Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 7 : André Weckmann et Peter André Bloch

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(L'oeuvre poétique complète d'André Weckmann éditée par le Suisse Peter André Bloch, Professeur émérite de l'Université de Haute Alsace. Analyses, commentaires et dialogues entre le poète et son éditeur)


Ce n’est qu’en 1997 – André Weckmann avait plus de 70 ans et réalisé le plus gros de son œuvre – que le Suisse Peter André Bloch, professeur à l’Université de Haute Alsace, auteur d’ouvrages sur la littérature allemande et suisse, et, entre autres, grand spécialiste de Nietzsche, rencontre le poète et lui propose d’éditer toute son œuvre poétique en dialecte en l’illustrant très largement d’interviews, de commentaires et de réflexions. Et en le rendant accessible aux monolingues en traduisant autant que possible les poèmes alsaciens en allemand et français et en s’arrangeant pour que tous les autres textes soient bilingues (français-allemands). Cet immense travail a été publié en sept volumes entre 2000 et 2007. Sept volumes qui sont passionnants à lire. D’abord parce que c’est le dialogue de deux humanistes d’une ouverture hors du commun. Et, ensuite, parce qu’on en ressort avec la ferme conviction qu’André Weckmann a été un des derniers à être capable de faire briller à ce point la poésie alsacienne dans ses trois composantes : français, alsacien et allemand. Ou, comme les deux amis l’expriment quelquefois : le français et les deux formes de l’allemand, dialecte et standard.
On parle beaucoup de guerre dans les deux premiers volumes, surtout dans le deuxième qui regroupe toute l’œuvre poétique de Weckmann de la période qui va de 1940 à 1972 et qui est intitulé Hàn’r de blöje Storike gsahn ? – Avez-vous vu la cigogne bleue ?. Parce que cette guerre était une expérience qui l’a beaucoup marqué.
André Weckmann est né le 30 novembre 1924 à Steinbourg près de Saverne. Comme tous les jeunes Alsaciens de sa génération il a été incorporé de force et envoyé sur le front russe. Où il a été grièvement blessé. C’était en Ukraine. Comment ne pas être marqué par une telle expérience quand on a à peine 19 ans, quand un camarade allemand, puis un officier allemand vous sauvent la vie alors que les chars russes risquent de vous écrabouiller, quand un autre soldat allemand, nazi, tire sur des femmes ukrainiennes qui vont chercher de l’eau au puits, quand d’autres femmes ukrainiennes, ailleurs, soignent les blessés allemands et leur apportent du lait alors que les Russes sont en vue, quand, bien plus tard, vous êtes en convalescence chez vous, que l’ordre arrive pour repartir et que vous décidez de déserter et de rester caché dans la cave de votre maison familiale, et que tout ce que vous voyez de votre cave c’est un marronnier avec ses feuilles d’automne jaunes et rouges et que vous vous demandez si les Allemands, vous découvrant, vont vous y pendre, et qu’en attendant vous faites un poème en dialecte sur l’arbre, tout cela peut changer un homme, de bien des façons. Le voici ce poème :

 

Spootjohr

Gaal un gulde fàlle d’Blätter
làngsàm in de stäub,
starwe sàcht im spootjohrwatter,
àltes, gröjes läub…

Ains no’m àndre, jedes leest si
ob gulde odder rot,
un ejedes blàtt ergibt si
sinem lànge dood…

Sunnestràhle rot wie flàmme
speele in de baim,
doch schun briele schwàrzi ràmme
ihre doodesraim…

Un so sàcht kummt d’nâcht do ànne,
starne glitzre schun,
dü sinksch làngsàm hinter d’dànne,
miedi spootjohrsunn…

Licht un luschti, d’oweliftle
speele mitem läub,
un die gaale, goldne blättle
gäuklen in de stäub.

Arrière-saison

Jaunes et dorées, les feuilles tombent
lentement dans la poussière,
dans le temps de l’arrière-saison,
meurent et deviennent feuillage gris

L’une après l’autre chaque feuille se détache
qu’elle soit dorée ou bien rouge
et chaque feuille se donne
à sa longue mort…

Les rayons de soleil rouges comme flammes
jouent dans les arbres,
mais déjà de noirs corbeaux
éructent leurs cris de mort…

Et la nuit arrive tout doucement,
des étoiles brillent déjà,
tu t’enfonces lentement derrière les sapins,
soleil las de l’arrière-saison…

Léger et joueur, le souffle du soir
s’amuse avec le feuillage,
et les feuilles jaunes et dorées
tombent en se balançant dans la poussière


(traduction JCT)
(extrait de l’édition complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, Tome II, Oberlin, Strasbourg, 2000)


 
Je crois que le premier enseignement que l’on tire de tels événements c’est que rien n’est simple. On a beau détester le groupe dans son ensemble, cette Allemagne qui vous a forcé, vous Alsacien français, à revêtir cet uniforme vert de gris et risquer votre vie pour une cause que vous haïssez, on est bien obligé de reconnaître que c’est un Allemand qui a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Et même un officier allemand. Même encore plus tard, quand plus ou moins revenu de ses blessures, il demande une permission pour rentrer à Strasbourg, pour passer un examen, dit-il à l’officier qui le regarde dubitatif, et alors que c’est l’affolement général après l’attentat contre Hitler et l’écroulement du front de l’Est et que toutes les permissions sont bloquées, l’officier la lui accorde, sans demander aucun justificatif. Qu’a-t-il pensé ? Se dit-il. Y a-t-il cru ? Sûrement pas. Et il ajoute : au fond, eux aussi étaient des « incorporés forcés », des malgré-nous comme nous. Et je me souviens que mon ancien chef de production ici à Luxembourg, un Lorrain de Thionville, incorporé de force lui aussi et gravement blessé à la hanche, m’avait raconté : c’est un camarade allemand qui est venu me chercher sous le feu de l’artillerie, au péril de sa vie, et qui m’a traîné à l’arrière. Sans lui je ne serais pas là…
Mais, dans la masse, il y avait aussi les Nazis. André Weckmann raconte : à la fin nous n’étions plus que trois autour de notre poste de tir. Alors quand j’ai été blessé une première fois et que mon ami allemand allait m’aider à revenir en arrière je me suis souvenu que, responsable du tir, j’étais maintenant le chef et que les ordres voulaient que le poste de tir soit détruit avant que l’on se retire, alors j’ai demandé au nazi qui avait tiré sur les Ukrainiennes de rester et de s’en occuper. Signant, en même temps son arrêt de mort. Ce dont il allait se repentir plus tard. Se sentir coupable. Il raconte tout cela dans des pièces en prose que l’on peut trouver dans la petite Anthologie de poésie alsacienne de Martin Allheilig, au tome III Contes et Récits d’Alsace : Stàffe geh nit uf Shitomir (Ne vas pas à Jitomir, mon gars) et Han’r de blöje Storike gsàhn ? (La cigogne bleue). Mais cela aussi il fallait le comprendre : la peste nazie était plus profondément enracinée dans la masse qu’on le croit aujourd’hui. Là encore je vais revenir à mes propres souvenirs. Quand j’ai commencé à travailler au Luxembourg, je devais en même temps m’occuper de notre filiale allemande à Bergisch-Gladbach et, comme je devais souvent y travailler plusieurs jours de suite, j’avais pris une chambre chez un particulier. Mon hôte s’occupait du centre téléphonique de Bayer à Leverkusen mais était plutôt artiste et intellectuel, ayant dû interrompre ses études d’architecte à cause de la guerre. Il avait fait la guerre en Afrique sous Rommel, puis prisonnier des Américains avait été emmené aux Etats-Unis (quand, du train qui m’a emmené au Texas, me dit-il, j’ai vu les champs immenses où l’on stockait des milliers de jeeps, de chars et de canons prêts à partir pour la guerre, j’ai enfin compris qu’on n’avait aucune chance de la gagner !). Or, dans les camps de prisonniers, m’a-t-il raconté, on continuait à être gouverné en secret par les SS. Les Américains n’en ont rien su. Et, pourtant, ceux qui avaient l’air de trop collaborer, pouvaient même être condamnés à mort et exécutés dans le camp même. La terreur nazie continuait à régner. Et elle était encore suffisamment puissante pour s’imposer même là !

