Tome 7 : André Weckmann et Peter André Bloch
(L'oeuvre poétique complète d'André Weckmann éditée par le Suisse Peter André Bloch, Professeur émérite de l'Université de Haute Alsace. Analyses, commentaires et dialogues entre le poète et son éditeur)
Ce n’est qu’en 1997 – André Weckmann avait plus de 70 ans et réalisé le plus gros de son œuvre – que le Suisse Peter André Bloch, professeur à l’Université de Haute Alsace, auteur d’ouvrages sur la littérature allemande et suisse, et, entre autres, grand spécialiste de Nietzsche, rencontre le poète et lui propose d’éditer toute son œuvre poétique en dialecte en l’illustrant très largement d’interviews, de commentaires et de réflexions. Et en le rendant accessible aux monolingues en traduisant autant que possible les poèmes alsaciens en allemand et français et en s’arrangeant pour que tous les autres textes soient bilingues (français-allemands). Cet immense travail a été publié en sept volumes entre 2000 et 2007. Sept volumes qui sont passionnants à lire. D’abord parce que c’est le dialogue de deux humanistes d’une ouverture hors du commun. Et, ensuite, parce qu’on en ressort avec la ferme conviction qu’André Weckmann a été un des derniers à être capable de faire briller à ce point la poésie alsacienne dans ses trois composantes : français, alsacien et allemand. Ou, comme les deux amis l’expriment quelquefois : le français et les deux formes de l’allemand, dialecte et standard.
On parle beaucoup de guerre dans les deux premiers volumes, surtout dans le deuxième qui regroupe toute l’œuvre poétique de Weckmann de la période qui va de 1940 à 1972 et qui est intitulé Hàn’r de blöje Storike gsahn ? – Avez-vous vu la cigogne bleue ?. Parce que cette guerre était une expérience qui l’a beaucoup marqué.
André Weckmann est né le 30 novembre 1924 à Steinbourg près de Saverne. Comme tous les jeunes Alsaciens de sa génération il a été incorporé de force et envoyé sur le front russe. Où il a été grièvement blessé. C’était en Ukraine. Comment ne pas être marqué par une telle expérience quand on a à peine 19 ans, quand un camarade allemand, puis un officier allemand vous sauvent la vie alors que les chars russes risquent de vous écrabouiller, quand un autre soldat allemand, nazi, tire sur des femmes ukrainiennes qui vont chercher de l’eau au puits, quand d’autres femmes ukrainiennes, ailleurs, soignent les blessés allemands et leur apportent du lait alors que les Russes sont en vue, quand, bien plus tard, vous êtes en convalescence chez vous, que l’ordre arrive pour repartir et que vous décidez de déserter et de rester caché dans la cave de votre maison familiale, et que tout ce que vous voyez de votre cave c’est un marronnier avec ses feuilles d’automne jaunes et rouges et que vous vous demandez si les Allemands, vous découvrant, vont vous y pendre, et qu’en attendant vous faites un poème en dialecte sur l’arbre, tout cela peut changer un homme, de bien des façons. Le voici ce poème :
Spootjohr
Gaal un gulde fàlle d’Blätter
làngsàm in de stäub,
starwe sàcht im spootjohrwatter,
àltes, gröjes läub…
Ains no’m àndre, jedes leest si
ob gulde odder rot,
un ejedes blàtt ergibt si
sinem lànge dood…
Sunnestràhle rot wie flàmme
speele in de baim,
doch schun briele schwàrzi ràmme
ihre doodesraim…
Un so sàcht kummt d’nâcht do ànne,
starne glitzre schun,
dü sinksch làngsàm hinter d’dànne,
miedi spootjohrsunn…
Licht un luschti, d’oweliftle
speele mitem läub,
un die gaale, goldne blättle
gäuklen in de stäub.
