(Les deux grandes compositions poétiques de Claude Vigée en dialecte alsacien)
Ce sont deux longs poèmes que Claude Vigée a publiés en alsacien, avec leur transposition en français, les Orties noires et le Feu d’une Nuit d’Hiver. C’est d’abord par ce dernier que j’ai commencé à découvrir sa poésie en dialecte. Grâce à la très aimable gérante de la Librairie Gangloff à Strasbourg qui m’avait envoyé ce poème édité par l’Association Jean-Baptiste Weckerlin, avec une préface de Martin Allheilig et des dessins en noir et blanc de Pierre Vella, Strasbourg, 1988.
Wénderôwefîr – Le Feu d’une Nuit d’Hiver,
E gedicht éwwer leid un fraid, én drizeh liéder îngedeild).
Quand on lit ce long poème séparément du grand livre des œuvres complètes de poésie de Claude Vigée on en perçoit mieux l’unité, sa cohésion. Il a d’abord été écrit en dialecte alsacien (de Bischwiller, précise-t-il) à Jérusalem au cours de l’été 1984 et mis en français (transposé plutôt que traduit) bien plus tard, en automne 1985. Bien qu’il l’annonce comme un poème de peines et de joies, ce sont bien les peines qui dominent. Un poème bien noir. Et qui, en plein été, en Terre promise, évoque les sombres forêts d’hiver de chez nous. Même si les images sont toujours très belles. Dès le Voor-Liéd, l’Avant-chant, que l’on ne trouve guère dans l’édition des Œuvres complètes :
Voor-Lièd
Do schémmert e bérik ellain
vergèsse ém dezemberschlummer
zwésche moos un schtain
ém düschtere dànnewàld.
Drooschdloos rüschle d’äschd ém raaje,
dr wénd brüst schwàrz un kàld
duri’s offene dànnenoodel-hüss,
uhni éwer d’doorschwell nüss
e wénzis bläddel furt zu faaje.
Hàrt ésch’s fer dich, dü dénner
frîhjohrsbaam,
de himmel wie e sàck gschblédderts iss
schièf uff de n’àchsle zu draawe ;
bim néwwel do ze schtehn d’nààchtlàng
ém kummer
ass wärsch nurr e grüssicher
gschbènschderdraam,
fur zmorjeds ém schneewàsser un ém
schlämm
àm end doch elend zàmmezegnàkke.
Prélude
Un seul bouleau scintille entre mousse et pierraille
Dans la sapinière obscure
Abandonnée au sommeil de décembre.
Ses branches sous la pluie ruissellent sans espoir,
Le vent ne balaie plus la moindre feuille mort
En grondant sur le seuil de la maison d’aiguilles.
Maigre arbre du printemps, tu connais l’agonie
De porter le ciel sur l’épaule
De guingois, comme un sac plein d’épines de glace,
D’affronter les nuits de détresse
Figé dans le brouillard tel un rêve spectral,
Pour t’écrouler au petit jour
Dans l’eau de neige et dans la boue !
Une fois de plus je trouve qu’un poème d’abord créé en dialecte, quand ce dialecte est manié comme il l’est par le poète Vigée, n’est pas facile à transposer en français. Parce que chaque langue a son propre génie, son propre monde. Et un dialecte, sur ce plan-là, est une langue comme une autre. C’est même plus qu’une grande langue nationale qui, justement parce qu’elle est devenue nationale, a perdu un peu de son âme. On trouve une petite phrase extraite des Conversations de Goethe avec Eckermann et placée en exergue à ce
Wénderôwefîr qui exprime bien ce que je veux dire : «
Le dialecte est l’élément spécifique dans lequel l’âme puise son souffle ».
Et puis on retrouve dès le premier chant le fameux Hààseschprung déjà souvent cité mais qui est décrit ici avec des couleurs bien sombres :
(Extrait du Chant I)
Wenn d’ôwedsunn én de foohrebibble gfrièrt
wie e n’isszäpfel uffem heekschde ascht
àm rànd vum wàld ém Hààseschprung,
dànn draaj dich, voors ganz düschder word,
züem letschde mool erum, un bedrààcht
àlles din hoffe, lîîde, làche, gàffe,
draime, genièsse un schàffe :
àwer jetz umgekehrt, àm àndere end vum gückloch !
denn uff din läwe fàllt schun làngsàm d’nààcht.
