Tome 3 : Notes 10 (suite 5): Les Samouraïs
(Origine et formation, l'éthique: le bushido; la mort volontaire: l'étude de Pinguet; bouddhisme Zen, militarisme)
60) n° 3091 Hiroaki Sato: Legends of the Samurai, édit. The Overlook Press, Woodstock, New-York, 1995.
On a vu que depuis Dumesnil et ses disciples on estime que ce qui caractérise essentiellement les peuplades indo-européennes c’est qu’ils ont tous transposé dans leurs mythologies l’organisation tripartite de leur société en guerriers, prêtres et paysans. Et pourtant, une telle organisation sociale me semble tout ce qu’il y a de plus logique: des soldats pour protéger le groupe contre les groupes ennemis, des prêtres pour le protéger contre les puissances inconnues et des producteurs pour nourrir et servir les deux autres catégories. Marx et moi nous pensons tous les deux que guerriers et prêtres exploitent les producteurs mais ceci est une autre histoire. Puisqu’une telle organisation sociale est dans la logique de l’être humain on doit donc la trouver ailleurs que chez les Indo-Européens. Et on la trouve effectivement dans le Japon ancien. On a vu qu’à l’époque de Lafcadio Hearn encore, la ville de province où il est d’abord nommé, Matsue, est divisée en quartiers de nobles, de prêtres et d’une sorte de tiers-état composé d’artisans et de commerçants.
Mais ce qui est tout à fait remarquable c’est qu’au Japon la classe des nobles est restée essentiellement une classe de nobles guerriers (il n’y a qu’à la Cour de l’Empereur que l’on trouve des nobles civils) et que ce guerrier qui a pris le nom de Samouraï (un mot qui est lié au mot servir et que l’on peut donc traduire par chevalier vassal ou pour parler comme de Gaulle un féal) est devenu un mythe. Un mythe mondial même depuis que le cinéma s’en est emparé et qu’il est même apparu dans un western (il est vrai que le héros du western est devenu lui aussi un mythe mondial et qu’on verra que l’on peut même trouver quelques points communs entre les deux mythes). Quels sont les aspects de ce mythe? Ils sont multiples. C’est d’abord un héros surhumain, une machine à tuer, mais aussi quelqu’un qui méprise la mort et dont l’idéal suprême est la fidélité à son seigneur. Il y a donc toute une éthique et même une religion qui sont à la base de ce mythe. Et c’est bien sûr cet aspect des choses qui m’intéresse d’abord.
Dès l’introduction aux Légendes, Sato, pour illustrer le fait qu’à l’origine les guerriers japonais étaient des archers à cheval et non les superbes combattants à l’épée qu’ils sont devenus plus tard, raconte une histoire tirée du Heike Monogatari, le Roman des Heike, cette chronique de la grande lutte entre le clan des Minamoto (dont le nom chinois était Genji, voir le Roman de Genji) et le clan des Taira (dont le nom chinois était Heiji ou Heike). Dans cette histoire le chef suprême des Minamoto, Yoshitsune, lors de la grande bataille de Yashima en 1185, qui se passe au bord d’un rivage, a laissé tomber son arc dans l’eau et fait tout pour le récupérer alors que les soldats ennemis depuis leurs bateaux essayent de le frapper et de le faire tomber de son cheval et que ses propres troupes cherchent à le retenir. Après la bataille quelques vétérans le lui reprochent: «C’est terrible ce que vous avez fait. Votre arc vaut peut-être beaucoup de pièces d’or, mais il ne vaut certainement pas le risque de perdre votre vie!». «Mon arc ne vaut rien», leur répond Yoshitsune, «D’ailleurs si cela avait été l’arc de mon oncle Tametomo qui demande la force de deux ou même trois hommes pour le tendre, je l’aurais volontiers abandonné. Mais mon arc que voilà est faible, facile à tendre. Si l’ennemi s’en était emparé, il se serait moqué de moi. Voyez, aurait-il crié, le brandissant et le tendant, voici l’arc du grand Général Yoshitsune! Je n’aurais pas aimé cela. C’est pour cela que j’ai risqué ma vie pour le récupérer.»
Voilà donc la même fierté et le même geste que celui accompli par le vaillant Bahrâm qui retourne sur le champ de bataille pour y récupérer le fouet qu’il a perdu, en risquant sa vie et en la perdant d’ailleurs, pour ne pas devenir la risée des Turcs, une histoire que je vous ai déjà racontée à propos du Livre des Rois. Qu’est donc cette fierté des hommes qui leur fait préférer de perdre la vie plutôt que de perdre la face, l’honneur? Et que l’on a déjà rencontrée plusieurs fois: chez les Vikings, chez les héros persans, maintenant chez les samouraïs. La même fierté qui oblige l’Albanais des hauts-plateaux à réaliser sa vendetta familiale suivant le vieux canon. Ou le Corse (lorsque j’ai parlé de la vendetta albanaise, à propos d’Avril Brisé, je n’avais pas encore trouvé cet ouvrage sur les Bandits corses - voir n° 3324 J. B. Marcaggi: Bandits corses d’hier et d’aujourd’hui, édit. Jean Rombaldi, Ajaccio, 1932 - qui montre que la vendetta corse n’était pas simplement une invention de Prosper Mérimée. Il y a même toute une thèse qui a été consacrée à l’histoire de cette vieille coutume corse - voir J. Busquet: Le Droit de la Vendetta et les Paci corses, édit. A. Pedone, 1920 - une coutume aussi tragique et aussi ancienne que le canon albanais et qu’aussi bien l’Eglise que les pouvoirs centraux de l’Empire, de la Restauration et de la République ont essayé de contenir). Il faut donc croire qu’il s’agit d’un caractère universel, une spécificité humaine. Est-ce propre au mâle? Un aspect de sa virilité? Le héros de western - on pourrait même généraliser: disons le héros américain des films de séries B - doit vaincre sa lâcheté (surtout quand il a un fils et que ce fils a honte de son père. Lors d’un de mes premiers voyages en Chine je me suis aperçu que ces films étaient régulièrement projetés à la télévision chinoise, offerts gratuitement par les grands groupes américains: Coca Cola, IBM, General Motors, Boeing, Exxon, etc. et je me suis demandé si le Chinois de base pouvait comprendre ce genre de valeurs et s’y convertir, alors que toute l’histoire chinoise - il n’y a qu’à lire les trois Royaumes - montre que cette culture attache beaucoup plus de valeur à la victoire par la ruse que par la force).
