premier abord car l’existence des deux formes du pantoun, le pantoun court habituel et le pantoun lié moins fréquent, ne me semblait pas ressortir clairement de son texte. Mais il faut revenir à ce qu’il écrit à propos de la relation entre nature et émotion. Si par la phrase qu’il a placée au début de sa note il semble dire que cette relation est propre à l’homme et donc partout la même, il écrit plus loin ceci : « L’Allemand aime bien associer au sentiment qu’il exprime dans son chant une image correspondante de la nature, image qu’il fait précéder à l’expression du sentiment (la pluie qui ruisselle des arbres, le vert tilleul dans la vallée, la roue du moulin qui tourne, les étoiles qui brillent au ciel, etc.). Le Malais accompagne continuellement les sentiments qu’il éprouve avec de semblables images et des comparaisons par des proverbes, et c’est là que se trouve la nature profonde du pantoun…». Soit dit en passant, je trouve que cette association entre l’Allemand et le Malais est plutôt remarquable pour l’époque ! Et puis il ajoute : « Beaucoup de ces pantouns ne sont, comme le poème allemand que j’ai cité au début, rien que souffles. Pour ce qui est des poèmes plus longs, on pourra saisir leur mode de fonctionnement et la façon dont on y enchaîne vers et strophes grâce aux exemples qui suivent ». Les fameux trois poèmes sont donc clairement annoncés comme des exemples. Et des exemples des poèmes longs, donc, sans qu’il le dise clairement, des pantouns liés. Ce qui est encore plus surprenant c’est que dans mon édition des œuvres de Chamisso par Consortium AG, Zurich sous licence des Editions Stauffacher Verlag, Zurich, copyright 1971, son étude Über malaiische Volkslieder était publiée sans les trois poèmes en question. On pouvait donc penser que Chamisso avait créé ces trois poèmes plus tard, ou au moins indépendamment de son étude, et qu’il ne les avait publiés qu’avec sa collection Gedichte de 1831, en se souvenant bien sûr de son expérience malaise mais sans avoir la volonté expresse de créer des pantouns en langue allemande. Quand on découvre l’article du 4 janvier 1822 de la Morgenzeit, on comprend que les deux, étude et poèmes, sont intimement liés et la perspective change du tout au tout. Car on acquiert alors la quasi-certitude que Chamisso est le premier Européen (ou l'un des tout premiers ?) à avoir écrit des pantouns dans une langue européenne. Même si ne sont pas des pantouns classiques courts (des quatrains) mais des pantouns liés ! Ils valent donc la peine d’être étudiés de plus près, et d’abord, d’être traduits en français (c’est ce que je vais essayer de faire).

Voici d’abord le premier (c’est celui qui est devenu plus tard le deuxième de la série et a été intitulé Die Korbflechterin - la vannière) :


1


Der Regen fällt, die Sonne scheint,

Die Windfahn dreht sich nach dem Wind, –

Du findst uns Mädchen hier vereint,

Und singest uns ein Lied geschwind.


Die Windfahn dreht sich nach dem Wind,

Die Sonne färbt die Wolken roth, –

Ich sing euch wohl ein Lied geschwind,

Ein Lied von übergroßer Noth.


Die Sonne färbt die Wolken roth,

Ein Vogel singt und lockt die Braut, –

Was hat's für übergroße Noth

Bei Mädchen fein, bei Mädchen traut?


Ein Vogel singt und lockt die Braut,

Dem Fische wird das Netz gestellt, –

Ein Mädchen fein, ein Mädchen traut,

Ein rasches Mädchen mir gefällt.


Dem Fische wird das Netz gestellt,

Es sengt die Fliege sich am Licht,

Ein rasches Mädchen dir gefällt,

Und du gefällst dem Mädchen nicht.


Et voici sa transposition en français :


1


La pluie tombe, le soleil luit

La girouette tourne avec le vent

Viens, rejoins notre groupe de filles

Et chante-nous vite une chanson


La girouette tourne avec le vent

Le soleil colore les nuages en rouge

Je veux bien vous chanter une chanson

Une chanson d’une grande misère


Le soleil colore les nuages en rouge

Un oiseau chante et séduit la promise

Quelle est donc cette grande misère

Avec toutes ces filles, si belles, si gentilles ?


Un oiseau chante et séduit la promise

On tend le filet au poisson

Une fille belle, une fille gentille

C’est une fille preste qui me plaît


On tend le filet au poisson

La mouche se consume à la flamme

Une preste fille te plaît à toi

Et toi tu ne plais pas à la fille


Le deuxième poème a été intitulé dans l’édition de 1831 Genug gewandert (assez erré).

 

2


Es schwingt in der Sonne sich auf

Ein Bienchen in guldiger Pracht. –

Bin müde vom irren Lauf,

Erstarrt von der Kälte der Nacht.


Ein Bienchen in guldiger Pracht,

In würziger Blumen Reihn –

Erstarrt von der Kälte der Nacht,

Begehr ich nach stärkendem Wein.


In würziger Blumen Reihn

Bist, Rose, die herrlichste du. –

Begehr ich nach stärkendem Wein,

Wer trinket den Becher mir zu?


Bist, Rose, die herrlichste du,

Die Sonne der Sterne fürwahr! –

Wer trinket den Becher mir zu

Aus der rosigen Mädchen Schar?


Die Sonne der Sterne, fürwahr

Die Rose entfaltete sich, –

Aus der rosigen Mädchen Schar

Umfängt die lieblichste mich.


Die Rose entfaltete sich,

Das Bienchen wird nicht mehr gesehn. –

Umfängt die Lieblichste mich,

Ist's fürder ums Wandern geschehn.


Transposition en français : 


2


Elle monte en l’air dans le clair soleil

La petite abeille dans sa parure dorée

Je suis las de ma course folle

Transi par le froid de la nuit


Petite abeille dans sa parure dorée

Dans des rangées de fleurs odorantes

Transi par le froid de la nuit

Je voudrais retrouver force par le vin


Dans des rangées de fleurs odorantes

Tu es, rose, la plus belle de toutes

Je voudrais retrouver force par le vin

Qui boira la coupe avec moi ?


Tu es, rose, la plus merveilleuse

Soleil entre toutes les étoiles

Qui boira la coupe avec moi

De toutes ces filles au teint de rose ?


Soleil entre toutes les étoiles

La rose a ouvert ses pétales

De toutes ces filles au teint de rose

C’est la plus belle qui vient m’enlacer


La rose a ouvert ses pétales

La petite abeille a disparu

C’est la plus belle qui vient m’enlacer

C’en est fait de l’errance pour moi


Le troisième pantoun est devenu le poème Todtesklage (plainte mortuaire) :


3


Windbraut tobet unverdrossen,

Eule schreiet in den Klippen, –

Weh! euch hat der Tod geschlossen,

Blaue Augen, ros'ge Lippen!


Eule schreiet in den Klippen,

Grausig sich die Schatten senken –

Blaue Augen, ros'ge Lippen!

Hin mein Lieben, hin mein Denken!


Grausig sich die Schatten senken,

Regen strömt in kalten Schauern. –

Hin mein Lieben, hin mein Denken!

Weinen muß ich stets und trauern.


Regen strömt in kalten Schauern.

Ziehn die Wolken wohl vorüber? –

Weinen muß ich stets und trauern,

Und mein Blick wird trüb und trüber.


Ziehn die Wolken wohl vorüber,

Strahlt ein Stern in ew'gem Lichte. –

Ach! mein Blick wird trüb und trüber,

Bis ich ihn nach oben richte.


Et voici la version française de ce poème dramatique :


3


La fiancée du vent rage sans cesse

Un hibou crie dans les falaises

Malheur ! La mort les a clos

Ses yeux bleus, ses lèvres roses !


Un hibou crie dans les falaises

Tombent les ténèbres de l’épouvante

Ses yeux bleus, ses lèvres rouges

Finie est ma vie, finie ma pensée


Tombent les ténèbres de l’épouvante 

La pluie s’abat en masses froides

Finie est ma vie, finie ma pensée

Ne fais que pleurer, ne me reste que le deuil


La pluie s’abat en masses froides

Les nuages vont-ils un jour se fendre ?

Ne fais que pleurer, ne me reste que le deuil

Et mes yeux sont de plus en plus mornes


Les nuages vont-ils un jour se fendre ?

Une étoile brille d’une lumière éternelle

Ah, mes yeux sont de plus en plus mornes

Jusqu’à ce que je les tourne vers le ciel.


Arrêtons-nous un instant pour étudier ces poèmes. Suivent-ils bien la tradition malaise ? Sur le plan des rimes c’est évident : on respecte bien l’ordre ab ab pour chaque quatrain et les vers 2 et 4 de chaque quatrain deviennent les vers 1 et 3 du quatrain suivant. Qu’en est-il des thèmes ?
Dans chacun des trois poèmes on a alternance de deux thèmes. Et il semble bien que le premier thème soit systématiquement ce fameux miroir, comme on l’appelle quelquefois, miroir du deuxième thème qui est le thème principal du poème.
Dans le poème de La vannière (une vannière qui n’apparaît d’ailleurs jamais) le premier thème est complexe et riche en allusions amoureuses qui annoncent le marivaudage du deuxième thème. Girouette, changement de temps et d’humeur (souvent femme varie), séduction et piège. Le deuxième thème semble être une joute entre un chœur de jeunes filles et un séducteur en manque et se termine comiquement avec les deux derniers vers : Une fille preste te plaît /Et toi tu ne lui plaîs pas !
Dans le deuxième poème, intitulé Assez erré, le premier thème est une métaphore plutôt facile (l’abeille qui butine des fleurs, semble s’attacher à l’une d’elles, la plus belle des roses, puis disparaît, la rose une fois ouverte) du thème du voyageur fatigué, las d’errer, qui boit le vin fortifiant, est accueilli par la plus belle des filles du groupe et annonce alors que pour lui c’est la fin de l’errance. Oui, mais ne va-t-il pas faire comme l’abeille une fois repu par le vin et l’amour ? Notons qu’il existe un thème semblable assez courant dans la poésie malaise d’un bourdon amoureux d’une fleur. Mais on ne le trouve pas dans la Grammaire de Marsden et on ne sait pas si Chamisso le connaissait.
Changement de registre pour le troisième poème qui est d’une tonalité bien lugubre. Son titre : Plainte mortuaire. Mais là aussi le premier thème qui décrit une nature qui est à l’unisson de la mort (tempête, falaises désolées, cri du hibou, ténèbres et pluie) est bien le miroir du deuxième thème, thème principal du poème, où l’on pleure la mort de l’aimée, jusqu’au désespoir extrême. Et l’apaisement entrevu à la fin est lui aussi déjà présent dans le premier thème : nuages qui se déchirent, l’étoile qui brille, pour annoncer ce regard qui trouve sa consolation en se tournant vers le ciel !