Quand le soleil du soir gèle dans la pomme de pin
comme un glaçon pendu sur la plus haute branche
à la lisière du bois, derrière le Saut du Lièvre,
retourne-toi dans la lueur du jour sombre
et jette un long regard, pour la dernière fois,
sur ton désir mourant dans les arbres en flammes :
l’angoisse de jouir, l’horreur de la béance
nourrissent tour à tour les rêves d’un poète.
Regarde-les passer au loin, dans le silence,
par l’autre bout de la lorgnette :
ils te font tous un grand signe d’adieu
quand tu les vois ainsi défiler dans la brume ;
car déjà, sur ta vie, lentement choit la nuit.
Et puis revient aussi cette mystérieuse barque noire décrite dans des vers aux riches allitérations et non traduits en français (c’est moi qui en endosse la traduction) :
(extrait du Chant I)
Es wààrd schulàng e schwàrzes schéffel ém Rièd :
ès schlooft ém schélf àn de roschdiche kett.
Fér wenne denn ? Fér wenne denn ?
Fàhrt’s endli helluf sunnewäärts,
odder rutscht’s bàll runder bis én de sumf ?
Wer weiss és denn ? Wer weiss és denn ?
Depuis longtemps une barque noire attend dans le Ried,
elle dort dans les roseaux, retenue par sa chaîne rouillée.
Pour qui donc ? Pour qui donc ?
Va-t-elle voguer vers la clarté, le soleil ?
Ou va-t-elle bientôt glisser vers les profondeurs du marais ?
Qui le sait ? Qui le sait ?
Quelle est cette barque ? Sûrement pas celle du Passeur antique. Les vieux mythes grecs ne sont pas ceux de Claude Vigée. Ses mythes à lui sont ceux de la Bible, Caïn, fils préféré d’Eve (est-ce vrai ?) et ancêtre de tous nos assassins, la lutte de l’Ange qui a rendu Jacob boiteux, le buisson ardent qui transparaît à travers ce magnifique amandier de Jérusalem (que certains exégètes considèrent pourtant être lié à la première religion des anciens Hébreux).Non, cette barque n’est pas un mythe. Elle est réelle, sortie de ses souvenirs de jeunesse, de ses courses à travers la forêt, en direction du Rhin qui n’est pas si loin de sa ville, des bras morts du grand fleuve surtout, où ce genre de barques sont souvent amarrées, esseulées…
Et puis Claude Vigée revient encore à sa forêt natale. Avec une lueur d’espoir :
le cœur de la braise bat encore…
(extrait du Chant I)
D’sunn wéll noch nét schderwe
én demm nàsskàlde wàld ;
s’liècht hàlt noch ààn, es réngt mét de nààcht
under de newwel-schlànge,
s’herz vun de glüèd schlààt geduldi widdersch
un glunzt ém schdélle kreis vum wénderôwefîr.
Le soleil ne veut pas mourir encore,
dans la forêt froide et humide ;
la lumière se maintient encore, elle lutte avec la nuit
dans les serpentins du brouillard,
le cœur de la braise bat encore, patiemment,
et luit dans le cercle muet du feu de la nuit d’hiver.
(traduction JCT)
Et puis voilà que sa forêt se fait hivernale. Noire à nouveau :
(extrait du Chant II)
E schwàrzi dànn verwàndelt sich én schtein
under dr moonmélichbruscht, wie rein
vun owwehär uff-se d’käld losst drièfe,
Wie s’hohle echo vum e wàsserfàll
üss längschd verleschdi summerschderne.
Nur d’wisse féngerschbetze vun de gschbenschder
moole d’issblüème àn d’gfoorene schîwe
vun su viel geschlosseni dière n’un fenschder.
Un sapin noir devient tout à coup ce rocher
sous le mamelon borgne et lacté de la lune
qui d’en haut, lentement, laisse couler sur lui
le froid comme un écho descendu en torrents
des étoiles d’été, depuis longtemps éteintes.
Seuls les doigts transparents des morts
tracent des fleurs de givre sur les vitres gelées
d’innombrables fenêtres et de portes scellées.
Et puis, sans prévenir, voici ces terribles vers de la douleur sourde qui vous submerge la nuit :
(extrait du Chant II)
Àlli schmerze wu àm helle dàà
s’läwelàng rundergschluckt worre,
die hîîle lîsli bi uns znààchts
einsàm un drooschdloos widdersch.