On a du mal à comprendre que l’homme qui est le seul être vivant conscient de lui-même accepte sa propre fin en échange de quelque chose qui peut paraître à priori aussi vain que sa réputation, son obligation sociale envers son clan ou envers sa famille. Qu’il la recherche même, sa fin. Est-ce lié à la sexualité? Ce sexe qui perpétue la vie et qui en même temps appelle à la mort celui qui a donné la vie? D’ailleurs les femmes ne sont pas en reste pour encourager l’homme à rencontrer son destin. En Corse du Sud où vivaient ces hommes fiers et énergiques, comme le raconte Marcaggi, qui cultivaient ces terribles inimitiés qui avaient désolé, entre autres, les communes de Sartène et de Fozzano, c’étaient souvent les femmes qui avaient joué un rôle prépondérant dans les vendettas. Et c’est la farouche Colomba Bartoli, l’animatrice du parti des Carabelli, que Mérimée rencontre en 1839 à Fozzano, qui avait poussé son fils François à organiser un guet-apens contre le clan ennemi des Durazzo, un guet-apens qui allait se solder par deux morts dans chaque camp dont le fils unique de la Colomba réelle! Dans le roman historique que Ogai Mori consacre à la famille Abe (voir Ogai Mori: La Famille Abe), dont le sort tragique est lié au décès d’un grand Seigneur du 17ème siècle, Hosokawa Tadatoshi, Mori commence par raconter en détail le seppuku commis par un jeune suivant du Seigneur en question, Chôjûrô. Lorsque celui-ci rentre chez lui pour informer sa mère et sa jeune épouse de sa décision, «sa mère ne se montrait aucunement surprise. Même si elle n’en avait pas parlé à Chôjûrô elle savait depuis longtemps que c’était le moment pour son fils de s’ouvrir le ventre. S’il lui avait dit qu’il ne le ferait pas elle aurait été alarmée.»
Car chez le samouraï on ne cherche pas seulement la mort par le combat. On pratique aussi le suicide. Le suicide par protestation, le suicide par fidélité, le suicide pour obéir au shogoun. Un suicide particulièrement horrible puisqu’il commence par sortir ses entrailles («disembowel» en anglais). Un suicide commis en public par un des plus grands représentants de la littérature japonaise contemporaine, Mishima, et largement mis en scène par le cinéma japonais, tels que l’histoire des 47 rônins filmée par Mizoguchi ou ce film terrible (Harakiri de Kobayashi) que nous avons vu dans les années 60 et où l’on voit un pauvre rônin obligé d’exécuter son seppuku avec des lames de bambou (ayant dû vendre son sabre véritable pour ne pas voir ses enfants mourir de faim). Le phénomène du seppuku (le mot harakiri est paraît-il vulgaire, parce que basé sur un vocabulaire japonais d’origine alors que seppuku est sinisant) est donc un phénomène bien connu. Il n’empêche qu’il est unique, qu’il est spécifiquement japonais et qu’il garde un certain mystère.
61) n° 1824 Maurice Pinguet: La Mort volontaire au Japon, édit. Gallimard, Paris, 1984.
L’étude de Pinguet montre que le Japon contemporain n’est pourtant pas plus suicidaire que les pays européens: aux alentours de 15 pour 100000 dans les années 65-70 puis 18 pour 100000 vers les années 80, très proches des chiffres français. Il s’agit donc d’un mythe, mais un mythe qui est basé sur une histoire. Une histoire et une éthique.
Pinguet qui est sociologue donne une classification des différents types de suicides qui me paraît particulièrement convaincante (il signale d’ailleurs que Durkheim avait déjà étudié le phénomène du suicide en France au 19ème siècle - ouvrage paru en 1897 - et s’était montré très inquiet, la courbe des suicides croissant avec l’industrialisation et l’urbanisation). Pinguet trace un axe qui va du Sud au Nord, le Sud représentant l’état passif de mélancolie, le Nord l’exaltation maniaque. Côté Est il situe les suicides tournés vers les autres, c. à d. dans le secteur Nord-Est les suicides de sacrifice ou de dévouement (c’est là que l’on pourrait certainement placer les attentats-suicides des islamistes ou des Palestiniens d’aujourd’hui et des nihilistes russes d’hier), dans le secteur Sud-Est les suicides de remontrance et de ressentiment. Côté Ouest les comportements plus égocentriques: dans le secteur Nord-Ouest les suicides de gloire et d’honneur, dans le secteur Sud-Ouest les suicides de défense et d’évasion. On y reviendra. J’oubliai: au centre de sa curieuse rose des suicides Pinguet place les morts absurdes, les roulettes russes. Mais la soumission aveugle au sort n’est-elle pas une caractéristique de beaucoup de morts absurdes?
Puis Pinguet entreprend de faire l’histoire du harakiri japonais et rappelle d’abord que le premier et le plus célèbre des suicides historiques n’est pas japonais mais romain: celui de Caton rapporté par Plutarque (voir Plutarque: Les Vies des Hommes illustres) amplement commenté par Sénèque, par Montaigne, par Diderot, etc. Le récit de Plutarque est dramatique: on voit Caton retiré dans sa chambre tirer son épée et se percer le ventre en-dessous de l’estomac, puis tomber du lit. Au bruit ses enfants, ses amis entrent dans la chambre. Le médecin essaye de rentrer les boyaux et se propose de recoudre la plaie. Alors on voit Caton, revenu de son évanouissement, repousser le médecin et déchirer ses boyaux de ses mains... Un geste qu’on retrouvera au Japon où le glorieux guerrier après s’être ouvert le ventre prend ses boyaux à pleines mains et les jette à la face de ses ennemis. Suicide de gloire sans aucun doute. A placer dans le secteur Nord-Ouest de la figure de Pinguet.