Il n’y a pas de doute. Ce sont bien des pantouns berkait et particulièrement bien réussis. Et ce sont les premiers pantouns liés européens de l’histoire. Car Chamisso précède Victor Hugo de sept années, puisque ce n’est qu’en 1829 que celui-ci va inclure son fameux poème des Papillons dans son introduction aux Orientales. Et, en plus, les Papillons ne sont rien d’autre que la traduction d’un pantoun lié malais, dont l’origine se trouvait dans la Grammaire de la langue malaise de William Marsden, alors que les trois poèmes de Chamisso sont des créations originales.

Note : A la fin de son étude Chamisso cite les trois références suivantes : Marsden : Grammar of the Malayan Language, London, 1812 – Leyden dans les Asiatic researches, Lond. Ed. Vol. X – Werndly : Maleeische Spraakkunst, Amst. 1736.



Ottomar Föhrau et Max Moszkowski


Mais il y a encore deux autres Allemands qui se sont intéressés au pantoun au XIXème siècle et au début du XXème :

D’abord un certain Ottomar Föhrau. Son véritable nom : Woldemar Freiherr von Biedermann (1817-1896). C’était un juriste qui a eu une carrière de haut-fonctionnaire tout en poursuivant des études d’histoire de la littérature et en devenant l’un des plus grands spécialistes du XIXème siècle de Goethe (il paraît qu’il avait une capacité de travail hors du commun). L’édition complète de ses travaux sur Goethe est parue entre 1879 et 89. C’est en 1847 qu’il a publié un livre de poésies avec en annexe des pantouns, intitulé Eine Sängerjugend : Dichtung nebst Anhang : das Pantun. Le problème c’est que le livre est introuvable tant sur l’internet que sur le marché des libraires-antiquaires. Il ne semble être disponible que dans un certain nombre de bibliothèques universitaires allemandes et dans la grande Bibliothèque Universitaire de Strasbourg. Avis aux chercheurs !

L’autre est un ethnologue et anthropologue, Max Moszkowski.  J’ai trouvé son nom dans un article de Hasan Junus de Riau, intitulé Estetika Pantun Sebagai Pengukur Kadar Seni (Esthétique du pantoun en tant que mesure de sa qualité esthétique), paru en 1996 et traduit (extraits) par Michael Gross dans la revue Kita (2/12) consacrée au pantoun (référence déjà citée). Max Moszkowski a parcouru, en 1907, la région côtière du centre de Sumatra (qui fait partie aujourd’hui de la Province de Riau). Il a traduit 18 pantouns en allemand, dit Junus. Mais n’a cité le texte original que pour l’un d’eux :

Ukir-ukir Tanah Betawi

Pinang muda dibelah dua

Piker-pikir di dalam hati

Bantal satu kepala dua


Ein fein-feines Tuch, in Java gemacht,

Gemustert mit durchschnitt’nen Betelnüssen.

In mein-meinem Herzen hab’ ich da gedacht:

Zwei Köpfe und ein Kissen.


Une fine étoffe faite à Java

Ornée de noix de bétel coupées en deux

Dans mon cœur j’ai pensé :

Deux têtes et un seul oreiller



Hasan Junus cite un autre pantoun traduit par Moszkowski :

Dort vor dem Dorf steht einsam ein Gelugur-Baum

Ein wenig weisses Tuch mir such’,

Als letztes Haus winkt mir des Grabes Raum,

Als letztes Kleid winkt mir das Leichentuch.


A l’orée du village, solitaire, est un arbre Gelugur

Je cherche un petit morceau d’étoffe blanche

Comme dernière maison, me salue ma fosse tombale

Comme dernier habit, mon linceul


Il pense que c’est peut-être la traduction de ce pantoun-ci :

Asamnya kandis asam gelugur

Ketiga dengan asam remunia

Nyawa menangis di pintu kubur

Hendak kembali ke dalam dunia


J’ai fait l’acquisition du livre où Moszkowski rend compte de son expédition à Sumatra (Max Moszkowski : Auf neuen Wegen durch Sumatra (nouveaux parcours à travers Sumatra), édit. Dietrich Reimer (Ernst Vohsen), Berlin, 1909). Et je l’ai un peu regretté. D’abord, parce qu’une bonne partie des autres pantouns qu’il cite ne sont, me semble-t-il, que de simples quatrains. Un quatrain religieux, sept de sagesse, un d’amour, trois d’humour et trois pour enfants. Je vais quand même citer l’un des quatrains car il montre ce que les locaux pensent des Arabes :

Vom Westen her führt, reich befrachtet,

Das Schiff des Arabers der Wind.

Nach Geld und Güter heiss er trachtet,

Ein Araber ist halt kein Kind.


C’est de l’ouest qu’arrive, poussé par le vent,

La nef lourdement chargée de l’Arabe

Il recherche les biens et la fortune

Car l’Arabe n’est pas un enfant !


Et puis il y a ce pantoun, assez plaisant :

Sein Reisfeld zu verwahren trachtet

Mit Stacheldraht der weisse Mann.

Wie ein gefangenes Rehlein schmachtet

Das junge Weib beim alten Mann.


C’est avec une clôture en fil de fer

Que l’homme blanc garde son champ de riz

C’est comme un jeune chevreuil captif que se morfond

Une femme jeune auprès d’un homme âgé


Moszkowski a probablement réalisé un travail respectable, en tant qu’ethnologue et anthropologue mais sur le plan culturel ses théories paraissent souvent très critiquables (sinon absurdes) D’abord il estime que tous les éléments culturels des Sakais viennent des Malais (ce qui est vivement contesté par d’autres experts), ensuite il analyse les chants des magiciens, en déduit que l’invention des rimes ab-ab est tardive et qu’elle pourrait être d’origine européenne et, enfin, il suggère même que le pantoun pourrait être relié au fado portugais ! Aberrant !
Mais il y a pire : d’abord un certain nombre de réflexions nettement racistes (sur le métissage entre Hollandais et Malais, pureté de sang, civilisations inférieures, le Blanc doit être le Maître, etc.), ce qui ne sied guère à un ethnologue, il me semble. D’autant plus que ce même racisme (ou disons un mépris évident pour les peuples primitifs, les Sakaïs et autres) marque toutes ses considérations sur l’évolution des civilisations en général et de celle des populations de Sumatra en particulier. Personnellement j’aurais plutôt tendance à oublier ce Max Moszkowski !



Hans Overbeck


A lui aussi j’ai déjà consacré une grande étude publiée d’ailleurs dans ce tome 6 de mon site Voyage autour de ma Bibliothèque. Voir : O comme Oberbeck. Un commerçant hanséatique devenu érudit en littératures malaise et javanaise. Et j’y traite bien sûr de ses travaux sur le pantoun. Mais comme pour Chamisso je vais reprendre la partie pantoun en la complétant par de nombreuses additions et corrections. Voici :

Hans Overbeck (1882 – 1942) était un homme fascinant, je l’ai déjà dit. Un commerçant hanséatique arrivé en Asie du Sud-Est à l’âge de 22 ans et qui se passionne pour la culture et l’ancienne littérature malaises. A un point tel qu’il en devient érudit. Premier traducteur de la plus grande épopée malaise, le Hikayat Hang Tuah (en 1922, ce qui est restée la seule traduction de cette œuvre majeure dans une langue européenne jusqu’à sa traduction en russe en 1984 et la traduction récente en anglais de Hadji Salleh en 2012 !). Auteur de traductions abrégées de la Couronne de tous les Princes (Makota Segala Raja) et de la Chronique des Malais (Sejarah Malayu) en 1927 dans un ouvrage intitulé Insulinde I paru chez l’éditeur Dietrichs, ainsi que de différentes histoires légendaires (comme celle de Raja Muda) ou comiques et de contes comme ceux du rusé chevreuil-nain en 1925, dans le deuxième volume d’Insulinde. Auteur aussi d’innombrables articles en allemand, anglais ou néerlandais pour la Deutsche Wacht (Batavia), pour le Journal of the Royal Asiatic Society, Straits Branch et, plus tard Malayan Branch (Singapour) et pour la revue Djawa (Weltevreden). Des articles écrits majoritairement en anglais ou en néerlandais et qui traitent de thèmes d’une grande diversité dans les dommaines de la littérature, de la culture, des coutumes et du folklore malais et javanais.

Mais c’est le pantoun qui est resté jusqu’à la fin de sa vie l’un de ses principaux centres d’intérêt (il en a collectionné plus de 2000). Quand il est prisonnier civil, en tant qu’Allemand résidant à Singapour, au début de la Grande Guerre, et transféré dans un camp dans le sud de l’Australie, il imagine déjà un mode de classification des pantouns et en fait part dans une lettre de sept pages adressée en 1915 à la Royal Asiatic Society de Singapour. Dans sa traduction du Hang Tuah, en 1922, à l’occasion de la citation d’un pantoun, Overbeck donne cette définition : « Le pantoun est un quatrain d’amour ou de moquerie. Les deux premiers vers sont supposés contenir une allégorie ou une pensée voilée qui est explicitée dans les deux vers qui suivent. Mais avec le temps la règle semble s’être effacée et la plupart du temps seul le troisième vers ou le quatrième ont encore un sens alors que les deux premiers vers n’en ont guère et servent surtout à la rime. Dans la vie de tous les jours les pantouns ont un peu le même rôle que les Schnadehüpfel ». Il est donc probablement le premier à avoir fait le lien avec ce quatrain moqueur que connaît l’Allemagne du Sud et dont Georges Voisset a donné un exemple dans son Histoire du Genre pantoun. La même année Overbeck publie dans le Journal of the Royal Asiatic Society un article sur le pantoun (The Malay Pantun, Journal of the Royal Asiatic Society, Straits Branch, 1922), sa structure, ses correspondances dans d’autres cultures, un article qui est encore abondamment cité par un spécialiste du pantoun contemporain, T. Wignesan, dans une étude récente (T. Wignesan : Le Pantun : un exemple de détournement créateur ? Revue de Poïétique Comparée, 1990/01). D’ailleurs Wignesan dit de lui : « Overbeck, peut-être le savant le plus avisé sur l’origine du pantoun… ». Cet article est important, il faut s’y arrêter un moment. C’est que Overbeck y cherche des correspondances dans d’autres cultures. D’abord dans l’environnement proche : Java et Soundanais. Puis dans la littérature bouddhiste en langage pali (même famille linguistique que le sanscrit) du Siam et de Birmanie, déjà citée par Marsden et Wilkinson. Certains de ces poèmes bouddhistes (quatrain dont les deux premiers vers évoquent une image et les deux suivants une leçon de morale qui est le sens caché de l’image) ressemblent au pantoun, dit Overbeck. Comme celui-ci :

As a beautiful flower,

Brilliant of hue but yielding no fragrance,

Thus is the well-spoken word

Fruitless to him, who does not act (accordingly)


Comme une belle fleur

Brillante de rosée mais sans parfum

Ainsi la belle parole

N’est rien si elle n’est suivie de l’acte


Ou celui-ci, donné également à titre d’exemple par Georges Voisset dans son Histoire du genre pantoun (opus cité) :

As into a house, which is badly thatched,

The rain will enter.

Thus into an untrained mind

The craving will enter.