Les souffrances, les peurs, la honte qui, loin du jour,
sont tenues prisonnières tout au long de la vie
au plus secret du cœur, - dans la nuit, en silence
pleurent parfois encore, seules, inconsolées.
Je trouve d’ailleurs, je l’ai déjà dit, que l’ensemble est profondément marqué par le malheur, un grand pessimisme concernant l’homme et qui dépasse de loin la seule expérience de la Shoah, du malheur juif. Anne Mounic qui a introduit l’œuvre poétique de Claude Vigée dans la publication de ses poésies complètes en français par Gaalade en 2008, constate la même chose : « Dans la poésie de Claude Vigée affleure ici ou là un irréductible désespoir face au mal, à la cruauté, à la fatalité du destin humain ». Et, comme pour prouver que le mal est général, voilà la Complainte du Tsigane Sekula :
(extrait du Chant III)
Em zigîner Sekülà sin klaawelièd (extrait)
Ém läwe kànnsch-di médde noochberslitt,
dü àrmer zigîner, so güed veschtehn wie de wédd.
Zèm schluss gréischde vunehne doch
umesunschd noch e grummer drétt àns loch.
Sie solle sich nenne fénd odder frénd,
sie kenne dr schiene noohtverwàndt
so güèd àss wie kernfremd :
sie risse dièr, dummer deifel, wenn-de zülang blîbsch ém lànd,
àlli médnànd àm end
vum bludde n’ààrsch ewegg din letschdes gschdohlenes hembd !
La complainte du Tsigane Sekula
Dans la vie tu peux t’entendre, avec tes voisins,
pauvre tsigane, aussi bien que tu veux.
A la fin tu recevras quand même
un coup de pied tordu, gratis, au cul.
Que tu les croies amis ou ennemis,
proches ou complètement étrangers,
ils vont, si tu restes trop longtemps au pays, pauvre diable,
t’arracher encore, tous ensemble,
ta dernière chemise volée de ton cul nu !
(traduction JCT. Claude Vigée ne l’a pas transposée en français)
Et puis on revient à la Shoah. Dans le Chant IV :
(extrait du Chant IV)
Hesch unsri bubbele üssem kerwel rüssghoolt,
àn d’wànd hesch-se einfàch zem zittvertrîb gschmésse
mét ièhre kepfle voll blüèd un voll lecher,
de räscht hesch mét dine ajeni händ làwendi verrésse,
odder én Auschwitz vergààst un verkoohlt
uhni dàss dich’s ém geréngschde het g’héndert ;
un d’äsch vun millioone jéddischi kénder
hesch seele-rüewi én de roode sànd nîn-gschétt.
Tu as pris nos poupons couchés dans leur berceau,
tu leur as fracassé le crâne contre les murs.
Jouant avec leur corps percé de trous sanglants
tu en as déchiré quelques-uns de tes mains,
Le reste, tu l’as gazé puis brûlé à Auschwitz.
Mais l’enfer ne te gêne plus d’aucune façon :
les cendres d’un million et demi d’enfants juifs,
tu les as fait descendre en toute quiétude
dans la nuit rouge et noire du fossé funéraire.
Avant de revenir une dernière fois, en peintre magnifique, à cette forêt hivernale :
(extrait du Chant V)
Wenn d’ôwesunn hooch én dr schtàndühr blüèt
dord owe, àm rànd vum düschdere schbootjohrshimmel,
éwwer dr kàlde, nèwliche schdàtt,
flàmmt’s émail noch emool uffem àld zéfferblàtt.
E kupferschdràhl blétzt schièf
én d’ääard àm end vum lànge bèrberdiggel :
ém Rhîînwàld drénn, verdolwe dièf,
glunzt kurz sini letschdi glüed,
schun ésch jetz àlles erum –
un dànn wurd s’schwàrzwàldhîîsel schdumm
under sim dunkle wénder-reggel.
Quand le soleil du soir saigne au front de l’horloge,
là-haut, à la lisière du ciel d’automne obscur,
sur le bourg nu et froid que la brume enveloppe
l’œil de l’émail s’enflamme une dernière fois
dans l’antique cadran couvert de chiffres noirs.