La mort de Caton, elle, ne rentre pas dans cette catégorie. Caton se tue pour témoigner, pour que sa protestation reste pour les siècles futurs. César a gagné. La République a vécu. La démocratie aussi, même si c’était celle d’une minorité. Le suicide de Caton est une réponse donnée à la question que je posais tout à l’heure: quelle est la raison qui peut être suffisamment importante pour justifier la fin de l’être conscient? Pinguet cite une déclaration de Sénèque: «Jupiter ne pouvait rien voir de plus beau sur la terre que le suicide de Caton». Pas très convaincant. Je préfère la citation de Diderot extraite de la 93ème épître de Sénèque relative à la mort de Métronax (voir n° 3328: Diderot: Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les moeurs et les écrits de Sénèque, édit. à Londres, 1782): «Combien d’années Caton a-t-il vécu? Caton vit encore; il s’adresse à nous, il s’adresse à nos neveux. Il a laissé sur la terre le modèle impérissable de l’homme vertueux». Sa vie corporelle a été raccourcie. Mais sa renommée et, ce qui est encore beaucoup plus important, son témoignage ont survécu.
Encore faut-il que le témoignage, la signification de la mort volontaire, soit clairement entendu. Montaigne montre que même pour Caton cela n’a pas toujours été le cas (voir n° 139 Montaigne: Essais, édit. Gallimard - La Pléiade, 1953). «Aucuns attribuaient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu’il avait eu de César.» Plutarque s’en offusque. Avec raison, car César aurait volontiers offert la vie sauve à son ennemi. D’autres ont parlé d’ambition. Un geste de gloriole. Mais heureusement, pour les générations futures, le sens du suicide de Caton a été préservé: le geste suprême de la protestation contre l’assassinat de la République. Contre la voie ouverte aux Claude, Néron, Tibère et Caligula...
Sénèque s’est d’ailleurs suicidé lui aussi. Mais sur ordre. Sur ordre de son ancien élève Néron. L’histoire de Sénèque et de Néron est l’exemple le plus fameux d’une éducation complètement ratée. Cela devrait être une consolation pour les maîtres et les parents qui culpabilisent parce que leur élève ou leur enfant est vicieux ou idiot. Mais Sénèque est aussi un exemple de collaboration ratée faite pour la bonne cause. Car il a encore longtemps joué un rôle dans le gouvernement de Néron, essayant d’amortir les effets nocifs de sa cruauté, se salissant les mains pour rien. Ce qui lui a valu après sa mort une meute de détracteurs obligeant Montaigne et Diderot à faire de véritables acrobaties pour défendre sa réputation. Sénèque ne donne sa démission - ce qui équivaut à sa condamnation à mort - qu’après l’assassinat de l’impératrice Octavie et l’incendie de Rome.
Si Sénèque a tant admiré le suicide de Caton c’est qu’il était aussi l’un des derniers représentants de la «secte» des Stoïciens (avec l’esclave Epictète et l’Empereur Marc-Aurèle). Or les Stoïciens considéraient le suicide comme la suprême liberté (voir p. ex. n° 3069 Paul Barth: Die Stoa, édit. Fr. Frommanns, Stuttgart, 1922). A l’origine la doctrine de Zénon ne connaît qu’une seule valeur: la vertu qui correspond en même temps au bonheur. Tout le reste est indifférent. La mort volontaire est un acte vertueux à partir du moment où la vie n’est plus une valeur mais une non-valeur, un frein à la liberté, à la vertu. Les stoïciens romains condamnent par contre le suicide sans raison. Il faut des raisons valables pour arrêter volontairement son existence. Et c’est la philosophie qui vous apprend à les reconnaître. Mais si la raison est aussi évidente que l’était celle de Caton, le héros de ce suicide devient un saint. Caton est un saint du stoïcisme romain.
Il serait d’ailleurs intéressant de comparer la doctrine stoïcienne avec l’éthique des samouraïs et leur philosophie préférée, le bouddhisme zen. Mais avant cela revenons à l’histoire. Si le suicide d’accompagnement est ancien au Japon (il ne cesse que lorsqu’on invente les simulacres en argile, tels les guerriers à cheval des fameuses tombes de Xian en Chine) on ne connaît guère semble-t-il le suicide par éventrement avant les siècles de violence (pratiquement du 12ème au 17ème siècles) qui succèdent à l’époque heureuse du Roman de Genji lorsque l’Etat était unifié et sous le contrôle d’une famille régnante grâce à l’adoption de l’écriture chinoise et du confucianisme et les moeurs adoucis par l’introduction du bouddhisme.
Les guerres entre clans démarrent avec une violence extrême, comme si cette violence avait été trop longtemps contenue. Les vainqueurs sont sans merci. Les vaincus sont systématiquement décapités. La solution du suicide s’impose donc d’elle-même et très logiquement aux vaincus, une solution honorable et raisonnable. Les anciens Romains avaient eu le même sentiment, dit Pinguet. Et on commence à s’embrocher en se jetant sur son épée, simplement, sans art. L’art vient au 13ème siècle. La mort volontaire de nécessaire devient démonstration. Progressivement on en fait une éthique, une marque de classe, d’où l’idée d’inventer un rite. C’est le fameux général Yoshitsune dont on a parlé tout à l’heure, encerclé par des milliers d’ennemis, qui semble être le premier, en 1189, - du moins à en croire les chroniques - à se planter son sabre sous son sein gauche, se transpercer jusqu’au dos, élargir la blessure puis s’extirper les entrailles. Puis on codifie: on utilise une dague plus courte, on l’enfonce du côté gauche, on pousse la lame jusqu’au flanc droit et puis on s’achève d’un coup au coeur ou on se tranche la carotide. Plus tard on pratiquera le seppuku assisté: un ami vous décapite (il vaut mieux avoir des amis qui soient capables de vous décapiter d’un seul coup!).