Comme dans une maison au toit endommagé

Rentre la pluie

Ainsi dans une tête mal éduquée

Va entrer l’envie.

Si on enlevait le comme et le ainsi, on aurait un pantoun, dit Overbeck. Ce qui est vrai. Le pantoun fuit, encore plus que le tanka japonais, le comme ou le tel, qui signalent la bête métaphore.

Du pali Overbeck passe au sanscrit, à la forme poétique sloka que l’on trouve dans le Ramayana, comme ces quatrains que l’on trouve au livre IX dans la traduction de Ramesh Chandra Dutt :

Raindrops fall upon the lotus,

But unmingling hang apart ;

False relations round us gather,

But they blend not heart with heart.


Des gouttes de pluie tombent sur la feuille de lotus

Mais restent côte à côte sans se mélanger

De fausses relations nous entourent

Mais elles ne lient guère le cœur avec le cœur


Et puis il cite ce quatrain du Roi Dushyanta dans le drame Shakuntala du poète indien Kalidasa (traduction en anglais par Arthur W. Ryder) :

Night blossoms open to the moon,

Day-blossoms to the sun ;

A man of honour ever strives

Another’s wife to shun.


Les fleurs de la nuit s’ouvrent à la lune

Les fleurs du jour au soleil

Un homme d’honneur toujours s’efforce

D’éviter la femme d’un autre homme


C’est par le Sud-Est du sous-continent indien que les grandes épopées, Ramayana et Mahabharata, et le Panchatantra sont passés à l’aire malaise, donc par la langue des Tamils, le dravidien. Mais, observe Overbeck, on sait grâce à l’abbé Dubois, que la plupart des stances et slokas qui truffent ces œuvres étaient écrits en sanscrit (or je connais bien l’abbé J. J. Dubois et l’œuvre dont il tire cette affirmation, Hindu Manners and Ceremonies (Hindu Manners, Customs and Ceremonies by the Abbé J. A. Dubois, édit. At the Clarendon Press, Oxford, 1906) pour l’avoir cité ailleurs pour la terrible description de la sati qui est incluse dans cette œuvre. L’abbé a également réalisé une remarquable traduction du Panchatantra). Le mot sloka est devenu seloka en malais mais il y a une signification bien précise : c’est un quatrain humoristique ou satirique et sa forme est celle du syair : il est monorime. Overbeck se demande alors si ce quatrain n’a pas évolué dans le temps, si, au départ il pouvait être soit monorime, soit à rimes alternées et si, avec le temps, les quatrains dont la structure était binaire, c. à d. composés d’un distique « voilé » et d’un distique « dévoilé », et en même temps à rimes alternés, étaient devenus les pantouns. 

Overbeck cherche également des correspondances dans la poésie chinoise. Il note d’abord qu’on trouve des poèmes qui ressemblent, pense-t-il, aux pantouns dans le Kin-kou K’i-kouan, un ensemble de 40 nouvelles compilé de manière anonyme à l’époque Ming (aujourd’hui on écrirait plutôt Ji gu qi guan). Il s’agit des Histoires étranges d’hier et d’aujourd’hui, une compilation non traduite en français. C’est d’ailleurs une anthologie composée à partir de deux recueils de récits faits antérieurement par deux adapteurs célèbres du XVIIème siècle, Feng Menglong et Ling Mengchu). Overbeck ne cite pas ses exemples. Et je n’en ai pas trouvé non plus dans une autre anthologie qui date des Ming mais qui est encore plus ancienne (vers 1550), les Contes de la Montagne sereine (Contes de la Montagne sereine, traduits, présentés et annotés par Jacques Dard, édit. Gallimard/Connaissance de l’Orient, 1987), merveilleusement traduits par Jacques Dars (qui avait déjà réalisé un autre chef d’œuvre de traduction : Au Bord de l’Eau). Si ce n’est ce distique qui pourrait être un gurindam malais :

On peut peindre un dragon ou un tigre, mais pas leurs os ;

On peut connaître un homme ou son visage, mais pas son cœur.


Et puis Overbeck découvre que le grand classique de l’antique poésie chinoise, le Livre des Odes, le Shi-King (aujourd’hui on écrit Shi jing), faisait la différence entre trois modes, le fu, mode direct, le pi, mode comparaison simple et le hsing, mode comparaison symbolique ou métaphorique. Il l’a découvert, dit-il, dans l’Histoire de la littérature chinoise d’un certain Grube (Geschichte der Chinesischen Literatur) où est citée la préface de la traduction par l’Allemand V. von Strauss de ce Livre des Odes (von Strauss prétend que les éditeurs chinois indiquent le mode après chaque stance). La citation complète donnée par Overbeck est la suivante : « les éditeurs chinois indiquent toujours à la fin de chaque stance si elle contient un énoncé direct (fu), une comparaison (pi) ou une métaphore ou un énoncé symbolique (hsing). Ce n’est que ce dernier mode qui a quelque chose de particulier, puisque dans chaque stance, avant d’arriver à l’objet réel du poème, on mentionne en une ou deux lignes un phénomène naturel particulier ou un événement connu comme une introduction, un peu comme une arabesque, pour préparer à la réflexion, amener un sentiment ou un état d’esprit pour recevoir ce qui suit. C’est ainsi que l’on peut trouver dans l’introduction symbolique de différents poèmes absolument indépendants l’un de l’autre la même image ou la même métaphore. » Achilles Fang qui a écrit la préface de mon exemplaire de la version Ezra Pound du Livre des Odes (Ezra Pound : The classic Anthology as defined by Confucius, édit. Harvard University Press, Cambridge, 1954) dit ceci : « les érudits chinois se sont cassé la tête depuis le deuxième siècle avant Jésus-Christ en s’efforçant de dévoiler le sens d’un triplet de termes utilisés pour définir la nature des tropes inclus dans chaque poème et même dans chaque stance. Fu est narratif, pi métaphorique et hsing est allusif. » Et il ajoute aussitôt que les experts n’ont pas arrêté de se battre à propos de la véritable définition de ces trois termes. Pour le dilettante que je suis la définition de Achilles Fang fait sens car plus précise que celle rapportée par Overbeck. Une allusion n’est pas une métaphore mais cela ne veut pas dire qu’à la base de l’allusion on ne trouve pas quelques briques métaphoriques ! Jacques Pimpaneau, dans l’introduction à son Histoire de la Poésie chinoise (Jacques Pimpaneau : Histoire de la Littérature chinoise, édit. Philippe Piquier, Arles/Paris, 1989), parle de bi (comparaison, image) et de xing (allusions). Et reconnaît que l’allusion n’est pas toujours facile pour la compréhension, et encore moins pour le traducteur. Il peut s’agir de prolongement, de contraste, d’une ressemblance, dit-il. Et il parle encore d’une autre sorte d’allusion, extrêmement présente dans la poésie chinoise, l’allusion littéraire. Mais celle-ci concerne plus la poésie écrite que la poésie orale. Laissons cela.

Et revenons à Overbeck. Il cite 17 stances tirées des parties I et II (il écrit par erreur III) du Shi jing, 6 en mode fu, 4 en mode pi et 7 en mode hsing. Parmi les exemples qu’il donne les plus intéressants me semblent être ceux-là :

D’abord un poème tiré de la partie II du Shi Jing (la référence exacte est II, VII, 5), intitulée The Slanderers, et qui comprend trois stances, la première de mode fu, les deux autres de mode hsing. Voici les versions en anglais données par Overbeck des trois stances :

The blue flies buzz upon the wing,

From fence to fence they wander;

O happy king! O courteous king!

Give heed to no man’s slander!

(styled fu)


The noisy blue flies rumble round,

Upon the gumtree lighting;

A tongue of evil has no bound

And sets the realm a-fighting.

(styled hsing)


The clumsy blue flies buzzing round

Upon the hazels blunder;

O cursed tongue that knows no bound

And sets us two asunder

(styled hsing)


Voici ma traduction en français de la dernière stance :

Les mouches bleues volettent, erratiques

Et heurtent le noisetier

Ô langue maudite qui ne sait se taire

Et blesse et nous sépare toi et moi

Je ne sais pas ce que dit exactement le texte chinois de la première stance mais je ne vois pas pourquoi elle serait fu et non hsing comme les deux autres. Slander voulant dire calomnie, les trois stances expriment, me semble-t-il, exactement la même idée et l’allusion des mouches bourdonnantes est présente dans les trois (c’est peut-être dû à une erreur de transcription d’Overbeck). De toute façon, pour le plaisir, je vais vous montrer ce qu’en a fait Ezra Pound (et vous démontrer une fois de plus que les meilleures traductions de poésies sont toujours celles faites par des poètes) :

Flies, blue flies on a fence rail,

should a prince swallow lies wholesale?


Flies, blue flies on a jujube tree,

slander brings states to misery.


Flies, blue flies on a hazel bough

Even we two in slanderer’s row

B’zz, b’zz, hear them now

Sauf que Ezra Pound place son allusion (bzz, bzz) à la fin….


L’autre poème que cite Overbeck est également tiré de la partie II du Shi Jing. La référence exacte est II, VII, 7. Elle est intitulée : Happy in Haou. Elle comporte également trois stances. Voici le texte en anglais de la deuxième stance :

Fishes are there in the weed enow,

Their long tails lazily swinging ;

The king is here, in the city of Haou,

Drinking, dreaming, delaying.

Je l’ai traduite en français de la manière suivante : 

Les poissons là-bas, dans les roseaux

Leurs longues queues remuent paresseusement

Le Roi, lui, est ici, dans la ville de Haou

Buvant, rêvant, mettant à plus tard ses décisions

Comme on le voit le poète chinois crée une ambiance, décrit un événement qui prépare l’esprit à ce qui va suivre. Et Overbeck de se demander « si ce n’est pas à une influence chinoise qu’il faut attribuer le fait que le lien entre le premier distique du pantoun et le deuxième est si souvent aussi ténu… ». Et il précise sa pensée : dans le sloka indien l’image du premier distique est toujours une illustration de la pensée exprimée dans le deuxième distique. Et cette règle ne souffre guère d’exception. Alors que dans le pantoun malais, dit Overbeck, le premier distique est une « esquisse impressionniste » et l’esprit européen a souvent du mal à comprendre ce qui le lie aux deux vers qui suivent. Or dans la poésie chinoise on retrouve justement cette relation si distendue entre l’image et la pensée que l’image est censée illustrer.