Weckmann, lui, est devenu non seulement un pacifiste absolu, mais aussi quelqu’un qui est à la fois ouvert aux autres, anti-nationaliste et anti-raciste. Mais en même temps totalement rebelle. Rebelle à tous ceux qui vous imposent la façon dont vous devez vivre. Ou mourir.
C’est ainsi qu’André Weckmann a fait ses débuts en poésie avec une poésie politique. Défense de l’identité mais ouverture aux autres. Défense de la langue alsacienne, mais amour des deux autres langues nationales (son premier roman est écrit en français, Les Nuits de Fastov, 1968, son deuxième en allemand, Sechs Briefe aus Berlin, 1969). Défense de l’environnement, un peu plus tard. Mais en même temps il fustige ses compatriotes qui font du nombrilisme. Et il n’excuse personne. Son long poème qui s’intitule Des gens comme il faut et qui commence ainsi : ce n’était pas nous, nous n’avons gazé personne à Auschwitz, finit par cette constatation bien amère : on n’a fait que regarder… Ce qui me fait penser à cette observation faite par l’un des chefs survivants de la révolte du ghetto de Varsovie, Marek Edelman : ceux qui regardent faire sont aussi coupables que ceux qui font.

 

ordendlichi lit 

mer sens net gsen 
mer hàn niëmes vergàst en auschwitz 
mer sens net gsen 
mer hàn niëmes uf sibirije gschéckt 
mer sens net gsen 
mer hàn net gschosse em vietnam 
mer sens net gsen 
mer hàn niëmes gfoltert em chili 
mer sens net gsen 
mer hàn niëmes lon verhungre en bombay 
mer sens net gsen 
mer hàn ken verzwîfelter ens wàsser gedréwe 
mer sens net gsen 
mer sen net schuld dràn dàss es àrmi get 
dàss es schwàrzi get 
dàss es derike get 
dàss es ziginer get 
mer sen ordendlichi lit 
mer fiëdere d väijel em wenter 
mer gan e zehner wann gsàmmelt wurd 
mer sen rüehigi lit 
un gan uns net met àndre àb 
naïn 
mer sen net gsen wo 
de chreschtüs gekrizigt hàn uf 
golgotha 

mer hàn numme 
züegelüejt 


des gens comme il faut 

ce n’était pas nous 
nous n’avons gazé personne à auschwitz 
ce n’était pas nous 
nous n’avons envoyé personne en sibérie 
ce n’était pas nous 
nous n’avons pas tué au vietnam 
ce n’était pas nous 
nous n’avons torturé personne au chili 
ce n’était pas nous 
nous n’avons laissé personne mourir de faim à bombay 
ce n’était pas nous 
nous n’avons poussé aucun désespéré à se jeter à l’eau 
ce n’était pas nous 
ce n’est pas notre faute s’il y a des pauvres 
s’il y a des nègres 
s’il y a des turcs 
s’il y a des tsiganes 
nous sommes des gens comme il faut 
nous nourrissons les oiseaux en hiver 
nous donnons dix centimes aux quêtes 
nous sommes des gens tranquilles 
et ne nous occupons pas des autres 
non non 
ce n’était pas nous 
qui avons crucifié le christ 
à golgotha 

nous n’avons fait que 
regarder 

(traduction JCT) 
(extrait de l’édition complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, Tome I, Oberlin, Strasbourg, 2000)

  

Quant au poème L’Ordre qui caricature l’esprit fasciste, on dirait qu’il est fait pour notre temps, un temps où le débat d’idées a fait place à la haine et la violence. 


ordnung 

wàs i net versteh 
sawi s esch latz 
un wàs latz esch 
brengt mi en rààsch 
un wann i en rààsch ben 
nemmi a hewwel 
un häu druf 
uf àlles wàs latz esch 
wil i s net versteh 
ordnung müess sen 
ech màch 

l’ordre 

ce que je ne comprends pas 
je dis que c'est mauvais 
et ce qui est mauvais 
me met en rage 
et quand je suis en rage 
je prends un bâton 
et je tape dessus 
sur tout ce qui est mauvais 
parce que je ne le comprends pas 
il faut que l’ordre règne 
alors j’agis 

(traduction JCT) 
(extrait de l’édition complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, Tome I, Oberlin, Strasbourg, 2000) 



André Weckmann, dans une de ses longues conversations avec Peter André Bloch, le reconnaît lui-même : j’ai été très vite un poète engagé. Engagement dans la politique culturelle, défense de la langue, combat contre une assimilation forcée, défense de l’environnement, combat contre le racisme. Mais aussi contre tout dogmatisme. Beaucoup des poèmes qui évoquent les problèmes de langue et d’identité ont paru dans le Tome VII de la petite Anthologie de la poésie alsacienne de Martin Allheilig, consacré entièrement à André Weckmann, et ont déjà été cités par moi dans ma note sur cette Anthologie. Car, disait-il encore à Peter André Bloch : en même temps nous étions très vite conscients du fait que notre langue était en danger. Et, avec la langue, notre identité qui y était rattachée.
Le premier de ces poèmes, qui évoque la mort de la langue, je l’ai traduit en français en adoptant le même collage des syllabes qu’en alsacien, ce poème qui commence ainsi : wàssollisawe wannsekumme / unmihole unmifiëhre / ànd bàhr wuseléit / droweléit un schnüftnémeh… Et qui finit avec cette conclusion : kejjese wéddr enderhin / dàssr se metnémmt / dàssmrse frgasse / dann wàss hàmrschun ànereghet sawe / se esch junetmolnet / a réchtigi / sprôch gewann / galle ? / nà àlsu.
(quedois-jedire quandilsviendront / pourmechercher, pourmeconduire / au brancard oùelleestcouchée / couchéelà-haut et nerespireplus…
rejetez-là ànouveau danslerhin / qu’il l’emmène / qu’on l’oublie / car qu’est-ce qu’onenavait dites / elle n’avait mêmepasété / une véritable / langue / hein ? / alors hein.
)
(traduction JCT)

