Tome 4 : Notes 13: Vienne, capitale de la Cacanie
(Vienne début de siècle, mythe et crise de civilisation, Karl Kraus, Hofmannsthal, Schnitzler, Kafka, Kleist, Perutz encore, Canetti, Musil, Klimt, Kokoschka, Schiele)
1) n° 1901 Carl E. Schorske: Vienne, fin de siècle - Politique et Culture, édit. Seuil, Paris, 1983.
2) n° 3031 Carl E. Schorske: De Vienne et d’ailleurs - Figures culturelles de la modernité, édit. Fayard, Paris, 2000.
3) n° 1527 Vienne 1880 - 1938 - L’Apocalypse joyeuse, sous la direction de Jean Clair, Editions du Centre Pompidou, Paris, 1986 (livre réalisé à l’occasion d’une exposition organisée au Musée Pompidou en 1984).
4) n° 1900 Istvan Bibo: Misère des petits Etats d’Europe de l’Est, édit. Albin Michel, Paris, 1993. Cet ouvrage est en fait constitué de 4 études: Les raisons et l’histoire de l’hystérie allemande - Misère des petits Etats de l’Europe de l’Est (c’est une étude des trois Etats historiques: Pologne, Bohème et Hongrie) - La question juive en Hongrie après 1944 - La déformation du caractère hongrois et les impasses de l’histoire de la Hongrie. Bibo a écrit ces études entre 1942 et 49 avant la prise du pouvoir en Hongrie par les Staliniens.
5) n° 2008 Claudio Magris: Le Mythe et l’Empire dans la littérature autrichienne moderne, édit. Gallimard, Paris, 1991.
6) n° 2135 Stefan Zweig: Le Monde d’hier - Souvenirs d’un Européen, édit. Belfond, Paris, 1993.
Le Paradis perdu
La Cacanie de Musil est devenue un mythe. Mythe d’un paradis perdu. Du moins dans la littérature autrichienne du 20ème siècle. Mais aussi chez certains témoins, des survivants, et même jusque dans le cinéma hollywoodien. Qu’en est-il dans la réalité? Et puis est-ce vrai que la modernité est née à Vienne? Et est-ce vraiment Vienne qui est à l’origine de tous les maux de notre 20ème siècle européen?
Carl Schorske est professeur émérite à l’Université de Princeton. Son Vienne fin de siècle, livre que j’ai déjà cité plusieurs fois, est devenu un must pour tous ceux qui étudient ce moment de notre histoire. L’éditeur, en présentant cet ouvrage, affirme que Vienne, à la fin du 19ème siècle, "a enfanté dans l’affranchissement de la morale et de la tradition, dans la dissolution des valeurs bourgeoises, quelque chose de radicalement nouveau: rien moins que le monde contemporain"! Et dans son deuxième ouvrage consacré à Vienne Schorske revient encore une fois sur ce thème dans les chapitres intitulés: La grâce et le mot, les deux cultures de l’Autriche et leur destin moderne et Tension entre générations et changement culturel. Le passage à la modernité à Vienne n’était pas une simple opposition des fils contre les pères, dit-il, mais une véritable rupture. On voulait tourner définitivement le dos au passé. S’affranchir de l’histoire. Cauchemar pour l’historien qu’il est. Je crois qu’il faut relativiser tout cela. Au moins en ce qui concerne l’art: en étudiant l’influence de l’art japonais sur notre art européen on a vu que l’impressionnisme et tous les mouvements qui ont suivi ont eux aussi voulu rompre définitivement avec une tradition historique de la peinture, celle qui remontait aux Italiens. Il est vrai que l’art viennois fait la part plus belle à l’instinct et à la sensualité (il faut attendre Gauguin à Tahiti et Picasso pour trouver quelque chose d’équivalent dans la peinture française). En fait la véritable nouveauté qui va marquer le siècle commençant c’est la place faite au psychisme, à l’inconscient, à l’irrationnel. La véritable rupture elle est chez Freud. On la retrouve en politique, dans la manifestation et la manipulation des masses et aussi dans la littérature (encore que c’est notre Flaubert qui a inventé le roman psychologique!).
Mais avant d’étudier les termes de la rupture il nous faut observer l’état de la société qui a provoqué cette rupture.
Schorske fait un rapide retour vers l’histoire. Il faut se rappeler qu’en 1848 la pensée libérale (je veux dire démocratique) subit un échec (voir l’ouvrage déjà cité de Ricarda Huch: 1848, die Revolution des 19. Jahrhunderts in Deutschland) tant en Allemagne qu’en Autriche. A Vienne la répression est même sanglante: les étudiants alliés aux ouvriers avaient pris la ville et c’est l’armée qui la leur reprend, fusille les chefs et fournit le nouveau premier ministre. Il n’empêche, la bourgeoisie libérale se développe malgré tout et après la défaite de Sadowa (1866) qui marque le déclin de la puissance militaire de l’Autriche elle obtient même pour la première fois une constitution (1867). Définissons tout de suite le mot libéral accolé au mot bourgeoisie. Cette bourgeoisie est constituée des classes moyennes austro-allemandes auxquelles se sont joints les juifs germanophones parfaitement intégrés des villes. Si on qualifie cette bourgeoisie de libérale c’est qu’elle est marquée par un certain nombre de croyances qui viennent de ce qu’on appelle communément les Lumières, les philosophes du 18ème: on croit en l’homme, au progrès, à la science et à la démocratie exercée pour le moment par ceux qui sont éclairés, et plus tard quand ils seront suffisamment éduqués - car on croit aussi à l’éducation - par le peuple tout entier. Cette bourgeoisie va rester au pouvoir pendant une bonne vingtaine d’années. Même si elle n’arrivera jamais à éliminer l’aristocratie, une aristocratie multiethnique et qui forme la Cour rassemblée autour de l’Empereur.
Schorske voit alors deux ensembles de valeurs se développer dans cette société: l’un qui vient des Lumières et qu’il appelle: la loi et le mot mais qui en fait correspond à ce caractère libéral que je viens de définir et qui au fond est partagé à l’époque par la bourgeoisie de beaucoup d’autres pays européens. Ces valeurs dominent la vie morale, politique et scientifique (ou économique) de la société. L’autre ensemble de valeurs, d’après Schorske, viendrait de la contre-réforme catholique, serait dans son essence religieux et esthétique (en fait surtout esthétique) et serait donc vraiment spécifique à la société autrichienne. C’est la croyance en une grâce divine qui remplit l’univers. Et cette croyance donne la joie. Je me demande si Schorske n’intellectualise pas un peu trop. Voyons ce qu’en dit Claudio Magris.
Magris est un de ces Triestins qui ont illustré la littérature italienne. Au même titre que par exemple la romancière Fausta Cialente (voir n° 0974 Fausta Cialente: Les quatre filles Wieselberger, édit. Rivages, Paris/Marseille, 1986, un livre dont je me souviens bien puisque c’est le seul livre que j’ai essayé de lire en italien mais ai dû renoncer, même avec un dictionnaire, la grammaire italienne étant décidément trop compliquée pour moi) ou le grand Italo Svevo, un ingénieur comme Primo Levi (voir p. ex. n° 1007 Italo Svevo: Court Voyage sentimental et autres récits, édit. Gallimard, Paris, 1978). Et c’est étrange de voir un Triestin célébrer le mythe des Habsbourg alors que Trieste a été à son tour un mythe pour les Italiens. Fausta Cialente évoque avec beaucoup de nostalgie le sort des exilés triestins en Italie, irrédentistes c. à d. nationalistes italiens quand ils vivaient encore à Trieste, plus "mitteleuropéens" (c. à d. marqués par la civilisation des Habsbourg) que méditerranéens quand ils vivent en Italie. C’est à cause de Trieste que l’Italie entre dans la Grande Guerre aux côtés des alliés en 1915. Et après la guerre bien qu’ayant récupéré Trieste, c’est sur la côte dalmate, sur l’Istrie, sur Fiume que les nationalistes italiens reportent leurs convoitises d’expansion territoriale (Pierre Milza dans son Mussolini - voir n° 2939 Pierre Milza: Mussolini, édit. Fayard, Paris, 1999 - rapporte l’épopée rocambolesque du commandante Gabriele d’Annunzio à Fiume dont il prend le contrôle - en 1919 - et le garde pendant toute une année). Le Mythe et l’Empire était à l’origine une thèse de doctorat écrite par Claudio Magris à l’âge de 24 ans. Magris est devenu écrivain (voir p. ex. n° 2831 Claudio Magris: Microcosmes, édit. Gallimard, Paris, 1998) mais reste toujours fasciné par toute cette région (Frioul compris) où la culture italienne touche à la culture allemande ou plutôt autrichienne tout en subissant en plus une certaine influence slave (slovène ou croate).
Pour Magris l’ancienne civilisation de l’Empire - du moins sous sa forme mythique - a trois facettes: supranationalité - bureaucratie - joie de vivre.
Mais son premier caractère est son immobilisme. Pour le décrire Magris se réfère à ce qu’en dit Stefan Zweig dans sa mélancolique autobiographie qu’il rédige, juste avant son suicide en 1942, dans son refuge de Petrópolis au Brésil (le Monde d’hier).
"C’était l’âge d’or de la sécurité", dit Zweig. Tout est immobile: la dynastie des Habsbourg, la plus ancienne d’Europe, est millénaire. La ville de Vienne avait deux mille ans. Elle avait vu passer les Nibelungen, avait arrêté les Turcs, avait recueilli tous les génies de la musique classique. "Tout semblait fondé sur la durée", dit-il encore, "et l’Etat lui-même paraissait le suprême garant de cette pérennité". Et cette immobilité donne l’impression d’une grande sécurité. Le droit règne à Vienne. "Chacun savait ce qui était permis et ce qui était défendu". La couronne autrichienne est une pièce d’or, elle est "immutable". "Ainsi chacun savait combien il possédait ou combien lui revenait". "Tout avait sa norme, sa mesure, son poids déterminé".
C’est là le signe du deuxième caractère selon Magris: la bureaucratie. C’est l’immobilisme politique qui est à la base de cette mentalité bureaucratique, dit Magris. Car au fond tout le monde sait ou soupçonne qu’il y a de l’instabilité dans l’air (la plus visible étant l’instabilité ethnique). Mais on pense que les problèmes se règlent d’eux-mêmes, à condition de ne pas les remuer. Alors la bureaucratie devient "la panacée politique contre les assauts dynamiques du temps et les ferments centrifuges". Et cette mentalité bureaucratique qui va jusqu’à être transposée chez ces fonctionnaires zélés "au plan des sentiments et des habitudes", imprègne tout l’Empire jusqu’au château où est enfermé dans sa solitude et sa médiocrité le vieil Empereur. Les experts se battent pour savoir si c’est là que Kafka a trouvé son inspiration pour son Château et pour son Procès. La réponse me paraît pourtant évidente.
Troisième composante du mythe habsbourgeois d’après Magris: un hédonisme sensuel et jouisseur. La joie de vivre. Il faut évidemment faire la part des choses. Nous aussi, en France, on a appelé la période 1900 la Belle Epoque. Et puis, a posteriori, après les horreurs de la guerre de 14, le passé ne pouvait que paraître idyllique. Or l’Autriche n’a pas seulement connu la guerre mais également l’écroulement complet de l’Empire, la réduction de l’Autriche à une peau de chagrin, la montée du populisme et finalement du nazisme. Rien d’étonnant donc à ce que tous ces journalistes, ces écrivains et ces cinéastes qui ont dû se disperser dans le vaste monde ont après coup idéalisé leur patrie perdue. Et pourtant il me semble qu’il reste encore aujourd’hui quelque chose de cette ancienne grâce, de cette légèreté. Comme la politesse du petit chanteur des Wienerknaben qui a tellement enchanté ma mère ou l’humour de mes ingénieurs de Styrie qui se moquaient du sérieux des Allemands. Mais je ne crois pas qu’il faille chercher des explications religieuses - comme le fait Schorske - dans ce sens de l’esthétique et du plaisir. Peut-être est-ce l’influence culturelle des possessions italiennes de l’Empire? Après tout Vienne a été fondée par les Romains! C’était une vie aimable, dit encore Zweig: "Pratiquer la musique, danser, jouer du théâtre, converser, se comporter avec goût et agrément, ici on cultivait tout cela comme un art particulier". Et tous les témoins rapportent cette véritable idolâtrie pour le théâtre et l’opéra. Comme d’ailleurs pour la musique en général. Aussi bien la musique légère, les Johann Strauss, Emmerich Kalman, Franz Lehar, Franz von Suppé qui ont tous travaillé à Vienne, que la grande musique classique avec Gluck (mort à Vienne), Beethoven (mort à Vienne), Mozart (né à Salzbourg, mort à Vienne), Haydn (mort à Vienne), Schubert (né et mort à Vienne) et Brahms (mort à Vienne).
Mais le Viennois ne recherchait pas seulement les plaisirs esthétiques. "Vienne était une ville jouisseuse", dit Stefan Zweig. On aimait bien manger, se retrouver dans les cafés, mais aussi dans les auberges sur les hauteurs de Vienne et s’adonner à des plaisirs plus sensuels, que ce soit avec les "süsse Mädel" ou avec les femmes mariées. Schnitzler est le peintre cruel de cet épicurisme frivole qui se transforme sous sa plume en sensualité désenchantée (voir p. ex. La Ronde transposée au cinéma par Max Ophuls).
Et puis je crois que ce qui a également fortement contribué au charme de Vienne - et ce qui a été aussi la principale cause de sa chute - c’est son caractère multiethnique. Même si la langue allemande était la langue dominante, la langue de la culture, les ethnies non-allemandes, c. à d. italienne, hongroise et slaves (dans leurs multiples composantes: tchèque, polonaise, slovène, croate et serbe) participaient elles aussi à la civilisation des Habsbourg (Kafka, le Tchèque, écrit en allemand). Autour du château de l’Empereur étaient groupés les palais de la haute aristocratie autrichienne, polonaise, hongroise et tchèque. On devait forcément sentir l’influence de toutes ces cultures différentes à Vienne. Zweig voit le génie de la ville dans sa capacité à harmoniser tous ces contrastes ethniques et linguistiques, à assimiler les éléments les plus hétérogènes. Il célèbre son caractère supranational. Son ouverture au monde. Et il rappelle l’apport des juifs à cette culture commune: Freud, Hofmannsthal, Schnitzler, Mahler, Schoenberg, pour ne nommer que les plus marquants. C’est ce mélange ethnique et culturel que l’on désigne sous le nom typique de "Mitteleuropa" et que l’on trouve également dans ces descriptions si nostalgiques de l’ancienne Trieste qu’en font les écrivains italiens qui en sont originaires et que j’ai déjà cités (Svevo, Cialente et Magris lui-même). Trieste est d’ailleurs en quelque sorte un miroir de Vienne, à une échelle bien plus petite bien sûr. Un endroit où la langue commune est l’italien au lieu de l’allemand mais où l’on trouve, comme le raconte Magris, en un joyeux mélange, "des aventuriers grecs, des fonctionnaires allemands, des marchands levantins et des paysans slovènes".
Et puis ce bel univers avec son idéal libéral va commencer à se fissurer. C’est que les frustrations sont nombreuses: ethniques, sociales, économiques et politiques.
Crise en Cacanie
L’Empire des Habsbourg, on l’a dit, est une mosaïque de peuples. Or ces peuples bougent. La Bohème et la Hongrie restent attachées à l’Empire mais veulent plus d’autonomie. Les minorités ethniques s’opposent à ceux qui les dominent: ainsi les Slovènes et les Croates se révoltent contre les Magyars. D’autres populations sont attirées par leurs cousins d’au-delà les frontières: Italiens, Serbes, Ruthènes, Polonais. Et en Bohème Tchèques et Allemands sont en concurrence constante. Magris cite une phrase incroyablement prémonitoire du grand poète et dramaturge autrichien Grillparzer que celui-ci aurait écrite en 1849: "L’itinéraire de la culture moderne va de l’humanité vers la barbarie en passant par la nationalité."
Dans son étude sur le drame des Etats de l’Europe de l’Est Bibo revient d’abord sur la naissance des nations. Il montre que celles-ci ne sont pas nées avec la Révolution française. Mais c’est bien au moment de la Révolution que les nations qui étaient auparavant essentiellement représentées par les aristocraties deviennent la propriété des bourgeois et du peuple. Et c’est ainsi que le sentiment national devient un sentiment de masse. J’avais déjà parlé de ce phénomène de démocratisation des sentiments communautaires lorsque j’ai étudié l’histoire de la formation de l’Etat allemand et de la montée en puissance de l’inimitié franco-prussienne au cours du 19ème siècle. D’ailleurs l’hystérie politique qui a caractérisé l’Allemagne d’après Bibo peut très bien s’appliquer aux Etats d’Europe orientale.
Bibo montre qu’il y avait trois Etats historiques dont l’origine était déjà ancienne: Pologne, Bohème et Hongrie. Le problème avec ces Etats c’est qu’ils n’existaient plus à l’époque que nous étudions ici: ils sont tous fondus partiellement ou totalement dans l’Empire des Habsbourg. Ils ont été souvent démembrés au cours de l’histoire par les grands: Tsar de Russie, Sultan ottoman, Empereur d’Autriche. Le pire était le cas de la Pologne, dépecée au moins 4 ou 5 fois. Bibo dit qu’elle était en fait composée de deux parties, l’une entièrement peuplée de Polonais, l’autre russo-lithuanienne où seuls les grands propriétaires étaient polonais. La Bohème a connu depuis fort longtemps la présence de colons allemands et la concurrence entre les deux ethnies s’était transposée sur le plan culturel. Kafka, Max Brod, Rilke, Franz Werfel sont nés à Prague et écrivent en allemand. C’est à Prague qu’a été créée la plus ancienne université allemande (en 1348) mais c’est aussi la première ville à avoir eu deux universités, une allemande et une tchèque. Les Tchèques obtiennent d’ailleurs au cours des années 1870 la reconnaissance de leur langue comme langue officielle de l’Empire (la diète de Hongrie avait déjà adopté la langue magyare à la place du latin en 1843). Plus tard, au moment des mouvements panslaves qui agitent surtout les Balkans, les Tchèques commencent à rêver d’une unité avec les Slovaques. Or la Slovaquie comporte une forte minorité magyare. Ce qui va provoquer des tensions avec les Hongrois. C’est de toute façon la Hongrie qui a créé le plus de problèmes aux Habsbourg: une révolte pour l’indépendance en 1848-49 qui a mal tourné, essentiellement parce que les ethnies non-magyares ont refusé d’apporter leur soutien aux insurgés et que le Tsar de Russie a offert son aide à l’Empereur (question de solidarité entre souverains). Plus tard, après Sadowa, en 1867, les Habsbourg, affaiblis, signent un compromis avec la Hongrie qui obtient une place à part dans l’Empire. Et l’Empereur se fait couronner Roi de Hongrie (c’est le début du KK, le Kaiserlich-Königlich). Tout ceci va de nouveau provoquer la jalousie des Slaves.