Georges Voisset m’a fait connaître un spécialiste chinois récent, Xu You-Nian, Professeur à l’Institut des Langues étrangères de Guang Zhou en Chine, qui a publié une étude sur la relation entre le pantoun et la poésie chinoise dans la Revue de Littérature comparée (Revue de Littérature comparée d’avril-juin 1986 (N° 2) : Xu You-Nian : A Comparison of Malay Pantuns and Chinese Folk Songs). Il cite une étude de R. O. Windstedt (R. O. Windstedt : A History of Malay Literature and the Malays, a cultural History), d’où il tire les extraits suivants : « Dans le pantoun la relation des deux premiers vers avec les deux derniers est souvent aussi lointaine que ce qu’on trouve dans les odes chinoises… ». Dans chaque stance des Odes « un fait ou un évènement bien connu est décrit dans un ou deux vers initiaux, avant d’arriver au véritable objet du poème, comme une introduction, que l’on pourrait comparer à une arabesque habile permettant de préparer la réflexion, le sentiment ou l’état d’esprit pour ce qui va suivre… ». Et, pour preuve de ce qu’il avance, dit Xu You-Nian, Windstedt cite l’exemple suivant tiré du Livre des Odes (traduction – en anglais – par C. Crammer Byng) (et surprise : c’est là que l’on retrouve le quatrain des mouches bleues cité par Overbeck, dans une version légèrement différente) :

The clumsy blue flies buzzing round,

Upon the hazels blunder;

O cursed tongue that knows no bound,

And sets us two asunder.

Et, ajoute Windstedt, « c’est aussi de cette manière-là que le poète chinois regarde la nature, et c’est également ainsi que fait le poète malais ». On voit, continue Xu You-Nian, que les vers allusifs du pantoun malais ne sont pas quelque chose de nouveau pour l’Asiatique et particulièrement pour le Chinois qui est assez accoutumé à cette forme de pensée. Les méthodes métaphoriques et allusives, surtout la première, ont constitué depuis fort longtemps les méthodes traditionnelles de composition des chants populaires chinois qui sont aussi vieux que le Livre des Odes lui-même.
Quand on étudie un grand nombre de pantouns malais, dit encore Xu You-Nian, on constate que les deux vers allusifs procèdent de la même manière que les chants populaires chinois et que la comparaison ou l’allusion est en général créée par un élément de la nature : soit oiseaux, animaux, herbes, arbres, insectes, soit montagnes, rivières, îles, soleil, lune et étoiles. Quant à Overbeck, sur le même thème, il cite ce même traducteur anglais, L. Crammer-Byng, qui a traduit le Livre des Odes et qui, dans l’introduction à sa traduction d’une sélection de poètes chinois tardifs, dit ceci : « concentration and suggestion are the two essentials of Chinese poetry ».
Overbeck a été tellement frappé par les nombreux points de ressemblance entre le pantoun malais et certains exemples de poésie chinoise qu’il écrit que « l’idée d’une coïncidence due au hasard ne semble guère satisfaisante ». Au point qu’il a encore cherché ailleurs : dans certaines ressemblances dans la structure des deux langues. Les mots ou racines de mots qu’on appelle classificateurs, la préférence donnée à la coordination entre phrases plutôt que leur subordination, etc.
En tout cas j’ai bien l’impression que là aussi Overbeck a fait œuvre de pionnier et qu’il a été un des premiers, sinon le premier, à parler de cette analogie mystérieuse entre pantoun et poésie chinoise. Les références que donne Xu You-Nian sont plus tardives : la première édition des Malay Pantuns de A. W. Hamilton date de 1941 et A History of Classical Malay Literature de R. O. Winstedt a été publié pour la première fois en 1969.

Comme tous les Occidentaux qui ont étudié le pantoun, Overbeck s’est également intéressé, bien sûr, au lien entre les deux distiques. A Sumatra un spécialiste local du pantoun avec lequel il passe en revue les pantouns de sa collection lui assure même que le premier distique n’a aucune signification particulière. Il n’est là, prétend-il, que « pour la rime ». Et Overbeck note effectivement qu’un chanteur ou récitant de pantouns exprime en général ce qu’il veut dire par le deuxième distique qu’il a fixé dans sa mémoire et qu’il improvise pour le premier distique, cherchant avant tout la rime, avant de chercher « l’assonance » ou la pensée cachée. Et pour prouver ce qu’il dit, Overbeck donne toute une série d’exemples tirés du Pantun Melayu (la fameuse collection de 1250 pantouns malais des Malay Literature Series : R. J. Wilkinson et R. O. Winstedt : Pantun Melayu, 1914), d’une autre collection de pantouns appelée Pantun Dondang Sayang (une collection d’environ 1200 pantouns publiée par un éditeur chinois de Singapour entre 1911 et 1920) et de sa propre collection de pantouns, des exemples de pantouns dont le deuxième distique est identique (50 couples de pantouns de ce type). Mais ce n’est pas tout. Il existe aussi, dit encore Overbeck, un autre type de pantouns où c’est le premier distique qui est le plus important. Il s’agit de séries de pantouns qui racontent dans le premier distique une légende comme l’histoire de Rama par exemple (il avait déjà parlé de ces pantouns qui illustrent le Seri Rama dans une note de bas de page du Hikayat Hang Tuah). Et là encore il donne toute une série d’exemples. Et il conclut son article de la manière suivante : tout ce qui vient d’être dit semble indiquer que dans beaucoup de pantouns l’image du premier distique n’est pas forcément conditionnée par la pensée exprimée dans le second distique. Et que pour ce qui est de ce type de pantouns au moins ils suivent plutôt « la fine arabesque » de certaine poésie chinoise que la logique de l’image illustrant strictement l’idée, propre au sloka indien. La question que se pose le dilettante que je suis est alors celle-ci : peut-on encore parler dans ce cas de pantouns ?

En tout cas, je crois que les Occidentaux vont encore chercher longtemps à percer l’éternel mystère du lien entre les deux distiques du pantoun. Comme on le voit avec Overbeck ce n’est pas de hier que date la controverse. 

Mais Hans Overbeck n’avait pas fini avec le pantoun. En 1930 il va encore publier une grande étude sur les pantouns en langue javanaise (Hans Overbeck : Pantoens in het Javaansch, Djawa, Weltevreden, 1930, N° 10, P. 208-230). Après une introduction, d’autant plus nécessaire que dans son article de 1922 il avait dit que le la langue javanaise ne connaissait pas le pantoun, il cite 161 pantouns en javanais accompagnés de leur traduction en néerlandais. Ces pantouns il les a trouvés tout à fait par hasard, grâce à ses indicateurs, dans l’est de Java : c’étaient des textes récités ou chantés lors de représentations de loebroek, un genre de théâtre comique et populaire en dialecte javanais de Surabaya. Il constate que ces quatrains javanais respectent les règles généralement acceptés pour le pantoun malais : rimes alternées, parallélisme sonore (qu’il appelle assonance) entre premier distique et deuxième et lien plus ou moins évident entre l’image du premier distique et l’idée exprimée par le deuxième. Voici quelques exemples, avec les versions successives en javanais, néerlandais et français :

Ali-ali adja akèh-akèh,

Sitok baé matané inten.

Pena rabi adja akèh-akèh,

Sitok baé nèk anteng


Niet te veel ringen,

Eén is genoeg, als hij maar bezet is met een diamant.

Trouw niet met vele vrouwen,

Eén is voldoende, mits ze behoorlijk blijkt te zij,.


Pas besoin de beaucoup d’anneaux,

Un seul suffit, s’il est orné d’un diamant

Nul besoin d’épouser beaucoup de femmes,

Une seule suffit, si elle te paraît convenable.


Adja énak kojahan kontjèr,

Dédé dika toewan kadjiné,

Adja énak sing loenggoeh djèdjèer,

Dédé dika djantoeng atiné.


Wees niet zoo vergenoegd over je muts met ‘n kwastje,

Je bent toch niet mijnheer de hadji !

Ga toch niet zoo vergenoegd naast haar zitten,

je bent toch haar schatje niet.


Ne te réjouis donc pas de ta coiffe à pompons

Tu n’es donc pas Monsieur le hadji !

Ne te réjouis donc pas de t’asseoir à côté d’elle,

Tu n’es donc pas son aimé.

Et puis il y a celui-ci, que j’aime bien :

Manoek dali njaoet gantroeng,

Dak njaoeta, wetengé loewé.

Empoen laki napa doeroeng,

Nèk doeroeng, koela sing doewé.


Een dali pakt een glazemaker,

Zou ze dat niet doen, nu se honger heft?

Ben je al getrouwd of nog niet?

Zoo niet, dan ben je de mijne.


Un oiseau dali attrape un papillon,

Ne le doit-il pas, puisqu’il a faim ?

Dis-moi, es-tu déjà promise ou non ?

Si non, alors tu es mienne.


Hans Overbeck devait publier un troisième Insulinde en Allemagne consacré à la traduction du Hidayat de Rama et aux pantouns. Cela ne s’est jamais fait, peut-être par manque de temps ou parce qu’il voulait prendre ses distances avec la nouvelle Allemagne qu’il n’aimait pas. D’ailleurs on constate qu’il a arrêté toute collaboration avec la Publication allemande des Indes néerlandaises, la Deutsche Wacht, sa dernière contribution datant de 1927. On constate d’ailleurs qu’il a été un peu oublié dans l’Allemagne d’aujourd’hui, malgré ses deux Insulinde et sa traduction du Huang Tuah. Même si un Professeur Katz de l’Université d’Oxford, l’a remis à la place qu’il mérite et a fait un gros travail sur sa bibliographie. Mais pour ce qui est du pantoun, son nom a disparu des tablettes allemandes et quand la Revue Kita de l’Association germano-indonésienne publie un numéro spécial consacré au pantoun, son nom n’est pas cité une seule fois !

Overbeck n’a pas eu une fin de vie heureuse. Alors qu’il avait pris sa retraite (en 1932), s’était installé à Yogyakarta, tout près du kraton et s’était donné entièrement à ses chères études, voilà qu’une deuxième guerre éclate et qu’il est de nouveau emprisonné, comme Allemand, cette fois-ci par les Hollandais (après l’invasion de leur pays par l’armée de l’Allemagne nazie), puis envoyé, lorsque le danger japonais approche, dans un camp en Inde chez les Anglais. Et le bateau qui l’emmène, attaqué par les avions japonais, sombre en janvier 1942, avec presque tous ses prisonniers allemands, au large de la côte occidentale de Sumatra.


Hans Morgenthaler

Hans Morgenthaler (1890 – 1928), n’est pas allemand mais suisse. Botaniste, zoologiste, géologue, parti en 1917 pour le Sud-Est asiatique, surtout la Thaïlande pour la recherche de mines d'or et d'étain, il y reste 3 ans, puis revenu en Suisse, souffre de malaria, tuberculose et de problèmes psychologiques, crevant la faim, et meurt à 38 ans. Malgré cela il a beaucoup écrit, marqué par les tropiques, la Malaisie aussi, un roman, Woly, en été dans le Sud, et un livre d'impressions personnelles assez poétique : Matahari - Stimmungsbilder aus den malayisch-siamesischen Tropen, publié en 1921 et traduit en anglais : Matahari - Impressions of the siamesi-malayan jungle. Je ne crois pas qu'il y ait eu une traduction française. Matahari peut être téléchargé du net à la fois en langue originale qu’en anglais (c’est l'ami Serge Jardin de Malacca qui l’a trouvé sur le site de l’Université de Boston).