Au bout du balancier, l’éclair brisé du cuivre
tombe, oblique, au cœur de la terre ;
dans la forêt du Rhin profondément enfouie
un peu de braise couve encore, et puis s’éteint :
déjà tout est fini.
Le chalet de sapin plongé dans le brouillard
devient sombre et muet
sous sa robe d’hiver.
Et de temps en temps Claude Vigée se rappelle les humanistes alsaciens, un sermon de Jean Tauler (Chant V) prononcé à la Cathédrale de Strasbourg et que les bourgeois strasbourgeois n’ont pas compris ou n’ont pas voulu comprendre (et Claude Vigée utilise encore ce vieux mot de Steckelburjer par lequel se désignaient alors les Strasbourgeois. Qui le connaît encore ?), la Nef des Fous aussi de notre glorieux Sébastian Brant (Chant VIII).
Et puis viennent, heureusement, des moments plus joyeux comme dans ces souvenirs de son inoubliable Hààseschprung, le fameux Saut du Lièvre :
(extrait du Chant IX)
Uffem Hààseschprung, uffem Hààseschprung,
dord hüpse viel luschdichi häsle n’erum.
Dord dreffe sich büèwe n’un maidle genung,
sie dätschle sich zäärdli, sie hewwe sich d’hànd,
sie schtreichle sich d’bàcke, sie fénde sich nett ;
bàll rolle se sich mét hoochgenuss
bludd uffem bàlsàmièrde dànnenoodel-bett,
nàdirlich uhni ehréng, zegààr uhni nààchtgewànd,
(su ebbs ésch doch e schànd !)
schun gànz versunke n’ém lièwesbschtuss
under de schlànke schdämm vun de foohre n’ém sànd.
Au Saut du Lièvre,
au Saut du Lièvre
bondissent à l’envi
tant de joyeux lapins.
Ici garçons et filles
se donnent rendez-vous,
se caressent les reins,
les cheveux et le cou.
Ils se trouvent mignons,
se roulent avec délices
sur un lit balsamique
fait d’aiguilles de pin
– Vraiment, c’est une honte ! –
et l’un sur l’autre monte
sans anneau de mariage
ni chemise de nuit :
de ces feux interdits
ils brûlent à l’envi
entre les marécages,
sous les troncs des sapins
qui jaillissent des sables.
Et puis j’ai appris un mot : fülefüdde. Il paraît que c’est le mot bischwillerois pour colchique. Même mon grand Dictionnaire alsacien en deux volumes de E. Martin et H. Lienhart ne le connaît pas ! Il est vrai que j’ai lu dans une étude des dialectes germaniques que pour 2000 plantes on a répertorié 24000 désignations différentes pour l’ensemble de l’aire germanophone !
Pourtant le Dictionnaire devrait le connaître puisque les Matthis l’emploient aussi ! Voici les vers en question (
Chant XI) :
Bàll drénke-mr médnànd
Em hooche schbootjoohrklee
De fülefüdde iéhre béddere gsundheitstee…
Bientôt nous irons boire ensemble,
au milieu des hauts trèfles de l’arrière-saison,
l’amère tisane de santé aux colchiques…
Et puis Claude Vigée clôt son poème par un retour à Jérusalem. Avec ce merveilleux Amandier de Jérusalem qui rappelle le Buisson ardent des origines, mais aussi les arbres fruitiers en fleurs de la plaine d’Alsace au printemps. Mais cet amandier-là, (est-ce parce qu’on est à Jérusalem ?), pour une fois, je l’avoue, est bien mieux rendu en français que dans notre rustique et boiteux dialecte.
(extrait du Chant XIII)
Dr màndelbaum én Iérüsàlem
E rundes wénziches baimele numme
schlààt hooch ém himmel üss :
s’ésch bletzli én de blüèschd nîînkumme,
àss wärs e schdernefloor !
Sini rootwissi gràlle, sini flàmmezéngele,
zénde frih morjets üssem schéssel erüss,
zwésche de knoschbe n’ièhre zààrde
glääweriche féngerneejel-réngele,
wu d’émme wie sunngold ém e summergààrde
luschdi rum un num surre.
L’Amandier de Jérusalem
Ce n’est qu’un petit arbre, en sa rondeur fragile,
qui veut s’épanouir au cœur du firmament :
pourtant c’est lui, soudain, qui s’est couvert de fleurs,
on dirait dans le ciel un bouquet de comètes !