Arrière-saison
Jaunes et dorées, les feuilles tombent
lentement dans la poussière,
dans le temps de l’arrière-saison,
meurent et deviennent feuillage gris
L’une après l’autre chaque feuille se détache
qu’elle soit dorée ou bien rouge
et chaque feuille se donne
à sa longue mort…
Les rayons de soleil rouges comme flammes
jouent dans les arbres,
mais déjà de noirs corbeaux
éructent leurs cris de mort…
Et la nuit arrive tout doucement,
des étoiles brillent déjà,
tu t’enfonces lentement derrière les sapins,
soleil las de l’arrière-saison…
Léger et joueur, le souffle du soir
s’amuse avec le feuillage,
et les feuilles jaunes et dorées
tombent en se balançant dans la poussière
(traduction JCT)
(extrait de l’édition complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, Tome II, Oberlin, Strasbourg, 2000)
Je crois que le premier enseignement que l’on tire de tels événements c’est que rien n’est simple. On a beau détester le groupe dans son ensemble, cette Allemagne qui vous a forcé, vous Alsacien français, à revêtir cet uniforme vert de gris et risquer votre vie pour une cause que vous haïssez, on est bien obligé de reconnaître que c’est un Allemand qui a risqué sa vie pour sauver la vôtre. Et même un officier allemand. Même encore plus tard, quand plus ou moins revenu de ses blessures, il demande une permission pour rentrer à Strasbourg, pour passer un examen, dit-il à l’officier qui le regarde dubitatif, et alors que c’est l’affolement général après l’attentat contre Hitler et l’écroulement du front de l’Est et que toutes les permissions sont bloquées, l’officier la lui accorde, sans demander aucun justificatif. Qu’a-t-il pensé ? Se dit-il. Y a-t-il cru ? Sûrement pas. Et il ajoute : au fond, eux aussi étaient des « incorporés forcés », des malgré-nous comme nous. Et je me souviens que mon ancien chef de production ici à Luxembourg, un Lorrain de Thionville, incorporé de force lui aussi et gravement blessé à la hanche, m’avait raconté : c’est un camarade allemand qui est venu me chercher sous le feu de l’artillerie, au péril de sa vie, et qui m’a traîné à l’arrière. Sans lui je ne serais pas là…
Mais, dans la masse, il y avait aussi les Nazis. André Weckmann raconte : à la fin nous n’étions plus que trois autour de notre poste de tir. Alors quand j’ai été blessé une première fois et que mon ami allemand allait m’aider à revenir en arrière je me suis souvenu que, responsable du tir, j’étais maintenant le chef et que les ordres voulaient que le poste de tir soit détruit avant que l’on se retire, alors j’ai demandé au nazi qui avait tiré sur les Ukrainiennes de rester et de s’en occuper. Signant, en même temps son arrêt de mort. Ce dont il allait se repentir plus tard. Se sentir coupable. Il raconte tout cela dans des pièces en prose que l’on peut trouver dans la petite Anthologie de poésie alsacienne de Martin Allheilig, au tome III Contes et Récits d’Alsace : Stàffe geh nit uf Shitomir (Ne vas pas à Jitomir, mon gars) et Han’r de blöje Storike gsàhn ? (La cigogne bleue). Mais cela aussi il fallait le comprendre : la peste nazie était plus profondément enracinée dans la masse qu’on le croit aujourd’hui. Là encore je vais revenir à mes propres souvenirs. Quand j’ai commencé à travailler au Luxembourg, je devais en même temps m’occuper de notre filiale allemande à Bergisch-Gladbach et, comme je devais souvent y travailler plusieurs jours de suite, j’avais pris une chambre chez un particulier. Mon hôte s’occupait du centre téléphonique de Bayer à Leverkusen mais était plutôt artiste et intellectuel, ayant dû interrompre ses études d’architecte à cause de la guerre. Il avait fait la guerre en Afrique sous Rommel, puis prisonnier des Américains avait été emmené aux Etats-Unis (quand, du train qui m’a emmené au Texas, me dit-il, j’ai vu les champs immenses où l’on stockait des milliers de jeeps, de chars et de canons prêts à partir pour la guerre, j’ai enfin compris qu’on n’avait aucune chance de la gagner !). Or, dans les camps de prisonniers, m’a-t-il raconté, on continuait à être gouverné en secret par les SS. Les Américains n’en ont rien su. Et, pourtant, ceux qui avaient l’air de trop collaborer, pouvaient même être condamnés à mort et exécutés dans le camp même. La terreur nazie continuait à régner. Et elle était encore suffisamment puissante pour s’imposer même là !
Weckmann, lui, est devenu non seulement un pacifiste absolu, mais aussi quelqu’un qui est à la fois ouvert aux autres, anti-nationaliste et anti-raciste. Mais en même temps totalement rebelle. Rebelle à tous ceux qui vous imposent la façon dont vous devez vivre. Ou mourir.