C’est dans la revue Kita que j’ai découvert le nom de Morgenthaler (Georges Voisset l’avait repéré sur le net) grâce à un article de Michael Gross intitulé : Adelbert von Chamisso et Hans Morgenthaler à propos du pantoun malais. On y apprend que Morgenthaler était accompagné d’un serviteur-interprète malais de Malacca qui parlait siamois (peut-être chinois puisqu’il s’appelle Meh Lieng ?), que c’est surtout dans le sud de la Thaïlande que Morgenthaler a séjourné et qu’il a donc passé le plus gros de son temps dans une région malayophone. Dans Matahari Morgenthaler cite les pantouns suivants sous le titre : chansons et devinettes malaises de Meh Lieng :

Premier pantoun :

Prampuan : Kalu Tuan mati dhulu, nanti saya Pintu Kubor…

Dschantan : Dschangan Dschawab Pintu Kubor, Pintu Schurga saya nantii !

Qu’il traduit ainsi :

Elle: si tu meurs avant moi, o Tuan

j'attendrai à la porte du cimetière

Lui: n’attends que la réponse à la porte du cimetière

moi, j'attends à la porte du ciel

Il a effectivement transcrit les pantouns après les avoir reçus oralement, dit Gross (il écrit prampuan au lieu de perempuan, b'rapa au lieu de berapa, etc.). Et sa connaissance du malais n'était probablement pas aussi bonne qu'il le croyait. Ainsi la traduction du premier pantoun devrait signifier, d'après Michael Gross, ceci :

Elle: si tu meurs avant moi,

attends-moi à la porte du cimetière

Lui: Ne réponds pas porte du cimetière,

c’est à la porte du paradis que j’attendrai

Il s’agit bien du pantoun de la mort mais pas de frangipanier. Gross pense qu’il pourrait même s’agir d’une variation cynique et irréligieuse de la version classique (?).

Le deuxième est un des pantouns de pigeons :

D'où vient le vol du pigeon?

Du champ humide au riz qui mûrit

Et l'amour, d'où vient-il?

Des yeux et descend dans le cœur

C’est pratiquement la même traduction que celle des 250 pantouns du livre toujours pas édité de Georges (quand le verrons-nous?). En malais, au deuxième vers Morgenthaler a sawah au lieu de paya. Pourtant, dit Gross, le mot paya (marais) semble mieux convenir que sawah. C'est d’ailleurs la version que l'on trouve dans le livre de Katherine Sim auquel Gross se réfère : More than a pantun. Understanding Malay Verse, Singapore Times Books, 1987.

Le troisième me semble inconnu au bataillon. Voici le texte malais:

Ysap RokOy Tembakau tschina

Asap-nya kluar saperdi Bunga

Ayohau! Adie' Ahang bertanya

Dschin-dschin di Dschari siapa yang punya

Et sa traduction par Morgenthaler :

Cigares et tabac chinois!

La fumée fait des boucles comme des fleurs

Ayohai! demande le jeune frère à son aîné

Qui t'as donné l'anneau à ton doigt ?

C’est peut-être une plaisanterie ?

Le quatrième est celui du bananier et de la fumée. Voici le texte malais :

B’rapa tinggi Putscho’ Pisang ?

Tinggi lagi Asap Api !

B’rapa tinggi Gunong Ledang ?

Tinggi lagi Harap Hati !

Qu’il traduit ainsi:

Quelle est la hauteur du bananier?

Plus haut que la fumée du feu

Quelle est la hauteur du Mont Ledang?

Plus haut que l'espoir au coeur.

Dans ce pantoun, dit Gross, Morgenthaler a mal traduit les vers 2 et 4 (mais il ne dit pas comment il aurait dû traduire : probablement la traduction des 250 pantouns de Georges Voisset). Il dit aussi que chez Katherine Sim pisang est remplacé par pinang et que cela conviendrait mieux à cause de la légende qui entoure le mont Ledang. Mais il n'explique pas. La légende évoque une princesse qui a quitté son mari pirate, elle apparaît quelquefois au sommet du Ledang et selon son aspect on risque de vivre quelque chose d'heureux ou de terrible. La version de Georges Voisset a également le mot pisang. Gross dit aussi que chez Katherine Sim harap est remplacé par hajat. La version Voisset comporte également harap. Gross pense que hajat est le terme originel, mais comme le mot hajat peut avoir plusieurs sens selon les régions, il est compréhensible, dit-il, que le terme ait été remplacé par harap.

Voilà c’est à peu près tout. Je voudrais, pour finir, citer deux réflexions qui m’ont frappé dans l’article de Michael Gross. Pour les deux hommes, pour Chamisso comme pour Morgenthaler, le pantoun pouvait encore être considéré comme de la poésie populaire, dit Gross. La vision de Chamisso avait pour source sa conception de ce qu’était la poésie populaire pour les Romantiques allemands, pour Morgenthaler cela provenait simplement de son expérience, de la vie parmi ses compagnons de voyage. Quant au pantoun de la mort, quelle que soit sa forme, celle de Chamisso ou celles de Morgenthaler ou de Sim ou de Daillie, il est clair qu’il ne rentre pas dans la catégorie des pantouns où une image de la nature est suivie par une application à l’homme, dit-il encore. Ici l’homme est présent dans les deux distiques. Et le passage du premier au deuxième n’est rien d’autre qu’une « intensification ».



Hans Nevermann

Hans Nevermann (1902-1982) a étudié l’ethnologie et les langues orientales à Hambourg, Heidelberg et Munich, a travaillé pour les Musées d’ethnologie de Hambourg, puis Berlin et Dresde et est devenu curateur de la Division Océanie du Musée d’Ethnologie de Berlin en 1931. C’est au cours des années 1933 et 34 qu’il organise une grande expédition en Mélanésie, visitant entre autres la Nouvelle Guinée hollandaise. Après la guerre, n’étant jamais devenu membre du Parti nazi, il retrouve son poste au Musée d’Ethnologie de Berlin et couvre en plus des Mers du Sud l’Asie du Sud-Est et l’Inde. En 1951 il devient également Professeur d’Ethnologie comparée à l’Université libre de Berlin, puis Président, plus tard Vice-Président, de la Société berlinoise d’Anthropologie, d’Ethnologie et de Préhistoire

Ce n’est qu’après la guerre, en 1956, qu’il publie sa Voix du Buffle (Stimme des Wasserbüffels – Malaiische Volkslieder, traduits et commentés par le Professeur Dr. Hans Neumann, édit. Erich Roth-Verlag, Eisenach et Kassel, 1956) qui donne un véritable panorama du pantoun malais, en traduit 500 (!) en langue allemande et étend son étude également aux régions périphériques : Aceh, Moluques, etc. et au domaine sino-malais (pantouns Baba). Il s’excuse auprès des Malais, dans sa préface, d’avoir choisi la voix de ce buffle, si disharmonieuse, alors que leur langue possède les plus belles sonorités du monde mais il trouve qu’ils ont beaucoup de choses en commun avec lui. Et il entame un éloquent éloge du buffle, admire sa grande placidité mais aussi son courage, dit que l’enfant qui le chevauche n’a pas besoin d’avoir peur du tigre puisqu’il le protège, mais qu’il n’aime pas les Blancs : le digne Professeur a dû fuir devant un buffle furieux et n’a été sauvé que par un simple ordre calmement donné par un petit Malais. Et puis il fait aussi l’éloge des Malais, de leur esprit pacifique et amical, de leur modestie, de leur politesse. Et de leur culture.

Il commence par citer des textes de poésie qui ne sont pas des pantouns mais ont certaines caractéristiques qui font qu’ils en sont proches. Textes de droit, chansons enfantines, paroles de magiciens et charmes (on y trouve même certaines incantations du recueil que Georges Voisset a consacré à ce genre, comme la « jactance pour stupéfier le tigre ». Voir : Georges Voisset : Le livre des charmes – Incantations malaises du temps passé, édit. Orphée-La Différence, 1997).


Forme et symbolisme du pantoun.

Nevermann parle d’abord du pantoun d’une manière générale, de sa forme, de son symbolisme. Voici un pantoun qu’il cite pour son parallélisme phonique et l’emploi du même mot en fin de vers :

Hendak mandi, marilah mandi.

Se-timba kita berdua.

Hendak mati, marila mati.

Se-kubur kita berdua.


Willst du baden, so komm baden.

Ein Eimer genügt für uns zwei.

Willst du sterben, so komm sterben.

Ein Grab genügt für uns zwei.


Si tu veux te baigner, viens te baigner

Un seau suffit pour nous deux

Si tu veux mourir, viens donc mourir

Une tombe suffit pour nous deux.


A propos du symbolisme il cite le fameux pantoun de la lampe et de la mèche, à cause de la façon dont le premier distique n’est qu’allusion secrète au contenu du second. 

Apa guna pasang pelita

Kalau tidak ada sumbunja ?

Apa guna main-main mata,

Kalau tidak ada sungguhnja ?


Was nützt es, eine Lampe anzuzünden,

Wenn ihr Docht nicht da ist ?

Was nützt es, mit den Augen zu spielen,

Wenn kein Ernst dabei ist?


A quoi cela sert d’allumer la lampe,

Si elle n’a pas de mèche ?

A quoi cela sert de jouer des yeux,

Si on ne prend pas la chose au sérieux ?


Ce pantoun est tellement connu, dit-il, qu’en Nouvelle-Guinée, des gens d’Ambon, de Banda et de Buton ont chacun prétendu que c’était un pantoun de chez eux. Je note au passage la traduction plutôt horrible (à mon point de vue, du moins) que Daillie, l’intégriste de la rime, a faite de ce pantoun-là :

A quoi bon allumer la lampe
Si la lampe n’a pas de mèche ?
A quoi bon m’allumer, la vamp
Si vraiment tu n’es pas de mèche ?

En tout cas, il n’y a rien d’étonnant à ce que le pantoun de la lampe et de la mèche soit l’un des plus connus : il fait partie des neuf premiers pantouns cités par Marsden dans sa fameuse Grammaire de la langue malaise (William Marsden : Grammar of the Malayan Language, Londres, 1812), et dont Georges Voisset vient d’en suivre la trace, depuis le XVIIème siècle dans un Dossier Pantun-sayang : (Dossiers Pantun-Sayang : Jean de Keno : le premier pantoun et la jolie sultane).

Nevermann cite encore un autre pantoun bien connu, un des plus beaux, dit-il, et au rythme très libre :

Permata djatuh diramput,

Djatuh dirumput, gilang.

Kasih umpama embun rumput,

Datang matahari, hilang.


Ein Edelstein fiel ins Gras,

Fiel ins Gras und rollte fort.

Liebe ist wie Tau auf dem Grase :

Es kam die Sonne, und er war fort.


Une pierre précieuse est tombée dans l’herbe

Est tombée dans l’herbe, a roulé et a disparu.

L’amour est comme la rosée sur l’herbe

Le soleil est venu, et elle a disparu.


Là le symbolisme était évident, dit Nevermann. Il l’est moins quand on ne connaît pas les usages. Et il cite ces deux pantouns qui font un ensemble, dit-il. Le premier est bien connu :

Wenn du ins Oberland hinauffährst,

Dann suche mir Kembodjablumen.