Le poème redd wiss néger fait allusion au slogan qui couvrait les murs à Strasbourg après la guerre et était même affiché dans les tramways, ce slogan si bête et si méprisant, C’est chic de parler français ! C’est à cela que répond André Weckmann avec son : speak white / redd wiss / nêger / wiss ésch scheen / wiss ésch nôwel / wiss ésch gschît / wiss ésch frànzeesch / frànzesch esch wiss / wiss un chic… Pas besoin de traduire, je crois.
Le 3ème poème est celui de l’identité. Savoir qui on est, savoir qui on a été, pour savoir qui on veut être : wésse welle mer / wésse welle mer wàs mer sen gsen / wésse welle mer wer mer sen / eerscht nô kenne mer bstémme / wàs mer welle ware

Et puis il y a le fameux poème chinois. Et André Weckmann donne la même explication que m’avait donnée Joseph Schmittbiel : en fait c’est une histoire qui provient de la guerre contre les Boxers en 1900. L’Alsace faisait partie de l’Empire germanique. Deux Alsaciens étaient couchés dans une tente militaire. Ils entendent un coq lancer son cocorico au petit matin. L’un des Alsaciens sort de la tente, l’autre appelle : « Wàs isch, Schàng, schint d Sunn schun ? » L’autre répond : « D’Sunn schint schints schun làng ! ». Alors les Prussiens de la tente à côté : « Ils sont quand même drôlement doués en langues, ces Alsaciens. A peine ici depuis quelques jours, et déjà ils parlent chinois ! ». 


chinesisch 

schàng dsunn schint schun làng 
schun fufzéhundert johr 
züe làng schun schintse schàng 
mr dunke se ens chlor 

un dich dezüe dü däuwer schàng 
wannd witersch dgosch ufrisch 
gajena jede bürefàng 
àn rhin un ill un brisch 
mr stecke di ene kenjelestàll 
mr verhunze dini seel äu bàll 
un kumm noch emol un wétt 
un kumm noch emol un trétt 

mr stecke di ene bàbeldurm 
atomkiëhldurm àm rhin 
dàssd kläin wursch wi e roder wurm 
un wecke di dert in 

schàng dsunn schint schun làng 
schàng schint dsunn noch làng 
un wilàng noch gets e schàng 
wilàng wilàng 

chinois 

schang le soleil brille depuis longtemps 
déjà depuis quinze cents ans 
cela fait trop longtemps que le soleil brille schang 
on va le tremper dans le chlore 

et toi aussi mon pauvre schang 
si tu continues à ouvrir ta gueule 
contre chaque piège à cons 
au rhin à l’ill à la bruche 

on t’enfermera dans une cage à lapins 
on te bousillera aussi ton âme 
si tu viens encore à émettre des voeux 
si tu viens encore à taper du pied 

on t’enfermera dans une tour de babel 
une tour de refroidissement atomique au rhin 
que tu rapetisse comme un vermisseau rouge 
et on t’y mettra en conserve 

schang, le soleil brille depuis longtemps 
schang le soleil brillera-t-il encore longtemps 
et jusqu’à quand y aura-t-il encore un schang 
jusqu’à quand jusqu’à quand 

(traduction JCT) 
(extrait du Tome VII de la petite Anthologie de la poésie alsacienne, 1975) 



Mais André Weckmann a aussi écrit beaucoup de poèmes qui défendent l’écologie. Ou, plus généralement, l’aliénation comme celui-ci :

 

Aliénation 

lon d walder àbholze 
lon d’acker betoniëre 
lon de bàch gràdstrecke 
lon d vogese verböjje 
lon d làndschàft verhunze 
lon de rhin verrecke 
lon d kàminer géft kotze 
un seje gedrôscht : 
es màcht si àllewil ainer e bàtze gald debi 

loni uf d zeh dratte 
loni uf d nàs spitze 
loni d kàpp ewer d äujje zejje 
loni d wurzle àbschnîde 
loni d sprôch verwurje 
un sejje gedrôscht : 
es verdënt si àllewil ainer e röts reckel debî 

un jetz 
gehn haim 
wascheni d hand 
setzeni vor d télé 
loni met 
kitsch stopfe 
loni s hérn ufwaiche 
loni d seel plàttwàlze 
un 
wann de speaker bonsoir het gsait 
hankeni uf 

Aliénation 

laissez déboiser vos forêts 
laissez bétonner vos champs 
laissez rendre vos rivières droites 
laissez construire vos vosges 
laissez démolir vos paysages 
laissez polluer le rhin 
laissez les cheminées cracher du poison 
et soyez tranquilles : 
il y en aura toujours un qui fera beaucoup d’argent avec 

laissez-vous marcher sur les pieds 
laissez-vous cracher sur le nez 
laissez-vous couvrir les yeux avec votre casquette 
laissez-vous couper vos racines 
laissez-vous étrangler votre langue 
et soyez tranquilles 
il y en aura toujours un qui va gagner une faveur avec 

et maintenant 
rentrez chez vous 
lavez-vous les mains 
asseyez-vous devant la télé 
laissez-vous bourrer la tête de kitsch 
laissez-vous ramollir la cervelle 
et 
quand le speaker aura dit bonsoir 
allez vous pendre 

(traduction JCT) 
(extrait du Tome VII de la petite Anthologie de la poésie alsacienne, 1975)

  

Mais cette poésie que j’appelle politique est en même temps complètement révolutionnaire dans sa forme. De toute façon, c’est encore Weckmann qui le raconte à Bloch, nous autres poètes alsaciens de l’après-guerre, nous voulions faire autre chose. Avec tout le respect que nous devions aux anciens, aux Matthis et à Nathan Katz, nous voulions regarder vers l’avenir, voir les problèmes du présent. Et, en même temps, nous voulions aussi rompre avec la forme. Et il cite le début du poème de la Cathédrale de son ami Germain Muller : Dis, tu connais Abraham ?/C’était un juif qui avait une grande barbe./Eh bien, Abraham, c’est moi !/Sans blague !/J’ai sacrifié mon fils./Je l’ai sacrifié à la Cathédrale. Mais Weckmann a révolutionné la forme bien plus que le créateur du Barabli. Il y a du rythme, des allitérations, des assonances, des jeux avec les mots, avec les sens des mots, avec les non-sens. Cela devient, certaines fois, un véritable maelström. Il faut dire qu’une fois Steinbourg libéré, et lui du même coup, il commence par diriger la section locale des FFI, puis travaille pour les Américains, découvre la musique des Noirs, le jazz, le blues et… le rythme. Et le rythme pour lui, c’est la vie. Et, en même temps il constate que son dialecte a son propre rythme. D’ailleurs, dit-il, chaque dialecte a son propre rythme, sa propre coloration sonore, ses propres motifs, son propre vocabulaire et son trésor d’images. Tout est dit. 
Le poème intitulé Berceuse qui est comme un retour vers des thèmes moins violents est aussi un bon exemple du rythme weckmannien. Il est vrai que ce poème a été mis en musique.