C’est ainsi qu’André Weckmann a fait ses débuts en poésie avec une poésie politique. Défense de l’identité mais ouverture aux autres. Défense de la langue alsacienne, mais amour des deux autres langues nationales (son premier roman est écrit en français, Les Nuits de Fastov, 1968, son deuxième en allemand, Sechs Briefe aus Berlin, 1969). Défense de l’environnement, un peu plus tard. Mais en même temps il fustige ses compatriotes qui font du nombrilisme. Et il n’excuse personne. Son long poème qui s’intitule Des gens comme il faut et qui commence ainsi : ce n’était pas nous, nous n’avons gazé personne à Auschwitz, finit par cette constatation bien amère : on n’a fait que regarder… Ce qui me fait penser à cette observation faite par l’un des chefs survivants de la révolte du ghetto de Varsovie, Marek Edelman : ceux qui regardent faire sont aussi coupables que ceux qui font.
Quant au poème L’Ordre qui caricature l’esprit fasciste, on dirait qu’il est fait pour notre temps, un temps où le débat d’idées a fait place à la haine et la violence.
André Weckmann, dans une de ses longues conversations avec Peter André Bloch, le reconnaît lui-même : j’ai été très vite un poète engagé. Engagement dans la politique culturelle, défense de la langue, combat contre une assimilation forcée, défense de l’environnement, combat contre le racisme. Mais aussi contre tout dogmatisme. Beaucoup des poèmes qui évoquent les problèmes de langue et d’identité ont paru dans le Tome VII de la petite Anthologie de la poésie alsacienne de Martin Allheilig, consacré entièrement à André Weckmann, et ont déjà été cités par moi dans ma note sur cette Anthologie. Car, disait-il encore à Peter André Bloch : en même temps nous étions très vite conscients du fait que notre langue était en danger. Et, avec la langue, notre identité qui y était rattachée.
Le premier de ces poèmes, qui évoque la mort de la langue, je l’ai traduit en français en adoptant le même collage des syllabes qu’en alsacien, ce poème qui commence ainsi : wàssollisawe wannsekumme / unmihole unmifiëhre / ànd bàhr wuseléit / droweléit un schnüftnémeh… Et qui finit avec cette conclusion : kejjese wéddr enderhin / dàssr se metnémmt / dàssmrse frgasse / dann wàss hàmrschun ànereghet sawe / se esch junetmolnet / a réchtigi / sprôch gewann / galle ? / nà àlsu.
(quedois-jedire quandilsviendront / pourmechercher, pourmeconduire / au brancard oùelleestcouchée / couchéelà-haut et nerespireplus…
rejetez-là ànouveau danslerhin / qu’il l’emmène / qu’on l’oublie / car qu’est-ce qu’onenavait dites / elle n’avait mêmepasété / une véritable / langue / hein ? / alors hein.)
(traduction JCT)
Le poème redd wiss néger fait allusion au slogan qui couvrait les murs à Strasbourg après la guerre et était même affiché dans les tramways, ce slogan si bête et si méprisant, C’est chic de parler français ! C’est à cela que répond André Weckmann avec son : speak white / redd wiss / nêger / wiss ésch scheen / wiss ésch nôwel / wiss ésch gschît / wiss ésch frànzeesch / frànzesch esch wiss / wiss un chic… Pas besoin de traduire, je crois.
Le 3ème poème est celui de l’identité. Savoir qui on est, savoir qui on a été, pour savoir qui on veut être : wésse welle mer / wésse welle mer wàs mer sen gsen / wésse welle mer wer mer sen / eerscht nô kenne mer bstémme / wàs mer welle ware
Et puis il y a le fameux poème chinois. Et André Weckmann donne la même explication que m’avait donnée Joseph Schmittbiel : en fait c’est une histoire qui provient de la guerre contre les Boxers en 1900. L’Alsace faisait partie de l’Empire germanique. Deux Alsaciens étaient couchés dans une tente militaire. Ils entendent un coq lancer son cocorico au petit matin. L’un des Alsaciens sort de la tente, l’autre appelle : « Wàs isch, Schàng, schint d Sunn schun ? » L’autre répond : « D’Sunn schint schints schun làng ! ». Alors les Prussiens de la tente à côté : « Ils sont quand même drôlement doués en langues, ces Alsaciens. A peine ici depuis quelques jours, et déjà ils parlent chinois ! ».