Wenn du zuerst stirbst,

Warte auf mich an der Himmelstür.


Si tu vas vers les hautes terres

Cherche-moi des fleurs de kambodja

Si tu meurs avant moi

Attends-moi à la porte du ciel


Le deuxième l’est peut-être moins (du moins pour moi) :

Pflücke mir nicht Kembodjablumen,

Pflücke mir lieber Jasminblumen.

Warte nicht an der Himmelstür,

Erwarte mich am Tor des Grabes.


Ne me cueille pas de fleurs de kambodja

Cueille-moi plutôt des fleurs de jasmin

Ne m’attends pas à la porte du ciel

Attends-moi plutôt à l’entrée du caveau


Ce pantoun ne prend de sens que si l’on sait que les fleurs de kambodja poussent dans les cimetières, dit-il, alors que le jasmin orne les fêtes et surtout les mariages. Il reste que, même ainsi, le lien entre les deux distiques n’est guère évident !


Les genres du pantoun.
Et puis Nevermann continue son étude selon les différents « genres » :

Le pantoun énigme, pas toujours très intéressant pour nous.

Le pantoun d’amour, qui est aussi le pantoun des jeunes, le pantun muda, dit-il. Il en cite une bonne cinquantaine. Certains sont connus, comme ceux-ci :

Wäre es nicht wegen der Sterne,

Würde der Mond so hoch steigen?

Wäre es nicht deinetwegen,

Wäre ich dann gekommen?


Si ce n’était à cause des étoiles,

La lune monterait-elle si haut ?

Si ce n’était pour toi,

Serais-je venu jusqu’ici ?

-

Schnitzereien aus dem Lande von Batavia –

Die junge Betelnuss wird in zwei Teile gespalten.

Ich denke immer wieder in meinem Herzen:

Ein Kissen und zwei Köpfe.


Des sculptures en bois de Batavia –

La jeune noix de bétel est coupée en deux.

Je pense toujours au fond de mon cœur :

Un oreiller et deux têtes.


D’autres le sont moins, comme ceux-ci :

Die Tigerin schlägt mit dem Schweif.

Mit dem Schweif schlagen ihre Jungen.

Du bist wie der Stern des Ostens

Und erfreust mein Herz so sehr.


La tigresse bat de sa queue.

Et battent de leurs queues, ses petits.

Tu es comme l’Etoile de l’Orient

Et tu réjouis si fort mon cœur.

-

Der gelbe Betelpfeffer hat lange Stengel.

Nur schade, dass er im fremden Garten wächst.

Die gelbe Schöne hat lange Haare.

Nur schade, dass sie einem andern gehört.


Le betel jaune a de longues tiges

Quel dommage qu’il pousse dans un autre jardin

La belle jaune a de longs cheveux.

Quel dommage qu’elle appartienne à un autre.

-

Das Kopftuch mit dem grünen Muster

Lege ich über der Treppe nieder.

Die Wunde an der Hand rührt vom Messer her,

Die Wunde im Herzen von deinen Worten.


Le foulard au motif vert

Je le dépose sur l’escalier.

La blessure à ma main provient du couteau,

La blessure à mon cœur provient de tes paroles.


L’un des pantouns dits d’amour qu’il cite m’interpelle parce qu’il rappelle l’un des neuf pantouns que l’on trouvait dans la Grammaire de la langue malaise de Marsden (ouvrage cité). Voici la version Nevermann :

Das weisse Pferd hat schwarze Füsse

Und soll das Pferd des Sultans Iskandar werden.

Die schwarze Liebste hat viele Liebkosungen.

Man  kann nicht beschreiben, wie es wirklich ist.


Le cheval blanc a des pattes noires

Et est destiné à être le cheval du Sultan Iskandar.

L’amante noire a beaucoup de caresses.

On ne peut décrire ce qu’il en est, réellement.

Et voici le texte du pantoun cité en malais par Marsden :

Kuda putih hitam kukunya

Akan kuda Sultan Iskandar

Adinda hitam banyak cumbunya

Tidak boleh kata yang benar


Que Aristide Marre avait traduit ainsi (c’est Georges Voisset qui le cite dans une publication à venir sur les neuf pantouns de William Marsden) :

Cheval blanc aux pieds noirs

Est un cheval pour le Sultan Iskandar.

Ma jeune amie est brune et pleine d’attraits,

Mais elle n’est pas capable de dire la vérité.

Je crois que là Nevermann est pris en flagrant délit de contresens. Je fais évidemment bien plus confiance à notre Aristide… 

Nevermann cite aussi des groupes de deux pantouns qui se répondent, comme celui-ci, tellement charmant, malgré l’avertissement qu’il sous-entend :

Streiche nicht über die junge Reispflanze.

Ihr Halm wird geknickt und deine Hand zerschnitten.

Folge nicht dem jungen Herzen,

Sonst hast du lange Zeit Schaden und Verderben.


Wenn ich über meinen Reis streiche,

Wenn ich streiche, bricht er ?

Wenn ich meinem Herzen folge,

Wenn ich ihm folge, ist es etwas Böses?


Ne passe pas ta main sur la jeune plante de riz,

Sa tige sera pliée et ta main coupée

Ne suis pas ton jeune cœur,

Sinon tu souffriras longtemps dommage et désolation


Si je passe la main sur mon riz,

Si je la passe, va-t-il se briser ?

Si je suis mon jeune cœur,

Si je le suis, est-ce quelque chose de mal ?


Et puis il y a le pantoun d’amour lié. Nevermann parle de pantun berdjahit-djahit. En allemand il appelle cela des pantouns cousus ensemble. Ou plutôt traversés par un même fil de couture. L’exemple qu’il cite semble tiré d’un hikayat où les deux amants ont été séparés et se déclarent réciproquement l’intensité de leur désir par pantouns et contre-pantouns obéissant strictement aux règles du pantun berkait. Voici les deux premiers pantouns (il y en a 8) (je ne les cite qu’en français) :

Lui : Fleurs de jasmin et fleurs de tjempaka

Les fleurs sont réunies dans la boîte de bétel

Sept nuits sont comme une seule nuit de désir

Tu n’es toujours pas venue à moi


Elle : Les fleurs sont réunies dans la boîte de bétel

Des œillets poivrés y sont aussi, de Peringit

Tu n’es toujours pas venu à moi

Mon désir n’est pourtant pas petit

L’expression du désir monte de pantoun en pantoun.

Lui : … Mon désir n’est pourtant pas petit / Je meurs un peu chaque nuit

Elle : … Je meurs un peu chaque nuit / J’enlace les coussins en pleurant

Lui : …  J’enlace les coussins en pleurant / Je voudrais mourir d’amour

Elle : … Je voudrais mourir d’amour / Quand je bois de l’eau, elle me blesse comme épines

Lui : … Quand je bois de l’eau, elle me blesse comme épines / Je ne veux pas dormir et je ne veux pas manger.

Elle : … Je ne veux pas dormir et je ne veux pas manger / Je t’offre mon corps, Maître.


Autres genres de pantouns encore : 

Pantouns de louange : pudji-pudjan. Comme ce pantoun courtisan, adressé à un couple princier :

Blaue Edelsteine mit Opalen,

Angeordnet von den Dienerinnen ;

Wie der Mond und die Sonne

Seid ihr inmitten der Hofdamen.


Joyaux bleus avec opales,

Arrangés par les servantes ;

Vous êtes comme la lune et le soleil

Au milieu de vos dames de cour.


Il existe d’ailleurs un genre de pantouns qui évoquent pierres précieuses, or et cuivre. Beaucoup d’entre eux sont originaires de Singapour. Parmi ces derniers je note celui-ci :

Ananasblätter und Nangkablätter,

Wie könnte man die zusammenwinden ?

Du bist Gold und ich Kupfer,

Wie könnten wir uns nahe sein?


Feuilles d’ananas et feuilles de nangka

Comment pourrait-on les nouer ensemble ?

Tu es or et moi je suis cuivre

Comment pourrions-nous être proches ?


Pantouns de courage. Celui-ci viendrait du Hang Tuah :

Gibt es Schilde aus Haarflechten ?

Haare benutzt man zu Fliegenwedeln.

Gibt es Eisen, das sich fürchtet ?

Wir sind jung, und das ist genug!


Existe-t-il des boucliers en nattes de cheveux ?

Avec les cheveux on fait des chasse-mouches.

Existe-t-il du fer qui a peur ?

Nous sommes jeunes, et cela suffit !


Pantouns de modestie. Le Professeur Nevermann doit en être un, de modeste, puisqu’il met un tel pantoun à la fin de son livre :

Patah kalam, habis dawat.

Djuru bahasa pulang rumahnja.

Kitab sjair pantun tamat.

Pengarang minta ampun salahnja


Die Schreibfeder ist zerbrochen, die Tinte zu Ende.

Der Dolmetscher begibt sich nach Hause zurück.

Das Buch der Sjairs und Pantuns ist beendet.

Der Verfasser bittet um Vergebung für seine Fehler.


La plume est cassée, l’encre est finie.

L’interprète retourne à la maison.

Le livre des sjairs et des pantouns est terminé.

L’auteur prie qu’on lui pardonne ses erreurs.


Vient un chapitre intéressant : il l’intitule : pantun dagang, le pantoun de mélancolie. Et il explique : dagang signifie en réalité étranger. Et comme les commerçants en Indonésie étaient plutôt des étrangers, le terme orang dagang a pris le sens de commerçants. Les Malais n’étaient pas des commerçants dans l’âme. Mais ils étaient avec les Polynésiens les plus extraordinaires navigateurs du monde, dit Nevermann. Et les Malais comme d’ailleurs les hommes de Makassar et ceux de Bugi du sud des Célèbes, ceux de Buton et de Badju, ont un profond amour de la mer. Ce n’est pas pour l’or et l’argent qu’ils prennent la mer mais pour l’aventure, l’appel du lointain, le risque aussi. Mais quand ils sont loin ils aspirent au retour, leur pays natal leur manque, ils ont la nostalgie. Alors ces pantouns qui sont chantés par ceux qui partent au loin, dans les terres étrangères, sont devenus les pantouns de la tristesse, de la mélancolie. D’autant plus que les naufrages sont fréquents et que tous ne rentreront pas. Et puis le pantun dagang est aussi devenu le pantoun de ceux qui ont été frappés par le malheur, de ceux qui ont un poids sur le cœur. C’est parmi ces pantouns que l’on trouve celui du navire de Surati :

Es kam ein Schiff aus Surati.

Tot ist der Zimmermann, tot die Matrosen.

Wenn ich nicht bekomme, die nach meinem Herzen ist,

Will ich Junggeselle bis zum Tode bleiben.


Il vint un navire de Surati

Mort le charpentier, morts les matelots

Si je ne puis obtenir celle qui est selon mon cœur

Je resterai célibataire jusqu’à ma mort.