 

Schlofliedel 

Schlof min bubbele scheen 
d’angel straije rose 
uf alli alli stroosse 
wo die bubbele gehn – 

un àlli bliemle dible natt 
drum erum un hinterhar 
un vaijel màche luft un schatt 
mit ihre flejjel hin un har 
fir hunderti 
fir dösigi 
so lieb un brav wie dü – 

schlof min bubbele scheen… 

un sehsch de nit wie s’hasel kummt 
un bringt dir klaini hasle mit 
un sehsch de nit wie ’s kitzel kummt 
un bringt dir klaini kitzle mit 
un’s schwalmel kummt 
un’s hundel kummt 
un danze ringelreih – 

schlof min bubbele scheen… 

un sehsch de jetz un sehsch de jetz : 
ihr gehn in d’màtte gehn àns meer 
un schicke en de starne schmitz 
un ritte ufem schüm vum meer 
de mond enàb 
um d’walt im tràbb 
im ritte-ritte-ross – 

schlof min bubbele scheen… 

doch àlli manner uf de walt 
se danke nit àn dich un mich 
se bàlje sich fir macht un gald 
lon d’müeder un ihr kind im stich 
bees isch de kriej 
maikafer fliej 
mir nit ins bummerlànd – 

doch schlof jetz numme scheen 
dann d’angel hàn noch rose 
fir àlli àlli strosse 
wo die bubbele gehn. 

Berceuse 

Dors mon enfant joli 
les anges sèment des roses 
sur toutes toutes les routes 
où vont les petits enfants. 

et toutes les fleurs trottent 
à leur tour tout autour 
et les oiseaux de leurs ailes 
battent de l’air battent de l’ombre 
pour des centaines 
des milliers 
de bébés sages comme toi… 

et ne vois-tu pas le lièvre venir 
à toi avec ses levrauts 
et ne vois-tu pas la biche venir 
à toi avec ses faons 
et venir l’hirondelle 
et venir le petit chien 
et danser une ronde… 

et regarde bien regarde bien 
vous allez dans les prés vous allez à la mer 
vous envoyez une bise à toutes les étoiles 
vous glissez de la lune 
tout autour de la terre 
hue mon cheval hue… 

mais tous les hommes sur cette terre 
ne pensent guère à toi ni à moi 
ils se battent pour puissance et richesse 
et délaissent la mère et l’enfant 
méchante est la guerre 
gentil hanneton ne vole pas 
au pays de Poméranie… 

dors à présent bien sage 
il reste aux anges beaucoup de roses 
pour toutes les routes 
où vont les petits enfants. 

(texte français de Jean-Paul Gunsett) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome II, Oberlin, Strasbourg, 2000)

 


Mais il y a aussi des poèmes d’amour. Car André Weckmann est aussi capable de tendresse. Et ses images sont toujours magnifiques.

 

Wo kummsch dü hàr 

maidel 
wo kummsch dü har 
maidel 
wo si spiejelt ém wàsser 
wo raizelt ufme mondstrànk 
wo dànzt én mine äuje 
wiene wirwelwind vun blüescht 
wo durich e hàrf zejt 
wiene kraise vun flocke un krischtàll 
durich e gläserichti winternâcht 
un stellt de spotsummer àls sàttgrien 
un diefroter strüss in de kupfere 
vàse 
un hankt de maiemorje iwer si én hallgulde 
reeselrot in 
dàntelle wie schümig gekrüselter 
schnee 
wie wisses rosemeer um 
sàmmetenes helfebain 

maidel 
wo retzelt starne un hàmschtert müssik 
wo mit haimysle fischt so mànich harz 
un draimt un draimt 
mit kleedüse fiessle uf owerrotem 
sànd 
un um d’bàckegriewle spritzelt 
d’sunn 
maidel 
o maidel 
wo kummscht dü har ? 

D’où viens-tu ? 

d’où viens-tu ? 
dis 
d’où viens-tu ? 
tu te mires dans l’eau 
tu te balances sur une corde de lune 
tu danses dans mes yeux 
toi tourbillon de pétales 
toi caresse de harpe 
en neige et cristal des roides nuits d’hiver 
l’automne sous tes doigts 
se fait bouquet vert dru et 
rouge profond dans un vase de cuivre 
l’aube de mai te vêt 
d’or pâle et d’églantine 
et mousse la dentelle de neige 
la blanche écume de roses 
sur tes genoux ivoire et velours 
de lune 

toi 
grapilleuse d’étoiles 
toi 
butineuse de musiques 
qui appâtes les cœurs au chant du grillon 
et qui rêves rêves 
tes pieds posés sur la grève du couchant 
tes pieds douceur du jeune trèfle 
et les éclaboussures de soleil 
dansent sur tes joues 
jeune fille 
ô jeune fille 
d’où viens-tu 
dis ? 

(version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome II, Oberlin, Strasbourg, 2000) 

Wie blüem un frucht 

uf blundem hàlme zindt e gold 
àm griene naschtel hankt e rot 
uf ràhnem stangel dànzt e lied im owehüech – 
dü bisch wie blüem un frucht zeglich 
dü bisch wie arn un soot 
un dini starne drawe gold 

Im sàmmetdeppi wàrt de klee 
un roti ard het wàrmi brischt 
in àlle mine màtte summt e wirzigs hai – 
dü gehsch uf dinre summerstai 
uf dinem gsicht lejt màndelblüescht 
uf dinre hüt noch schnee. 

In àlle sunne drinke d’rawe 
in àlle falder klopft e blüet 
àn àlle nascht in döisig forme d’hoffnung hankt – 
dü bisch die frucht wo Gott mir schankt 
bisch soot vun lieb un müet 
dü bisch min beschtes lawe. 


Comme fleur et fruit 

L’or éclate dans la blondeur du chaume 
le rameau vert se pare de pourpre 
un chant du soir virevolte sur chaque tige – 
tu es ma fleur tu es mon fruit 
tu es moisson tu es semence 
et dans tes yeux je découvre l’or 

Sur son tapis de velours le trèfle patiente 
rouge et chaude la terre offre son flanc 
un arôme de fenaison inonde mes prairies – 
et tu t’en vas par les sentiers de l’été 
le visage en fleur d’amandier 
le corps encore teint de neige. 