Mais André Weckmann a aussi écrit beaucoup de poèmes qui défendent l’écologie. Ou, plus généralement, l’aliénation comme celui-ci :
Mais il y a aussi des poèmes d’amour. Car André Weckmann est aussi capable de tendresse. Et ses images sont toujours magnifiques.
C’est dans le tome III qui regroupe les poèmes de la période 1972 – 1980 et qui est intitulé De Schrej – Le Cri, que l’on trouve les poèmes sur la langue, sur l’identité et sur l’aliénation cités plus haut, avec leurs traductions en français par Weckmann lui-même. On y parle aussi du fameux Voyage à Wyhl (Die Fahrt nach Wyhl) lorsque Weckmann à vélo, avec un ami professeur, va rejoindre des Badois, des Suisses et d’autres Alsaciens pour s’opposer à la construction d’une centrale nucléaire. Et avant cela il y avait Marckolsheim qui, dit Weckmann, « alluma notre première révolte écologique ». Et on cite beaucoup d’extraits du recueil du Haxschissdrumerum (une formule magique !) paru en Allemagne en 1976. J’y ai trouvé un poème que j’ai bien aimé. Tristesse de l’automne et consolation par un chien :
Les poèmes des années 1980/1988 du tome IV de ses œuvres complètes, intitulé Bluddi Hand – Mains nues, marquent un certain tournant. Peut-être qu’avec l’arrivée de Mitterand et Jack Lang à la culture et Alain Savary à l’éducation, on sent un certain assouplissement dans la politique jacobine des langues régionales et un certain espoir renaît. Le professeur André Weckmann, agrégé d’allemand, peut, pour la première fois, en 1982, enseigner l’alsacien en classe. « Ce furent, pour notre mouvement culturel, des années euphoriques », dit Weckmann à Bloch. « Le nouveau recteur de l’Académie de Strasbourg, Pierre Deyon, associa le mouvement culturel alsacien… à l’élaboration d’une politique scolaire hardie, rompant avec le jacobinisme déculturant », ajoute-il. Mais cela n’a pas duré. La porte ne fut « qu’entrebâillée ». Mais « il y eut d’autres bonheurs », dit encore Weckmann. Celui de se replonger dans la langue allemande, ce qu’avaient déjà fait deux de ses collègues poètes un peu plus jeunes, Adrien Finck et Conrad Winter. « Un allemand nourri de sève alsacienne ». C’est là que se place ce très beau poème qui célèbre la langue allemande dont j’ai déjà parlé sur mon site Bloc-notes. Le poème s’intitule Betbur. C’est le nom d’une église romane d’un village disparu situé pas loin du village natal de Weckmann. Une église qu’il a souvent visitée avec toujours beaucoup d’émotion. Voici le début du poème :
Les épis courts et drus du jeune blé, lances vertes aux reflets métalliques.
Et le chemin de terre de l’humilité rongé par la prêle et l’ortie et soudain
une éruption d’aubépine, vague rose et blanche dévalant du talus.
L’église au milieu de son kirchhof, au milieu de sa cour des défunts,
douzième siècle alaman et chrétien, rustique roman.
La porte est ouverte, un oiseau s’y laisse glisser.
Betbur, mère d’un village disparu on ne sait quand ni comment,
Betbur tassée dans son sillon.
Au loin voguent les prés, le maïs, le houblon jusqu’à la falaise verte.
Lumière brisée tombe des Vosges, coulée diaphane bleuissant les verts,
verdissant les bleus, ocrant les argiles.
…
Et puis soudain :
Bet bur, prie rustaud.
Revit le peuple qui a été, qui aurait dû rester, qui ne l’est plus qu’à moitié.
Des lambeaux de prières, Vater unser der Du bischt, glissent le long des murs,
caressent les marques des tâcherons, s’agglutinent dans les ogives.
C’est ma langue, celle d’entre toutes les langues, tissant le silence de Betbur.
C’est ma langue étranglée dans la cathédrale, y enfouie, y perdue, qui ressuscite ici,
qui suinte des dalles, qui pleure des chapiteaux, qui tinte d’une cloche
qu’une main invisible… vient de toucher.