Bibo qui voit tous ces problèmes en philosophe de l’histoire trouve un dénominateur commun entre Polonais, Tchèques et Hongrois. Privés d’un Etat autonome ils veulent retrouver leur Etat tel qu’il existait dans l’histoire. Leur nationalisme politique devient nationalisme linguistique pour ne pas dire ethnique. Ils veulent récupérer les territoires extérieurs qui parlent leur langue mais en même temps ils veulent conserver les territoires intérieurs où vivent des ethnies qui parlent d’autres langues. En plus les idées démocratiques d’Europe de l’Ouest n’ont que faiblement pénétré ces pays. Quant à la paysannerie elle vit encore dans une situation de quasi-servage. Enfin sur le plan culturel seuls les Tchèques sont au même niveau que l’Occident.
Après la deuxième guerre mondiale la Pologne a finalement dû abandonner la partie russo-lithuanienne. Elle a par contre récupéré d’anciennes terres polonaises colonisées par les Allemands qui ont été expulsés. La Tchéquie a également expulsé ses Allemands et a fusionné avec la Slovaquie, mais l’union n’a guère duré: aujourd’hui Tchéquie et Slovaquie sont de nouveau séparées. Quant à la Hongrie qui, à cause de tous ces Magyars dispersés un peu partout: en Slovaquie, en Roumanie, en Yougoslavie, a fait, comme on l’a vu, le mauvais choix, l’alliance avec le diable, elle a tout perdu. Aujourd’hui, membre de l’Union Européenne, elle ne peut plus qu’apporter une assistance culturelle et linguistique à ses enfants égarés.
Mais finalement ce ne sont pas les ethnies du nord de l’Autriche-Hongrie qui ont le plus affaibli l’Empire. Ce sont les Austro-Allemands qui l’ont empoisonné avec leur pangermanisme qui a surtout commencé à se développer après la réalisation de l’unité allemande en 1871 et qui a engendré le populisme et l’antisémitisme. Et ce sont les Slaves du Sud qui l’ont tué avec le coup mortel porté à Sarajevo. Il faut dire que le gouvernement autrichien l’avait bien cherché. Voulant comme Napoléon III résoudre ses problèmes intérieurs grâce à une politique d’expansion insensée. C’est ainsi que l’Autriche-Hongrie occupe la Bosnie-Herzégovine en 1878, l’annexe même en 1908 (la Croatie faisait partie de l’Empire depuis fort longtemps) et que le Ministre des Affaires Etrangères mène une campagne haineuse, par presse interposée, contre la Serbie. Une campagne que Karl Kraus va dénoncer dans sa Fackel. Mais l’attentat de Sarajevo amène du même coup la fin de l’Empire des Habsbourg, la guerre de 14 et tous les malheurs qui s’en sont suivis.
En même temps qu’une crise des ethnies, l’Empire a également connu au cours des dernières décennies avant la guerre une crise économique (les dépressions des années 70-80), sociale (trop de frustrations et d’inégalités) et politique (la corruption). Une grande partie de la population était exclue du pouvoir: artisans, paysans, ouvriers, ainsi que le peuple slave dans son ensemble. La bourgeoisie au pouvoir fait de nombreuses erreurs. Ainsi elle s’attaque aux corporations mais ne fait rien pour faciliter la transition à un système plus moderne. C’est ainsi que les artisans vont devenir une proie facile pour des Schönerer et des Lueger. Elle fait également tout pour éviter le suffrage universel. Un système de toute façon haï par l’Empereur et sa cour. Il faut dire qu’un suffrage vraiment universel aurait fait perdre la majorité aux Austro-Allemands. Ainsi les meneurs des grandes manifestations des années 70 qui demandent la démocratie de la représentation parlementaire sont jetés en prison. Ce n’est qu’après la révolution de Russie de 1905 que les esprits commencent à s’ouvrir et que le suffrage universel est enfin adopté. En 1897 déjà Lueger prend la ville de Vienne sur laquelle son parti va régner pendant 10 ans. Dès 1900 le parti libéral perd la majorité au Reichstag. Plus tard le parti social-démocrate dirigé par le juif Viktor Adler va devenir le parti le plus important mais il ne sera jamais majoritaire. Trop de partis, trop de nationalités opposées les unes aux autres, le Reichstag est déchiré. Pour sauver l’Autriche-Hongrie il aurait fallu en faire un véritable Etat fédéral. C’est encore une fois Karl Kraus qui avait clairement énoncé la solution. Mais le système était bien trop sclérosé et incompétent.
Les libéraux ont perdu leurs illusions. Ils ont été battus par les masses et par ce qu’ils détestent le plus, dit Schorske: l’antisémitisme, le cléricalisme et le socialisme municipal. Et l’instinct libéré dans la sphère publique. Mais on a déjà largement parlé de tout cela. Voyons comment l’instinct s’est libéré dans la littérature et dans l’art.
Vienne et Littérature
7) n° 1907 Caroline Kohn: Karl Kraus, le polémiste et l’écrivain,défenseur des droits de l’individu, édit. Marcel Didier, Paris, 1962.
8) n° 1908 - 1919 Die Fackel, Herausgeber: Karl Kraus, Vol. 1 à 12, édit. Zweitausendundeins, Francfort, copyright Kösel-Verlag, Munich, 1968-1976.
Caroline Kohn est une universitaire franco-allemande spécialiste de Kraus et qui publie en allemand sous le pseudonyme de L. Sternbach-Gärtner. J’ai déjà beaucoup parlé de Kraus. Que vous dire de plus? Qu’il est né en Bohème dans une famille juive qui a émigré plus tard à Vienne, que son père avait créé une fabrique de papier ce qui va lui donner une certaine indépendance financière et qu’un jour il décide de se mettre à son compte et de créer une revue - le premier numéro paraît en avril 1899 - qui veut être un "cri de guerre" et "une torche qui éclaire un pays où, à l’inverse du vieil Empire de Charles Quint, le soleil ne se lève jamais". Et cette torche va éclairer l’Autriche-Hongrie jusqu’en 1936 (922 numéros). Dès les premiers numéros il est dans l’actualité en annonçant son refus du sionisme avec la publication de Eine Krone für Zion (une couronne pour Sion) et en attaquant le journal Die Freie Presse. Puis il montre son art de la satire en publiant (dans son n° 4), pour se moquer du népotisme qui règne à la Faculté de Médecine de Vienne, un tableau de tous les neveux qui sont des assistants de leurs oncles et des fils qui sont ceux de leurs pères. Et il constate qu’il en est de même dans les autres facultés. Seule la faculté théologique, pour des raisons bien naturelles, dit-il, semble échapper à cette épidémie. Mais il ne pratique pas seulement la satire. C’est aussi un polémiste redoutable. Je me souviens qu’en parcourant pour la première fois la collection de sa revue je suis tombé sur la réponse qu’il avait faite à une lectrice, une aristocrate hongroise ou roumaine, je ne sais plus, en reprenant chaque phrase, chaque mot, chaque virgule, de la pauvre comtesse, en lui assénant ses arguments, l’un après l’autre, sans jamais la lâcher. On dit que c’est également un grand écrivain, un grand artiste de la langue allemande. Sur ce plan je suis moins enthousiaste. Je trouve sa langue bien difficile, trop compliquée, quelquefois même un peu ampoulée. J’ai déjà parlé de son combat contre le journalisme moderne, contre la violence faite à la langue, contre la guerre. J’aurais pu ajouter: contre l’injustice sociale et l’hypocrisie. Magris dit qu’il "lutta contre le chauvinisme, les fureurs nationalistes, le faux paternalisme, les ambitions et les idoles de l’éducation bourgeoise et contre le décadentisme esthétisant". Et c’est vrai qu’il n’était pas un partisan de Klimt à qui il reprochait de faire de l’art décoratif. Magris va plus loin. Il prétend que Kraus refuse même "l’impressionnisme vaporeux, et les doux enchantements de l’art viennois". Et donc "les valeurs, la finesse de l’intimisme psychologique, et le poignant désir de beauté et de poésie" qui règne dans la Vienne de 1900. Je pense qu’il a tort.
D’abord Karl Kraus aimait beaucoup les très belles femmes et il s’est intéressé à l’Eros et à la sexualité. La preuve: son amitié avec le poète et dramaturge Frank Wedekind, le créateur du personnage de Lulu, et le soutien qu’il lui a apporté. Wedekind n’était pas autrichien mais vivait probablement à Munich où il tirait le diable par la queue, ayant beaucoup de difficultés à faire éditer et jouer ses pièces (Erdgeist - l’Esprit de la Terre - date de 1895 et Die Büchse der Pandora - la Boîte de Pandore - de 1904). Il a gagné sa vie comme acteur et est venu à Vienne avec une troupe spécialisée dans le théâtre d’Ibsen (il paraît même qu’il a joué de la guitare dans un cabaret). Kraus a publié ses poèmes dans la Fackel dès les années 1902. J’ai trouvé dans le n° 172 daté du 21 décembre 1902 un curieux poème intitulé Confession où Wedekind jure qu’il préférerait de loin être une putain qu’un homme comblé de gloire et de bonheur, s’adonner à l’amour comme d’autres à leurs métiers, être désiré sans cesse, avec force et avec feu, offrir son corps à la faim de l’autre de la tête aux pieds. Il a souvent eu honte, dit-il encore, mais à cause de son corps? Jamais. Et c’est grâce à Karl Kraus que la Boîte de Pandore peut être représentée pour la première fois à Vienne, dans un théâtre privé (les théâtres publics n’en ont pas voulu), le 29 mai 1905. C’est encore Kraus qui en fait une longue présentation avant le lever de rideau, présentation qu’il publie dans son n° 182 du 9 juin 1905 et qui est précédée d’un exergue de Félicien Rops: "L’amour des femmes contient comme la Boîte de Pandore toutes les peines de la vie mais elles sont enveloppées de feuilles dorées et si pleines de couleurs et de parfums qu’on ne doit jamais regretter d’avoir ouvert la boîte... Qu’est la vie, qu’est la gloire, qu’est l’art! Je donnerais tout pour revivre ces heures merveilleuses où ma tête, les nuits d’été, reposait sur des seins qui avaient la forme de la coupe du Roi de Thulé...". Kraus a lui-même joué un rôle dans la pièce. Quant à Wedekind il a incarné Jack l’Eventreur, le dernier homme que rencontrera la pauvre Lulu...
Wedekind est mort relativement jeune, à l’âge de 54 ans, mais sa Lulu vit encore, grâce à l’opéra (Alban Berg) et grâce au cinéma, ce film muet génial de Pabst: Die Büchse der Pandora (en français: Loulou) où Lulu est incarnée par l’inoubliable Louise Brooks. C’est une rencontre miraculeuse que celle de cette actrice du cinéma muet américain finissant et de celui qui allait avec elle tourner ses derniers films allemands (on est en 1929). Il paraît que l’autre film qu’il a tourné avec elle, das Tagebuch einer Verlorenen (Journal d’une fille perdue), où l’héroïne passe du pensionnat à la maison close, est encore plus génial. Louise Brooks n’a plus beaucoup tourné après ses films avec Pabst. C’était une intellectuelle, elle a écrit de nombreux articles sur Pabst et son cinéma. Je l’ai encore vue il n’y a pas si longtemps dans une interview à la télé. Elle était toujours splendide.
D’après les commentaires que fait Kraus sur la pièce on comprend que lui et Wedekind ont une conception assez voisine de la femme. La Femme avec un grand F. F comme la Force élémentaire qui l’habite et que les mâles veulent domestiquer, contrôler, posséder. Lulu est ouverte à l’amour, toujours facile à exciter, facile à exploiter. Elle est primitive, elle est simple (on pense aux dessins érotiques de Klimt). Ce sont les hommes qui ne le sont pas. C’est un peu la vision de Freud.
On a beaucoup reproché à Karl Kraus de s’être tu après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne. Dix mois plus tard (n° 888 d’octobre 1933) il publie dix vers: "...Je reste muet. Et je ne dis pas pourquoi... Le silence règne quand la terre a craqué... Le mot s’endort lorsque ce monde-là se réveille." Bertold Brecht l’approuve. Ses lecteurs ne comprennent pas et s’acharnent. Alors il revient encore une fois sur le sujet en 1934 avec un titre: "Pourquoi la Fackel se tait...". Mais l’explication tourne court. On revient toujours à la même constatation: on ne peut combattre la Bête avec des mots. Alors Kraus continue, avec une certaine dignité, le combat pour la culture, la littérature, la langue. Au fond il agit comme Archimède qui continue à tracer ses dessins de géométrie sur le sable alors même que la soldatesque saccage Syracuse. Son dernier numéro paraît en février 1936. Le même mois il est renversé par un cycliste dans une rue de Vienne. Quatre mois plus tard il meurt d’une embolie.
Pour le titre de sa revue, la fameuse "torche", Karl Kraus s’était bien sûr inspiré de la Lanterne de Rochefort mais, d’après Heinrich Fischer qui signe l’introduction de mon édition de la Fackel, une édition curieusement appelée 2001, il l’aurait regretté plus tard. Parce qu’un tel titre risquait de donner une tonalité trop fanatique à sa critique sociale, alors que Kraus cherchait surtout à montrer la confusion qui régnait mais en maniant toujours sa langue avec beaucoup d’art. Si cette revue peut encore être lue aujourd’hui, dit Fischer, c’est que son combat n’était pas un simple combat politique mais un combat de l’esprit. D’ailleurs Rochefort est un personnage, à mon avis, pas tellement recommandable puisque lui, le grand ennemi de Napoléon-le-petit et l’ami des Communards, est devenu un ardent partisan du général Boulanger et un antidreyfusard.
Je vous propose d’ailleurs de faire une parenthèse car le boulangisme m’intéresse. Henri de Rochefort-Luçay avait commencé sa carrière de journaliste au Figaro avant de lancer sa fameuse Lanterne, assez tardivement, en 1868, lorsque l’Empire entre dans une période plus libérale. Il doit néanmoins s’exiler, rencontre Victor Hugo à Bruxelles et continue son journal dans la clandestinité. Un journal qui cesse de paraître dès la fin de 1869 (donc rien à voir avec la longévité de la Fackel) puisque Rochefort est élu à Paris et crée alors un nouveau journal: La Marseillaise (auquel collaborent Jules Vallès et Victor Noir qui sera assassiné par un membre de la famille: Pierre Bonaparte). Condamné de nouveau à la prison, libéré en septembre 1870 lors de la proclamation de la République, il devient membre du gouvernement puis démissionne lors du premier soulèvement des Parisiens en novembre 1970, est malgré tout emprisonné par les Versaillais et un peu plus tard déporté en même temps que Louise Michel au bagne de la Nouvelle Calédonie. Il s’en évade, passe par les Etats-Unis puis se réfugie à Londres. Amnistié en 1880 il rentre en France, continue à travailler avec d’anciens communards (au journal L’Intransigeant) et puis commence progressivement à se rapprocher de l’extrême-droite. Quand le boulangisme démarre il en devient l’un des piliers. Son soutien n’est pas seulement intellectuel mais également financier. Mais avec la chute de ce mouvement sa notoriété tombe elle aussi. Il sera encore un antidreyfusard (et un antisémite) violent. Mais quand il meurt en 1913 c’est un homme fini. Comme on le voit rien à voir avec Karl Kraus.
Les seuls mérites connus du général Boulanger, ministre de la guerre au cours des années 1886-87, sont d’avoir adopté une attitude belliqueuse envers l’Allemagne, d’avoir réformé l’armée et de parader, portant beau, barbe blonde, sur un magnifique cheval noir. Ecarté du pouvoir en mai 87 il va commencer à être adulé par les foules (quand le pouvoir le relègue au fin fond de l’Auvergne on vient bloquer son train en gare de Lyon) et des forces politiques diverses viennent l’appuyer, des forces qui viennent aussi bien de l’extrême-gauche mécontente de la politique gouvernementale que de l’extrême-droite opposée à la République. Mis à la retraite d’office en mars 88 il commence à se présenter aux élections un peu partout en France (on avait gardé le système de la République de 1848: les députés pouvaient se présenter dans plusieurs circonscriptions à la fois puis démissionner pour laisser leur place à leurs remplaçants, ce qui prenait très vite une allure de plébiscite). En 1889 il se fait élire à Paris, la foule le porte en triomphe, on veut qu’il prenne l’Elysée... et puis sur le conseil de sa maîtresse il renonce au coup d’Etat et finalement, menacé d’être arrêté, fuit en Belgique en 1890. En 1891 il est condamné par la Haute Cour, sa maîtresse meurt et il se suicide sur sa tombe en septembre 1891.