Et à la fin du chapitre je tombe sur un pantoun qu’avait évoqué Henri Fauconnier dans Malaisie. Souvenez-vous, cela se passe quand Smaïn et son frère lisent et récitent des pantouns et que Rolain les explique : « Ecoute encore (dit Rolain) :

Nasi basi atas para

Nasi masak dalam perabu

Pachat kaseh badan sengsara

Hidop segan mati ta-mahu


Un aussi court poème doit être lu lentement comme on regarde lentement une petite nature morte. C’est une nature morte en effet : du riz aigri, abandonné dans une barque. Nous pensons à un voyage ou à une aventure, à celui qui était dans la barque et qui fit cuire le riz, qui avait faim alors, - et pourtant cette nourriture est restée là intacte, et nous pressentons un drame. Ou peut-être ce riz blanc dont personne ne veut plus est-il lui-même symbolique. Les deux derniers vers décèlent l’état d’âme du tableau :

« Lividité amoureuse, chair torturée,

Vivre est insipide et on ne veut pas mourir… »

C’est l’expression d’un découragement si profond, explique Rolain, qu’aucun désir ne subsiste plus, pas même celui de la mort. »

Et voilà la traduction de ce pantoun par Nevermann :

Gärender Reis auf dem Bord,

Gekochter Reis im Boote –

Erstorben ist die Liebe und der Körper elend.

Das Leben ekelt mich, und ich möchte doch nicht sterben.


Du riz aigri sur le bord

Du riz cuit au fond de la barque

Mort est l’amour et le corps au plus mal

La vie me dégoûte et pourtant ne voudrais mourir

Et Nevermann continue : pantouns de moquerie, pantouns des Anciens, appelés pantun nasihat. Puis fait une parenthèse : les pantouns d’Abdullah, le professeur de langue. Ce n’était pas un vrai Malais, dit-il, même s’il est né à Malacca. Ses ancêtres étaient arabes et indiens. C’est lors d’un voyage auquel il a participé, en 1838, comme interprète pour le compte de commerçants juifs et chinois et en compagnie de l’Anglais Grandpré et du Chinois Ko An, qu’il a commencé à s’intéresser au pantoun. Le voyage l’avait conduit de Singapour à Kelantan. Il raconte ses aventures dans un livre de voyages célèbre : Relation du voyage en mer d’Abdullah. Et c’est là qu’il cite de nombreux pantouns. Des pantouns qu’il a recueillis à Kelantan et auprès des marins qu’il a rencontrés. Ce qui fait que pratiquement tous ses pantouns parlent de la mer et de ceux qui la parcourent. Je trouve presque tous les pantouns sélectionnés par Nevermann très poétiques au point que je soupçonne même Abdullah d’avoir retravaillé complètement les pantouns qu’il a reçus des marins, ou même de les avoir créés lui-même. Mais je ne suis pas sûr qu’il s’agisse toujours de vrais pantouns. Je vais quand même citer l’un d’eux :

Man angelt in der Tiefe des Strudels.

Wem gleicht die Schale der Dukufrucht?

Man spielt mit der Liebe der Menschen,

Und die Seele hängt an der Spitze des Nagels.


On jette l’hameçon tout au fond du tourbillon

A qui ressemble la coquille du fruit Duku ?

On joue avec l’amour des hommes

Et l’âme est suspendue au bout du clou.


Le chapitre qui suit m’intéresse beaucoup : le pantoun astrologique. Pourquoi ? C’est que Hans Overbeck avait publié un article concernant ce type de pantouns, intitulé, The « Rejang » in Malay Pantuns dans le Journal de l’Asiatic Society (Hans Overbeck : The « Rejang » in Malay Pantuns, Journal of the Royal Asiatic Society, Straits Branch, Singapour, N° 67, 1914). Il avait donné un certain nombre d’explications mais n’avait pas fourni d’exemple de ce genre de pantouns, en traduction anglaise. 

Nevermann donne d’abord des explications complémentaires. Ce sont les métis malais-chinois de Singapour, dit-il, qui connaissent des formules relatives aux constellations célestes et qui traduisent l’influence qu’elles sont censées exercer sur les hommes pendant les différents jours du mois lunaire. Ce genre de croyances existe également sur le continent et dans les îles de l’Indonésie mais c’est à Singapour qu’on les a fixées sous la forme de pantouns. Et alors que Overbeck avait indiqué qu’à chaque jour correspondait un pantoun dont le premier vers contenait le symbole du jour en question (en général un animal) et que, dans certaines collections, il était suivi de trois autres pantouns évoquant le même symbole, Nevermann cite les pantouns en question, au moins pour les quatre premiers jours dont les symboles sont le cheval (kuda), le cerf (kidjang), le tigre (harimau) et le chat (kuching). Voici le pantoun du premier jour :

Für den ersten Monatstag ist das Zeichen das Pferd

Das schwarze Pferd mit dem Sattel aus Tuch,

Immerfort sei der Liebsten ein Freund

Und plane nichts mit einer andern.


Le signe du premier jour du mois est le cheval

Le cheval noir avec une selle en tissu

Reste toujours l’ami de ton aimée

Et ne fais pas de projets avec d’autres qu’elle


Les trois pantouns suivants évoquent effectivement tous le cheval et sont donc liés au premier. Je ne vais citer que les premiers vers de chaque pantoun (et me limiter au français) :

Les chevaux du seigneur sont cinq camarades

-

Le cheval blanc se trouve dans la citerne d’eau en terre cuite

-

Il y a beaucoup de chevaux dans le pays des Keling.


Et voici le pantoun du deuxième jour :

Le signe du deuxième jour est le cerf

La femelle du cerf dans la forêt d’Atjeh

Il est vrai que brille l’or d’apparat

Ou est-elle, celle que j’aime ?

Et là aussi je vais citer les premiers vers des trois pantouns liés au premier par le symbole du cerf (toujours donnés par Nevermann) :

Le cerf d’or était dans la forêt (y habitait, sauta et mourut)

-

Le jeune cerf était dans la forêt (et mourut, piqué par le scorpion)

-

Le jeune cerf a mangé des feuilles de pandanus

Nevermann tire ses exemples d’une collection de 84 pantouns rejang. Il n’indique pas sa source, mais il est probable qu’elle se trouve à Singapour (Voir : Panton dondang sayang baba pranakan, édit. Koh, Singapour, 1911). Les premiers distiques de chaque pantoun traitent du signe propre à chaque jour, et leurs images sont souvent assez poétiques. Quant aux deuxièmes, ils donnent des indications sur la façon dont les amoureux doivent se comporter et sur ce qui les attend. Voilà. Mais sont-ce encore de vrais pantouns ? Difficile à dire…

Nevermann continue son exploration du pantoun avec les sujets suivants : pantoun et religion, puis pantoun et Histoire. Si l’Islam est présent dans la poésie du syair, elle ne l’est guère dans le pantoun. Pourtant je retrouve parmi les quelques exemples qu’il cite une version du pantoun sacrilège que l’on trouve dans Malaisie de Henri Fauconnier.

Version Nevermann :

Liane auf dem Heiligengrabe, glückliche Liane,

Liane, die man in der Felsenspalte erblickt –

Der Prophet Mohammed liebte Gott.

Wo warst du denn zu jener Zeit?


Liane sur la tombe sainte, liane heureuse

Liane que l’on aperçoit dans la fente du rocher

Le Prophète Mahomet aimait Dieu

Où étais-tu alors, ma bien-aimée ?


Version encore un peu plus explicite chez Henri Fauconnier :

Liane sacrée, liane heureuse

Insinuant sa tige dans la fente du roc…

Le Prophète Mahomet aimait Allah…

C’est que toi, mon aimée, tu n’existais pas.


Henri Fauconnier donnait d’ailleurs le texte malais de ce pantoun :

Akar Kramat akar bertuah

Akar bertampok di-goa batu

Nabi Muhammad berchintakan Allah

Di mana-lab tuan masa itu.

Dans le chapitre pantoun et Histoire je retrouve un pantoun qu’avait repris le poète malais Amir Hamza dans un article de 1982 intitulé Pantun Melayu (Amir Hamzah : Pantun Melayu, dans Sastera Melayu Lama dan Raja-rajanya, Cet. 2, Jakarta, 1982) et traduit en allemand par Michael Gross dans le numéro consacré au pantoun de la Revue Kita de l’Association germano-indonésienne (Kita, das Magazin der Deutsch-Indonesischen Gesellschaft, 2/12 Pantun – Indonesische Dichtkunst). Hamza voulait donner un exemple de pantoun rappelant un fait historique. Dans ce cas il s’agissait de la mort du fils du Roi de Siam alors même qu’il avait clamé son intention de recommencer la guerre pour vaincre Malacca. Voici la version de Nevermann :

Tjau Pandan, der Sohn des Bubunnja,

Wollte Krieg gegen Malakka führen.

Es gibt einen Ring, in dem Blumen stecken,

Blumen, auf denen Tränen liegen.


Tjau Pandan, le fils de Bubunnja

Voulait faire la guerre contre Malacca.

Il y a un anneau piqué de fleurs

Des fleurs qui sont couvertes de larmes.

Nevermann trouve remarquable que l’on puisse évoquer avec autant de compassion la mort, jeune il est vrai, d’un ennemi.

Il cite encore un autre pantoun qui rappelle un fait historique, celui de l’enlèvement de la belle Tun Tedja par Hang Tuah, grâce à l’aide d’une vieille nourrice de la belle (voir la traduction de Hang Tuah par Overbeck. Voir : Hikayat Hang Tuah, die Geschichte von Hang Tuah, von dem Malayischen übersetzt von H. Overbeck, édit. Georg Müller, Munich, 1922) :

Vertraue nicht der alten Frau,

Die heimlich dein Haus betritt.

Vertraue nicht dem Tiger,

Der unter die Ziegen geht.


Ne te fie pas à la vieille femme

Qui entre en secret dans ta maison

Ne te fie pas au tigre

Qui se cache entre les chèvres.

Puis Nevermann passe encore en revue brièvement les pantouns que l’on trouve dans les hikayat et les pantouns des Contes du Pelanduk (il y a une collection de ces contes, dit-il, celle publiée par Klinkert en 1893, qui est remplie de pantouns mais malheureusement elle a été si mal copiée à plusieurs reprises que le sens de la plupart des pantouns est perdu).

Pantouns des autres ethnies.

Et puis Nevermann parle des pantouns des autres ethnies. C’était le sujet d’un article paru dans la revue Kita (référence citée) où la rédactrice en chef de la Revue, Helga Blazy, avait repris des extraits du livre de Nevermann.

1)    Les Baba Peranakan

A l’origine des métis entre Chinois et Malais ou Indonésiens, dit Nevermann (il explique l’étymologie du mot), ils sont, après plusieurs générations, marqués plus par la culture malaise que par la chinoise. Ils sont artisans, commerçants ou ont des métiers manuels. Du fait de leur habitat leurs pantouns sont plus citadins que liés à la nature. Un exemple :

Basilikum wächst neben der Tür.

Komm zum pflanzen in den Chinesengarten !

Ich liebe dich nicht so,

Wie der Staub die Erde liebt.