Frisson de bronze. Echo couleur vieil or rouille. Chant du couchant.
Abendrot. Note perdue par Bach. Vibration ténue, pénétrante.
Elle se transmet à toutes mes fibres, tous mes sens, à mon âme.
C’est de l’allemand. C’est le ditsch lent, adouci, chuintant, diphtongé des
dimanches du Sud germanique, mélange de langue populaire et de langue sacrée :
Vater unser der Du bischt. Weisch dü ? Sais-tu?
Je sais que je suis né ici, m’entends-je répondre à la voix qui m’interroge,
qui me confirme. Que je suis né dans cette crèche, dans ce nid
sous le chapiteau couvé par cet oiseau.
Je sais qu’on a laissé la porte ouverte pour que je puisse appréhender le monde.
Qu’on l’a laissée ouverte pour que je puisse rentrer au bercail.
Je rentre. Guidé par la main invisible. La main qui tire la corde et fait
vibrer la cloche. Bronze doux et contenu, chant d’âme.
Mon âme chante un amour ditsch.
Les affranchis ont un sourire entendu là-haut sur leurs crêtes cérébrales.
Car l’allemand pour eux, c’est quoi : ces casques à pointe, ces croix gammées,
ces grosses nanas nattées et wagnériennes,
ces Gretchen laiteuses, ces blonds fadasses, ces pas cadencés,
ces Professeurs Knatschké, ces Eric von Stroheim…
ou encore des langueurs de brumes, des fantasmes d’elfe, les jambes
de l’Ange bleu, les moustaches de Fassbinder, un tambour de Dantzig…
ou encore les suicidés de Stammheim, les capitaux en Mercedes,
les skins néo-nazis et les canonniers de la Bundesliga ?
Je balaie tout cela d’une poignée d’orties. Ça c’est l’allemand des autres.
Le mien est de noisette et de blé. Le mien a la voix de la tourterelle.
Le mien est fleur de tilleul. Le mien est de Vater unser. Le mien c’est :
schlof biewele. Le mien c’est : kumm schatz. Le mien c’est : Röslein rot.
L’aubépine qui enveloppe mon chemin.
Le mien c’est d’avant tout. Le mien c’est d’après tout. C’est le lait et les lèvres.
Le mien se touche, se caresse, se boit, se mange, se prie,
se rit, se rêve, se vit.
Le mien c’est cette cloche de Betbur.
Et je baise la main qui l’a effleurée et je recueille le souffle de voix cuivre doux,
le porte à ma joue, m’y chauffe le cœur : j’en aurai besoin désormais
pour être.
Je m’y coucherai pour mourir.
Et l’oiseau s’envole de son nid. Il chante maintenant du tilleul :
Ephata ! Ouvre-toi ! Et chante la cloche : Ephata !
Le soleil tombe d’une des fenêtres d’ouest qui m’enveloppe. Le cocon glisse sur les dalles,
glisse sous le tilleul, glisse dans le sillon, glisse dans l’aubépine.
Je marche dans la plaine.
La plaine ouverte, toutes clôtures renversées. La plaine conciliant son
amour ditsch avec sa fraternité française.
Et il me semble que tout peut commencer, enfin !