Sur un site internet consacré au boulangisme, bourré par ailleurs de plein de fautes d’orthographe et de fautes de frappe, j’ai trouvé une réflexion qui rejoint mes propres idées. Il y a une tradition spécifique de la vie politique française, dit l’auteur du site, qui est l’aspiration au sauveur providentiel. Il cite Gambetta, Thiers, Pétain, de Gaulle et Mitterrand. Et, ajoute-t-il, c’est là "une résurgence confuse du monarque de droit divin". Je ne sais pas si Mitterrand doit faire partie de cette liste de "sauveurs", mais je me suis souvent demandé pourquoi le peuple qui avait fait la révolution et guillotiné son roi avait eu tellement de mal à instaurer d’une manière définitive la République. On a tout de suite eu Napoléon-Bonaparte, puis les Rois sont revenus (c’est vrai qu’on ne les avait pas appelés). On rétablit la République en 1848. Et tout de suite on élit un Napoléon comme Président et dès 1852 on retombe dans l’Empire que l’on plébiscite. Et ce n’est que grâce à la défaite militaire que l’on arrive à la IIIème République. Une république bien chancelante. Et on adule à nouveau un général, un Boulanger. Comme une majorité de Français allaient plus tard faire confiance à Pétain et chanter "Maréchal, nous voilà!" Et finalement on a de Gaulle et lui seul est capable (du moins on le croit) de résoudre notre problème algérien. Je sais bien qu’on n’est pas les seuls à aimer les hommes forts. Les Italiens et les Allemands ont fait mieux dans le genre. Mais nous on aime tout particulièrement les militaires. Pourquoi? Il faudrait nous psychanalyser. Et je vois aussi une réminiscence de la monarchie dans tous ces droits attachés à la fonction de la Présidence (particulièrement forts dans l’institution de la Vème République): droit de grâce, d’amnistie, droit de lancer les grands projets et de décider souverainement de leur forme d’exécution, etc. (il ne manque plus que le droit de cuissage). Et je la vois aussi, cette ancienne perception que nous avons du pouvoir, dans la façon dont les Français pensent que l’Etat doit pourvoir à tout (ils n’ont qu’à...).
Mais le boulangisme est aussi intéressant à étudier en relation avec ce qui s’est passé en Autriche et en Allemagne. D’abord on peut noter que comme en Autriche à peu près à la même époque il y a eu crise économique (années 80) et que cette crise a provoqué le rassemblement de forces porteuses d’idées sociales, nationalistes et antiparlementaristes. Cela s’appellera beaucoup plus tard fascisme. D’ailleurs Paxton dans son étude sur le fascisme parle du boulangisme. "La crise économique de 1880", dit-il, "en tant que première grande dépression à se produire dans une ère de politique de masse, bénéficia aux démagogues". Et plus loin: "Le boulangisme ne fut en fin de compte qu’un feu de paille. Mais pour la première fois en Europe, s’étaient retrouvés réunis les ingrédients d’un rassemblement nationaliste et populiste s’appuyant sur la masse, autour d’un personnage charismatique". Une fois de plus nous Français avons été des précurseurs! D’ailleurs c’est un Français, Maurice Barrès, qui a inventé le mot national-socialisme et c’est un autre Français, Georges Sorel, théoricien de l’action directe sur le plan social, qui a été le maître à penser de Mussolini.
Pourquoi parler encore aujourd’hui de tout cela? Parce que cela est toujours d’actualité. Parce que l’antiparlementarisme existe toujours (le vote le Pen en est l’expression). Parce que l’oubli de l’histoire devient la règle commune. Hobsbawm (voir n° 3437 Eric J. Hobsbawm: L’Âge des extrêmes - Histoire du Court XXème Siècle, Editions Complexe, 2003) commence son livre en racontant que Mitterrand s’est rendu à Sarajevo le 28 juin 1992 et que personne n’avait compris qu’il avait choisi cette date sciemment parce que c’était la date d’anniversaire de l’attentat commis sur l’Archiduc François-Ferdinand d’Autriche-Hongrie. "La mémoire historique n’était plus vivante", dit-il. "La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures", dit-il encore, "est l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du XXème siècle." Il rejoint ainsi ce que j’ai moi-même dit - ou c’est plutôt moi qui, sans le savoir, ai rejoint le digne historien - quand j’ai parlé de la tradition orale et de la rupture que nous vivons aujourd’hui avec cette communication que j’ai appelée communication verticale, celle du temps, opposée à la communication horizontale, celle plus spatiale, de la masse, des vivants. "De nos jours", dit Hobsbawm, "la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent. Les historiens, dont le métier est de rappeler ce que les autres oublient, en deviennent plus essentiels que jamais en cette fin de deuxième millénaire".
Me voilà donc investi d’un rôle que je ne soupçonnais guère. J’ai pourtant la chance d’avoir un fils passionné par l’histoire. Oui mais sait-il l’interpréter? Moi je suis un homme du XXème siècle, comme Hobsbawm, même si lui est né 18 ans avant moi. Or qu’est-ce que je constate? Quand on examine l’histoire de la IIIème République - et celle de la IIème avant elle - ou l’histoire de la République de Weimar ou celle de l’Autriche après 1918, on est bien obligé de conclure que l’idée républicaine et démocratique a été constamment combattue. Sous tous les prétextes possibles: corruption, combines, impuissance, pouvoirs occultes réels ou imaginaires (juifs, maçons, argent). Et cela continue de plus belle avec le Pen, les populistes d’Autriche ou de Hollande, l’extrême-gauche aussi (Arlette Laguiller, en refusant l’électoralisme, refuse bien évidemment du même coup le parlementarisme, donc la démocratie). Hitler appelait la démocratie un "bavardage inutile". Churchill disait que c’était le moins mauvais de tous les systèmes de gouvernement. Et pourtant y a-t-il une solution alternative, en-dehors de la dictature? Oui la démocratie directe des Suisses. Guère applicable dans un pays de 60 Millions d’habitants.
Il y a une autre chose que l’histoire nous apprend: démocratie et république sont deux mots qui n’ont pas la même signification. Ce jour-même je lis dans le Monde une interview de l’écrivain américain Gore Vidal, particulièrement remonté contre Bush (voir son pamphlet: n° 3567 Gore Vidal: Imperial America - Reflections on the United States of Amnesia, édit. Nation Books, New-York, 2004), et qui se demande si la véritable démocratie a jamais existé en Amérique. Les Pères fondateurs, dit-il, étaient des républicains. Une République qu’ils voyaient comme celle de Rome ou celle de Venise, faite par et au profit des notables. Je me demande si ce n’était pas un peu l’idée des libéraux d’Autriche-Hongrie.
Mais nous ne pouvons pas non plus trouver toutes les réponses dans l’histoire. Aujourd’hui la démocratie est malade. Malade des médias, de l’image télévisuelle et de la médiocrité qui va avec: le paraître, la superficialité, et de ce qu’il y a derrière l’image, surtout aux Etats-Unis: la toute-puissance de l’argent. Et je ne vois pas très bien comment la démocratie pourrait guérir de cette maladie-là.
9) n° 0059 Hugo von Hofmannsthal: Erzählungen - Erfundene Gespräche und Briefe - Reisen, édit. S. Fischerverlag, Francfort, 1986.
10) n° 0117 Arthur Schnitzler: Erzählungen, édit. Suhrcamp Verlag, 1968.
11) n° 3204 Arthur Schnitzler: Casanova’s Heimfahrt, édit. S. Fischer, Berlin, 1918.
12) n° 2992 Arthur Schnitzler: Abenteurernovellen, édit. Fischerverlag, Franc-fort, 1994.
13) n° 2893 Arthur Schnitzler: Traumnovelle, édit. Fischerverlag, Francfort, 1999.
14) n°3176 Arthur Schnitzler: Vienne au crépuscule, édit. Stock, Paris, 2000.
Stefan Zweig prend un ton dithyrambique en parlant du jeune Hofmannsthal. Il parle d’un "grand miracle précoce", le compare à Keats et Rimbaud, "un génie grandiose", "une apparition invraisemblable", "un événement presque surnaturel". Car Hofmannsthal arrive à faire publier ses poèmes alors qu’il est encore lycéen (le critique littéraire de la Freie Presse, Hermann Bahr lui ayant donné rendez-vous dans un café, voit arriver, à son grand ébahissement, un grand jeune homme imberbe en culotte courte) et atteint tout de suite la perfection, "une infaillibilité dans la maîtrise de la langue, une envergure dans l’essor des idées, une plénitude de la substance poétique". Mais, dit encore Zweig, il n’a plus jamais dépassé le prodige qu’il a été depuis sa seizième année jusqu’à sa vingt-quatrième! Je suppose que Zweig regrette surtout que Hofmannsthal ait délaissé la poésie plus tard pour s’intéresser à d’autres formes littéraires et même la politique (qui n’a jamais passionné Zweig). Il a en tout cas écrit de nombreux drames et a fourni la trame (et le texte) de la plupart des opéras de Richard Strauss (Hélène en Egypte, Ariane à Naxos, Electre, la Femme qui n’avait pas d’ombre, le Chevalier à la Rose).
Il m’est difficile de juger la poésie de Hofmannsthal. Elle est absente de ma bibliothèque. Par contre j’aime bien ses nouvelles. Elles sont toujours un peu fantastiques (quelquefois même un peu féeriques, trop à mon goût, comme la Femme qui n’avait pas d’ombre). La mort y est omniprésente. Et le héros a souvent d’inquiétantes prémonitions. La plus réussie dans ce genre de nouvelles est la Reitergeschichte (Histoire d’un Cavalier). On est en pleine campagne d’Italie, une journée pleine d’escarmouches, le maréchal des logis Anton Lerch part avec deux hommes à la recherche d’ennemis enfuis, arrive dans un village, y découvre une femme qu’il a connue il y a très longtemps à Venise, lui donne rendez-vous pour le soir, puis traverse le village tout seul. Soudain le silence, dans les maisons délabrées on devine la présence de figures humaines décharnées, des rats traversent la rue, d’affreux chiens boursouflés se battent pour un os, le pas de son cheval se fait lourd et puis à la sortie du village il voit approcher un cavalier, un cavalier qui lui ressemble, un cheval qui ressemble au sien. Ce cavalier fantôme fait les mêmes gestes que lui, ce cavalier c’est lui. Et puis le rêve se dissipe. Mais le soir, arrivé dans son escadron, une soudaine fureur lui monte à la gorge, une folie, il refuse l’obéissance à son commandant qui lui demande d’abandonner l’élégante monture conquise sur l’ennemi, le brave en le regardant droit dans les yeux... et trouve la mort d’une balle en plein front. Le commandant avait tiré son pistolet.
Magris note lui aussi cette attirance pour la mort. "La mort est le grand sujet de Hofmannsthal", dit-il, "elle plane sur toute son oeuvre, est aux aguets derrière chaque souffle de vie". Le poète, dit encore Magris, a transfiguré avec une extraordinaire magie, le sentiment qu’il avait de la décadence et de la fin annoncée de la civilisation habsbourgeoise.
J’ai déjà cité Schnitzler à plusieurs reprises. D’abord pour son fameux Retour de Casanova, à propos du mythe de Don Juan étudié par t’Serstevens, une nouvelle qui dément d’ailleurs la réputation de misogyne de Schnitzler: L’opposition est frappante entre le vieux Casanova, vil par ses appétits libidineux comme il le sera en acceptant les conditions pour son retour fixées par Venise: espionner et trahir ses anciens amis, et la fière et belle Amalia, vendue par son amant et souillée par l’impénitent libertin. Et puis il y a cette Traumnovelle traduite en français par Nouvelle rêvée et que je traduirais plutôt par la Nouvelle du Rêve ou des Rêves. Car le sujet de la nouvelle est bien le rêve qui permet de réaliser sans risque le désir de transgression du couple, véritable rêve chez Albertine (Alice chez Stanley Kubrick dans Eyes wide shut), rêve éveillé chez Fridolin (Bill chez Kubrick). Un Fridolin choqué que sa femme puisse avoir de tels désirs, errant toute une nuit dans la ville, soumis à mille tentations, entrant dans une mystérieuse orgie, et pourtant ne passant jamais à l’acte. Une fois de plus Schnitzler représente la femme plus forte que l’homme, même si celle-ci est plus sensuelle que l’Amalia de Casanova, plus sensuelle que son mari. Au fond c’est elle qui a des rêves érotiques. Lui n’agit que par réaction. Et je trouve merveilleux que Kubrick ait choisi justement un couple d’acteurs qui correspond si bien au couple de la nouvelle de Schnitzler: Nicole Kidman, une femme forte et qui a tenu des rôles bien inquiétants dans d’autres films, et ce nigaud de Tom Cruise, faible, mauvais acteur et scientologue! D’ailleurs le couple Kidman-Cruise a explosé tout de suite après le film (comme s’il avait servi de révélateur).
Schnitzler est l’explorateur du refoulement, des désirs subconscients, l’ami de Freud, son collègue même, je l’ai déjà dit, puisqu’il travaille dans le même institut que lui, et qu’il s’était spécialisé dans l’hypnose. Pourtant quand on lit les quatre nouvelles rassemblées dans les Erzählungen de l’éditeur Suhrcamp on a l’impression que lui aussi est obnubilé par la mort. La première, der Andere, aus dem Tagebuch eines Hinterbliebenen (L’autre, journal d’un veuf), montre un homme qui vient de perdre sa femme et qui, au cimetière voit un autre homme pleurer sur la tombe de sa femme... La deuxième a un titre explicite: Sterben (mourir). La quatrième, beaucoup plus tardive (elle date de 1924), Fräulein Else (Mademoiselle Else), que certains considèrent comme un chef d’oeuvre, que moi je trouve un peu mélo, mais qui est très moderne par la forme, est un long monologue, pourtant très vivant parce que entrecoupé de dialogues imaginaires, un monologue qui se termine par un suicide. Je dis que c’est un peu mélo parce que l’héroïne est incitée par sa mère à demander de l’argent à un vieux beau pour sauver de la prison son père et que le gentleman en question lui demande ses faveurs en échange. Pourtant, par son cynisme, elle est bien dans la ligne de la satire schnitzlérienne.
Car, comme le dit Magris, Schnitzler montre constamment le vide et la cruauté qui se cachent derrière l’épicurisme frivole et la sensualité de la Belle Epoque viennoise. Même si, au fond, il en goûte la grâce raffinée. Et que souvent il ne peut s’empêcher de témoigner une chaleureuse sympathie à ses personnages, une sympathie voilée de tristesse. Un bon exemple est la Ronde. Je ne dispose pas de ce roman dans ma bibliothèque mais je me souviens parfaitement du film qu’en a tiré Max Ophuls (un film d’ailleurs tourné en France). La ronde insatiable des amants qui passent de partenaire à partenaire, de désir en désir, et qui n’ont que l’apparence de l’amour et du bonheur. Une ronde qui commence avec une prostituée qui hèle un militaire et finit avec un comte soûl qui se retrouve dans le lit de la prostituée du début.
Il faudrait un jour recenser tous les films, hollywoodiens ou non (les Allemands ont un film culte d’avant-guerre qui évoque la Vienne de Metternich et qui s’appelle: le Congrès s’amuse) qui mettent en scène la capitale des Habsbourg. Ophuls, en tout cas, a repris une autre oeuvre de Schnitzler: Liebelei (Amourette), ainsi qu’une nouvelle de Stefan Zweig: Lettre d’une Inconnue. Et tout dernièrement Annie et moi nous avons vu à la Cinémathèque de Luxembourg un film génial d’Erich von Stroheim, un film muet tourné aux Etats-Unis en 1926: The Wedding March (titre français: Symphonie nuptiale). On connaît mal Stroheim en tant que metteur en scène. Il a pourtant tourné (ou essayé de tourner car ses films ont souvent été mutilés ou finis par d’autres) 8 films muets. Cela devait être un drôle de personnage, encore un Viennois bien sûr. Né tout bêtement Erich Stroheim, fils de chapelier, il se fait noble, comte même, et ancien officier de cavalerie, ce qu’il n’a jamais été, mais ce qui lui permet de jouer au grand expert militaire et d’interpréter tous les méchants officiers prussiens d’Hollywood (y compris bien sûr celui de la Grande Illusion de Renoir). Stroheim avait en tout cas une vision plus que noire de l’être humain quel qu’il soit, victime ou bourreau. Sa filmographie est marquée par la mégalomanie, la monstruosité, le pessimisme et la dérision. La Marche Nuptiale montre une Vienne totalement décadente et pourrie. Il paraît qu’il a aussi filmé la Veuve Joyeuse de Franz Lehar (comme Ernst Lubitsch d’ailleurs). On se demande ce qu’il en a fait.
Je viens seulement de lire Vienne au Crépuscule. C’est l’histoire banale d’un aristocrate viennois qui est amoureux d’une femme, la prend pour maîtresse, la rend enceinte, l’enfant est mort-né, et il en profite pour reprendre sa liberté. D’ailleurs le titre allemand original est: der Weg ins Freie (le chemin vers la liberté). Le cadre est la bourgeoisie de Vienne, les salons, l’opéra, les voyages en Italie, les aventures amoureuses et la vie sociale et artistique. Et une fois de plus on rencontre des femmes exceptionnelles: Anna, la maîtresse est bien supérieure à son amant, en bonté, en force de caractère, en lucidité. Et il y une autre femme remarquable, une juive, militante du parti social-démocrate, une femme libre et décidée. Mais ce qui me frappe surtout c’est l’omniprésence de la question juive, l’antisémitisme, la place de la communauté juive dans la société. C’est peut-être parce que l’aristocrate est musicien, un peu compositeur, un peu chef d’orchestre (c’est un dilettante dans l’art comme il l’est dans l’amour) qu’il fréquente autant de juifs, en particulier un écrivain qui tente d’écrire un livret d’opéra pour lui. Mais on y retrouve des antisémites comme le frère de la maîtresse qui fait partie d’un club de nationalistes allemands et tous les juifs sont persuadés - à tort ou à raison - qu’ils sont freinés à l’avancement, que ce soit dans l’administration, à l’armée ou à l’université. L’un des personnages est brimé par un officier pendant son service militaire au point qu’une fois libéré il le défie et le tue lors d’un duel. Un député socialiste démissionne, dégoûté des insultes (sale youpin) auxquelles il est soumis à la Chambre. Les juifs eux-mêmes sont déchirés. Certains sont sionistes, d’autres se moquent de la nouvelle Jérusalem. Tous ont un problème avec leur judéité, se croient obligés d’en parler quand ils parlent avec des non-juifs, montrant qu’ils savent que les autres savent qu’ils le sont. On les décrit avec leurs défauts, leur sentimentalité, leur manque de dignité, leurs vaticinations.