Ses griffes blanches et roses, ses languettes de flammes
dardent tôt le matin au bout de chaque tige,
entre les ongles tendres des bourgeons annelés
gluants comme du miel,
autour desquels murmurent, heureuses, les abeilles
butinant le soleil dans un jardin d’été…
Schwàrzi senggessle flàckere ém wénd – Les Orties Noires flottent dans le vent
Ce n’est que bien plus tard, à la fin de l’année 2017, en préparant le chapitre dédié à l’Alsace d’un Anthologie de poésie des langues minoritaires de France, que j’ai découvert ce deuxième poème que Claude Vigée avait composé avant l’autre, en 1982, et qui avait d’abord été publié par Flammarion en 1984, puis réédité en 2000 chez l’éditeur Oberlin à Strasbourg. C’est cette édition qu’Isabelle Hohwald de la Librairie Kléber de Strasbourg m’a procurée. Cette publication porte le sous-titre : un Requiem alsacien, et comporte une introduction, des commentaires et des notes de Frédéric Hartweg, professeur à l’Université de Strasbourg, et des photos d’Alfred Dott (en une photo de Claude Vigée jeune).
Ce poème-là est encore plus noir que le
Feu d’une Nuit d’Hiver, composé en 1984. Un vrai requiem, effectivement. On se demande ce qui s’est passé pendant ces années-là en Israël. En 1982 c’était l’intervention au Liban, plus meurtrière que prévue (c’est là que l’écrivain David Grossmann a perdu son fils. Voir
La Femme qui fuyait l’annonce sur mon site
Bloc-notes). Alors que 1984 était une année d’attentats ordinaire.
On trouve aussi dans les
Orties Noires beaucoup de passages drus, de pourriture, de scatologie même et de satire amère. Comme il y en a d’ailleurs également dans le
Feu d’une Nuit d’Hiver. Je ne les ai pas traduits. Non parce que je dénie au poète le droit de jouer de cette aptitude du dialecte au trivial. Il a ses raisons, parfaitement justifiées, Hartweg l’explique. Simplement ce sont des aspects que j’aime moins. Moi, j’ai choisi les quatre passages qui suivent. Et qui me frappent par la beauté de leurs images et l’émotion qu’elles provoquent.
D’abord une fois de plus ce souvenir des forêts sablonneuses de Bischwiller, avec ce
Rootbäschel, ce Ruisseau rouge qui revient si souvent dans sa poésie. Et puis ce
làndraaje, cette pluie douce qui couvre le pays à perte de vue, et pour finir nos orties noircies par le gel :
Mànischmool glaawi, s’hängt mr noch ebbs ém ohr
vun denne gemurmelde werder
wu längscht vergesseni schtémme frihr
ganz lîsli henn gsààt :
so rieselt dr làndraaje ém schpootjohr
geduldi durisch dérri blédder,
àm rànd vum gröje laubwàld
wu’s Rootbäschel rüscht ;
un drepfelt dànn én d’ärd
mîseleschtéll wie soot
gànz dièf dort drunde,
ém schwàrze sengessel pfààd.
Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille
de ces mots murmurés,
que des voix de jadis, depuis longtemps perdues,
disaient presqu’en silence :
ainsi suinte la pluie de campagne en automne
à travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
à la lisière du petit bois de chênes gris et touffus
où le Ruisseau-Rouge chuchote,
puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
à pas de souriceaux, comme fait la semence
par le chemin profond
la sente aux orties noires.
Et puis ces deux bribes de textes où revient l’indéracinable souvenir de la Shoah :
Wàss ésch denn worre üss demm zààrde kénderflaisch ?
Sie hànns verschaicht, verjaajt, geblöjt un gschunde,
ké mensch hets noochhär widder emool gfunde
Drüss én de dunkle schtroosse heert mr noch küm
e pààr verrésseni lumbe flàddere,
ém wénd un ém schnee wo d’nàsse kàtze
nààchtlàngs miôle un schnàddere.
Qu’est-elle devenue, leur tendre chair d’enfant ?
On l’a vendue, traquée, meurtrie et torturée ;
mais personne, jamais, n’a pu la retrouver.
Courant dans les rues noires, j’entends claquer encore
quelques lambeaux d’étoffe déchirés par la brise,
sous les flocons de neige où seul un chat trempé
miaule, en grelottant, tout au long de la nuit.