Les vignes s’abreuvent de mille soleils 
La sève bat dans toutes les ramures 
Et l’espoir innombrable se balance aux branches – 
tu es cette moisson que Dieu me révèle 
tu es ma semence d’amour et de foi 
tu es ma vie la meilleure qui soit. 

(version française de Jean-Paul Gunsett) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome II, Oberlin, Strasbourg, 2000) 



C’est dans le tome III qui regroupe les poèmes de la période 1972 – 1980 et qui est intitulé De Schrej – Le Cri, que l’on trouve les poèmes sur la langue, sur l’identité et sur l’aliénation cités plus haut, avec leurs traductions en français par Weckmann lui-même. On y parle aussi du fameux Voyage à Wyhl (Die Fahrt nach Wyhl) lorsque Weckmann à vélo, avec un ami professeur, va rejoindre des Badois, des Suisses et d’autres Alsaciens pour s’opposer à la construction d’une centrale nucléaire. Et avant cela il y avait Marckolsheim qui, dit Weckmann, « alluma notre première révolte écologique ». Et on cite beaucoup d’extraits du recueil du Haxschissdrumerum (une formule magique !) paru en Allemagne en 1976. J’y ai trouvé un poème que j’ai bien aimé. Tristesse de l’automne et consolation par un chien :

 

Häili Walt 
un e fichti schnuffel 
vàme hund 
uf mim schankel 

e fîrel em herbscht 
pfreeme 
sangessle un 
walschkornstüde 
e krîdigi sunn 
eme baale 
nawel schlürt 
erum 
do un dert 
häili walt 
kàldi fiëss 
un wàrde uf 
nix 
e büssàrd visavis 
ufme gekepfte asche 
mer gügge uns ân 
schun zitter làng 
lànheh 

e fîrel 
em herbscht 
sangessle un 
àbgestànge häi 
wiss dànzt e räuchsül 
met bich un bréscht 
vorne un hénge 
morje 
sténkt de fràck 
nooch häiler walt 

em baale hankt e 
kaasigi sunn 
un uf mim schankel 
e fichti schnuffel 
vàme hund 

L’idylle 

Un feu d’automne 
du genêt 
des orties et 
des tiges de maïs 
un soleil crayeux 
accroché dans le peuplier 
la brume traîne 
de-ci de-là 
ô l’idylle et 
mes pieds froids 
et n’attendre 
rien 
comme ce busard 
sur le frêne étêté 
nos regards se croisent 
depuis longtemps 

un feu d’automne 
des orties et 
du foin pourri 
une fumée blanche danse 
dessine des ventres et des seins 
demain 
mon blouson sentira 
les remugles de l’idylle 

dans le peuplier 
un soleil crayeux 
et sur ma cuisse 
le museau humide 
de mon chien 

(Version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome III, Oberlin, Strasbourg, 2002)

 

Les poèmes des années 1980/1988 du tome IV de ses œuvres complètes, intitulé Bluddi Hand – Mains nues, marquent un certain tournant. Peut-être qu’avec l’arrivée de Mitterand et Jack Lang à la culture et Alain Savary à l’éducation, on sent un certain assouplissement dans la politique jacobine des langues régionales et un certain espoir renaît. Le professeur André Weckmann, agrégé d’allemand, peut, pour la première fois, en 1982, enseigner l’alsacien en classe. « Ce furent, pour notre mouvement culturel, des années euphoriques », dit Weckmann à Bloch. « Le nouveau recteur de l’Académie de Strasbourg, Pierre Deyon, associa le mouvement culturel alsacien… à l’élaboration d’une politique scolaire hardie, rompant avec le jacobinisme déculturant », ajoute-il. Mais cela n’a pas duré. La porte ne fut « qu’entrebâillée ». Mais « il y eut d’autres bonheurs », dit encore Weckmann. Celui de se replonger dans la langue allemande, ce qu’avaient déjà fait deux de ses collègues poètes un peu plus jeunes, Adrien Finck et Conrad Winter. « Un allemand nourri de sève alsacienne ». C’est là que se place ce très beau poème qui célèbre la langue allemande dont j’ai déjà parlé sur mon site Bloc-notes. Le poème s’intitule Betbur. C’est le nom d’une église romane d’un village disparu situé pas loin du village natal de Weckmann. Une église qu’il a souvent visitée avec toujours beaucoup d’émotion. Voici le début du poème :

Les épis courts et drus du jeune blé, lances vertes aux reflets métalliques.
Et le chemin de terre de l’humilité rongé par la prêle et l’ortie et soudain
une éruption d’aubépine, vague rose et blanche dévalant du talus.
L’église au milieu de son kirchhof, au milieu de sa cour des défunts,
douzième siècle alaman et chrétien, rustique roman.
La porte est ouverte, un oiseau s’y laisse glisser.
Betbur, mère d’un village disparu on ne sait quand ni comment,
Betbur tassée dans son sillon.
Au loin voguent les prés, le maïs, le houblon jusqu’à la falaise verte.
Lumière brisée tombe des Vosges, coulée diaphane bleuissant les verts,
verdissant les bleus, ocrant les argiles.


Et puis soudain :