Or pour que Schnitzler qui au fond est surtout passionné par les ressorts cachés de la sexualité, de la nature profonde des hommes et des femmes, s’intéresse à ce point à la politique et au problème juif, il faut que la situation soit déjà bien grave en cette année 1908 où paraît ce roman. Au fond le titre français n’est pas si mal trouvé. C’est déjà l’annonce du crépuscule. Pour Vienne et pour les juifs. Et c’est d’autant plus dramatique pour la communauté juive quand on pense à tout ce qu’elle a apporté à la culture autrichienne en ce début de siècle: la plupart des grands écrivains: Karl Kraus, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler, Elias Canetti, Stefan Zweig, sont juifs. De nombreux journalistes aussi sont juifs, et en particulier l’éditeur et de plusieurs collaborateurs de la Neue Freie Presse. Des chercheurs, des scientifiques, des médecins, comme Sigmund Freud et bien d’autres, sont juifs. Pas de peintres (peut-être un reliquat de la tradition juive qui interdisait la représentation par l’image) mais des musiciens remarquables: Gustav Mahler, Alban Berg, Arnold Schoenberg. Ils ont participé à la vie politique. On trouve des juifs dans tous les mouvements: le parti libéral, le parti allemand aussi, avant qu’il ne devienne antisémite, et c’est encore un juif, Victor Adler, qui sera le chef du parti social-démocrate! Et quelle contribution à la vie économique! Et pas seulement des banquiers comme les Rothschild mais de nombreux véritables industriels. C’était comme une explosion, comme si après tant de siècles où ils étaient exclus de la société, tout à coup ils voulaient rattraper le temps perdu, déployer leur intelligence, participer au plus haut niveau à la vie sociale de la nation.
Est-ce cette réussite si remarquable qui a provoqué la jalousie mortelle des médiocres?
15) n° 1264 Franz Kafka: Das Schloss, édit. Schocken Books, New-York, 1946 (édité par Max Brod , 3ème édition, postface de M. Brod).
16) n° 1265 Franz Kafka: Der Prozess, édit. S. Fischer, Francfort (sous licence de Schocken Books, New-York), 1946 (édité par Max Brod, 2ème édition, postface de M. Brod).
17) n° 0067 Franz Kafka: Das Urteil, édit. Fischer, Francfort-Hambourg, 1954 (ce volume contient également, entre autres, Verwandlung c. à d. La Métarmophose, ein Landarzt, c. à d. Un médecin de campagne et In der Strafkolonie, c. à d. Dans la colonie pénitentiaire)
18) n° 2121 Elias Canetti: Der andere Prozess - Kafkas Briefe an Felice, édit. Carl Hanser Verlag, Munich, 1969.
19) n°2111 Karl Erich Grözinger: Kafka and Kabbalah, édit. The Continuum Publishing Company, New-York, 1969.
Et Kafka aussi était juif. Mais pas viennois: il était né à Prague et il y a vécu. Et pourtant il fait bien partie de cette culture de la Cacanie puisque Prague appartenait à l’Empire, que sa langue était l’allemand et que son oeuvre annonce l’apocalypse.
On sait que ses deux romans les plus importants, les plus accomplis aussi, le Procès et le Château, ont failli ne pas voir le jour puisqu’il avait demandé à son ami Max Brod de détruire tous les manuscrits qu’il trouverait après sa mort (il est mort en 1925). Ce sont pourtant ces oeuvres qui font de Kafka un écrivain aussi original que Céline. Mais pas par le style comme celui-ci, car le récit de Kafka est très classique, objectif comme s’il relatait des faits réels. Max Brod dit qu’il a beaucoup lu Kleist, un écrivain dont je vais encore parler, et dont il semble effectivement imiter le style narratif. Il existe une histoire assez abracadabrante de Kleist, la Marquise d’O (voir n° 0074 Heinrich von Kleist: Sämtliche Erzählungen und Anekdoten, édit. Philip Reclam junior, Stuttgart, 1986), l’histoire d’une veuve qui vit chez ses parents - le père est commandant d’une place forte - alors que la forteresse est prise et incendiée par l’ennemi, la marquise fuyant le feu est attrapée par une bande de soudards qui veulent la violer, est libérée par un officier ennemi qui la transporte, inconsciente, dans une chambre et puis profite lui-même des chairs qui s’offrent à ses yeux - je ne sais si vous avez remarqué: les dames des temps jadis tombaient facilement dans les pommes, elles portaient même constamment des sels sur elles pour cela; on dirait que nos femmes modernes ont complètement oublié d’utiliser ce genre de tactiques - et voilà que la dame tombe enceinte, sans explication, ses parents la rejettent, après avoir rejeté la demande précipitée en mariage de l’officier ennemi qui revient tout honteux mais sans oser avouer son crime... et puis je m’arrête là. Si vous voulez connaître la fin de l’histoire vous n’avez qu’à lire la Marquise d’O, mais je vous préviens, cela n’a rien à voir avec l’Histoire d’O! En fait si j’ai mentionné cette histoire c’est à cause du style: les trois quarts du récit ne font que rapporter des dialogues et des monologues intérieurs en discours indirect! Un style de chronique, de rapport judiciaire, un style anodin, minutieux, objectif, le style de Kafka.
L’originalité de Kafka n’est donc pas dans la forme, elle est dans le fond. Sa vision de l’homme dépouillé de sa nature humaine (voir le fils transformé en cafard dans la Métarmophose, ou le condamné bouche-bée devant la belle machine qui doit le tuer dans d’atroces souffrances et à qui on n’a pas jugé utile de donner la moindre explication ni sur sa culpabilité ni sur son jugement ni sur le verdict dans la Colonie Pénitentiaire), de l’individu pris dans une hallucinante toile d’araignée du Procès ou du Château, cette vision est si terrible, elle était si nouvelle, qu’elle a enrichi notre vocabulaire d’un mot nouveau: kafkaïen. Un mot qui servira encore beaucoup au cours du siècle, beaucoup plus que Kafka ne pouvait l’imaginer alors (il a commencé à écrire le Procès en 1914 et le Château, jamais achevé, dans les premières années d’après-guerre).
Mais la nouveauté de la vision suscite des interrogations. On cherche les influences, les correspondances secrètes. On veut cerner l’auteur. Et puis on s’aperçoit que Kafka lui-même est une énigme. Il est une énigme encore aujourd’hui.
J’ai indiqué plus haut que la bureaucratie si caractéristique de la Cacanie pouvait avoir servi de modèle au monde inhumain dans lequel se débat le fondé de pouvoir Joseph K. du Procès ou le géomètre K. du Château. Caroline Kohn, dans sa biographie de Karl Kraus, cite une phrase d’Arthur Schnitzler qui dit que la bureaucratie de l’Empire était "indifférente quant au fond, brutale dans sa forme". D’ailleurs le problème de l’injustice était un thème récurrent dans le monde germanique, en particulier dans le monde scandinave (souvenez-vous des anciens Islandais et des sagas). Kleist et Lessing que nous avons étudiés au lycée étaient les champions de cette justice et voyaient dans l’injustice un mal dangereux qui créait le trouble et le déséquilibre dans la société (ils pensaient peut-être aux guerres des paysans du temps de Luther). Je crois que les Français connaissent Kleist surtout à cause du Prince de Hombourg, incarné naguère de manière sublime par Gérard Philipe au TNP, et souvent rejoué depuis (encore tout récemment au théâtre de l’Athénée à Paris). Le thème de cette pièce, une pièce superbe (voir n° 0073 Heinrich von Kleist: Prinz von Homburg, texte en allemand, introduction et notes en français par F. Fourrier, édit. Masson et Cie, Paris, 1930), est d’ailleurs également l’injustice ou plutôt l’opposition entre raison d’Etat et liberté individuelle: le Prince, en désobéissant, a permis de gagner la bataille mais est néanmoins condamné à mort pour sa désobéissance. Mais moi, ce qui m‘avait surtout frappé lorsque nous l’avions étudiée au lycée (on ne nous a pas parlé à l’époque de la femme violée, la Marquise d’O), tellement frappé que je m’en souviens encore, c’est l’histoire de Michael Kohlhaas, le marchand de chevaux (voir l’ouvrage - Die Erzählungen - cité plus haut).
Kohlhaas, en passant la frontière entre le Brandebourg et la Saxe pour aller vendre ses chevaux au marché de Dresde, est victime de l’arbitraire d’un chevalier chez qui il a l’habitude de faire étape, qui lui demande de fournir des autorisations fictives et qui garde deux de ses chevaux en attendant qu’il se mette en règle. Kohlhaas constate à Dresde que les autorisations demandées n’avaient jamais existé et, revenu chez le chevalier, trouve ses chevaux en piteux état (on les avait fait travailler aux champs, mal nourris et logés avec les cochons) et, quand il demande où est son valet de ferme, se voit répondre qu’on l’avait chassé à cause de son arrogance. Enfin arrivé chez lui, sa femme en pleurs lui annonce que son valet a été maltraité, crache du sang et reste grabataire. A partir de ce moment Kohlhaas n’a plus qu’une idée en tête: obtenir justice. Il lance pétition sur pétition, prend un avocat, refuse tout compromis, finit par vendre tous ses biens pour mieux se consacrer à son affaire, et finalement sa femme, effrayée, lui propose de se rendre elle-même à Berlin pour obtenir l’intervention du Prince de Brandebourg. Malheur: elle revient, chassée, battue, blessée, et va bientôt mourir. C’est alors que Kohlhaas décide de se faire justice lui-même. Il considère qu’il n’a plus aucune obligation envers un gouvernement qui n’est pas capable de le protéger, qu’il est un étranger dans son pays. Il arme ses valets, lance ses propres condamnations, commence par mettre le feu au château du chevalier, enjoint aux citadins, par affichage public de ses proclamations, de lui livrer le chevalier s’il se trouve dans leurs murs sous peine de représailles, met le feu à la ville de Wittenberg, la ville de Luther, et renforce sa troupe qui se compose bientôt de plusieurs centaines d’hommes prêts à tout. C’est au fond la thèse centrale de Kleist: l’injustice provoque le désordre.
Je passe rapidement sur la suite: grâce à l’intervention de Luther on lui accorde une amnistie conditionnelle et on consent à juger son affaire devant le tribunal de Leipzig, mais les amis du chevalier continuent de comploter contre lui, il tombe dans un piège, est condamné à mort, récupéré à la dernière minute, grâce à un Conseiller vertueux, par le prince du Brandebourg, mais est poursuivi maintenant par la justice de l’Empereur qui se trouve à Vienne. Finalement il va à être décapité à Berlin, mais le jour même de son exécution on lui présente ses deux chevaux parfaitement remplumés, sur ordre du tribunal, par le chevalier, le valet reçoit une compensation financière et le chevalier est condamné à la prison. Kohlhaas meurt content: il a obtenu ce qu’il voulait, la justice.
Comme on le voit on est loin de l’attitude de Joseph K. Chez les héros de Kafka pas de révolte violente. On parle, on cherche à se défendre, on cherche surtout à comprendre. Seuls points communs: l’individu face au système, face à l’arbitraire. Mais chez Kafka la situation est bien plus grave, plus désespérante que chez Kleist. Chez celui-ci ce sont des hommes individuels qui sont responsables de l’injustice, des hommes connus, des amis du chevalier, des hommes proches du pouvoir, des hommes qui défendent un principe, l’autorité du prince. Chez celui-là on est dans un monde monstrueux parce qu’impossible à déchiffrer. La dimension du drame est métaphysique.
On trouve dans la biographie de Kafka par Max Brod une autre piste qui pourrait expliquer certains de ses écrits. Il semble que Kafka ait eu un énorme problème psychologique par rapport à son père. Max Brod parle d’un manuscrit de Kafka intitulé Lettre à mon Père, une lettre longue de plus de 100 pages, écrite en 1919 (donc à l’âge largement adulte de 36 ans!) et qui commence ainsi: "Cher père, vous m’avez demandé un jour pourquoi je prétends toujours avoir peur de vous. Comme d’habitude je n’ai pas su vous répondre." A cause de cette peur même, ajoute-t-il, et aussi parce que pour expliquer cette peur d’une manière rationnelle il faut faire appel à tellement de détails qu’on ne peut le faire que par écrit. L’opposition entre père et fils est l’unique sujet de cette lettre qui décrit d’un côté le père avec "sa force, sa santé, son appétit, son esprit de décision, son éloquence, son autosatisfaction, son sentiment de supériorité", un père qui ne connaît jamais le doute, et de l’autre côté le fils qui a "seulement" hérité de sa mère "son obstination, sa sensibilité, son sens de la justice et son éternelle inquiétude". Il est étrange que cet homme intelligent n’ait jamais réussi à se libérer de ce sentiment d’infériorité, de cette domination. Etrange aussi son affirmation selon laquelle ce sont justement ces qualités qu’il attribue à son père qui sont nécessaires pour créer une famille, en être la tête, et que c’est parce que lui-même en est dépourvu qu’il lui est impossible de se marier. Or on sait qu’il a effectivement été lié pendant un grand nombre d’années, sans jamais se décider à franchir le pas, avec une certaine F. qui beaucoup plus tard, longtemps après la mort de Kafka, va vendre les lettres qu’il lui a écrites au cours des 5 années qu’a duré leur relation. Ce sont ces lettres qui ont été publiées en 1968 que Canetti étudie dans ce petit recueil qu’il intitule: l’Autre Procès.
La fameuse fiancée s’appelait Felice Bauer. Kafka avait fait sa connaissance chez Max Brod en 1912, s’est fiancé deux fois avec elle et a rompu deux fois. La première fois les fiançailles ont été célébrées publiquement en présence des deux familles et quelques amis. Kafka, en sortant de là s’est senti comme attaché par des chaînes invisibles. A partir de là il va tout faire pour reprendre sa liberté et se conduit si mal que les fiançailles vont être rompues, à nouveau publiquement, dans un hôtel de Prague, devant sa fiancée, sa famille et d’autres témoins dont une amie de sa fiancée qui le jugent comme s’ils constituaient un tribunal. Or, dit Canetti, dans le mois qui suit cette pénible séance, Kafka commence à écrire le Procès et tant le début (l’annonce qui est faite à Joseph K., en public et dans la chambre d’une femme, de son arrestation imminente, bien qu’on le laisse encore libre d’aller travailler à sa banque) que la fin (l’exécution après son jugement, alors qu’on ne lui dira jamais de quoi il est coupable) sont directement inspirés de la façon dont il a vécu lui-même le début et la fin de ses fiançailles. Canetti ressent une grande gêne devant ces lettres intimes. Kafka s’y révèle avec sa nature complexe, sa faiblesse, son anxiété, sa jalousie, son auto-dénigrement, dénigrement de son corps (sa terrible maigreur) mais aussi de sa personnalité. Mais en même temps Canetti décèle chez lui une grande fierté. Une fierté cachée. Et voit dans sa relation avec son père essentiellement un combat contre la domination, contre la puissance qui humilie. Et sa résistance au mariage avec sa fiancée est du même ordre: il aime mais voit bien qu’elle est forte et décidée. Elle aussi risque de le dominer. Mais si on suit Canetti (et comme on sait il est le grand spécialiste du pouvoir et de la puissance!) ce n’est pas seulement la perte de sa liberté (sa liberté d’écrire, sa seule passion) que craint Kafka, c’est l’humiliation, la honte. Tous ceux qui ont lu le Procès ne peuvent oublier la dernière scène, celle de l’exécution. Relisons-la: "L’un des messieurs lui mit les mains sur sa gorge alors que l’autre lui enfonça le couteau profondément dans son coeur et l’y retourna deux fois. Les yeux noyés K. vit encore les deux messieurs, tout près de son visage, appuyés l’un contre l’autre, joue contre joue, observer l’issue. "Comme un chien!", dit-il encore, comme si la honte devait lui survivre".
Je me souviens que la première fois que j’avais lu la Métarmophose j’avais bien ressenti cette hostilité du père. C’est lui qui traite son fils transformé en cafard immédiatement avec beaucoup de dureté, lui donne des coups de pied quand il sort de sa chambre et le force à repasser sa porte. C’est la soeur qui est la première à avoir pitié de lui, à le soigner, à lui donner à manger. Et seule sa mère le traite encore comme un humain: "Mais c’est mon fils!". Mais, dit Canetti, ce n’est pas seulement le père que Kafka hait et craint à la fois, c’est toute la famille. Et c’est vrai que si on relit la Métarmophose on voit bien que tous ont honte de lui. Et l’humilient. Et que toute la famille se réjouit de sa mort, de la vie nouvelle qui commence alors et pour eux aussi c’est la fin de l’humiliation, leur humiliation, leur honte, celle que leur a causée ce fils transformé en cafard.
Dans le Château, dit Canetti, roman plus tardif, plus accompli aussi, c’est encore l’humiliation par le pouvoir qui est mis en scène, mais aussi l’acceptation servile de cette humiliation par les victimes. Et Canetti cite encore un extrait des lettres de Kafka à Felice qui me fait beaucoup réfléchir. Parmi les nombreux arguments que Kafka soumet à sa fiancée pour éviter le mariage il dit de lui-même que ce qu’il ressent essentiellement au fond de lui-même c’est à la fois un sentiment de peur des autres mais également d’indifférence par rapport à eux. C’est exactement ce qui caractérise son oeuvre, dit Canetti. Et c’est ce qui caractérise le monde qui allait advenir, celui des fascismes et des dictatures: peur d’être victime, indifférence à l’égard des victimes, des autres. Et c’est ce qui caractérise encore notre monde d’aujourd’hui. Les peurs sont multiples, agressions, attentats, catastrophes. L’indifférence, malgré toutes les ONG, est là aussi, l’indifférence envers ceux que nous avons sous nos yeux. Tout à l’heure je suis allé chercher mon journal à la gare de Luxembourg. A 5 heures de l’après-midi, un jour gris, parmi la foule immense qui se hâte ou qui flâne, un homme est couché sur le flanc et dort dans la saleté, les pieds nus, devant l’un des piliers d’entrée de la gare. Les gens passent sans jeter un regard, des policiers déambulent et l’évitent soigneusement. Nous avons toujours eu des clochards à Paris. Des clochards qui avaient choisi de l’être. Des mendiants aussi, des vrais, des faux, comment savoir. Mais là cet homme couché à la gare de Luxembourg n’est pas un clochard. Nous sommes des milliers ici qui serions capables de le nourrir, de le vêtir, de participer aux frais de son logement même, pour le reste de sa vie. Il y a 200 banques ici qui ne savent comment dépenser leur fric en tableaux, en oeuvres d’art, en sponsoring, en mécénat. Et voilà un être humain que nous laissons croupir à la gare au vu et au su de tous. Pire qu’un chien. Le chien il y a longtemps que la SPA l’aurait recueilli...