(extrait de l’œuvre complète des œuvres poétiques d’André Weckmann, tome IV, Oberlin, Strasbourg, 2002)
Voilà. Il paraît que la Zeit a écrit que c’était là le plus beau poème de louange de la langue allemande qui soit. Un poème de louange de l’allemand écrit en français, quel beau paradoxe bien alsacien. Mais il y a encore autre chose : à le relire attentivement, ce poème, je me demande si c’est bien un hymne à l’allemand ou si cela ne serait pas plutôt un hymne à l’alsacien…
Les textes rebelles de cette époque deviennent moins durs, mais font plus appel à l’absurde : une esthétique du combat, dit Peter André Bloch, bien adaptée à décrire un monde en décomposition, et il compare Weckmann à Ionesco, Dürenmatt (dont Bloch est un ami) et Butor. Comme dans ce poème où un paysan passe sept fois dans son champ, pulvérisant son poison, admirant l’arc en ciel ainsi produit, et la septième fois, le rossignol a enfin crevé ! Ou cet autre où l’on demande à Jésus de rester chez lui à faire la révolution chez les anges mais de ne pas se mêler de nos affaires à nous. On y trouve aussi beaucoup de poèmes où l’on joue avec les mots et les sons comme dans cet amusant texte sur l’argent extrait de Fremdi Getter (Dieux étrangers, dont Ammon, bien sûr) :
Intraduisible, bien sûr. Mais cela me rappelle un autre joyeux manipulateur du verbe qui joue de l’allitération, de la répétition, du rythme et qui parle d’argent lui aussi, le prédicateur Abraham a sancta Clara :
« Was ist das ? Es ist ein Köder, an welches ein Jeder will beissen, es ist ein’ Feder, mit welcher ein Jeder will schreiben, es ist ein Tisch, bei dem ein Jeder will sitzen, es ist ein Fisch, den ein Jeder will fangen, es ist ein Bach, in dem sich ein Jeder will baden, es ist ein Dach, under dem ein Jeder will wohnen, es ist ein Glocken, die ein Jeder will laüten, es ist ein Brocken, den ein Jeder will schlucken, es ist ein Buch, in dem ein Jeder will lesen, es ist ein Tuch, in dem ein Jeder will brangen (?), es ist eine Mühl, in der ein Jeder will mühlen, es ist ein Ziel, wohin ein Jeder will laufen, es ist eine Weid’, wo ein Jeder will grasen, es ist ein Kleid, das ein Jeder will tragen. Was muss denn das Ding sein ? »
« In der Stärke ist ihm nichts gleich in der Welt. Samson hat viel gerichtet, Gideon…, David…, Joab…, Jahel…, etc., aber nicht so viel, als dieses Ding. Was muss es doch sein ? »
« Es schlagt alles, es jagt alles, es trutzt alles, es stutzt alles, es treibt alles, es reibt alles, es findet alles, es überwindet alles. Was muss es doch sein ? Gelt, es errats niemand ? Es ist schon erraten : Geld ist es. Das Geld will ein Jeder, das Geld ist das allerstärkste in der Welt, welches der Ecclesiast selbst bezeugt : pecuniae obediant omnes… ».
Intraduisible là aussi.
En introduisant le recueil Bluddi Hand (à mains nues) qu’il considère comme la plus belle de ses œuvres (dans cet « espace intermédiaire entre travail créatif et désespoir artistique »), Peter André Bloch cite un mot de Schiller qui m’a frappé : « la satire n’est rien d’autre que la représentation inversée de l’idéal ». C’est une belle formule pour rappeler qu’André Weckmann est avant tout un moraliste. Pourtant l’un des poèmes qui donne son titre au recueil (il y en a trois. Trois variantes) est encore bien gentil :
Des mains nues : à quoi peuvent-elles me servir ? à nouer un bouquet, à cueillir une pomme, à tapoter une joue, à caresser un sein, à les poser sur un poing fermé pour que la chaleur le desserre et qu’il laisse tomber le coutelas. Des mains nues : à quoi peuvent-elles servir ? à tout.
(transposition de l’auteur)
Et pour finir André Weckmann chante à nouveau l’amour en débutant ainsi : mords dans la pomme, mange-la, car tout ce qui vient de la femme n’est qu’un retour au paradis ! (biss nin/un ess/dann/nur wàs vàm wib kummt/fiehrt ens pàràdies/zeruck)
Le tome V, intitulé e Wiid vor Babylon – Un saule à Babylone et consacré aux années 1989 à 2002, commence de manière enjouée : André Weckmann a écrit une grammaire de l’alsacien et s’amuse à jouer avec les mots et la syntaxe pour intéresser ses élèves. C’est ainsi qu’on découvre que le dialecte a un conditionnel. Avec lequel on peut jouer :
« L’ellipse alsacienne est le voile diaphane qui révèle plus qu’il ne cache », dit Weckmann.
Et puis comme l’alémanique ne fait pas de distinction entre le b et le p, on arrive à des juxtapositions étonnantes, comme dans ce : tout ce qu’on peut faire avec boum (wàs mr àlles met bum sawe kànn)
Mais on découvre dans ce tome des textes bien plus sérieux, tellement tragiques qu’on hésite à les rapporter ici. Comme ce poème du tueur (du guerrier ? Non de l’exterminateur !) :
Ces années-là, dit André Peter Bloch, « sa production littéraire atteint une densité et une profondeur rares ».