Bet bur, prie rustaud.
Revit le peuple qui a été, qui aurait dû rester, qui ne l’est plus qu’à moitié.
Des lambeaux de prières, Vater unser der Du bischt, glissent le long des murs,
caressent les marques des tâcherons, s’agglutinent dans les ogives.
C’est ma langue, celle d’entre toutes les langues, tissant le silence de Betbur.
C’est ma langue étranglée dans la cathédrale, y enfouie, y perdue, qui ressuscite ici,
qui suinte des dalles, qui pleure des chapiteaux, qui tinte d’une cloche
qu’une main invisible… vient de toucher.
Frisson de bronze. Echo couleur vieil or rouille. Chant du couchant.
Abendrot. Note perdue par Bach. Vibration ténue, pénétrante.
Elle se transmet à toutes mes fibres, tous mes sens, à mon âme.
C’est de l’allemand. C’est le ditsch lent, adouci, chuintant, diphtongé des
dimanches du Sud germanique, mélange de langue populaire et de langue sacrée :
Vater unser der Du bischt. Weisch dü ? Sais-tu?
Je sais que je suis né ici, m’entends-je répondre à la voix qui m’interroge,
qui me confirme. Que je suis né dans cette crèche, dans ce nid
sous le chapiteau couvé par cet oiseau.
Je sais qu’on a laissé la porte ouverte pour que je puisse appréhender le monde.
Qu’on l’a laissée ouverte pour que je puisse rentrer au bercail.
Je rentre. Guidé par la main invisible. La main qui tire la corde et fait
vibrer la cloche. Bronze doux et contenu, chant d’âme.
Mon âme chante un amour ditsch.
Les affranchis ont un sourire entendu là-haut sur leurs crêtes cérébrales.
Car l’allemand pour eux, c’est quoi : ces casques à pointe, ces croix gammées,
ces grosses nanas nattées et wagnériennes,
ces Gretchen laiteuses, ces blonds fadasses, ces pas cadencés,
ces Professeurs Knatschké, ces Eric von Stroheim…
ou encore des langueurs de brumes, des fantasmes d’elfe, les jambes
de l’Ange bleu, les moustaches de Fassbinder, un tambour de Dantzig…
ou encore les suicidés de Stammheim, les capitaux en Mercedes,
les skins néo-nazis et les canonniers de la Bundesliga ?
Je balaie tout cela d’une poignée d’orties. Ça c’est l’allemand des autres.
Le mien est de noisette et de blé. Le mien a la voix de la tourterelle.
Le mien est fleur de tilleul. Le mien est de Vater unser. Le mien c’est :
schlof biewele. Le mien c’est : kumm schatz. Le mien c’est : Röslein rot.
L’aubépine qui enveloppe mon chemin.
Le mien c’est d’avant tout. Le mien c’est d’après tout. C’est le lait et les lèvres.
Le mien se touche, se caresse, se boit, se mange, se prie,
se rit, se rêve, se vit.
Le mien c’est cette cloche de Betbur.
Et je baise la main qui l’a effleurée et je recueille le souffle de voix cuivre doux,
le porte à ma joue, m’y chauffe le cœur : j’en aurai besoin désormais
pour être.
Je m’y coucherai pour mourir.
Et l’oiseau s’envole de son nid. Il chante maintenant du tilleul :
Ephata ! Ouvre-toi ! Et chante la cloche : Ephata !
Le soleil tombe d’une des fenêtres d’ouest qui m’enveloppe. Le cocon glisse sur les dalles,
glisse sous le tilleul, glisse dans le sillon, glisse dans l’aubépine.
Je marche dans la plaine.
La plaine ouverte, toutes clôtures renversées. La plaine conciliant son
amour ditsch avec sa fraternité française.
Et il me semble que tout peut commencer, enfin !


(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome IV, Oberlin, Strasbourg, 2002)


Voilà. Il paraît que la Zeit a écrit que c’était là le plus beau poème de louange de la langue allemande qui soit. Un poème de louange de l’allemand écrit en français, quel beau paradoxe bien alsacien. Mais il y a encore autre chose : à le relire attentivement, ce poème, je me demande si c’est bien un hymne à l’allemand ou si cela ne serait pas plutôt un hymne à l’alsacien…
Les textes rebelles de cette époque deviennent moins durs, mais font plus appel à l’absurde : une esthétique du combat, dit Peter André Bloch, bien adaptée à décrire un monde en décomposition, et il compare Weckmann à Ionesco, Dürenmatt (dont Bloch est un ami) et Butor. Comme dans ce poème où un paysan passe sept fois dans son champ, pulvérisant son poison, admirant l’arc en ciel ainsi produit, et la septième fois, le rossignol a enfin crevé ! Ou cet autre où l’on demande à Jésus de rester chez lui à faire la révolution chez les anges mais de ne pas se mêler de nos affaires à nous. On y trouve aussi beaucoup de poèmes où l’on joue avec les mots et les sons comme dans cet amusant texte sur l’argent extrait de Fremdi Getter (Dieux étrangers, dont Ammon, bien sûr) : 


gall s gald 
ja s gald 
gald gald 
hattsch gald 
dattsch gald 
schnall gald 
gaal gald 
schwar gald 
… 
ja s gald 
ja s gald 
s gald fahlt 
s gald fahlt 
joo 


Intraduisible, bien sûr. Mais cela me rappelle un autre joyeux manipulateur du verbe qui joue de l’allitération, de la répétition, du rythme et qui parle d’argent lui aussi, le prédicateur Abraham a sancta Clara :
« Was ist das ? Es ist ein Köder, an welches ein Jeder will beissen, es ist ein’ Feder, mit welcher ein Jeder will schreiben, es ist ein Tisch, bei dem ein Jeder will sitzen, es ist ein Fisch, den ein Jeder will fangen, es ist ein Bach, in dem sich ein Jeder will baden, es ist ein Dach, under dem ein Jeder will wohnen, es ist ein Glocken, die ein Jeder will laüten, es ist ein Brocken, den ein Jeder will schlucken, es ist ein Buch, in dem ein Jeder will lesen, es ist ein Tuch, in dem ein Jeder will brangen (?), es ist eine Mühl, in der ein Jeder will mühlen, es ist ein Ziel, wohin ein Jeder will laufen, es ist eine Weid’, wo ein Jeder will grasen, es ist ein Kleid, das ein Jeder will tragen. Was muss denn das Ding sein ? »
« In der Stärke ist ihm nichts gleich in der Welt. Samson hat viel gerichtet, Gideon…, David…, Joab…, Jahel…, etc., aber nicht so viel, als dieses Ding. Was muss es doch sein ? »
« Es schlagt alles, es jagt alles, es trutzt alles, es stutzt alles, es treibt alles, es reibt alles, es findet alles, es überwindet alles. Was muss es doch sein ? Gelt, es errats niemand ? Es ist schon erraten : Geld ist es. Das Geld will ein Jeder, das Geld ist das allerstärkste in der Welt, welches der Ecclesiast selbst bezeugt : pecuniae obediant omnes… ».

Intraduisible là aussi.
En introduisant le recueil Bluddi Hand (à mains nues) qu’il considère comme la plus belle de ses œuvres (dans cet « espace intermédiaire entre travail créatif et désespoir artistique »), Peter André Bloch cite un mot de Schiller qui m’a frappé : « la satire n’est rien d’autre que la représentation inversée de l’idéal ». C’est une belle formule pour rappeler qu’André Weckmann est avant tout un moraliste. Pourtant l’un des poèmes qui donne son titre au recueil (il y en a trois. Trois variantes) est encore bien gentil :

 

bluddi hand 
wàs kànni demet 
ânfànge 
ech kànn e strüss 
bende 
ech kànn en àpfel 
brache 
bluddi hand 
wàs kànni demet 
ânfànge 
ech kànn e gsecht 
datschle 
ech kànn e bruscht 
sträichle 
bluddi hand 
wàs kànni demet 
ânfànge 
ech kànn se uf d füscht 
läije 
ferdàss se wàrm wurd 
un s masser keje losst 
bluddi hand 
wàs kànni demet 
ânfange 
àlles 



Des mains nues : à quoi peuvent-elles me servir ? à nouer un bouquet, à cueillir une pomme, à tapoter une joue, à caresser un sein, à les poser sur un poing fermé pour que la chaleur le desserre et qu’il laisse tomber le coutelas. Des mains nues : à quoi peuvent-elles servir ? à tout.
(transposition de l’auteur)

Et pour finir André Weckmann chante à nouveau l’amour en débutant ainsi : mords dans la pomme, mange-la, car tout ce qui vient de la femme n’est qu’un retour au paradis ! (biss nin/un ess/dann/nur wàs vàm wib kummt/fiehrt ens pàràdies/zeruck)

Le tome V, intitulé e Wiid vor Babylon – Un saule à Babylone et consacré aux années 1989 à 2002, commence de manière enjouée : André Weckmann a écrit une grammaire de l’alsacien et s’amuse à jouer avec les mots et la syntaxe pour intéresser ses élèves. C’est ainsi qu’on découvre que le dialecte a un conditionnel. Avec lequel on peut jouer :

 

i wodd 
dàssd woddsch 
dàssi wodd.. 

je voudrais 
que tu voudrais 
que je veuille… 


« L’ellipse alsacienne est le voile diaphane qui révèle plus qu’il ne cache », dit Weckmann.