L’histoire japonaise a connu de nombreux seppukus massifs au cours de ses siècles de guerres civiles, et tout particulièrement au 14ème siècle. Une fois la paix des Tokugawa établie définitivement, au 17ème siècle, le seppuku, moins fréquent, mais codifié, comme est codifiée l’éthique des Samouraïs, devient la plus évidente des prérogatives réservées aux nobles. Au point même que Hideyoshi, en 1588, fait la chasse aux sabres: ils sont systématiquement enlevés à tous ceux qui ne sont pas samouraïs. Le suicide d’accompagnement est pourtant interdit en 1663. L’autorité shogounale pense probablement que c’est un gâchis de perdre ainsi des guerriers valeureux. Reste le seppuku imposé: le châtiment. Le shogoun prend ses samouraïs au mot: puisque ce rite fait partie de votre code d’honneur, lorsque j’aurai à vous punir, je ne vous soumettrai ni à la torture comme le commun des mortels, ni à l’exécution par le bourreau, je vous demanderai d’être vous-mêmes votre propre bourreau. Ce qui fait que la vendetta japonaise prendra elle aussi un tout autre caractère que la vendetta corse ou albanaise: d’abord elle n’a pas pour objet de venger un membre de la famille mais un seigneur auquel on a juré fidélité; et puis on sait à l’avance que cela finira par sa propre mort. L’histoire célèbre des 47 rônins est exemplaire à ce sujet.
C’est un événement historique: le 21 avril 1701 un jeune seigneur, Asano Naganori, piqué par l’arrogance d’un officiel de la Cour du shogoun, Kira Yoshinaka, perd patience, tire son sabre, blesse Kira sans réussir à le tuer à cause de l’intervention des assistants. L’incident ayant eu lieu au Palais, le représentant du shogoun prend aussitôt sa décision: Asano doit s’ouvrir le ventre, ses biens sont dispersés, ses samouraïs aussi (qui deviennent donc des rônins, des Samouraïs sans maître). Ses fils acceptent la décision mais pas le doyen des vassaux qui réunit une cinquantaine de rônins et ourdit un plan qu’ils mettent 18 mois à préparer. Et puis le 30 juin 1703 47 rônins donnent l’assaut à la résidence de Kira qu’ils décapitent après avoir sabré ses serviteurs. Evidemment eux aussi sont condamnés au seppuku. L’histoire est amplement commentée par de nombreux spécialistes. Ont-ils eu raison? Ont-ils eu tort? Fallait-il les condamner? Etc. Et puis le théâtre s’en empare, plus tard le cinéma. Et cela reste encore aujourd’hui une des pièces les plus jouées du Kabuki.
Pinguet fait une observation qui donne à réfléchir: suivant l’éthique japonaise on se venge mais on accepte de mourir à son tour. De cette façon, pense-t-il, on dépasse la haine, on agit selon la justice. Ce qui n’est probablement pas le cas de la vendetta corse trop marquée par la passion et donc la haine de l’autre. Mais ce qui est peut-être le cas du canon albanais, du moins si ce que nous rapporte Kadaré correspond à la réalité: on tue pour se soumettre à la Loi, à la tradition, au destin, probablement sans haine, et puis on s’enferme dans la tour et on sait que le jour où on en sort on est mort.
Oui, mais est-ce que commettre un acte, l’acte de tuer, tout en sachant que cet acte va sceller sa propre mort signifie automatiquement que cet acte est juste? C’est la question que se posait Camus à propos des nihilistes russes et qui se pose aujourd’hui à propos des attentats suicides aussi bien des islamistes que des Palestiniens.
62) n° 3089 Kaiten Nukariya: The Religion of the Samourai, a Study of Zen Philosophy and Discipline in China and Japan, édit. Luzac & Company, Londres, 1973.
63) n° 2897 Masaharu Anesaki: History of Japanese Religion, with special reference to the social and moral life of the Nation, édit. Charles E. Tuttle, Rutland (Vermont)/Tokyo, 1983.
64) n° 1738 Alan Watts: le Bouddhisme Zen, édit. Payot, Paris, 1978.
65) n° 2655 Genchi Katô: le Shinto, religion nationale du Japon, édit. Libr. Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1931.
Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous faire un cours sur les religions du Japon. Le shintoïsme ne présente pas beaucoup d’intérêt à part le fait que c’est la religion d’Etat du Japon et je n’ai jamais éprouvé de sympathie pour le bouddhisme. Mais il faut bien que je vous parle du bouddhisme Zen. D’abord parce que c’était la religion des Samouraïs. Et ensuite parce que c’est une discipline de pensée qui cultive l’humour et l’absurde. Et la poésie. Et que j’aime cela.