Et puis la désillusion reprend aussi le dessus pour ce qui est de la langue. Deux textes en sonnent le glas :
Mais une fois de plus c’est l’amour qui sauve tout. Comme ce très beau et sensuel poème :
Avec la liturgie alsacienne, titre du tome VI – encore une surprise – on découvre une nouvelle facette d’André Weckmann. Sa religiosité. Des textes issus de la Bible, de l’ancienne et de la nouvelle. Psaumes et Passion. Prophètes et Histoire sainte. Mais le présent n’est jamais loin. L’angoisse du Christ à Gethsémani est aussi celle du poète. Quand Joseph se met en route pour Bethléem avec sa carriole, son âne, son foin et une étoile pour lanterne, on pense à d’autres migrants. Weckmann pensait à Sarajevo, dit-il, et au Kosovo. Nous on voit ceux de Syrie échappant à un autre assassin de petits enfants. Quand il décrit la neige qui recouvre toute la terre pour Noël il n’oublie pas celle de Russie. Et j’aime tout particulièrement son poème sur l’Avent, non cité ici : Quatre bougies (chaque dimanche on allume une bougie de plus). Peut-être parce qu’il éveille mes propres souvenirs d’enfance, le Knecht Ruprecht, notre Père fouettard alsacien, qui apporte des verges pour les enfants vilains et des pommes, des noix et des pains d’épices pour les sages, et puis vient l’attente, dimanche après dimanche, attente d’un mystère, attente d’une fête, attente d’on ne sait quoi. Simplement d’un moment de bonheur, peut-être…
Avec le tome VII, intitulé Laweslini-Liëweslini – Ligne de vie-ligne de cœur, qui finit la publication de l’œuvre poétique complète d’André Weckmann, on découvre ses cycles lyriques dramatiques et burlesques, dont Helena, un jeu de petits chevaux troyen (un « divertimento » en dialecte alsacien avec des résumés en allemand et des commentaires en français, l’histoire d’un Achille alsacien qui lors d’un match de football entre Sparte et Troie, tombe éperdument amoureux d’Hélène, la jeune épouse du Président du club de foot, Ménélas) et un Don Quichotte alsacien (il n’en manque pas !). C’est ici qu’André Weckmann emploie joyeusement ce qu’il appelle sa « triphonie ». C’est une convergence totale, dit Peter André Bloch, des trois expressions linguistiques alsaciennes qui se répondent, s’interpellent, s’enlacent, l’alémanique gardant la maîtrise de l’ensemble. Mais en jouant sur trois expressions linguistiques différentes, dit encore P. A. Bloch, il joue aussi sur trois mentalités et trois sensibilités spécifiques. C’est d’autant plus réjouissant qu’à la base il y a le même auteur et qu’on pourrait en faire une lecture comparative fascinante, dit encore, à peu près, Peter André Bloch. Mais, en même temps, je crois qu’André Weckmann avait perdu ses dernières illusions sur les chances de survie de la langue qui était la plus importante pour lui, sa langue de cœur, même si celle-ci avait déjà deux composantes, l’alsacien savernois de son père et le francique lorrain de sa mère. Et le poème qui clôt ce septième tome le prouve :
Voilà. Ici on s’attendrait que je conclue ou que je cite une conclusion par Peter André Bloch. Dire qu’André Weckmann n’est pas seulement un géant de notre littérature alsacienne, mais un grand poète européen ? Dire qu’il est grand parce qu’il y a l’homme derrière le poète. Et que cet homme est terriblement attachant, humain, humaniste. Tout peut paraître un peu banal quand on veut définir André Weckmann en quelques mots, quelques phrases. Je renonce. Et préfère plutôt vous renvoyer vous-même à la lecture de ces sept tomes. Vous ne le regretterez pas, je vous le garantis.