Mais revenons à Kafka. Une autre piste à suivre pour résoudre l’énigme de son oeuvre c’est bien sûr le judaïsme. S’il y a une communauté qui a connu pendant des siècles l’arbitraire, l’injustice, la persécution et la mise en jugement sans explication, le pouvoir indéchiffrable, c’est bien la communauté juive. Une communauté qui allait encore connaître le pire sous Hitler et dans ces camps de la mort pour lesquels le mot de kafkaïen semblait créé tout spécialement. Et pourtant il faut se méfier un peu de Max Brod qui semble donner, peut-être, un peu trop d’importance à la judéité de Kafka (Max Brod était un sioniste convaincu et allait émigrer en Israël). Kafka a des influences plus universelles. Canetti rapporte qu’il se reconnaissait une "parenté de sang" avec Kleist, Flaubert et Dostoïevski (et même, curieusement, avec l’Autrichien Grillparzer). Et pourtant, en fouillant dans les caves d’une librairie d’occasion à Boston je suis tombé sur un livre curieux, écrit par un spécialiste de la Kabbale, et qui trouve dans plusieurs oeuvres de Kafka des influences évidentes de la Kabbale et de sa forme d’Europe centrale, le hassidisme.
La Kabbale est une forme mystique et ésotérique de la religion juive. J’en ai déjà parlé dans le premier tome de ce Voyage. Max Brod note lui-même que le Procès et le Château correspondent à deux apparences de la Divinité selon la Kabbale: Justice et Grâce. Dans le Procès Joseph K. est poursuivi par une instance mystérieuse et invisible et déféré devant un tribunal. C’est la manifestation de la Justice. K. essaye d’y échapper. Il se cache. Il fuit. Dans le Château une même instance aussi illisible et bureaucratique rejette K. Et là K., dans un mouvement opposé, cherche à s’y imposer, à s’y introduire. Il ne se défend plus. Il harcelle. Mais la Grâce se refuse à lui. Jusqu’à quand? On ne le saura jamais. Kafka n’a pas terminé son roman.
Je ne sais pas si Max Brod était vraiment un spécialiste de la Kabbale car sa définition de la Grâce me paraît un peu païenne. Elle commande la destinée humaine, elle est arbitraire, elle distribue les bienfaits et les malheurs sans tenir compte d’aucun mérite ni d’aucune règle visible. Gräzinger nous donne une explication un peu différente. Grâce et Jugement sont les deux pôles de la Divinité entre lesquels l’humanité oscille d’une manière cyclique. Lorsque le Jugement est suspendu par la Grâce il y a union avec la Divinité, lorsque c’est le Tribunal qui règne, il y a séparation. Cette façon un peu dialectique de présenter les choses permet d’escamoter l’opposition apparente entre ces deux caractères de Dieu qui est juste et bon à la fois (notons que la vision de la Kabbale est pessimiste: l’homme est toujours fautif, il est pécheur; son jugement conduit donc toujours à son rejet, à la fameuse séparation; sans la rémission l’homme est foutu!). Cela me fait penser à mon cours de catéchisme. Nous apprenions nous aussi les qualifications de Dieu: infiniment juste, infiniment bon, omniscient, tout-puissant. Et notre abbé nous expliquait qu’il ne fallait pas chercher à comprendre. Car si Dieu est juste et bon, et qu’en plus il est omniscient et tout-puissant, comment expliquer l’injustice, le malheur et la mal qui règnent en ce bas monde. Et sur ce plan les théologies juives et chrétiennes sont assez proches. Il m’arrive, le dimanche matin, de suivre l’émission religieuse israélite, car les discussions sont toujours très intellectuelles. C’est ainsi que j’ai appris qu’un penseur juif américain estimait qu’après l’horreur sans nom de la Shoah il fallait réviser la liste des qualificatifs de Dieu. En en retranchant celui de tout-puissant. Car s’il l’avait été il aurait empêché la Shoah.
Mais en général les théologiens, qu’ils soient juifs ou chrétiens, en reviennent toujours à l’explication de Job. Et à la fameuse réplique de Jéhovah: "où étais-tu quand j’ai créé le Monde?"
Hier j’ai lu dans mon Monde à moi que les astronomes ont détecté une explosion cosmique à la distance la plus lointaine jamais observée: 12,7 milliards d’années-lumière. Une année-lumière vaut 10 000 milliards de km. Vous vous rendez compte? 12,7 milliards que multiplie 10 000 milliards de km! J’ai d’abord pensé à mon vénéré prof de Math, en classe de première latin-grec, qui essayait - vainement - de donner à ses élèves, si bornés, de la section classique, une notion de l’infini. Il évoquait les exemples habituels: grains de sable du désert, gouttes d’eau de la mer, etc. Dommage qu’il n’ait pas eu à sa disposition l’histoire de cette explosion cosmique! Et puis tout à coup j’ai éclaté de rire en me disant: s’il existait vraiment une entité, quel que soit le nom qu’on lui donne, qui ait conçu tout cela, ce monde infini, comment croire qu’elle puisse se soucier de savoir si nous on baise avec une capote ou non! Et maintenant je me dis qu’au contraire les croyants vont prétendre que c’est justement, parce qu’il a créé cela, que Dieu est incommensurable et indéchiffrable. A chacun sa vérité. Et pourtant, si c’est cela, à quoi bon? Puisque leur foi n’explique rien non plus et qu’elle ne donne pas plus de sens à un monde qui n’en a pas!
Quant à Kafka, qu’il ait pris la source de son inspiration dans la Kabbale ou non, il a créé quelque chose d’universel, décrit la condition humaine comme personne l’avait fait avant lui, montré le pouvoir et l’humiliation par le pouvoir comme le dit Canetti, a eu la vision prémonitoire de ce qui allait encore advenir de ce 20ème siècle, le fascisme, le stalinisme, les procès infâmes, les camps de concentration et d’extermination, le génocide juif. Et c’est pour cela que Kafka est grand.
Mais puisque nous parlons Kabbale je ne peux m’empêcher de revenir à l’un de mes auteurs préférés, un juif encore, né à Prague lui aussi, Leo Perutz. Car la Nuit sous le Pont de Pierre, la plus poétique de ses oeuvres (voir n° 0101 Leo Perutz: La Nuit sous le Pont de Pierre, édit. Fayard, Paris, 1987), est entièrement imprégnée de la douce atmosphère de la Kabbale sous sa forme hassidique. J’avais déjà raconté, dans la première partie de ce Voyage, le réveil de la belle Esther, la femme du riche Mordechaï Meisl, qui se souvient de son rêve, un rêve si merveilleux, blottie dans les bras de l’Empereur, comme l’est, sous le pont de pierre, le romarin dans les tiges du rosier. Or la Kabbale croit fermement que tout acte a des conséquences sur le cours du monde, comme le croient d’ailleurs les taoïstes (qui est-ce qui a dit que le vol d’un papillon en Amérique du Sud pouvait déclencher un typhon en Chine?), et la peste s’est abattue sur le quartier juif de Prague. Le grand Rabbin dit les maîtres mots, conjure les âmes des morts, lance ses imprécations contre la femme adultère, lui ordonne de se dénoncer, mais la belle Esther ne se sent pas coupable ("ce n’est qu’un rêve, mais quel beau rêve!"). Alors le Rabbin comprend tout, descend jusqu’au pont de pierre, arrache le romarin qu’il a lui-même planté, la belle Esther meurt, au grand dés-espoir de Mordechaï Meisl, et la peste s’arrête le jour même.
Perutz est né en 1885. Il a encore connu, dit-il, le vieux quartier juif de Prague où il allait prendre des leçons de rattrapage chez un étudiant, lointain descendant du riche Mordechaï Meisl, un quartier détruit dès les premières années du siècle, pour raisons d’hygiène. Plus tard Perutz a vécu à Vienne. Il était mathématicien, travaillant comme actuaire pour des compagnies d’assurance. Au moment de l’Anschluss il a émigré en Israël, mais est revenu après la guerre passer les étés en Autriche. Il y est mort en 1957. J’ai une bonne demi-douzaine de ses romans dont celui que je considère comme un chef d’oeuvre absolu, le génial, l’émouvant, le poétique Cavalier suédois (je l’ai même dans les deux versions, l’allemande et la traduction française, voir n° 0106 Leo Perutz: Der schwedische Reiter, édit. Deutsche Buch-Gemeinschaft, Berlin-Darmstadt, 1954 et n° 0105 Leo Perutz: Le Cavalier suédois, édit. Phébus, Paris, 1987).
Le héros du livre est en fait un voleur de grand chemin. Echappé de l’enfer (les forges de l’Evêque), mais prêt à y retourner pour échapper au gibet, il chemine de concert avec un jeune et fragile aristocrate d’origine suédoise qui cherche à rejoindre l’armée de son roi Charles II mais qui, déserteur de l’armée de Poméranie, risque une mort infamante lui aussi. Mais les circonstances font que les destins des deux hommes s’échangent: l’aristocrate va entrer dans l’enfer de la fonderie de l’évêque et le voleur va prendre l’identité de l’aristocrate (le cavalier suédois) et épouser la cousine de celui-ci. Et puis à la fin de l’histoire, neuf ans ayant passé (c’est la durée du contrat quand on travaille pour l’évêque: ce n’est donc pas l’enfer mais le purgatoire), le voleur, sur le point d’être découvert, fait semblant de partir pour la guerre, mais en réalité va retourner chez l’évêque, et l’aristocrate, libéré et rendu plus vigoureux grâce au travail forcé, va se couvrir de gloire dans l’armée suédoise. Mais ce n’est évidemment pas l’histoire qui compte encore qu’elle est superbement réglée comme un mécanisme d’horlogerie (Perutz est mathématicien), non, c’est le style, c’est l’humour (le voleur de sacristie, surpris par le curé, s’entretient d’apiculture avec lui), c’est la description du temps et du lieu (cela commence au plus fort de l’hiver aux confins de la Poméranie et de la Pologne, alors que le Roi de Suède cherche à se tailler un fief qui aille de la Baltique à la Mer Noire), c’est l’aventure, c’est l’action, c’est la pitié pour les pauvres hères, les errants, les voleurs, les paysans. C’est aussi l’atmosphère douce et tendre: l’amour passionné entre le voleur-cavalier et sa douce épouse, son remords et sa pensée constante pour l’aristocrate qu’il a trahi, et puis l’amour merveilleux qu’il a pour sa fille et qu’elle a pour lui (un amour qui le fait renoncer à tout plutôt que de lui apporter le déshonneur). C’est enfin le fantastique qui baigne tout le récit, un fantastique qui n’est jamais imposé, qui peut toujours s’expliquer de manière rationnelle: les flammes qui dansent sur les terres de l’évêque sont celles de la fonderie et de ses fours à chaux, le fantôme du meunier qui s’est soi-disant pendu est en fait le roulier de l’évêque et même le grand mystère qui hante la petite fille devenue grande dame s’éclaircit à la fin (du moins pour l’heureux lecteur): au moment du départ de son père elle lui avait cousu dans sa doublure un sachet de terre et d’herbes censé le faire revenir; et effectivement bientôt elle entendra la nuit frapper à son volet et son père lui apparaître pour un court instant (il s’est échappé des terres de l’évêque en escaladant une muraille rocheuse). Et même lorsque sa mère lui annonce que son père est mort lors d’une grande bataille, très loin au fond de la Russie, elle ne le croit pas puisque la veille encore elle avait entendu son père frapper à son volet. Et puis elle voit par la fenêtre une charrette transportant un cercueil descendre de la montagne depuis les terres de l’évêque et elle accepte de réciter un Notre Père pour le pauvre homme. Sans savoir que cet homme était son père (tombé du haut des rochers) et qu’elle ne le verrait plus.
L’original en allemand est bien plus beau que la traduction. La langue des écrivains autrichiens est souvent colorée par le parler dialectal familier.
"Enfant", dit sa mère d’une voix douce, "ton père est tombé à la guerre, tu ne le verras plus. Il y a trois semaines déjà qu’on l’a enterré. Joins tes petites mains, et récite un Notre Père pour son âme!"
Maria Christina la regarda et secoua sa tête. Elle ne voulait ni ne pouvait le croire.
"Il reviendra", dit-elle.
Les yeux de Maria Agneta se remplirent à nouveau de larmes.
"Non, il ne reviendra plus" dit-elle en pleurant. "Plus jamais, il ne reviendra plus jamais. Est-ce que tu ne le comprends pas? Il est au royaume des cieux. Joins tes mains. Tu le lui dois, mon enfant, il t’a aimée comme moi je t’aime, comme le trésor que tu étais pour lui comme pour moi, et maintenant, je t’en prie, récite un Notre Père pour son âme!"
Maria Christina secoua sa tête. Alors elle vit, dehors sur le grand-chemin, un chariot transportant un cercueil s’avancer lentement. Il venait des terres de l’évêque.
Alors elle joignit ses mains.
"Notre Père qui êtes aux cieux" pria-t-elle, "Que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne arrive, que Ta volonté soit faite - c’est pour ce pauvre homme que je prie, celui qui est couché là-bas dans son cercueil; personne ne le pleure, donne lui le salut éternel! Et ne nous induis pas à la tentation, délivre nous du mal, car à Toi est le royaume et la puissance et la splendeur. Amen".
Alors le chariot qui conduisait l’homme sans nom vers sa tombe, passa lentement devant les fenêtres de la maison."
20) n° 0021 Elias Canetti: Die gerettete Zunge, Geschichte einer Jugend, édit. Carl Hanser Verlag, Munich/Vienne, 1977.
21) n° 0022 Elias Canetti: Die Fackel im Ohr, Lebensgeschichte 1921 - 1931, édit. Carl Hanser Verlag, Munich/Vienne, 1980.
22) n° 0023 Elias Canetti: Das Augenspiel, Lebensgeschichte 1931 - 1937, édit. Carl Hanser Verlag, Munich/Vienne, 1985.
23) n° 0024 Elias Canetti: Masse und Macht, édit. Claassen Verlag, Hambourg, 1984.
24) n° 2130 Einladung zur Verwandlung - Essays zu Elias Canettis Masse und Macht, édité par Michael Krüger, édit. Carl Hanser Verlag, Munich/Vienne, 1995.
Je viens de relire les trois livres autobiographiques de Canetti qui vont de sa petite enfance à Roustchouk en Bulgarie jusqu’en 1937 lorsqu’il enterre sa mère au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Et je suis un peu déçu. Mais c’est le problème de tous les écrits autobiographiques: ils relatent souvent des événements, des rencontres, des personnages qui ont eu une certaine importance pour celui qui les raconte mais qui nous paraissent, à nous qui ne sont pas impliqués, d’une grande banalité. Même si les personnes décrites sont connues. Mais que nous importe au fond que Bertold Brecht soit quelqu’un de moralement douteux, que Musil se vexe quand on le met sur le même plan que Thomas Mann, que Kokoschka parle d’une voix douce et ait un oeil de calamar et qu’Alban Berg soit un grand modeste! Il n’y a que le témoignage sur Karl Kraus qui fascine, car il montre l’influence extraordinaire que cet homme a pu avoir sur l’intelligentsia viennoise (Canetti a assisté à une centaine de lectures publiques de Kraus, pendant longtemps il n’a pas voulu lire Heine parce que Kraus le condamnait et plus tard encore, ayant loué une maison à Grinzing et s’apercevant qu’il a pour voisin le fils de l’ancien Directeur de la Freie Presse, l’ennemi mortel de Kraus, il refuse de jeter un regard de son côté). Par contre, à la fin de sa vie, entre le moment où Kraus arrête de s’exprimer sur la politique et sa mort accidentelle en 1936, Canetti, et tous ses amis avec lui, le méprisent (il a soutenu Dollfuss qu’il pense être le dernier rempart contre Hitler), ignorent sa mort et ne se rendent même pas à son enterrement.
On trouve pourtant dans ces souvenirs d’autres aspects qui sont intéressants à plus d’un titre.
Ainsi on se rend mieux compte que ces juifs d’Europe centrale sont des Européens avant l’heure. Ce qui frappe d’abord - et Dieu sait si on le leur a reproché - c’est qu’ils ne connaissent pas de frontières. Ils parlent toutes les langues. Ils ont des membres de leurs familles dans tous les pays. La famille des Canetti fait partie des juifs "Spaniols". Ils constituent une véritable caste qui méprise les autres juifs qu’ils soient d’origine allemande (les Tedescos) ou polonaise ou russe. Et leur véritable langue maternelle est encore l’espagnol, ou plutôt le vieil espagnol tel qu’il était parlé quand on les avait expulsés bien des siècles auparavant. Le magasin du grand-père s’appelle la butica, le fils aîné porte le nom traditionnel de Bucco et quand la mère d’Elias enfante dans de grandes douleurs son deuxième fils (Nissim qui sera plus tard le fameux Jacques Canetti des Trois Baudets), elle n’arrête pas de crier: "Madre mia querida!". Et elle salue son père (c’est un Arditti comme notre comédien) par la formule traditionnelle: "Li beso las manos, Senior Padre!". Mais en ce coin de Roustchouk, sur le bas Danube, on parle toutes les langues. Le grand-père Canetti prétend parler ou comprendre 17 à 19 langues. Même qu’il a sauvé la vie d’un passager sur un bateau parce qu’il a entendu deux malfrats planifier leur crime en langue grecque. Mais il ne connaît qu’une seule écriture: l’araméenne (je suppose que c’est la même que l’hébreue).