Le shintoïsme, à l’origine, est une religion primitive. D’ailleurs c’est certainement la religion la plus ancienne de toutes celles qui sont pratiquées encore aujourd’hui dans un pays développé. La religion est passée par tous les stades: animisme, fétichisme, phallisme, spiritisme, etc. Sa mythologie est plutôt maigre. Encore qu’elle présente un aspect que je trouve curieux: dans le couple divin qui a créé le monde terrestre c’est la déesse qui, après être morte en donnant naissance au feu, clame sa fureur à la face du dieu mâle qui cherche à la ramener à la vie (encore un avatar de l’histoire d’Orphée et d’Eurydice) et c’est elle qui devient le symbole de la mort, du mal et de la pollution. Et c’est le mâle qui symbolise la vie. Or le couple avait auparavant donné naissance à d’autres divinités qui devaient régner sur le monde qu’ils avaient créé. Et là c’est la divinité féminine, la déesse du soleil, celle qui illumine les cieux, qui devient non seulement la déesse suprême mais encore celle qui brille par sa beauté, dispensatrice de la lumière et de la vie, protectrice de l’agriculture, organisatrice des cultes et des rites de pureté! Et c’est le dieu mâle, son frère, le dieu de la lune, qui est aussi celui de la tempête et du désordre et qui va lui livrer une bataille cosmique. Quel renversement des valeurs sexuelles! Mais cela me paraît quand même plus logique. Et puis à un moment donné de l’histoire ou plutôt de la préhistoire du Japon une famille réussit à réunir tous les clans et tribus sous son règne et à imposer la croyance en sa descendance de la déesse suprême et donc en la divinité de l’Empereur. Et c’est ainsi que le shintoïsme devient religion nationale. Et l’est encore aujourd’hui. Lafcadio Hearn l’appelait religion du patriotisme. Il ne croyait pas si bien dire. Car plus tard, dans les années trente, au moment où Katô publie son étude sur le Shinto et que le gouvernement devient de plus en plus réactionnaire, ce sont les prêtres shintoïstes qui sont les plus chauvins. Il faut dire qu’à ce moment-là on avait en quelque sorte deux shintoïsmes: d’une part le culte officiel de l’Etat soutenu par le gouvernement et les différentes communes et qu’on considérait d’ailleurs en haut lieu non comme une religion mais comme une institution publique, et d’autre part la religion populaire divisée en 13 sectes dont la plupart, d’après Anesaki, étaient d’un piètre niveau intellectuel et moral, faisant surtout appel à la sorcellerie et à la divination. Après la deuxième guerre mondiale l’Empereur renonce officiellement à sa nature divine. Ce qui change en même temps la portée du shintoïsme. Mais c’est le moins qu’il pouvait faire. Les Américains auraient très bien pu le révoquer ou le faire juger pour crime de guerre lui aussi car après tout son gouvernement dépendait directement de lui et il a approuvé toutes les décisions prises y compris Pearl Harbour. Mais c’est quand même lui qui a imposé la décision de capituler en s’adressant à son peuple alors que de nombreux jusqu’auboutistes du cabinet voulaient, comme Hitler, entraîner toute la nation dans la voie du suicide collectif. Et puis à l’époque les Américains étaient encore diplomates!
Katô prétend que le shintoïsme est porteur d’une éthique. Une éthique de sincérité et de droiture, de pureté de l’âme. Mais Anesaki qui est un chercheur véritable, spécialiste en religions et sociologue, et un homme courageux (son étude paraît en 1928) dit ceci: «Il n’y avait pas dans la société japonaise primitive d’enseignement systématique de morale ni de codification précise d’institutions sociales et politiques. Ceci n’allait être réalisé que plus tard à l’instigation de la civilisation chinoise. Le développement philosophique de croyances et d’idées était bien éloigné de la nature de cette religion primitive. C’est le bouddhisme qui allait pallier à ce manque.»
Alors il faut bien parler du bouddhisme. Du moins de l’influence du bouddhisme au Japon. Nous avons ici à Luxembourg un avocat connu pour sa liberté de ton et la violence de son verbe et qui est en même temps un spécialiste des religions orientales. Ce qui devrait pourtant lui donner un caractère plus serein! Il donne des cours sur le bouddhisme et a publié un ouvrage intitulé: Le Bouddhisme. Ni Dieu, ni âme. En ce qui concerne l’âme je trouve que c’est jouer avec les mots. Car le bouddhisme croit bien à la réincarnation. Et sa quête est une quête de la délivrance de la douleur mais aussi de la délivrance de la renaissance. Alors renaissance de quoi? S’il n’y a ni Moi ni âme? Et comment peut-il y avoir une éthique s’il n’y a pas de Moi? Mais je ne veux pas entrer dans ces élucubrations de philosophies orientales. De toute façon elles me dépassent. Et elles ne m’intéressent pas. Même si notre avocat luxembourgeois (et tous les adorateurs actuels du Dalai Lama) estime que le bouddhisme «agnostique, non-dogmatique, d’une parfaite tolérance, protagoniste sans compromis de la non-violence, partisan absolu du doute permanent et universel, soucieux de mettre l’homme au centre» est un humanisme et que cet humanisme est une solution pour notre jeunesse. Moi je me souviens surtout du jugement d’Albert Schweitzer (voir n° 1274 Albert Schweitzer: Indian Thought and its Development, édit. Hodder and Stoughton, Londres, 1936 ainsi que sa critique: n° 1690 George Seaver: Albert Schweitzer, the Man and his Mind, édit. Adam and Charles Black, Londres, 1955): il y a contradiction entre éthique et négation de la vie. Il ne faut quand même pas oublier que l’enseignement du Bouddha porte d’abord et avant tout sur le fait que tout dans la vie est souffrance (même le désir du bonheur et des plaisirs) et que la seule solution est la volonté de non-vie donc de non-action. Même si le Bouddha a été totalement novateur en Inde en développant l’éthique de compassion, cette compassion, si elle ne se résout pas à l’action, reste bien limitée. L’humanisme dont nous avons besoin dans notre monde d’aujourd’hui c’est celui qui a nourri notre propre civilisation, celui de la dignité humaine. Et proposer à la jeunesse d’aujourd’hui une philosophie basée sur la négation de l’action, la vision pessimiste de la vie et un monde perçu comme une illusion, me paraît complètement aberrant.
Ceci étant les disciples du Bouddha n’ont pas manqué de propager cette éthique de compassion même s’ils n’ont pas résolu cette contradiction dogmatique initiale. Et le biographe de Schweitzer a probablement raison de citer les innombrables institutions charitables dues au bouddhisme, et pas seulement au bouddhisme mahayaniste dont on va parler maintenant, mais même au bouddhisme primitif, comme à Ceylan par exemple.