Et je saisis l’occasion pour, une fois de plus, vous parler de la poésie en dialecte en général. Parce que Peter André Bloch, au tome IV, a eu la bonne idée d’y insérer l’avant-propos qu’Emma Guntz avait écrit pour le recueil Bluddi Hand – Mains nues. C’est à elle qu’André Weckmann avait demandé de fournir la transposition de ses poèmes en dialecte dans la langue allemande, la langue standard. Emma Guntz appelle cela une aide à la lecture (du dialecte) grâce à la langue écrite (l’allemand standard). Cela l’a obligée, dit-elle, à essayer de plonger au plus profond de la poésie de Weckmann, sa vie propre, son atmosphère. Or, en mettant en parallèle les deux expressions, on se rend compte très vite que la forme « écrite » ne donne qu’une image approximative de l’original. La langue de culture est souvent trop lisse, trop polie, limée, usée. Alors que le dialecte a encore des contours, peut être brutal et rébarbatif, ou, au contraire, devenir chaleureux et nous envelopper de sa douceur. Il est capable d’apporter à la langue de culture, souvent maltraitée et déformée par des tics de mode, une vie nouvelle, une bouffée d’oxygène, bien salutaire…
Le dialecte, dit Emma Guntz, est le sel de la langue. Le dialecte est le sel de la culture alsacienne !
Au moment où je participe à une Anthologie de poésie des principales langues minoritaires de France, je me demande s’il en est de même pour ces autres langues, breton, basque, catalan, corse, et occitan dans ses diverses variantes.
André Weckmann est décédé à Strasbourg le 29 juillet 2012. Il avait reçu de nombreux prix littéraires dont le Prix Johann Peter Hebel en 1976 et le Bretzel d’Or de l’Institut des Arts et Traditions populaires d’Alsace en 1978.
Peter André Bloch est né en Suisse en 1936. Il a été professeur de littérature allemande à l’Université de Haute Alsace à Mulhouse et a été élu à l’Académie d’Alsace en 2007. Il a publié de nombreux ouvrages sur la littérature allemande, sur Dürenmatt, sur Frisch, sur la littérature suisse face au fascisme, et sur Nietzsche.
Emma Guntz est née au Pays de Bade en 1937. Mariée à un médecin strasbourgeois, elle est journaliste, écrivaine et poétesse, a animé des émissions en dialecte à la Radio strasbourgeoise et a co-écrit avec André Weckmann Das Land dazwischen, une saga alsacienne 1870-1919 (le pays entre-deux) qui retrace sous la forme d’une pièce de théâtre, dans les trois langues, l’expérience vécue par l’écrivaine Marie Hart (de son vrai nom Hartmann) au cours de la même période et décrite dans ses ouvrages : D’r Herr Merkling un sini Deechter et Üs unserer Franzosezitt.
Petite Anthologie de la Poésie alsacienne : André Weckmann a coopéré à l’entreprise de Martin Allheilig dès le début. C’est ainsi qu’il a contribué aux tomes I (1962), II (1964), IV (1967), VI (1972) et VIII (1979). Le tome VII (1975) Schang d’sunn schint schun lang, lui a été entièrement consacré.
Haxenschissdrumerum, J. P. Peter, Rothenburg, 1976
Fremdi Getter (Dieux étrangers), Pfaffenweiler Presse, Pfaffenweiler, 1980
Bluddi hand (Mains nues), BF éditions, Strasbourg, 1983.
Oeuvre poétique complète (Entretiens, analyses, textes, sous la direction de Peter André Bloch) :
Tome I : setz di züe mr/assieds-toi auprès de moi. édit. Oberlin Strasbourg, 2000
Tome II : Hàn’r de blöje Storike gsahn ?/Avez-vous vu la cigogne bleue ?, textes en vers et en prose, des années 1944-1972, Oberlin, Strasbourg, 2000
Tome III : De Schrej/Le Cri, poèmes des années 1972-1980, Oberlin, Strasbourg, 2000
Tome IV : Bluddi hand/nos mains nues, poèmes des années 1980/1988, Oberlin, Strasbourg, 2002
Tome V : e Wiid vor Babylon/un saule à Babylone, d ànder dimansion (l’autre dimension), musiques et incantations, Sprachphantasie und Abwehrstrukturen (fantaisies linguistiques et structures de défense), éditions Hirlé, Strasbourg, 2003
Tome VI : Elsassische Liturgie/une liturgie alsacienne, Hirlé, Strasbourg, 2004
Tome VII : Laweslini-liëweslini/ligne de vie-ligne d’amour, Hirlé, Strasbourg, 2007.
(mai 2018)