Et puis ils voyagent. Avec des passeports turcs, car ils vouent une reconnaissance éternelle aux Ottomans qui les ont accueillis et protégés après leur expulsion d’Espagne. Il n’y a que les Ardittis qui ont un passeport italien car avant d’arriver en Bulgarie turque ils étaient passés par l’Italie (Livorno). Les parents d’Elias vont s’installer à Manchester où se trouvent déjà d’autres membres de la famille. Les enfants ont une nourrice anglaise et vont apprendre l’anglais. Puis après la mort subite du père ils vont déménager à Vienne. Elias a 7 ans et sa mère lui inculque en quelques séances homériques suffisamment d’allemand pour lui permettre de suivre l’école locale sans aucun problème. Entre eux les enfants continuent à parler anglais. Plus tard encore la mère s’installe à Paris avec ses deux plus jeunes enfants qui ont appris le français à Lausanne. Jacques entre à HEC et devient un personnage important de la vie parisienne puisqu’il crée les Trois Baudets (où Annie et moi nous avons vu débuter Georges Brassens, Guy Béart, Félix Leclerc et tant d’autres et assisté à une séance mémorable entre Pierre Dac assis presque nu en fakir sur une table au milieu de la scène et Pierre Blanche l’interrogeant en passant dans le public), devient Directeur musical chez Philips-Musique et constitue plus tard son propre label (continué aujourd’hui par ses enfants). Quant au plus jeune frère, Georges, il fait ses études de médecine en France et devient un pneumologue réputé.
Alors c’est vrai qu’ils ne pratiquent pas un nationalisme étroit. La guerre leur fait horreur. Ils ont pourtant un certain patriotisme: un patriotisme culturel et linguistique. A Roustchouk les parents d’Elias utilisaient l’allemand entre eux, comme langue secrète, mais aussi comme langue d’amour (ce qui peut paraître étrange à un Français, puisque seuls le français ou l’italien, d’après lui, peuvent servir à cela!), en souvenir de leurs années d’études à Vienne, de leur rencontre aussi et des soirées inoubliables du Burgtheater. Quant à Elias on sait quelle importance ont eu pour lui la langue et la littérature allemandes.
Un autre aspect étrange de cette autobiographie: la relation extraordinaire entre Elias et sa mère. Son père meurt brusquement d’un accident cardiaque à 31 ans. Elias n’apprendra que beaucoup plus tard que sa mère se sent responsable: elle était partie se soigner en Suisse, un médecin la baratine, lui parle de Strindberg, lui demande même d’abandonner mari et enfants et de l’épouser. Elle est sous le charme, prolonge son séjour jusqu’à ce que son mari lui ordonne de revenir. Et elle, dès son retour, raconte tout cela à son époux qui l’interroge toute la nuit, qui est persuadé qu’elle l’a trompé, effaré d’apprendre que le baratin du toubib s’est fait en plus en allemand, leur langue d’amour. Ils ne dorment pas, ne se réconcilient pas, et au petit-déjeuner le mari s’écroule mort après avoir ouvert un journal où l’on annonce le début de la guerre des Balkans.
Alors le jeune Elias couche dans le lit de sa mère, l’enlace, l’empêche de se suicider. La mère, finalement, décide de se consacrer à ses enfants, de continuer sa vie, si jeune encore, sans homme. De toute façon Elias ne le permettrait pas: il éloigne violemment tous les soupirants, l’entoure de sa jalousie. La famille s’installe à Zurich. Pour Elias c’est le paradis: il ouvre son esprit, les plus jeunes enfants sont envoyés dans une institution à Lausanne, sa mère est souvent en sanatorium, mais il est entouré, dans une pension de famille, par une multitude de jeunes filles... Et puis soudain la mère arrive, le houspille, l’humilie, le traite de rêveur, de raté avant l’heure, veut qu’il connaisse la vraie vie, la dure, l’arrache à Zurich et déménage avec toute la famille à Francfort. Il a 16 ans. Elle le domine totalement. Après quelques années ils déménagent de nouveau, à Vienne, et lui, toujours pour lui faire plaisir et faire semblant de vouloir gagner un jour sa vie avec du concret, commence des études de chimie (qu’il va vaillamment finir tout en sachant qu’il n’exercera jamais ce métier). A Vienne il découvre Karl Kraus et une de ses admiratrices, une juive Spaniole elle aussi, aux longs cheveux noirs couleur corbeau, bien plus âgée que lui (un substitut à la mère?), Veza Cameron, avec laquelle il commence une amitié intellectuelle, avant d’en tomber amoureux (il va l’épouser plus tard). Alors il se révolte. La mère part s’installer à Paris avec ses frères, mais auparavant veut tout faire pour briser sa liaison et lui fait des scènes de plus en plus violentes. Elias éloigne sa Veza, puis, dans sa correspondance, invente d’autres liaisons. Le mensonge fonctionne pendant un certain nombre d’années, mais, plus tard, quand il aura publié son premier roman (Die Blendung, l’aveuglement, publié en français sous le titre Auto-da-fé) et qu’il rencontre sa mère à Paris, elle se doute bien qu’il a menti. Elle est d’abord fière de sa réussite littéraire (mais dit qu’il la lui doit à elle, que c’est du Strindberg), dit qu’elle n’a rien contre sa Veza, la plaint même parce qu’il va l’abandonner comme il a abandonné sa mère... et quelques mois plus tard lui écrit qu’elle ne veut plus jamais le revoir.
Et puis il y a la scène dramatique de la fin. Son plus jeune frère Georges qui a remplacé son frère aîné auprès d’elle, la soigne, s’est spécialisé comme pneumologue à cause d’elle (sa fille l’a encore confirmé dernièrement à la télé lors d’une émission sur Elias Canetti sur Arte) et vit alors en célibataire auprès d’elle, fait venir Elias lorsqu’il voit qu’elle est à l’article de la mort et celui-ci débarque avec un bouquet de roses qu’il lui dit avoir cueilli dans le jardin de son père à Roustchouk (et, une dernière fois, elle croit son fils, lui fait confiance). Et puis elle le regarde. Et lui demande de s’asseoir plus loin. Plus loin encore, dit-elle. Jusqu’à ce qu’il soit assis dans le coin le plus éloigné de la chambre. Et puis lui demande de sortir. Et tous les jours qu’il lui reste à vivre elle le fait venir, le regarde dans les yeux, sans ciller, et la haine monte dans son regard immobile, jusqu’à ce qu’elle lui demande de sortir de la chambre... Il n’a jamais osé lui avouer, dit encore sa nièce à la télé, qu’il s’était marié avec Veza.
Quand on lit cette histoire on comprend mieux pourquoi Canetti s’est intéressé à la relation de Kafka avec sa fiancée mystérieuse, et surtout avec son père, ce père dont Kafka avait tellement peur. Et que Canetti considère qu’il s’agit essentiellement d’un problème de pouvoir. Un pouvoir que l’un veut exercer sur l’autre et auquel l’autre tient à échapper. Et la haine qui monte tous les jours dans le regard de la mère de Canetti est aussi la haine de celui qui va mourir pour celui qui lui survit. Et on est de nouveau dans les thèmes obsessionnels d’Elias Canetti: la Masse et le Pouvoir.
C’est ce dernier aspect qui m’intéresse aussi dans ses écrits autobiographiques. On s’aperçoit que c’est dès son plus jeune âge qu’il a décidé d’en faire la grande étude de sa vie. Il fait une première expérience d’une manifestation de masse ouvrière à Francfort, à l’occasion de l’assassinat du Ministre des Affaires Etrangères Walter Rathenau, et de l’étrange attirance que cette masse exerçait sur lui. C’était en 1922 et Canetti avait 17 ans. Mais c’est un peu plus tard à Vienne - il a maintenant 20 ans - qu’il commence à s’attaquer à son sujet, au moment même où il ose pour la première fois se révolter contre sa mère. Il part toute une semaine dans la montagne et lit l’étude que Freud a consacrée au problème: voir Sigmund Freud: Massenpsychologie und Ich-Analyse. Il trouve que Freud n’a fait que reprendre les théories déjà développées par Gustave Le Bon (voir ouvrage déjà cité n° 3161 Gustave Le Bon: Psychologie des Foules, édit. Libr. Félix Alcan, Paris, 1913). Or Le Bon, dit-il, est beaucoup trop influencé par la Commune et par les idées de Taine sur la Révolution. Il est vrai que Le Bon comme Taine sont des hommes de droite à qui les premières manifestations ouvrières font peur. Ils n’étaient pas les seuls: je rappelle l’impression profonde faite sur Herzl par un meeting socialiste auquel il a assisté à Lille lors de son séjour en France pour suivre l’affaire Dreyfus. Mais Le Bon a été le premier à parler du phénomène et ses descriptions me paraissent plutôt convaincantes, même si on n’a pas besoin d’épouser ses convictions politiques sur la démocratie. Je trouve donc regrettable que Canetti n’ait même pas jugé utile de mentionner Le Bon dans la bibliographie de sa Masse et Pouvoir!
Mais revenons à son autobiographie: il y mentionne encore une autre expérience de mouvement de masse qu’il a vécue un peu plus tard, en 1927 (il avait alors 22 ans). C’était à l’occasion d’un jugement qui avait innocenté des policiers qui avaient tiré sur des ouvriers en province et en avaient tué une quarantaine. Les ouvriers de Vienne se sont alors révoltés spontanément et ont mis le feu au Palais de Justice. Lors de sa première manifestation, celle de Francfort, Canetti éprouve un étrange sentiment de fusion dans la foule, une perte d’individualité; lors de la deuxième il note que la foule n’a pas besoin de leader pour se former, mais qu’elle a une consistance, elle fuit mais sans panique, et malgré les tirs et les morts, elle revient à l’attaque comme si elle se sentait invincible. Canetti s’est donc passionné pour son sujet dès son plus jeune âge. Et cette passion ne l’a plus jamais quitté: il publie son livre en 1960, plus de 30 ans plus tard, et lorsqu’on veut lui faire plaisir pour son 90ème anniversaire, en 1995, c’est encore une compilation d’essais consacrés à son livre, à la sociologie des masses et au pouvoir, qu’on va lui offrir.
Il y a encore plus dans son autobiographie: il parle d’une vision qu’il a eue, comme une intuition subite. Il se demande si toute l’histoire humaine ne pourrait pas s’expliquer par un jeu alterné entre un véritable instinct qui habite l’homme, à se fondre dans la masse, un instinct aussi fort que l’instinct sexuel, et de l’autre côté la tendance qu’a la masse de se décomposer à nouveau, en libérant les individus qui l’ont composée.
Toutes ces expériences individuelles, propres à Canetti, ne se trouvent que dans ses récits autobiographiques. Elles sont complètement absentes de son ouvrage principal. Or elles me paraissent essentielles. Surtout la dernière. Car elles touchent, me semble-t-il, au problème de la conscience qu’a l’homme de son individualité. Un problème étudié par tous les philosophes des Grecs jusqu’à Sartre en passant par Saint Augustin. Le poète arabe Adonis l’exprime ainsi:
"L’individu est une solitude d’infini
La foule un infini de solitude"
(voir Adonis: Célébrations, trad. Anne Wade Minkowski)
Dans mon souvenir d’enfant cette prise de conscience est liée à un certain malaise, un sentiment étrange d’incompréhension, de solitude, de séparation. J’en parlerai encore à propos de l’amour, du couple, car j’ai toujours considéré celui-ci comme la solution à ce sentiment de solitude. Mais il me paraît évident que la fusion dans une masse de semblables peut être considérée comme une autre solution du problème. L’instinct de masse n’a donc rien de si extraordinaire. Ce qui est par contre nettement plus mystérieux c’est la façon dont il se manifeste.
Toujours dans son autobiographie Canetti raconte qu’un jour il parle de son obsession avec Hermann Broch, un autre écrivain autrichien - encore un, mais je ne peux pas parler de tous et d’ailleurs je n’ai jamais lu jusqu’au bout sa grande trilogie romanesque des Somnambules (voir n° 0018 Hermann Broch: Die Schlafwandler, édit. Suhrcamp, Francfort, 1987) - et il montre à Broch une goutte d’eau sur la paume de sa main et lui dit: j’ai pitié pour cette goutte car elle est séparée de la mer. Et, à sa grande surprise, Broch lui répond: c’est un sentiment religieux que vous avez là! Or il y a effectivement quelque chose de mystique dans la manière dont les gens racontent leur attirance pour la masse.
Canetti, lors de la grande manifestation de Francfort, d’abord immobile sur le trottoir, sent une grande force, une force de conviction qui se dégage de la foule des ouvriers (il les voit comme des "figures, grandes et puissantes") et dont l’intensité augmente progressivement. Puis lorsqu’il cède finalement à l’attraction et qu’il est lui-même immergé dans la foule, il a l’impression qu’il s’agit d’un phénomène physique, un peu comme celui de la gravitation. Il ressent une modification complète de sa conscience aussi frappante qu’énigmatique.
Marcel Duhamel avait créé après la guerre la prestigieuse collection de la Série Noire. Quand nous étions étudiants à Paris nous faisions circuler entre nous ces livres cartonnés jaunes et noirs qui n’avaient qu’un but: faire passer le temps. La plupart de ces romans étaient des traductions d’auteurs américains et de temps en temps on découvrait un récit bien construit qui nous apprenait quelque chose sur ce pays, sur la maffia, sur les grandes villes, sur le Sud aussi. Et un jour je suis tombé sur un récit de lynchage. Etait-ce la Série Noire ou la Série Blême? En tout cas je n’ai jamais réussi à retrouver le livre en question même en analysant le grand dictionnaire qui y a été consacré (voir n° 2501 Claude Mesplède et Jean-Jacques Schleret: Les Auteurs de la Série Noire, édit. Joseph K. 1996). Mais je me souviens parfaitement de la façon dont le héros du roman décrit comment il est attiré par la foule des lyncheurs, la perte progressive de toute résistance physique et morale, la montée de la fureur, la soif de tuer. Il est devenu un autre. Ou plutôt la partie de quelque chose qui n’est plus lui.
Je me souviens aussi d’un roman de science-fiction, un peu fantastique, où l’on voit des petites filles, toutes semblables, toutes habillées de rose, danser une ronde, chanter une ritournelle, et tout à coup tout s’accélère, et les fillettes semblent se fondre ensemble jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul corps, un immense serpent rose... Une bonne image de la fusion des individus dans la masse.
Les êtres conscients que nous sommes n’éprouvent pas seulement ce sentiment d’isolement par rapport aux autres et au monde perceptible. Nous souffrons également d’un autre mal: celui de savoir que cette conscience, cette individualité, aura une fin. Or, on l’a déjà vu, Canetti n’a pas seulement étudié la masse. Il s’est aussi intéressé au pouvoir, au pouvoir extrême, celui de ces tyrans sanguinaires qui sont arrivés au pouvoir le plus absolu qui soit et qui cherchent à vaincre la seule chose qui leur résiste, la mort, du moins pour un temps, en survivant aux autres, en les exterminant.
Au fond Canetti, en s’attaquant à la masse et au pouvoir, a mis en lumière deux manières qu’ont les êtres conscients que nous sommes pour combattre les maux qui nous frappent: l’isolement et la mort. Heureusement il y a d’autres solutions. Pour la solitude, l’amour. J’y reviendrai. Pour la mort, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est laisser quelque chose après nous: faire des enfants, créer une oeuvre, écrire... Tiens, serait-ce là la raison qui me fait écrire sur le tard?
25) n° 0095 Robert Musil: Der Mann ohne Eigenschaften, édit. Rowohlt, Hambourg, 1957.
26) n° 0096 Robert Musil: Sämtliche Erzählungen, édit. Rowohlt, Hambourg, 1970 (contient: Die Verwirrungen des Zöglings Törless - Vereinigungen - Drei Frauen - Geschichten die keine sind - Die Amsel).
27) n° 0098 Robert Musil: Les désarrois de l’élève Törless, édit. Seuil, Paris, 1960.
28) n° 0097 Robert Musil: Aus den Tagebüchern, édit. Suhrcamp, 1968.
29) n° 0099-0100 Robert Musil: Journaux Tomes 1 et 2, traduction et présentation Philippe Jaccottet, édit. Seuil, Paris, 1981.
30) n° 3222 Herbert Kraft: Musil, édit. Paul Zsolnay, Vienne, 2003.
Que vous dire encore de Robert Musil? Que contrairement au titre de son roman il était un homme de qualité(s). Une forte volonté d’abord, volonté d’être autre (Ulrich, le héros de son roman s’appelait d’abord Anders, autre), différent de la foule, de rester un vrai individualiste, de toujours garder son jugement, de penser par lui-même. Volonté aussi d’être écrivain, n’être qu’écrivain. Toute sa vie était tournée vers sa grande oeuvre, jamais terminée, l’Homme sans qualités. Cela paraît évident quand on lit ses carnets, des carnets qu’il n’a jamais cessé de gribouiller: on y trouve de tout, des lectures, des pensées, des aphorismes, des croquis de personnages rencontrés ou rêvés, des réflexions sur la construction littéraire, sur l’éthique, sur la politique, sur la philosophie, sur la psychanalyse, sur la science. Mais tout doit servir à "l’oeuvre". Et c’est encore cette oeuvre qui reste prioritaire même lorsqu’il crève de faim à Zurich, après son départ de Vienne, pendant le début de la guerre de 40, et qu’il doit mendier des subsides.
Herbert Kraft dit qu’il a trois grandes passions: écrire, fumer et dormir avec une femme dans son lit, sa femme à partir de 1911, Martha, deux fois mariée déjà et qui l’aime à la folie. Certains écrivains ont beaucoup de chance: les femmes se sacrifient complètement pour eux, les vénèrent comme des héros, comme des dieux. C’était aussi le cas de Thomas Mann et de Nabokov. L’épouse de Thomas Mann était pourtant particulièrement intelligente et, née dans une grande famille juive de Munich, probablement plus cultivée que son mari. Mais après son mariage elle s’efface complètement derrière lui, le décharge de tout souci matériel, s’occupe du ménage, des enfants et de toute la bureaucratie. Et je ne suis même pas sûr que ce fut le grand amour, bien sensuel, pour Thomas Mann. Il paraît même qu’il n’a épousée sa femme que parce qu’il avait eu le coup de foudre pour son frère (on connaît ses penchants homosexuels). Quant à Nabokov, si je me souviens bien, il a utilisée sa femme, dès le départ, pour dactylographier ses manuscrits. Et elle aussi, même si elle a probablement plus participé à la vie intellectuelle de son mari, elle s’est totalement sacrifiée pour lui et l’a encore défendu, becs et ongles, lui et son oeuvre, bien après sa mort. De Martha Musil on peut dire qu’elle aussi, n’a vécu que pour son mari. Il n’y a que lui qui comptait, lui et son travail d’écrivain. Au point même que les deux enfants de son deuxième mariage n’ont pas vécu avec eux, le fils est resté avec son père, la fille avec une tante. Mais Robert et Martha formaient un vrai couple lié par une passion violente et sensuelle. Une passion qu’il a transposée dans son livre car c’est celle-là même qui lie Ulrich et sa soeur Agathe. Et qui devient ainsi, de par son caractère incestueux, plus fatale encore. Dans ses journaux Robert Musil dit qu’il entre une composante autiste dans un tel amour. "Il faut défendre résolument l’amour entre frère et soeur", dit-il, "Anders (c’est le premier nom d’Ulrich) l’éprouve comme un sentiment très profond, lié à son refus du monde". Je crois que si j’avais eu une soeur j’aurais, moi aussi, été follement amoureux d’elle. Tout en me rendant compte qu’il doit y avoir quelque chose de malsain dans un tel amour, malsain parce que narcissique. Martha Musil a encore traîné sa vie pendant sept ans après la mort de Robert. Elle a d’abord publié - elle a eu tort - un troisième volume de l’Homme sans qualités, puis est partie rejoindre sa fille à Philadelphie pour parler avec elle tous les jours de Robert, enfin, lasse de vivre dans un pays où l’on ne lisait pas et où l’on ne connaissait guère Musil, elle est revenue en Europe habiter chez son fils à Rome puis est allée mourir, seule dans sa tristesse, en Suisse.