On sait que le bouddhisme s’est scindé en deux branches majeures: celle du «Petit Véhicule» ou Hînayâna que l’on dit être plus près du bouddhisme primitif puisqu’il est basé sur des écrits en langue pâli et qui est pratiqué en Birmanie, en Thaïlande, au Sri Lanka et d’une façon générale en Asie du Sud-Est et celle du «Grand Véhicule» (le véhicule est celui qui vous amène jusqu’à l’autre rive, au Nirvâna) ou Mâhayâna qui s’est développé en Inde du Nord-Est, dont les écrits sont en sanscrit, qui est à l’origine de celui du Tibet et qui est celui qui a été introduit en Chine, en Corée et au Japon. Or c’est cette branche du bouddhisme qui non seulement divinise en quelque sorte le Bouddha et devient religion (ce qui a probablement plu aux Chinois qui n’en avaient pas) mais surtout met l’accent sur la compassion. Une compassion bâtie sur la constatation qu’il n’y a pas de moi, qu’il est illusion, que moi et l’autre ne sont qu’une partie d’un tout et que la compassion doit donc être universelle (en fait si on oublie un moment les contradictions que Schweitzer - et d’autres - trouvent entre la volonté de non-vie et cette compassion il faut quand même reconnaître que dans les conséquences il y a identité entre ce bouddhisme-là, l’enseignement du Christ: «aime ton prochain comme toi-même» et notre humanisme occidental qui tire son respect de la dignité humaine de notre essence commune). Le bouddhisme qui entre au Japon au milieu du 6ème siècle est donc une religion qui connaît des êtres divins, des êtres qui ont accepté de renaître par compassion pour les autres (les Bohdisattvas), une éthique de douceur, de compassion (et pourquoi ne pas dire d’amour) pour les autres, l’horreur de tuer, et tout ceci accompagné de manifestations artistiques (peinture, poésie et statuaire) totalement nouvelles. Il a fallu 50 ans pour que la greffe prenne et que les oppositions des clans militaires (déjà opposés à ce qui vient d’ailleurs comme ils le seront encore 13 siècles plus tard) et des familles sacerdotales du Shinto soient vaincues. Et c’est ce bouddhisme-là, lié il est vrai d’une manière indissociable aux autres apports de la civilisation chinoise, qui illumine l’histoire du Japon jusqu’aux époques troublées qui débutent au 12ème siècle.
Et comme par hasard c’est à la fin du 12ème siècle qu’est introduit au Japon une nouvelle secte: le bouddhisme Zen. L’origine est indienne. Mais le mouvement se développe d’abord en Chine du Sud après y avoir été introduit au 6ème siècle déjà. Il est issu du bouddhisme Mâhayâna. Celui-ci divise son enseignement en trois: discipline morale - sagesse - exercices spirituels. Le Zen privilégie la pratique du dernier: la méditation. En Chine du Sud il est influencé par le quiétisme (la tranquillité d’âme) du taoisme et imprégné par la poésie Tang. Au Japon il devient l’expression de la force de caractère. Il cherche au tréfonds de soi-même la réalité ultime et transcendante du monde. L’âme qui a atteint cette illumination intérieure n’est plus troublée par aucune vicissitude du monde extérieur. De belles images illustrent cet état: le solide rocher qui reste debout au milieu des flots furieux de la mer déchaînée. Ou les reflets de la lune sur la surface d’un plan d’eau et qui bougent et qui changent dès que la plus petite bise se lève alors que là-haut dans le ciel la lune reste sereine et pure. Et puis le Zen refuse tout écrit. Tout vient de la transmission directe de disciple en disciple du Bouddha lui-même. Alors le Zen pratique le mutisme, l’humour, l’absurde. Ce qui est assez plaisant. Comme l’histoire du disciple qui demande trois fois à son maître ce qu’est l’essence du bouddhisme et reçoit à chaque fois une gifle du maître! Tout ceci plaît énormément aux guerriers japonais: la force d’âme, l’absence de grandes élucubrations, la possibilité d’agir dans le monde car l’illumination est accessible à tout moment et à tout un chacun, dans cette vie-ci.
Et c’est ainsi que le bouddhisme Zen va influencer directement la doctrine du Samouraï, le fameux bushido. Nukaraya cite les traits qui sont communs au moine Zen et au Chevalier japonais: Tous les deux doivent se soumettre à une discipline stricte et accepter les privations sans se plaindre. «L’honnête pauvreté» est une autre caractéristique commune; le samouraï préfère crever de faim plutôt que d’utiliser des moyens contraires à sa dignité (à l’ère Meiji les samouraïs vont mépriser le commerce et préférer la pauvreté). Le moine comme le samouraï se distinguent par leur virilité et leur dignité de manières, on peut même dire leur rudesse. Enfin moines Zen et samouraïs affrontent la mort avec un courage sans faille.
En France on a découvert avec un certain étonnement cette alliance du sabre et du zen. Dans son numéro du 12 octobre 2001 le Monde rendait compte de la parution en France de la traduction du livre de Brian Victoria qui est lui-même moine Zen et lecteur à l’Université d’Adélaïde en Australie (voir Brian Victoria: Zen at War 1868-1945 - édition française sous le titre: Le Zen en Guerre, au Seuil, 2001). Brian Victoria, dit Philippe Pons qui fait l’analyse de son livre, montre comment fut élaboré ce bouddhisme patriotique qui justifie «une guerre juste» contre «le Mal» (mon Dieu que le Mal a bon dos!), qui envoie des aumôniers aux armées et des missionnaires dans les territoires conquis et qui organise «des rites propitiatoires pour demander la victoire (du Japon) et l’annihilation des Etats-Unis». Le Zen est présenté comme l’essence de l’identité japonaise et assimilé à la bravoure guerrière. Et après la guerre, au lieu de se repentir de ce dévoiement, on va encore mettre le Zen, toujours grâce à l’énergie libérée par la méditation, au service de la performance dans l’Entreprise. Roger-Pol Droit en profite pour se moquer de notre imaginaire contemporain qui idéalise cette religion et en fait un univers serein et pacifique. Le titre de la contribution - toujours dans le même numéro du Monde - de Bernard Faure qui est historien de religions à l’Université Stanford aux Etats-Unis est polémique: «Le bouddhisme n’est pas un pacifisme». Il n’y a pas que le Zen qui a connu une dérive guerrière, dit-il. Lorsque le bouddhisme devient l’idéologie officielle d’un pays, il est souvent tenté de soutenir l’effort de guerre. C’est le cas actuel au Sri Lanka «où les bouddhistes prônent ouvertement la lutte contre les Tamils». Et quand on veut trouver à tout prix des justifications dogmatiques on y arrive toujours: la théorie du non-moi sert à justifier le sacrifice au service de l’Empereur, la charité veut qu’on tue quelqu’un pour l’empêcher de faire le mal, il n’y a pas de mal à tuer puisque tout est illusion, etc.