De pissàli wàchst ém frihjohr discht un gäl
üss de uffgeréssene kinnlààd erüss.
Nàmmeloos under de fedde wurzle gähne
e pààr fischdi kiéffergnéschle
voll lüdder wérm un müer,
wo schtumm ém schwäre lähm
kôhleschwàrz uss dr keehl
ièhr letschdes gschréi rüsskrische.
Dr néwwel fàllt wie e gröjer hààsebel
àwer de nàsse récke vum hollunder.
S’verwaiste läwe zéddert drunder
einfàch hélfloos widdersch.
Jaune et dru le pissenlit
s’épanouit au printemps, hors des bouches béantes.
Sous les racines grasses
bâillent quelques mâchoires anonymes, brunâtres,
nourries d’asticots et de boue,
qui, dans la lourde argile, étouffent leur dernier cri.
Le brouillard glisse comme une fourrure éteinte
sur l’échine des sureaux que fait plier l’averse.
Dessous tremble sans fin, sans but et sans défense,
l’orpheline existence.
Et puis l’espoir renaît, sous les orties noires, l’eau surgit, lavée par le gravier, brillante sous le soleil printanier :
D’qwelle rüschle widdersch
au ém dièfschde schnee
under de schwàrze sengessel-wurzle.
Sähn’er, s’wässerle brescht schun üssem grund àm junge morje,
underem grelle friehjohrslièscht,
uffem fréschgewäschene kissbodde, dort unde,
én unserem erschte ort, ém heilische ràche vun dr ärd.
Les sources ne cessent pas de bruire,
même dans la neige la plus épaisse,
enfouies sous les racines obscures des orties
Vois, l’eau soudain, dès l’aube, fuse à travers l‘argile
vers la lumière éblouissante du printemp
sur les fonds de gravier lavés de frais, au cœur
de notre lieu premier, la gorge sainte de la terre.
Claude Vigée m’émerveille. Aussi grand poète en dialecte qu’il l’est en français. Pourtant un monde les sépare, les deux langues, et leurs expressions poétiques respectives. J’ai déjà dit combien étonnante me paraît sa maîtrise du dialecte, miraculeuse même. C’est surtout la richesse du vocabulaire et des images qui me surprennent. Claude Vigée s’en est expliqué dans sa préface au tome VI de la Petite Anthologie de Martin Allheilig, le lien à l’enfance qu’il n’a jamais voulu rompre, parce que dès l’origine il a su qu’il en avait besoin, pour survivre, de ce lien. Et que, plus tard, bientôt, c’est sur le terreau de cette enfance qu’allait éclore sa poésie.
Mais les Orties Noires et les Entretiens qui avaient accompagné l’édition de Flammarion montrent que le souvenir de l’école et l’apprentissage du français n’était pas seulement douloureux comme le rapportait Michèle Finck dans son introduction aux Œuvres complètes. Il était plus que cela : il était humiliant : « une petite erreur du destin qui nous avait fait grandir dialectophones, c’était comme si nous étions idiots, bossus, bègues ou boiteux. Nous étions au départ des infirmes linguistiques… ». Claude Vigée y revient souvent, à cette blessure de l’enfance. Et c’est pourquoi son poème des Orties Noires termine avec une invocation aux enfants de Bischwiller, les incitant à libérer la parole qui vient du coeur, à se débarrasser de la honte :
vun hitt àb villischt
brüsche n’r éisch némmi schämme
wenn’r dumm un fresch uff de schtroos
…
e béssel elsässisch bàbble.
à partir d’aujourd’hui peut-être
ne vous fait-on plus honte
quand plein de toupet dans les rues
…
vous osez entre vous, gaiment,
…
laisser trotter au vent votre langue natale.
De toute façon Claude Vigée n’a jamais cessé d’encourager les poètes d’Alsace à créer dans leur langue natale. Il a tout de suite coopéré à la Petite Anthologie de la poésie alsacienne de Martin Allheilig, il a fourni moult préfaces ou postfaces aux recueils de poésie des uns et des autres. Et en 2006 a été créée une Association des Amis de l’œuvre de Claude Vigée qui édite un périodique annuel, Peut-être, et publie des recueils de poésie sous le nom de les Cahiers de Peut-être (du fameux vers de Claude Vigée : « ce Dieu dont le nom est Peut-être… »).