Chez Musil j’aime l’homme autant que l’écrivain. D’ailleurs on n’a pas besoin de lire ses Journaux pour le connaître. Son oeuvre principale est suffisamment transparente. Ce n’était sûrement pas un homme très aimable, très sociable. Il était plutôt renfermé, têtu, persuadé de sa valeur en tant qu’écrivain. Mais c’était un homme toujours sincère avec lui-même, ne se fiant qu’à l’exercice de sa raison, refusant toute croyance, toute idéologie, doutant de tout, et pourtant persuadé, comme moi, que tout, à tout moment, peut et doit être analysé par soi-même, par sa pensée propre. Et cette analyse il l’a conduite depuis les tout premiers temps où il a commencé à remplir ses carnets (les premières notes datent probablement de 1899 quand il avait 19 ans) et qu’il s’est appelé lui-même, en français, "Monsieur le vivisecteur" jusqu’à ce jour fatidique de 1942 où il s’est effondré dans son jardin, vaincu par une autre de ses passions, la nicotine.
Moi je pense souvent à Monsieur le vivisecteur, à celui qui disséquait notre civilisation, sa lente déshumanisation, celui qui pensait qu’il n’était pas anodin de parler du "génie" d’un cheval. Je pensais à lui l’année dernière quand un "artiste" exposait, à Vienne justement, des cadavres sanguinolents qu’il avait embaumés dans du plastique transparent. J’ai pensé à lui cet été encore quand le Festival d’Avignon était abandonné à ce Flamand qui représentait sur scène tous les liquides du corps, les larmes, la sueur et l’urine aussi, et que défendent tant notre Ministre de la Culture que le grand Directeur de l’Opéra de Paris interviewé dans le Monde 2 du 22 octobre 2005 (que voulez-vous, "le théâtre d’image tend à remplacer le théâtre de texte", et "le théâtre se doit de refléter formellement la violence, le voyeurisme et la barbarie de l’époque"). J’ai demandé à mon ami Georges qui préside une association qui s’appelle Art et Science et qui organise voyages et visites lors de nombreuses manifestations: "Que représente pour toi l’art d’aujourd’hui?" "L’art, aujourd’hui, est transgression", me dit-il. Or qui dit transgression, dit transgression de valeurs. Et ces valeurs, hélas, sont celles de l’humanisme, de la dignité humaine. Je pense encore à Musil lorsque je vois toute cette télé-réalité et, d’une façon générale, le règne de la bêtise à la télé (lui qui disait que la bêtise avait toujours un avantage sur l’intelligence).
Et je pense aussi souvent à Canetti. Quand j’observe certains phénomènes de masse propres à notre époque, les sectes p. ex. ou les raveparties. Ou des phénomènes de fuite devant son identité, sa solitude, tels que la drogue... Et je pense aussi à lui quand je vois des comportements de masse qu’il n’avait pas pu imaginer, ceux provoqués par les médias, essentiellement la télé, et qui ont ceci de particulier c’est que les masses se forment sans qu’il y ait de contact physique entre les individus, de rupture de cette aura qui entoure chaque individu, cette fameuse intrusion qui était paraît-il nécessaire pour que l’individu se fonde dans la masse. Or ces comportements existent, ils jouent sur la mode, les façons de vivre, les opinions, et surtout sur les réactions politiques. Comment expliquer autrement ces flux et ces reflux, qui vont entre droite et gauche, entre pour et contre, que ce soit à propos d’un homme politique ou d’un sujet tel que la constitution européenne?
Au fond Canetti et Musil avaient pas mal de choses en commun. Même si Musil se situe à un tout autre niveau sur le plan littéraire et que le nom de Canetti n’apparaît pas une seule fois dans tous ses carnets. Mais tous les deux se sont intéressés essentiellement à la façon dont la société et la civilisation étaient en train d’évoluer au cours de ce 20ème siècle. Et recherché ce qui était nouveau et ce qui était ancien dans la nature des hommes qui en étaient les acteurs. Et tous les deux ont eu une idée fixe qui a rempli leur vie: Canetti les phénomènes de masse et de pouvoir, Musil son Homme sans qualités. Et j’ai trouvé d’ailleurs une étrange relation entre les deux: Canetti commence sa recherche après avoir vécu une expérience mystérieuse de foule lors d’une manifestation ouvrière de protestation contre l’assassinat de Rathenau et dans le roman de Musil on décrit un tel phénomène de masse (l’enivrement, la perte de la conscience individuelle, expérimentés par un des personnages, Walter, celui qui s’enivre déjà de la musique de Wagner) lors d’une autre manifestation, plutôt de droite, celle-là, et où éclatent les cris de "Vive Arnsheim!". Or Arnsheim est le personnage qui dans l’esprit de Musil représente ce même Rathenau. Il le dit lui-même dans ses carnets (carnet 7).
Alors j’ai voulu savoir qui était cet homme mystérieux. Et c’est sur le net que je l’ai trouvé. Un homme tout à fait étonnant. Son père, Emile Rathenau, prend une licence d’Edison pour l’Europe et crée Edison-Deutschland (1883) qui devient la célèbre firme d’électricité AEG (1887), probablement une des premières grandes réussites industrielles de l’Allemagne du début du siècle. En 1900 AEG avait déjà construit, dans le monde, 248 centrales électriques. Dès 1908 la firme emploie 32 000 salariés. Walter Rathenau, fils aîné d’Emile, fait des études scientifiques à Berlin et Strasbourg, devient ingénieur, travaille dans plusieurs industries avant de rejoindre AEG, d’abord comme membre du Conseil de surveillance, puis comme Directeur, enfin comme Président. Mais cela ne lui suffit pas: il veut absolument réussir une carrière littéraire, publie de nombreux ouvrages (Critique de notre époque, La mécanique de l’esprit, De l’avenir, etc.) et finit par se tourner vers la politique. Déjà avant la guerre il cherche à promouvoir une politique coloniale pour l’Allemagne et parcourt avec le secrétaire d’Etat aux colonies l’Afrique du Sud et l’Afrique orientale. Pendant la guerre il coopère avec le Ministère de la Guerre en organisant l’approvisionnement de l’Allemagne en matières premières. En 1919 il devient le représentant du gouvernement en affaires économiques lors des grandes conférences internationales d’après-guerre de Versailles, Spa et Londres. Il négocie avec la France pour obtenir une diminution ou plus de délais pour le paiement des indemnités de guerre. En février 1922 il devient Ministre des Affaires étrangères et négocie avec les Soviétiques l’accord de Rapallo suivant lequel les deux parties renoncent à toute demande de réparation et s’engagent à coopérer ensemble. Mais il s’engage également sur le plan social, fait partie des fondateurs du parti démocratique, libéral, de centre gauche, demande l’égalité des chances pour tous (par l’éducation et grâce à de meilleurs salaires), et tout en restant un champion du capitalisme, souhaite une forte implication de l’Etat. Peut-on le considérer comme le père du capitalisme rhénan? Je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est qu’il est un des premiers à comprendre l’importance que les questions économiques vont prendre dans les sociétés à venir.
Et c’est probablement cet aspect des choses qui intéresse Musil dans le personnage de Walter Rathenau qu’il rencontre pour la première fois lors d’une conférence en 1914. De nombreux chapitres de son roman traitent de ce qu’il appelle "l’Action parallèle" qui réunit des représentants éminents de la Cacanie, hauts-fonctionnaires, généraux en retraite, industriels, hommes de lettres et intellectuels, et dont le but officiel est de préparer je ne sais plus quel anniversaire de l’Empereur ou de la dynastie, en profiter pour faire pâlir de dépit l’Empereur d’Allemagne et rassembler le pays autour de cette momie de François-Joseph. Mais Ulrich s’aperçoit bientôt qu’il s’agit de bien autre chose et qu’en sous-main on parle de préparation militaire, de puits de pétrole en Roumanie et de coopération entre l’armée et l’industrie. Et le personnage le plus brillant et le plus influent du groupe est le Dr. Paul Arnheim dont Walter Rathenau est le modèle. Certains critiques ont reproché à Musil d’avoir faussé le portrait de Rathenau. Reproche complètement injuste. Musil voulait montrer comment, dans le monde nouveau, l’économie s’introduit dans la politique, et, bien plus, a intérêt à coopérer avec les militaires. Je trouve que dans cette histoire Musil a été plutôt un visionnaire: on l’a vu dans l’Allemagne nazie (voir les Krupp et tous les autres), on le voit encore aujourd’hui aux Etats-Unis (le fameux complexe militaro-industriel contre lequel Eisenhower avait déjà mis en garde et qui est bien au pouvoir aujourd’hui avec Bush et Cheney). Et il faut défendre le droit de l’écrivain de prendre dans les personnages réels ce qui l’intéresse et de laisser tomber le reste. Chez Rathenau Musil a effectivement beaucoup puisé: le physique, la richesse, le don de la parole, l’origine juive, la réputation littéraire, mais il en a fait un personnage qui sait ce qu’il veut et a laissé tomber toute la complexité, l’ambiguïté du Walter Rathenau réel.
Stefan Zweig qui l’a bien connu dit de Rathenau qu’il a voulu tout englober, être un homme de la Renaissance, mais il est difficile d’être encyclopédique au 20ème siècle. On risque de n’être qu’un touche-à-tout, un dilettante, dit Zweig. Walter Rathenau était plein de contradictions: ultra-riche, il était pour la suppression de l’héritage, pacifiste, il a organisé l’approvisionnement militaire pendant la guerre, démocrate et social, il favorisait la politique coloniale, capitaliste, il était pour le monopole de la production de l’électricité, juif, il était un grand patriote et admirait la Prusse et l’esprit allemand. D’ailleurs, entre-temps j’ai réussi à me procurer l’un de ses livres: n° 3450 Walther Rathenau: Impressionen, édit. S. Hirzel, Leipzig, 1902. Or celui-ci contient, parmi quelques histoires assez amusantes comme celle de ce cimetière américain qui a décidé d’installer dans tous les cercueils des téléphones pour que les enterrés qui ne sont pas réellement morts puissent le faire savoir, des histoires talmudiques, donc issues de la tradition juive, mais aussi un violent réquisitoire contre les juifs qui ne font rien pour s’intégrer culturellement et socialement. Ce texte intitulé Höre Israel (Ecoute Israël) a des accents authentiquement antisémites. "Une horde asiatique" en plein milieu de Berlin, "un organisme étranger" dans le corps du peuple allemand, ils restent entre eux, se ferment au contact avec les autres, "ils vivent dans un ghetto invisible et - pour moitié au moins - volontaire". Il paraît, d’après Bernard Haegeli, le propriétaire de la librairie L’Amateur à Strasbourg, qui me l’a procuré, que ce texte a fait un véritable scandale à l’époque, que le père de Rathenau a essayé de racheter tous les exemplaires et que Walter Rathenau lui-même a éliminé plus tard cet écrit de l’édition de ses oeuvres complètes. Il n’empêche: c’est un bon exemple de l’attitude que prennent certains juifs à l’époque pour d’une part se démarquer de leurs congénères et d’autre part pour les inciter à évoluer plus rapidement. C’est un peu le cas de Karl Kraus opposé à la fois au sionisme de Herzl et à la défense de Dreyfus. Kraus a même été, un moment, en faveur de la conversion en masse au christianisme de toute la communauté juive! Rathenau ne pense pas que ce soit la bonne solution. Il doit penser à la malheureuse expérience des Marranes!
C’est le 24 juin 1922 que Walter Rathenau est assassiné à Berlin par un groupuscule d’extrême-droite (2 anciens officiers, membres de l’organisation Consul). Dès le lendemain 250 000 Berlinois manifestent spontanément. Le 27 juin les syndicats appellent à la grève de protestation: elle est suivie par des millions d’ouvriers à travers le pays. C’est à une de ces manifestations que participe Elias Canetti à Francfort. Qu’est-ce que l’extrême-droite reprochait à Rathenau? D’avoir négocié avec l’ennemi français, d’avoir fait un accord avec les Bolcheviques et... d’être juif. Mais en même temps, avec chaque acte de terrorisme, on assénait un coup de plus à la République de Weimar, la république haïe. Le chemin qui allait conduire vers Hitler était déjà tout tracé.
Vienne et Peinture
31) n° 1525 Alessandra Comini: Gustav Klimt, édit. Seuil, Paris, 1975.
32) n° 3440 Caroline Messensee - Werner Hofmann - Jean Clair: Gustav Klimt, Papiers érotiques, édit. Musée Maillol/Gallimard, Paris, 2005.
33) n°1526 Werner J. Schweiger: Der junge Kokoschka - Leben und Werk 1904-1914, édit. Christian Brandstättet, Vienne/Munich, 1985.
34) n° 2873 Oskar Kokoschka: Die träumenden Knaben, édit. Chatelain-Julien, Paris/Pagine d’Arte-Matteo Bianchi, Lugano, 1995 (fac-simile de l’édition originale de 1905 de la Wiener Werkstätte) .
35) n° 0075 Oskar Kokoschka: Mirages du Passé, édit. Gallimard, Paris, 1966.
36) n° 1544 Gianfranco Malafarina: Tout l’oeuvre peint de Schiele, édit. Flammarion, Paris, 1983.
37) n° 3451 Egon Schiele, Oeuvre complet. Biographie et catalogue raisonné par Jane Kallir avec un essai de Wolfgang G. Fischer. Edit. Gallimard, Paris, 2001.
38) n° 1546 Reinhard Steiner: Egon Schiele - 1890-1918 - L’âme de minuit de l’artiste, édit. Benedikt Taschen, Cologne, 1991.
39) n° 1545 Egon Schiele & Patrick Grainville, édit. Flohic, Paris, 1992.
40) n° 3452 Klimt - Schiele - Moser - Kokoschka - Vienne 1900, catalogue de l’exposition organisée au Grand Palais d’octobre 2005 à janvier 2006, Editions de la Réunion des Musées nationaux, Paris, 2005.
Kokoschka et Schiele ont tous les deux été des disciples de Klimt et lui sont restés très attachés. Pourtant leur peinture n’a plus grand-chose de commun avec celle de leur maître. Je me demande si le principal point commun des trois grands de la peinture autrichienne du début de siècle n’est pas l’importance donnée à la sexualité, la libido pour parler comme Freud. Celle de Klimt, on l’a déjà vu, est une sensualité heureuse. Il adore la femme, il n’arrête pas de la glorifier. Je crois que dans toute son oeuvre on ne trouve que deux portraits d’hommes. Et quelle merveille que son Baiser! Kokoschka et Schiele ont eu une sexualité un peu plus tourmentée.
J’ai déjà dit combien j’ai été sensible aux Garçons rêveurs de Kokoschka. Il se trouve que j’avais découvert il y a quelques années un nouvel éditeur qui semblait suivre des chemins originaux: il a commencé par éditer en fac-similé des ouvrages que Victor Segalen avait eu l’idée de publier sous la forme des anciens livres chinois, c. à d. sur papier plié en harmonica et placé dans un cartonnage fermé par des rubans (j’ai ainsi acquis les fac-similé de Connaissance de l’Est de Claudel et de Stèles de Segalen, qui faisaient partie d’une Collection coréenne composée sous la direction de Victor Segalen à Pékin pour Georges Crès à Paris en 1914, ainsi que le fac-similé des Odes de Segalen publié à Paris auprès de Les Arts et le Livre en 1926). Puis il a publié en collaboration avec un éditeur italien une magnifique réédition à l’identique de l’édition originale des Traeumenden Knaben qui avait été réalisée par la Wiener Werkstätte en 1908. Plus tard encore il m’a envoyé le prospectus pour une réédition de René Leys de Victor Segalen accompagnée d’un important travail de recherche sur la genèse de l’oeuvre et comme Segalen m’intéresse énormément - j’en parlerai encore lorsqu’on passera à la Chine - j’ai voulu rencontrer l’éditeur. Je me suis rendu à l’adresse indiquée sur le prospectus (rue Marguerin dans le 14ème), je suis monté au 3ème étage et me suis trouvé devant une porte close. Bien plus tard j’ai trouvé l’ouvrage en question chez mon libraire russe de la rue d’Ulm qui m’a raconté que les Editions Chatelain-Julien avaient fait faillite. C’est bien dommage, ces gens devaient avoir la passion!
En tout cas la réédition des Garçons rêveurs est bien intéressante. On s’aperçoit que le texte très poétique (les traductions française et italienne se trouvent dans une pochette séparée) qui accompagne les reproductions ne correspond pas nécessairement à la scène qu’il est censé illustrer et qu’il entraîne le lecteur vers bien d’autres images et d’autres rêves.