 

de haddi 
saet züem 
hàwi : 
wodde mr net düsche ? 
de hàwi 
saet züem 
haddi : 
metme elsasser 
düschi net 

le si j’avais 
dit au 
moi, j’ai 
et si on faisait l’échange ? 
le moi, j’ai 
dit au 
si j’avais 
je ne fais pas d'échange 
avec un alsacien 


Et puis comme l’alémanique ne fait pas de distinction entre le b et le p, on arrive à des juxtapositions étonnantes, comme dans ce : tout ce qu’on peut faire avec boum (wàs mr àlles met bum sawe kànn) 


bumbjefàhne 
bumbumstànd 
bumbernickel 
bum 

e bumbe match 
e bumbe bibbele 
e bumbeloch 
bum 

un 
velobumbe 
wàsserbumbe 
wàsserstoffbumbe 
BUM 

un fanion de pompiers 
un stand de bonbons 
un pain pumpernickel 
boum 

un sacré match 
une sacrée gonzesse 
un trou de bombe 
boum 

et 
une pompe de vélo 
une bombe d’eau 
une bombe à hydrogène 
BOUM 



Mais on découvre dans ce tome des textes bien plus sérieux, tellement tragiques qu’on hésite à les rapporter ici. Comme ce poème du tueur (du guerrier ? Non de l’exterminateur !) :

 

bim eerschte 
hesch noch geriidert 
bim zwaeite 
kurz gezuckt 
bim drette 
schun gelàcht 
nodhar 
eschs vàn ellaen geloffe 
… 
s esch aenfàch 
brü’sch dr gràd sawe : 
de mensch ben ich 
un zalli nume 
ungezefer 

à ton premier 
tu tremblas 
au deuxième 
ce fut un frisson bref 
le troisième 
te fit rire 
… 
c’est tout simple 
tu n’as qu’à te dire 
l’homme ici c’est moi 
ces autres ne sont que 
vermine 
(traduction de l’auteur) 



Ces années-là, dit André Peter Bloch, « sa production littéraire atteint une densité et une profondeur rares ».
Et puis la désillusion reprend aussi le dessus pour ce qui est de la langue. Deux textes en sonnent le glas : 



as lit schaeidzaeiche 

fer e mànn 
schlaet d gruuss glock zeerscht 
fer e fräü d zwaeit 
fer e keend 
lit s klaen gleckel ellaen 

un fer e spruuch 
litte se uf frànzeesch 

différentes façons de sonner le glas 

pour un homme, 
on commence par la grosse cloche, 
pour une femme par la seconde, 
pour un enfant 
on ne sonne que la petite cloche. 

Pour une langue défunte, 
Le glas est sonné en français. 

(Version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome V, Hirlé, Strasbourg, 2003) 

s elsasser mül 
esch fül 
worre 
hücht nume noch 
laeum 
ans fanschter 

la bouche alsacienne 
est fatiguée 
son souffle n’est plus 
que buée 
sur une vitre 

(Version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome V, Hirlé, Strasbourg, 2003)

 

Mais une fois de plus c’est l’amour qui sauve tout. Comme ce très beau et sensuel poème :

 

nawenànd leje 
un wärme düsche 
vàn mir ze dir 

min gsicht en dine hoor vergràwe 
draemle zepfe met liise rim 

mem fenger ewer d aeuje striche 
un d schleefle üs sàmmet un flüm 

d lébbel um din milel schliche 
schlimere ewer d fichte zähn 

en jeds no vàn de griëwle hüche 
e zéngele vàn minem fiir 

un unsri luscht düet prachti hâwe 
mer wellre gànzi frejhaeit leen 

no énànd rüeje 
un düses düsche 
vàn dir ze mir 

être allongés côte à côte : 
l’échange de chaleur 

enfouir mon visage dans tes cheveux 
y natter des rêves en rimes tendres 

passer mes doigts sur tes yeux 
et sur le velours de tes tempes 

mes lèvres flânent autour des tiennes 
glissent sur tes dents humides 

et déposent dans chacune de tes fossettes 
une flammèche de mon feu 

notre plaisir fermente et lève : 
lui laisser toute liberté 

puis se reposer l’un dans l’autre : 
l’échange de douceur. 

(Version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome V, Hirlé, Strasbourg, 2003) 



Avec la liturgie alsacienne, titre du tome VI – encore une surprise – on découvre une nouvelle facette d’André Weckmann. Sa religiosité. Des textes issus de la Bible, de l’ancienne et de la nouvelle. Psaumes et Passion. Prophètes et Histoire sainte. Mais le présent n’est jamais loin. L’angoisse du Christ à Gethsémani est aussi celle du poète. Quand Joseph se met en route pour Bethléem avec sa carriole, son âne, son foin et une étoile pour lanterne, on pense à d’autres migrants. Weckmann pensait à Sarajevo, dit-il, et au Kosovo. Nous on voit ceux de Syrie échappant à un autre assassin de petits enfants. Quand il décrit la neige qui recouvre toute la terre pour Noël il n’oublie pas celle de Russie. Et j’aime tout particulièrement son poème sur l’Avent, non cité ici : Quatre bougies (chaque dimanche on allume une bougie de plus). Peut-être parce qu’il éveille mes propres souvenirs d’enfance, le Knecht Ruprecht, notre Père fouettard alsacien, qui apporte des verges pour les enfants vilains et des pommes, des noix et des pains d’épices pour les sages, et puis vient l’attente, dimanche après dimanche, attente d’un mystère, attente d’une fête, attente d’on ne sait quoi. Simplement d’un moment de bonheur, peut-être…