Et dernièrement j’ai trouvé dans une publication de l’Institut des Hautes Etudes Chinoises (voir n° 3346-47 Mélanges publiés par l’Institut des Hautes Etudes Chinoises, édit. Presses Universitaires de France, Paris, 1957-60) une étude intitulée: Histoire des Moines guerriers du Japon, par G. Renondeau. Voici comment Renondeau, qui était paraît-il général mais néanmoins érudit et japonisant, introduit son texte:
«Pendant plus de six cents ans, du milieu du Xème à la fin du XVIème siècle, les moines japonais se sont plus souvent comportés en guerriers qu’en religieux. Oublieux des règles bouddhiques élémentaires telles que la défense de tuer les êtres vivants, le mépris des richesses et des grandeurs, ils se sont mutuellement attaqués, décimés, incendiés, pour se voler les uns aux autres des rizières, des champs et des bois; ils ont assailli les palais des empereurs et des shôguns pour se faire octroyer des privilèges comme l’immunité fiscale... Ils se sont mêlés des guerres civiles... Des points de doctrine ont servi d’arguments à des sectes plus anciennnes pour combattre des sectes plus jeunes dont l’essor rapide les inquiétait...»
Un autre grand japonisant, Paul Demiéville, ajoute un post-scriptum à l’Histoire de Renondeau, intitulée: Le Bouddhisme et la Guerre. Il y rappelle qu’en Chine déjà les moines ont souvent semé le trouble et participé à des violences. On apprend que le fameux monastère de Chao-lin qu’on met, depuis un certain nombre d’années, à toutes les sauces dans les films de cape et d’épée de Chine et de Hong-Kong, avait déjà apporté son aide, grâce à ses exploits guerriers, au fondateur de la dynastie des Tangs au VIIème siècle. Et que c’est de cette époque que datent les traditions gymnastiques et paramilitaires du Chao-lin: boxe, escrime et maniement du bâton. Beaucoup plus tard, au XVIème siècle, la dynastie Ming fait à son tour appel aux moines de Chao-lin pour défendre ses territoires côtiers contre les pirates japonais. Et l’on voit ces moines, les cheveux teints au vermillon et le visage barbouillé d’indigo, pourchasser, dans la région de Shanghai, les Japonais terrifiés, à grands moulinets de bâton et les pourfendre de leurs piques en fer! Mais c’est au Japon que les moines guerriers se sont déchaînés. D’un côté le bouddhisme avait pris une position beaucoup plus importante dans ce pays et pouvait vraiment faire jeu égal avec les autorités et d’autre part le bouddhisme n’a jamais été une Eglise au Japon, n’a jamais été unifié, et les sectes ont pu se multiplier à l’infini.
Lorsque les moines s’armaient pour partir en guerre, ils se voilaient la face et s’enveloppaient la tête d’une étoffe qui ne laissait à découvert que les yeux, rapporte quelque part le général Renondeau. Demiéville en conclut qu’ils avaient mauvaise conscience. Voire. «Les Hommes sont ainsi faits», dit par ailleurs Demiéville, « qu’il leur faut des raisons pour justifier les entorses qu’ils font à leurs principes, et lorsqu’on chasse un vice par la porte, trop souvent il revient par la fenêtre, masqué en vertu». Alors on théorise sur la nécessité de défendre, par la violence s’il le faut, «la vraie Voie» (d’ailleurs il n’y a qu’à voir, dans les temples bouddhistes de toute l’Asie du Nord, les statues des terribles gardiens des quatre régions de l’espace et protecteurs du Bouddha affublés de leurs attributs guerriers!) et puis on s’aventure encore plus loin, comme l’avait déjà souligné Bernard Faure dans son article du Monde: le Bodhisattva a le devoir de commettre le péché de meurtre pour l’éviter à autrui (plutôt pécher que laisser pécher); et puis il y a l’argument de la vacuité: tout est illusion, il n’y a pas plus de moi que d’autrui, il n’existe ni personne humaine, ni être vivant, etc., donc pas plus de péché que de pécheur... «Tout ceci témoigne simplement», dit encore Demiéville, «d’une de ces déviations où toute casuistique peut s’égarer parfois. Nous avons fait bien mieux dans ce genre en Occident».
C’est aussi mon avis. Il me semble que tout ceci est un peu injuste pour Bouddha et sa doctrine.
Nous savons par de nombreux autres exemples - et d’abord par les bien plus extraordinaires dévoiements historiques des religions chrétiennes, basées encore plus nettement que le bouddhisme sur l’amour du prochain - combien l’homme est capable de fausser toute doctrine, toute idéologie, toute philosophie, aussi nobles soient-elles. Que le bouddhisme ait subi les mêmes avatars n’a rien d’extraordinaire. Mais il est juste que l’on oblige les religions constituées de faire de temps en temps le ménage chez eux. Et puis dans le cas du Japon il n’y a pas que le Shinto et le bouddhisme Zen qui sont responsables de cette folie nationaliste et militariste. Il faut bien examiner un autre dévoiement: celui de la noble éthique du Samouraï.