En cette fin de l’année 2005 on peut admirer au Grand Palais à Paris une magnifique exposition intitulée: Klimt, Schiele, Moser, Kokoschka, Vienne 1900. En la visitant avec Annie je suis tombé en arrêt devant plusieurs tableaux de Kokoschka qui m’ont fait penser à ce qu’en dit Elias Canetti qui l’a rencontré à Prague quelques années avant la guerre, en 1937 (mais Kokoschka ne voulait plus retourner à Vienne depuis longtemps, même pour une exposition de l’ensemble de son oeuvre; il reprochait au gouvernement du chancelier Dollfus d’avoir tiré sur les habitations des ouvriers - en 1934 - et que sa mère en était morte de chagrin). C’est à cette occasion que Canetti parle du regard de Kokoschka, semblable à celui d’une pieuvre et si intense et fixe qu’on a l’impression qu’il n’a qu’un seul oeil. Et de cette histoire de poupée grandeur nature qu’il se serait fait confectionner à l’image de son ancienne maîtresse Alma Mahler et qu’il aurait emmenée avec lui au café lorsqu’il était professeur de dessin à Dresde (sur le net on peut trouver un site biographique d’Alma Mahler qui fantasme à ce sujet, prétendant même que la poupée était identique à l’original jusqu’aux détails les plus intimes et que Kokoschka couchait avec dans son lit!). Or au Grand Palais on trouve effectivement deux autoportraits de Kokoschka aux yeux étrangement fixes, deux tableaux qui représentent le couple Kokoschka-Alma Mahler (Double Portrait et Couple d’Amants nus) et la fameuse poupée (La Poupée Alma Mahler) qui devait servir de modèle à la couturière pour fabriquer son mannequin de chiffons. Par contre on n’y trouve pas la fameuse Fiancée du Vent du Musée de Bâle qui représente le couple couché dans une barque, Alma endormie dans les bras de Kokoschka dont le regard toujours aussi fixe et triste est perdu dans la contemplation de la tempête. Ni ce tableau dont parle Canetti et qu’il a vu chez Alma, suspendu dans la "chambre des triomphes", et qu’Alma appelait son portrait en Lucrèce Borgia. "Un peintre qui avait encore du talent à l’époque", disait-elle, "malheureusement il n’a pas réussi. Aujourd’hui c’est un pauvre émigrant".
Pourtant Kokoschka avait vécu une formidable passion avec cette fameuse Alma, une gourgandine, une égérie, qui plus tard allait vivre sur un très grand pied, dans une superbe villa, tenant salon et faisant la pluie et le beau temps dans la vie musicale de Vienne. Canetti l’avait bien connue et ne la tenait pas en très grande estime. Il était ami de sa fille Anna (il en était même tombé éperdument amoureux) qui était sculpteur. Alma avait des dons pour la musique et la peinture et avait épousé Gustav Mahler, de 20 ans plus âgé qu’elle. Bientôt elle le trompe avec Walter Gropius, le fondateur du Bauhaus, et se marie avec lui en 1915, quatre ans après la mort de Mahler. Mais auparavant elle commence une liaison fougueuse avec Kokoschka (on dirait du Schnitzler) qui va durer 3 ans. C’est elle qui rompt, parce que, disent les biographes, cette passion la détruit: elle est trop violente pour elle. Je me suis demandé si ce n’était pas plutôt à cause de la guerre. Mais dans un des récits repris dans Mirages du Passé, qui est l’histoire dune prostituée polonaise du nom de Jessica, Kokoschka, dans une longue digression, évoque, avec beaucoup d’humour, sa guerre et ses graves blessures, mais aussi avec beaucoup d’émotion son amour violent pour "une dame de Vienne".
"Je connaissais cette femme du monde, une jeune veuve. Elle portait une robe violette de soie vénitienne plissée, si fine qu’on eût pu la faire passer tout entière à travers un anneau nuptial. Sa chevelure chatoyait comme celle des Madeleines pénitentes des maîtres vénitiens." (Traduction Louise Servicen).
"Beaucoup de choses se passèrent avant que tout ce qui n’est plus pour moi qu’un souvenir devînt réalité, parmi la palpitation des coeurs, les rougeurs et les larmes de joie, jusqu’au moment où un être à la semblance d’une fée se transforma en un être tangible et à ma portée. Et ce furent les affres des premiers sacrifices humains, depuis les concessions rétractiles jusqu’à l’abandon total, le tumulte, les querelles, l’extase de la mutilation de soi jusqu’à l’instant où l’on se retrouve soi-même. Cet état sacramental en présence d’un être divin, je ne l’ai jamais connu auparavant, et j’aurais cru impossible qu’à mon appel l’aimée vînt, tremblante de plaisir impudique... Personne au monde n’aurait compris où une aventure pareille peut mener, pensais-je en ce temps-là. On est étendu, à étreindre l’autre, secoué par le spasme du désir, les membres inextricablement enchevêtrés, et l’on serait heureux de se tuer pour mettre fin à cet état." (C’est un peu le style des Garçons rêveurs, mais Kokoschka est aussi un authentique écrivain).
On comprend que Kokoschka ait été marqué pendant toute sa vie par cette passion-là. On comprend aussi que ce qui a mis fin à cet amour c’est un avortement. "Ma liaison avec la dame vint aux oreilles de ceux qui font profession d’être collet monté. Les médisances qui coururent la ville l’inquiétèrent. Elle ne pouvait mettre l’enfant au monde sans contracter d’abord une union légale avec moi. Mais comment le pouvait-elle avec un jeune homme qui ne s’était acquis de situation ni fait un nom dans la société? Sans revenus, sans fortune, celle qui faisait mon bonheur était déjà couchée, anesthésiée sur la table d’opération...". Et c’est là qu’il s’engage, volontaire, pour partir à la guerre...
Quant à Alma, elle va se marier plus tard encore une troisième fois, cette fois avec un écrivain: Franz Werfel (je ne sais pas si on peut appeler écrivain l’auteur de ce livre que l’on m’avait offert dans ma jeunesse: Das Lied von Bernadette - Le Chant de Bernadette! Un intellectuel juif autrichien qui s’intéresse à cette Bernadette Soubirous qui nous vaut à la fois les pèlerinages de Lourdes et le dogme de l’Immaculée Conception! D’ailleurs Canetti le méprisait lui aussi. Et une fois réfugié aux Etats-Unis, Werfel réussit même, probablement grâce à Alma, la somptueuse, à en faire un film hollywoodien! Et par le prestigieux Henry King!). Et Alma proclamera à la fin de sa vie qu’elle a eu pour amants des hommes qui avaient été des génies dans quatre arts différents: la musique, l’architecture, la peinture et la poésie.
On a dit quelque part que Kokoschka et Schiele aimaient tous les deux la laideur. Ce n’est certainement pas le cas de Schiele. Schiele qui écrase d’ailleurs l’exposition parisienne de son génie. Mais tous les deux peuvent être considérés comme des peintres de l’expression. Ce sont des expressionnistes. Or moi je n’aime pas trop l’expressionnisme, justement parce qu’il représente le plus souvent la laideur. Je me souviens d’une exposition qui s’est tenue à Strasbourg en 1981 dans les galeries de l’ancienne Douane et qui présentait la collection Buchheim de l’expressionnisme allemand (Lothar Günther Buchheim est le plus grand des collectionneurs privés spécialisés dans ce domaine, voir n° 1543 Expressionnistes allemands - Collection Buchheim, Musée d’Art moderne de Strasbourg, 28 juin - 23 août 1981, édit. Buchheim Verlag, Feldafing, 1981). Et je me souviens aussi que nous en sommes sortis, Annie et moi, complètement déprimés, écrasés par la noirceur des Pechstein, Nolde, Kirchner, Heckel et compagnie et, pour finir par l’horreur des dessins du cycle: La Guerre d’Otto Dix. Finalement le seul qui avait l’air heureux parmi tous ces peintres c’était Otto Mueller avec ses gitanes et ses filles nues qui dansaient dans les bois (j’ai d’ailleurs acquis plus tard un livre qui lui est entièrement consacré (voir n° 1542 Lothar-Günther Buchheim: Otto Mueller, édit. Buchheim Verlag, Feldafing, 1968).
Le but poursuivi par le groupe de la Brücke (créé à Dresde par 4 amis dont Ernst Ludwig Kirchner et Erich Heckel) était "un art fortement expressif, caractérisé par des lignes simplifiées, de larges aplats et des couleurs pures". Kokoschka et Schiele cherchaient eux aussi un art purement expressif. Mais c’est Kokoschka qui sera le plus proche des artistes de l’expressionnisme allemand. On le voit bien dans le Portrait d’une jeune fille qui date de 1913. L’historienne d’art Sylvie Aigner qui commente ce tableau pour l’exposition dit qu’à l’origine les deux artistes donnaient la même importance à la gestuelle mais que Kokoschka abandonne progressivement la structure linéaire qui permet à Schiele de tordre les corps et les membres de manière de plus en plus stylisée, et se concentre beaucoup plus sur l’expression de la face en se contentant de "jouer de petites divergences dans le visage et les mains pour traduire la tension intérieure" de ses personnages. D’ailleurs Kokoschka a passé l’année 1910 à Berlin où il est le principal collaborateur de la revue artistique et littéraire d’avant-garde Sturm de Herwarth Walden à qui il vend aussi ses oeuvres (Walden a une galerie du même nom). Or c’est également en 1910 que les artistes de la Brücke s’installent progressivement à Berlin et sont fortement encouragés par la revue en question.
En 1937 les Nazis confisquent 500 tableaux de Kokoschka. "Le sieur Rosenberg", raconte Kokoschka, "cette autorité en matière d’esthétique sous le IIIème Reich de Hitler, a fait maison nette, déclarant que tout cela était une escroquerie de dégénérés". Les autres expressionnistes y sont passés eux aussi. Kokoschka quitte Prague pour Londres en 1938, y prend la nationalité anglaise, puis après la guerre s’installe en Suisse où il meurt à l’âge canonique de 94 ans. Ses collègues viennois Klimt, Schiele et Moser avaient disparu depuis bien longtemps: ils sont tous morts en 1918. Schiele avait 28 ans.
Quand on étudie la biographie de Schiele on s’aperçoit que la divergence entre lui et Kokoschka a d’autres raisons. Schiele a suivi les cours de l’Académie. C’est là qu’il perfectionne son génie du trait, sa vitesse d’exécution aussi. Alors que Kokosch-ka travaillait à la Wiener Werkstätte et était plutôt autodidacte. Son art était primitiviste à ses débuts, puis influencé par les couleurs du Greco, du Titien et du Tintoret, c’est d’une manière instinctive qu’il a trouvé sa voie. Schiele est aussi resté plus longtemps attaché à Klimt. On le voit bien quand on examine les portraits successifs qu’il fait de sa soeur bien-aimée Gerti. Le Portrait de Gerti Schiele de 1909 la montre habillée avec des restes d’ornementation à la Klimt au milieu du corps, le Portrait d’une femme avec un chapeau noir (Gerti Schiele), de 1909 également, est encore une fois très proche de Klimt (voir Gustav Klimt: Dame avec chapeau et boa de plumes), et puis tout à coup, avec le merveilleux Nu féminin aux bras croisés (Gertrude Schiele), de 1910, Egon Schiele a trouvé son style. Son génie éclate.
Quand on voit ce Nu on ne peut s’empêcher de penser qu’Egon est amoureux de sa soeur. Encore un (voir Ulrich, le héros de l’Homme sans qualités). Avec tout le côté narcissique que cela signifie (j’aime mon double du sexe opposé). L’écrivain Patrick Grainville, l’auteur d’une splendide et baroque épopée africaine, éclatante de couleurs (voir n° 0398 Patrick Grainville: Les Flamboyants, édit. Seuil, Paris, 1978), imagine la scène entre frère et soeur. Ils font une excursion en train. Elle a 16 ans.
"Sa soeur est auprès de lui, assise dans le train. Ils sont ailleurs, loin des conventions de famille. Ils filent. C’est un long dévoilement d’arbres et de collines. C’est peut-être ce mélange d’intimité et de mobilité, cette liberté complice qui font naître en lui le désir de peindre sa soeur nue. Dans l’euphorie du train, il distille sa demande. Dans l’aventure de l’espace dévoré. Et si tu posais nue?... Ma soeur, songe à la douceur d’être nue pour moi..."
Et puis plus tard, à la maison... "Elle refuse sans doute. Elle recule. Elle rougit. Il s’esquive, il revient, il insiste, il enlace et cajole sa petite soeur pudique. Et le duel finira en duo. La pudeur de Gerti et l’ardeur d’Egon... Elle se dévêt un peu et enfin il la voit. Il regrette. Il partage sa peur... Il est heureux et fier et déjà il dessine Gerti. Il la capte et la crée. Il sera son démiurge. Elle a honte. Elle croise les bras sur ses seins. Il oriente la pose, il guide sa soeur nue. Elle est longue, maigre, garçonnière, son pubis noir s’incruste et se boucle dans l’enfourchure des cuisses. Il peint le pubis de sa soeur. Elle le sait. C’est son ventre qu’il regarde. Elle a confiance en lui. Elle n’a plus peur. Elle le regardera bientôt. Elle lui sourit."
Le narcissisme d’Egon Schiele saute aux yeux. Il éclate dans tous ces autoportraits. D’abord leur nombre est tout à fait exceptionnel: une quinzaine de tableaux entre 1908 et 1912. Quarante dessins et aquarelles sur papier rien qu’en 1910! Et il y a de tout. Il se représente en noble, en violent, en dandy, mutilé du sexe ou avec un phallus triomphant sanguinolent et rouge, avec son double, hideux ou beau. Mais ce comportement narcissique est en fait une attitude courante de l’adolescence, dit Jane Kallir (Jane Kallir est une historienne de l’art américaine. Je suppose qu’elle est la fille ou au moins une parente d’Otto Kallir, ex Nirenstein, propriétaire d’une galerie à Vienne en 1923, grand défenseur de l’oeuvre de Schiele, qui va en faire la promotion aux Etats-Unis après son émigration dans ce pays en 1939 et qui va créer dès 1930 le premier catalogue raisonné d’Egon Schiele). Schiele avait 20 ans en 1910. C’est encore la post-adolescence. Et c’est la propriété de l’adolescence de rechercher son identité sexuelle (et Schiele n’était peut-être pas très précoce!).
La plupart des biographes pensent qu’on a eu tort de présenter Schiele comme un maniaque sexuel. Sa condamnation pour détournement de mineures était une injustice. C’est en toute innocence qu’il a dessiné des fillettes nues. Schiele n’était pas un pervers. Et pourtant certains de ses dessins vont beaucoup plus loin que les dessins érotiques de Klimt. Je pense p. ex. à ce dessin sur papier (mine de plomb et aquarelle) intitulé Vu en rêve (1911) et où la fille écarte les lèvres de son sexe d’où jaillit un clitoris rouge. Mais la plupart de ces dessins, même érotiques, sont des petits chef-d’oeuvres car le trait est toujours aussi sûr et expressif et les couleurs rouges, brunes, vertes, appliquées en couches rapides, soulignent l’essentiel.
L’exposition du Grand Palais était organisée par thèmes. Ce qui présente certains avantages. Et d’abord de montrer ce qui rassemble malgré tout le triumvirat Klimt - Kokoschka - Schiele. Dans les portraits p. ex. Il est vrai que les portraits sont des tableaux réalisés sur commande. Et qu’il faut bien plaire au client. Et rester relativement classique. Dans la partie consacrée aux paysages j’ai retrouvé certains tableaux de Koloman Moser dont j’ai déjà parlé à propos de l’influence japonaise, et en particulier de Hiroshige (du moins en ce qui concerne certains tableaux très dépouillés). Et j’ai découvert des paysages urbains de Schiele que je ne connaissais pas et qu’il avait réalisés dans la ville natale de sa mère, à Krumau dans le sud de la Bohème (Schiele était à moitié tchèque), des tableaux étonnants, un corps de maisons courbe, presque vivant, et surtout des couleurs vives, rouge, brun, orange, bleu aussi, malheureusement très mal rendues dans le catalogue de l’exposition. Et là encore il y a une certaine parenté avec des paysages urbains de Klimt.
Patrick Werkner, historien d’art et conservateur à Vienne, définit le rôle de Klimt de la manière suivante: "Klimt a assuré la transition entre une peinture représentative se référant à l’histoire et au mythe, et un art fondé sur le symbolisme et le post-impressionnisme dans lequel s’exprime la crise de l’individu". Je rappelle qu’on a aussi dit que l’impressionnisme était censé reproduire des impressions fugitives mais ne faisait pas appel à l’individualisme; c’était un art objectif et non subjectif; et c’est avec le symbolisme et le post-impressionnisme que l’on a réintroduit l’introspection et que l’on a donné la priorité à l’individu. D’ailleurs certains tableaux de Klimt me font penser à un peintre symboliste par excellence, un peintre que j’aime beaucoup, Gustave Moreau (voir n° 2792 Gustave Moreau - 1826-1898, Exposition au Grand Palais septembre 1998 - janvier 1999). Et Werkner continue: "Les portraits psychologiques et les corps à l’expressivité exacerbée de la génération suivante sont inconcevables sans la peinture de Klimt. Elle a inspiré Oskar Kokoschka (né en 1886) tout autant qu’Egon Schiele (né en 1890)".
Mais c’est Serge Lemoine, le directeur du Musée d’Orsay, qui aura le mot de la fin et qui va nous ramener à notre Cacanie. Il souligne d’abord que si le rôle prépondérant qu’a eu Paris dans l’évolution artistique entre la dernière partie du 19ème siècle et la première du 20ème reste indiscutable, il n’empêche que d’autres foyers ont existé en Europe, que d’autres voies ont été suivies et que l’idée que tout était rupture et destruction est fausse. Il constate ensuite que seule Vienne a pu rivaliser avec Paris, à une moindre échelle, bien sûr, sur le plan artistique, mais que le bouillon de culture (dans tous les domaines) qu’était Vienne à l’époque englobait tous les aspects de l’art y compris l’architecture, et surtout les arts appliqués. L’art de Gustav Klimt, dit-il, exprime la continuité. A Vienne "c’est une autre voie que celle qui passe par Paris qui est parcourue et qui relie le 19ème au 20ème siècle, sans rupture. Il s’agit d’une tendance de fond, qui privilégie la structure, l’ornement et l’architecture, dont l’acmé se situe en 1900 et dans la décennie qui suit: elle fait apparaître comment cette nouvelle forme est issue de la précédente et sera porteuse d’avenir. Vienne, un foyer de modernité".
(2005)