Avec le tome VII, intitulé Laweslini-Liëweslini – Ligne de vie-ligne de cœur, qui finit la publication de l’œuvre poétique complète d’André Weckmann, on découvre ses cycles lyriques dramatiques et burlesques, dont Helena, un jeu de petits chevaux troyen (un « divertimento » en dialecte alsacien avec des résumés en allemand et des commentaires en français, l’histoire d’un Achille alsacien qui lors d’un match de football entre Sparte et Troie, tombe éperdument amoureux d’Hélène, la jeune épouse du Président du club de foot, Ménélas) et un Don Quichotte alsacien (il n’en manque pas !). C’est ici qu’André Weckmann emploie joyeusement ce qu’il appelle sa « triphonie ». C’est une convergence totale, dit Peter André Bloch, des trois expressions linguistiques alsaciennes qui se répondent, s’interpellent, s’enlacent, l’alémanique gardant la maîtrise de l’ensemble. Mais en jouant sur trois expressions linguistiques différentes, dit encore P. A. Bloch, il joue aussi sur trois mentalités et trois sensibilités spécifiques. C’est d’autant plus réjouissant qu’à la base il y a le même auteur et qu’on pourrait en faire une lecture comparative fascinante, dit encore, à peu près, Peter André Bloch. Mais, en même temps, je crois qu’André Weckmann avait perdu ses dernières illusions sur les chances de survie de la langue qui était la plus importante pour lui, sa langue de cœur, même si celle-ci avait déjà deux composantes, l’alsacien savernois de son père et le francique lorrain de sa mère. Et le poème qui clôt ce septième tome le prouve :

 

Finale 

Un wann 
d werter àlli verbrücht 
sen 
bliitis d wärme 
eme liise rüsche 
ufem waj durich 
sniëgsaeite 
snetzesawende 
wiene 
flejjelschlaa 
em owerot 

Finale 

Et lorsque 
tous les mots seront usés 
nous restera une chaleur 
dans son bruissement doux 
à travers le non-dit 
à travers l’indicible 
comme un battement d’ailes 
dans l’ocre rouge 
du couchant 

(Version française de l’auteur) 
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome VII, Hirlé, Strasbourg, 2007) 



Voilà. Ici on s’attendrait que je conclue ou que je cite une conclusion par Peter André Bloch. Dire qu’André Weckmann n’est pas seulement un géant de notre littérature alsacienne, mais un grand poète européen ? Dire qu’il est grand parce qu’il y a l’homme derrière le poète. Et que cet homme est terriblement attachant, humain, humaniste. Tout peut paraître un peu banal quand on veut définir André Weckmann en quelques mots, quelques phrases. Je renonce. Et préfère plutôt vous renvoyer vous-même à la lecture de ces sept tomes. Vous ne le regretterez pas, je vous le garantis.
Et je saisis l’occasion pour, une fois de plus, vous parler de la poésie en dialecte en général. Parce que Peter André Bloch, au tome IV, a eu la bonne idée d’y insérer l’avant-propos qu’Emma Guntz avait écrit pour le recueil Bluddi Hand – Mains nues. C’est à elle qu’André Weckmann avait demandé de fournir la transposition de ses poèmes en dialecte dans la langue allemande, la langue standard. Emma Guntz appelle cela une aide à la lecture (du dialecte) grâce à la langue écrite (l’allemand standard). Cela l’a obligée, dit-elle, à essayer de plonger au plus profond de la poésie de Weckmann, sa vie propre, son atmosphère. Or, en mettant en parallèle les deux expressions, on se rend compte très vite que la forme « écrite » ne donne qu’une image approximative de l’original. La langue de culture est souvent trop lisse, trop polie, limée, usée. Alors que le dialecte a encore des contours, peut être brutal et rébarbatif, ou, au contraire, devenir chaleureux et nous envelopper de sa douceur. Il est capable d’apporter à la langue de culture, souvent maltraitée et déformée par des tics de mode, une vie nouvelle, une bouffée d’oxygène, bien salutaire…
Le dialecte, dit Emma Guntz, est le sel de la langue. Le dialecte est le sel de la culture alsacienne !
Au moment où je participe à une Anthologie de poésie des principales langues minoritaires de France, je me demande s’il en est de même pour ces autres langues, breton, basque, catalan, corse, et occitan dans ses diverses variantes.

André Weckmann est décédé à Strasbourg le 29 juillet 2012. Il avait reçu de nombreux prix littéraires dont le Prix Johann Peter Hebel en 1976 et le Bretzel d’Or de l’Institut des Arts et Traditions populaires d’Alsace en 1978.


Peter André Bloch est né en Suisse en 1936. Il a été professeur de littérature allemande à l’Université de Haute Alsace à Mulhouse et a été élu à l’Académie d’Alsace en 2007. Il a publié de nombreux ouvrages sur la littérature allemande, sur Dürenmatt, sur Frisch, sur la littérature suisse face au fascisme, et sur Nietzsche.


Emma Guntz est née au Pays de Bade en 1937. Mariée à un médecin strasbourgeois, elle est journaliste, écrivaine et poétesse, a animé des émissions en dialecte à la Radio strasbourgeoise et a co-écrit avec André Weckmann Das Land dazwischen, une saga alsacienne 1870-1919 (le pays entre-deux) qui retrace sous la forme d’une pièce de théâtre, dans les trois langues, l’expérience vécue par l’écrivaine Marie Hart (de son vrai nom Hartmann) au cours de la même période et décrite dans ses ouvrages : D’r Herr Merkling un sini Deechter et Üs unserer Franzosezitt. 



Annexe : Bibliographie (poésie) 



Petite Anthologie de la Poésie alsacienne : André Weckmann a coopéré à l’entreprise de Martin Allheilig dès le début. C’est ainsi qu’il a contribué aux tomes I (1962), II (1964), IV (1967), VI (1972) et VIII (1979). Le tome VII (1975) Schang d’sunn schint schun lang, lui a été entièrement consacré.
Haxenschissdrumerum, J. P. Peter, Rothenburg, 1976
Fremdi Getter (Dieux étrangers), Pfaffenweiler Presse, Pfaffenweiler, 1980
Bluddi hand (Mains nues), BF éditions, Strasbourg, 1983.
Oeuvre poétique complète (Entretiens, analyses, textes, sous la direction de Peter André Bloch) :
Tome I : setz di züe mr/assieds-toi auprès de moi. édit. Oberlin Strasbourg, 2000
Tome II : Hàn’r de blöje Storike gsahn ?/Avez-vous vu la cigogne bleue ?, textes en vers et en prose, des années 1944-1972, Oberlin, Strasbourg, 2000
Tome III : De Schrej/Le Cri, poèmes des années 1972-1980, Oberlin, Strasbourg, 2000
Tome IV : Bluddi hand/nos mains nues, poèmes des années 1980/1988, Oberlin, Strasbourg, 2002
Tome V : e Wiid vor Babylon/un saule à Babylone, d ànder dimansion (l’autre dimension), musiques et incantations, Sprachphantasie und Abwehrstrukturen (fantaisies linguistiques et structures de défense), éditions Hirlé, Strasbourg, 2003
Tome VI : Elsassische Liturgie/une liturgie alsacienne, Hirlé, Strasbourg, 2004
Tome VII : Laweslini-liëweslini/ligne de vie-ligne d’amour, Hirlé, Strasbourg, 2007.


(mai 2018)