Le bushido n’était pas seulement influencé par le bouddhisme Zen mais aussi par le shintoïsme avec sa dévotion à la nation et à l’Empereur et par le confucianisme qui lui inculque la notion de service de l’Etat. Pinguet raconte comment l’Armée au cours du 20ème siècle va progressivement oublier qu’elle est au service de la nation pour s’adonner de plus en plus à sa volonté de puissance. L’irrésistible montée du militarisme commence dès la fin de la guerre avec la Russie. L’explication du phénomène n’est pas évident. Est-ce le fait que la révolution de Meiji n’a pas été faite par une classe contre une autre mais que les acteurs du mouvement étaient eux-mêmes issus de la noblesse militaire et que les oligarques qui ont gardé le pouvoir restaient marqués par leurs origines? Etait-ce une réaction contre les incertitudes sociales de l’après-guerre (Anesaki parle d’agitation sociale et spirituelle)? Ou faut-il chercher les causes de ce supranationalisme qui va se développer peu à peu dans les anciennes humiliations subies de la part des Occidentaux au milieu du 19ème siècle? Pinguet montre qu’il y avait un grave défaut dans la constitution de 1889: l’Empereur était désigné comme le Commandant suprême de l’Armée. Les militaires vont profiter de cet article pour court-circuiter progressivement le Gouvernement. En 1931 une provocation de commandants militaires entraîne la guerre en Mandchourie. En 1932 le Premier Ministre est assassiné par neuf officiers et ses assassins condamnés simplement à quatre années de prison (parce qu’ils étaient sincères!). En 1936 a lieu une mutinerie sanglante à Tokyo menée par 21 officiers entraînant 1500 hommes de troupe. Au même moment six personnages importants du Gouvernement sont assassinés. Tout ceci pour imposer une politique plus militariste et encore plus agressive sur le plan extérieur. Mais pour une fois l’Empereur ne se laisse pas faire et la mutinerie est écrasée. En 1937 c’est encore une provocation militaire qui déclenche les opérations en Chine. Du 15 décembre 1937 au 15 janvier 1938 ont lieu les fameux massacres de Nankin. En 1938 la politique en Asie (c. à d. la diplomatie envers le continent) est confiée à un Bureau de Développement de l’Asie contrôlé par l’Armée. Un nouveau slogan est créé: 100 millions d’hommes, une seule pensée. Un général devient ministre de l’Education ce qui permet de mieux endoctriner la jeunesse. On déclare la guerre à la lutte des classes et à l’individualisme bourgeois. Les Partis sont dissous en 1940. (Il me semble que tout ceci ressemble à s'y méprendre aux fascismes européens! Même si les spécialistes du fascisme prétendent le contraire). Enfin le général Tôjô devient premier ministre et le 7 décembre 1941 a lieu ce que Pinguet appelle le saut dans le vide: Pearl Harbour. Au fond rien d’autre que le déclenchement du plus grand des suicides collectifs de l’histoire japonaise.
Car comment pouvaient-ils croire qu’ils pourraient vaincre les Américains? Que les Américains pourraient jamais leur pardonner cela? Etaient-ils à ce point obnubilés, ivres de leur puissance? D’après Pinguet l’amiral Yamamoto déclarait en été 1941 que sa flotte ne pourrait tenir plus qu’une année. Et pourtant ce fut une décision unanime du cabinet. Et l’Empereur n’avait plus qu’à signer. Une seule explication à ce qui a dû paraître à l’époque aux Occidentaux un véritable coup de folie: les Américains voulaient depuis plusieurs années que le Japon se retire de la Chine. Leurs généraux étaient incapables de s’y résoudre.
Suivent quatre années d’une guerre apocalyptique qui se poursuit à la fin d’île en île et où les Américains ne font pratiquement pas de prisonniers, les pauvres soldats japonais, endoctrinés, soumis à un véritable lavage de cerveau, se battant jusqu’au dernier et se suicidant en masse.
Et puis c’est la capitulation, imposée par l’Empereur à ses généraux (car ceux-ci étaient toujours prêts au suicide de toute la nation). Deux suicides rappellent encore la noblesse de ceux des samouraïs d’antan. Le ministre de la guerre, le général Anami, fait son seppuku la veille de l’allocution de l’Empereur à son peuple (15 août 1945). A côté de son corps son poème d’adieu:
«Par ses dieux protégé notre pays natal
«Lui ne périra pas. Qu’à l’Empereur ma mort
«S’offre pour expier le grand crime commis.
(trad. Maurice Pinguet)
L’amiral Onishi, celui-là même qui avait eu l’idée monstrueuse des pilotes-suicides, cette opération à laquelle on avait donné ce nom de kamikaze, de vent divin, le vent qui avait sauvé le Japon de l’invasion des Mongoles, accompagne son seppuku d’un autre poème:
«Dans le ciel pur sans nuées
«Maintenant la lune luit
«La tempête est terminée.
(trad. Maurice Pinguet)
D’autres suicides sont moins glorieux. Le général Sugiyama, chef d’Etat-Major au moment de Pearl Harbour, n’agit que lorsque sa femme lui rappelle son devoir et il est obligé de se tirer quatre balles de revolver avant d’y arriver. Quant au responsable en chef, le général Tôjô, il attend que les officiers américains se présentent à son domicile pour tenter de se suicider et se rater et va subir la honte du procès pour crimes de guerre jusqu’à sa condamnation à mort avec trente autres hauts responsables par les Alliés.
Le général McArthur a éradiqué le militarisme japonais. L’article 9 de la constitution interdit tout réarmement, toute intervention en dehors de l’Archipel. Et cet imbécile de fils Bush leur demande d’envoyer des troupes en Irak! Les Japonais d’aujourd’hui ont tout oublié, mais jamais fait leur mea culpa pour les horreurs commises (en Chine, en Corée, à Hong Kong, en Malaisie, en Indonésie, aux Philippines). Peut-être parce qu’ils pensent avoir payé amplement avec leur sang. Ou parce qu’ils pensent qu’ils ne sont pas responsables de ce que leur a imposé la classe dirigeante. Ou simplement parce que leur fierté nationale ne leur permet pas de voir la vérité en face. Que sont devenus les représentants de la noblesse japonaise? On n’en parle guère dans les guides. Moi-même je n’en ai jamais rencontrés (alors que j’ai rencontré un descendant de la classe noble en Corée lors de mon unique voyage dans ce pays). Se sont-ils fondus dans la masse? Et que sont les samouraïs devenus? Un mythe. Un mythe mondial. Au moment où j’écris ces lignes Hollywood sort le Dernier Samouraï. Et le dernier Samouraï est un Américain, Tom Cruise. La connerie hollywoodienne, elle non plus, n’a pas de limite.
(2004)
PS: L'histoire des 47 rônins citée plus haut vient d'être rééditée par un éditeur spécialisé en culture japonaise: Budo Editions. Il s'agit d'un texte du diplomate George Soulié de Morant qui date de 1927. Le livre est superbement illustré par de nombreuses estampes de Kuniyoshi. Et muni d'une introduction d'un Français du Japon, philosophe et champion d'aïkido! Pour plus de détails voir ma note 10 (suite 6) : Les 47 rônins.
(2006)