Le basilic pousse à côté de la porte

Viens planter dans le jardin chinois !

Je ne t’aime pas comme

La poussière aime la terre


Chez les Baba Pernakan de Malacca on évoque pourtant le Mont Lidang, visible depuis la ville comme ce pantoun-ci :

So hoch auch die Banane wächst,

Höher steigt noch der Rauch.

So hoch auch der Berg Lidang ist,

Höher noch ist meine Hoffnung.


Tant haut que pousse le bananier,

Encore plus haut monte la fumée.

Tant haut qu’est le mont Lidang

Encore plus haut est mon espoir


Il est vrai que c’est là un pantoun très connu puisqu’il apparaît également dans le Sri Rama (mais sans la mention du Mont Lidang) où Duwana, l’avatar indonésien du Démon Ravana, le récite à la femme de Rama qu’il espère convaincre de le suivre.

Et puis dans d’autres pantouns de ces Baba Perankan réapparaît l’authentique poésie malaise comme dans celui-ci :

Am Morgen ziehen die Wolken dahin.

Ein Stern wacht noch über dem Hügel.

Wenn man dein Bild im Herzen trägt,

Betrachtet man die Welt kaum noch.


A l’aube les nuages s’en vont

Une étoile veille encore au-dessus du mont

Quand on porte ton image au cœur

On ne regarde plus guère le monde


2)    Les pantouns d’Aceh.

La langue d’Aceh diffère suffisamment du malais pour être considérée comme une langue indonésienne à part, dit Nevermann. Il y a un pantoun qui me plaît et qui traduit assez bien, me semble-t-il, le caractère fort et guerrier des gens d’Aceh. Ici c’est une femme jalouse qui menace d’empoisonner son mari volage avec les poils de la moustache du tigre :

Uler daris mudik

Taloi kerung beneng di rekung sutra.

Penutar adat han mate ngon mise rimong

Bahle lun dak tung kulat Lamteba


Die Darisschlange geht stromaufwärts

Mit einem gedrehten Seidenfaden um den Hals.

Wenn du nicht durch die Tigerschnurrbarthaare stirbst,

Suche ich Giftpilze in Lamteba.


Le serpent Daris remonte le courant

Avec un fil de soie torsadé autour du cou

Si tu ne meurs pas par les poils de la barbe du tigre

Je chercherai des champignons vénéneux à Lamteba


3)    Les pantouns des gens de l’Île Ambon

La langue des habitants de l’île et de ceux des îles voisines n’est pas malaise mais proche de celle des premiers habitants des Moluques. Mais le malais est devenu la langue d’usage commun et, avec le malais, est arrivé le pantoun. Bien accueilli par cette population qui est réputée aimer la danse et le chant, il a fait la conquête du pays. Beaucoup de ces pantouns célèbrent l’amour, l’amour léger aussi (il y a beaucoup de poules à Papoua), mais aussi le métier et les dangers du plongeur de perles, du pêcheur (chansons à ramer) ou la vieillesse et la mort.

Frühmorgens pflanzt man Ingwer.

Kaum gepflanzt bekommt er Blätter.

Eines Tages seht ihr mich nicht mehr,

Und ich spüre die Monate und Jahre.


Tôt le matin on plante le gingembre,

Dès qu’il est planté lui poussent des feuilles.

Un jour vous ne me verrez plus,

Je sens peser les mois et les ans.


Mais ce sont les pantouns d’amour qui dominent, comme celui-ci :

Die Glühwürmchen am Bambuskap

Sind noch nicht zum Teakholzkap gekommen.

Was nützt die Liebe im Munde,

wenn sie nicht ins Herz dringt ?


Les vers luisants du Cap des Bambous

Ne sont pas encore arrivés au Cap du bois de tek.

Que me sert l’amour à la bouche,

S’il ne pénètre pas jusqu’au cœur ?


Ou comme celui de la fille délaissée (ah, oui, et la pluie apparaît souvent dans ces pantouns : il paraît qu’il pleut 350 jours par an à Ambon !) :

Dieser Regen ist ein Unglücksregen,

Und im Garten gerät nichts.

Dieser junge Mann ist ein Unglücksjüngling,

Denn die Verlobung kommt nicht zustande.


Cette pluie est une pluie de malheur,

Et dans le jardin rien ne prospère.

Ce jeune homme est un garçon de malheur,

Car les fiançailles ne se font jamais.


Il existe également à Ambon une forme raccourcie du pantoun, dit Nevermann. Aux vers de six syllabes seulement alternativement accentués. Et aux rimes pas toujours respectés. Influence hollandaise, peut-être, pense-t-il. Mais parmi tous les exemples cités je n’en vois aucun qui ait la caractéristique distinctive du pantoun, la séparation marquée entre les deux distiques.

4)    Autres îles, non malaises

Sur l’île de Seran dans les Moluques il y a des immigrants qui viennent du nord et parlent de nombreuses langues. Alors, là aussi, c’est le malais qui est langue commune et le pantoun a les couleurs de l’île d’Ambon :

Der weisse Reiher fliegt zum Himmel,

Bis zum Himmel, um zum Lichte zu kommen.

Küsse die Wange und fühle ihren Duft.

Dann zieht das Gefühl der Liebe ins Herz.


Le héron blanc monte au ciel,

Au ciel pour atteindre la lumière.

Baise sa joue et sens son parfum.

Alors c’est l’amour qui vient au cœur.

La situation est la même dans les Célèbes du Nord, à Manado, où le pantoun a accompagné la langue malaise (en fait indonésienne), même si là aussi on trouve des thèmes locaux.

A Kalimantan, on ne trouve le pantoun que chez les habitants malais ou métis des régions côtières. Les Dayaks ne connaissent pas le pantoun. Il n’y a qu’une histoire originaire de Tajan dans l’ouest de la grande île qui parle de pantouns. Une histoire assez plaisante. Un jeune homme nommé Budjang Lonjok arrive à un endroit à l’embouchure du Kapua où la population lui paraît bien inquiétante. Soudain l’un des habitants commence à réciter un pantoun :

Krabben sind Krabben.

Viele Krabben sitzen im hohlen Bambus.

Menschen sind Menschen.

Viele Menschen sitzen in unserem Körper.


Les crabes sont des crabes

Il y a beaucoup de crabes dans le bambou creux

Les hommes sont les hommes

Il y a beaucoup d’hommes dans notre corps

Alors Budjang Lonjok comprend subitement que ce sont des crocodiles mangeurs d’hommes qu’il a en face de lui. Alors il récite ce pantoun :

Erdtauben sind Erdtauben.

Sie fressen einen ganzen Korb Reis auf.

Stossspeere sind Stossspeere.

Mit ihnen sticht man in den Rücken der Krokodile.


Les pigeons sont les pigeons

Ils mangent tout un panier de riz

Les javelots sont les javelots

Avec eux on perce le dos des crocodiles

Alors les crocodiles, paniqués, se jettent tous dans la rivière.

Et à Florès on trouve une forme curieuse de pantoun que l’on chante en l’accompagnant de mots intraduisibles en vieux portugais :

Lindolo olé

Die magere Katze badet auf der Plane,

Sie badet auch auf dem Teakholzbrett.

Er ist nicht wegen des Essens mager,

Sondern weil er an die Blume seines Herzens denkt.

Lindolo olé, o élé bata, bata mété loni,

Lindolo olé.


Le maigre chat se baigne sur la planche

Il se baigne aussi sur le panneau en tek

Ce n’est pas à cause du manger qu’il est maigre

Mais parce qu’il pense à la fleur de son cœur.


Dans la dernière partie de son livre Nevermann évoque encore d’autres sujets, certaines histoires des Penglibur Lara par exemple, et puis il passe au syair, son origine, ses formes et contenus, donne des exemples (Bidasari, Ken Tambuan, Abdul Muluk, la Guere en Atjeh, etc.), et parle même des syairs des Non-Malais. Et de ce syair que l’on trouve à Ambon et dont les héros portent des noms hollandais : le Syair de Heintje et Neltje.


Le Gurindam

Et il termine avec deux pages qui traitent du Gurindam, un proverbe en deux vers rimés. Je ne le connaissais pas mais le trouve très plaisant. On y retrouve la concision du pantoun (je ne donne que les textes en français et en malais).

Quand on parle beaucoup,

le chemin débouche sur le mensonge

(Apabila banjak berkata-kata,

disitulah djalan masok dusta)

-

Quand le désir monte beaucoup ;

c’est un signe que la souffrance n’est pas loin.

(Apabil banjak berlebihlebhilan suka,

itulah tanda hampirkan duka.)

Encore deux autres :

Quand un enfant est mal éduqué,

il se croit plus grand que son père.

-

Quand on sème l’envie

on récolte beaucoup de flèches.

Voilà. On arrêtera là. De toute façon je vais y revenir, au Gurindam, sans une note séparée.

En guise de conclusion : Après Chamisso et Overbeck, Nevermann me semble avoir une importance toute particulière pour la zone linguistique germanophone du point de vue du pantoun. Pourquoi ? Parce qu’il est le premier à présenter au public de langue allemande une étude aussi fouillée sur ce sujet.

Chamisso a fait œuvre de pionnier, en ce sens qu’il est le premier à en parler en Allemagne, et qu’en plus, il est, très probablement, le premier Européen à avoir créé des pantouns dans une langue européenne. Au moins des pantouns liés. Mais il ne présente qu’un seul et unique pantoun malais. Et son étude ne comporte pas plus que deux pages ! 

Overbeck, bien que n’étant pas un universitaire et un chercheur professionnel, a apporté peut-être plus à la connaissance du pantoun, à la réflexion sur cet art poétique si particulier, sur ses origines, que le Professeur-Docteur Nevermann. Ayant vécu toute sa vie en « Insulinde », connaissant parfaitement la langue malaise ainsi que la javanaise, il a pu faire un grand travail de collecte sur place. Alors que Nevermann, tout en faisant un travail de collecte lui aussi, a acquis une grande partie de ses connaissances dans les écrits des prédécesseurs et les documents universitaires. Ce qui n’enlève rien à son mérite d’ailleurs. Je crois que le sujet lui tenait à cœur. Il l’a traité avec beaucoup d’empathie pour les peuples de l’Archipel. Il a d’ailleurs attendu les dernières années de sa vie professionnelle, juste avant de prendre sa retraite, peut-être pour prendre son temps, pour publier ce livre (alors qu’il a beaucoup publié au cours de sa carrière, art de la navigation, masques et sociétés secrètes, tissage indo-océanien, dieux de la mer du sud, etc.). Quant à Overbeck on ne peut que regretter qu’il n’ait jamais publié ce troisième volume de l’Insulinde qui devait être entièrement consacré au pantoun (et à la traduction du Sri Rama). C’est ainsi que Nevermann gagne par défaut. Il n’empêche : son livre est de 1956. Et contient 500 pantouns ! En France nous ne disposions à l’époque que du roman Malaisie de Henri Fauconnier. Les grandes études et traductions de Daillie et Voisset n’ont paru que plus tard.

(avril 2023)