Tome 4 : Notes 16: Les caractères chinois
(Naissance de l'écriture: Emmanuel Anati et le processus cognitif chez l'homme; pictogrammes, idéogrammes et autres caractères chinois, origine, évolution, composition: Ricci, Léon Wieger, Kyril Ryjik, Cecilia Lindqvist, Fenollosa, Ezra Pound, Victor Segalen)
Les débuts de l’écriture
L’animal social qu’est l’Homme a toujours ressenti le besoin de communiquer avec ses semblables. Au début cela s’est fait par gestes, mimiques, cris. Et puis l’Homme a inventé le langage. Seul animal à réaliser cet exploit. Les premiers mots ont probablement été forgés sur la base d’onomatopées et de reproductions de bruits naturels: il y a toute une série de théories à ce sujet, beaucoup d’entre elles plutôt fumeuses (j’ai dans ma bibliothèque l’étude d’un certain Leopold Kürcz: n° 2618 Der naturlautliche Ursprung von Sprache und Schrift aus sumerischen, aegyptischen und chinesischen Schriftbildern von Leopold Kürcz, bearbeitet von Richard Hadl, édit. Verlag der Offizin Richard Hadl, Leipzig, 1930. Le problème avec ce genre de théories c’est qu’à force de vouloir trop prouver on arrive à certaines absurdités: Kürcz trouve une origine de bruits naturels même dans la désignation des parties sexuelles de l’homme et de la femme!). Ceci étant il me paraît évident qu’une partie du vocabulaire humain, surtout à l’origine, avait une relation avec les sons produits par les objets nommés (je pense p. ex. au sifflement du serpent ou au bruit d’écoulement de l’eau). Et que d’autres mots imitaient des actes humains: on a souvent noté que les mots liés à l’allaitement maternel commençaient par des labiales: m pour mère dans presque toutes les langues: indo-européennes, chinoise, égyptienne, sumérienne, etc. Et que l’usage de ces labiales était même étendu au père ainsi qu’au bétail qui fournissait le lait quand la mère ne le pouvait plus. Il est d’ailleurs probable que l’origine «naturelle» d’une petite part de notre vocabulaire explique que l’on trouve quelquefois des racines de mots semblables dans des familles de langues qui n’ont à priori aucun rapport entre elles. Ce qui n’empêche certains linguistes sérieux à penser qu’il existait à l’origine une langue humaine commune, une sorte de matrice: j’ai déjà cité les théories du linguiste américain Merrit Ruhlen quand j’ai parlé de l’origine de la langue japonaise (voir Notes de lecture 10 (suite): Langue et écriture (japonaises)). Pour l’étude de Ruhlen, voir: n° 3401 Merrit Ruhlen: On the origin of Languages - Studies in Linguistic Taxinomy, édit. Stanford University Press, 1994, étude parue en France avec une introduction d’André Langaney, Directeur du Laboratoire d’anthropologie biologique du Musée de l’Homme: n° 2512: Merrit Ruhlen: L’origine des langues - Sur la trace de la langue mère, édit. Belin, Paris, 1997. Bien sûr la plupart de ses collègues s’opposent aux théories de Ruhlen ou du moins pensent que l’existence d’une langue mère est impossible à démontrer. Ruhlen, combatif, considère leur refus comme «le canular scientifique du siècle».
Et puis l’Homme invente la transcription écrite de son langage. Pas de géant dans son évolution. Et dans sa capacité de communiquer. En effet pendant des dizaines de siècles sa parole ne lui permet que de communiquer avec des groupes d’humains en nombre relativement restreint. Ce n’est qu’après l’invention de la radio que Hitler a pu fanatiser par la parole l’ensemble du peuple allemand et qu’Orson Welles a pu semer la panique dans toute la Californie avec son reportage sur l’invasion des Martiens. L’écriture, elle aussi, n’a été utilisée, à l’origine, qu’à des usages restreints: comptes, rapports au souverain, correspondance du pharaon avec ses gouverneurs, etc. Et puis elle permet la composition de chroniques, de mythes, d’épopées, d’essais philosophiques, de romans, etc. Et, grâce aux copistes, atteint bien avant l’invention de l’impression, des nombres d’humains sans commune mesure avec ce qui pouvait être obtenu par la simple communication orale. Et, en plus, à partir de maintenant on va pouvoir communiquer dans l’espace (les Romains lisent les Grecs) et dans le temps (formidable progrès: la transmission du savoir et de l’expérience humaine passe de génération en génération et ne dépend plus de la fragile tradition orale). L’invention de l’écriture a eu d’autres conséquences essentielles sur le développement intellectuel de l’humanité. L’anthropologue J. Goody analyse ces effets dans deux ouvrages que je n’ai pas encore réussi à me procurer (J. Goody: La Raison graphique, Edit. de Minuit, Paris, 1979 et J. Goody: La logique de l’écriture, édit. Armand Colin, Paris, 1986). Il étudie, entre autres, paraît-il, la rupture ainsi effectuée entre civilisations de l’oral et civilisations de l’écrit qui n’ont plus besoin de mémoriser. Mais la plus importante des ruptures, me semble-t-il, est dans le domaine de la pensée. Non seulement l’enseignement de Socrate aurait probablement été perdu si Platon ne l’avait pas fixé par écrit, mais surtout l’écriture, libérée du temps et de la spontanéité, donne la possibilité d’approfondir et de mûrir la pensée humaine.
Si les premiers mots humains ont été créés par imitation de sons il est logique que les premières fixations de mots sur l’argile, les os, le bronze ou tout autre support aient été une imitation de l’objet représenté, aient été des images, des images stylisées. Il est donc tout à fait logique que les trois grandes civilisations de Mésopotamie, d’Egypte et de Chine commencent leur expérience scripturale par des pictogrammes. Et là encore on a vu naître des théories fumeuses. J’ai un autre livre dans ma bibliothèque qui conclut de la similitude de certains pictogrammes sumériens et chinois qu’il y a eu influence d’une civilisation sur l’autre. Voir n° 2085 Chinese and Sumerian by C. J. Ball, Lecturer in Assyriology in the University of Oxford, édit. Oxford University Press, Londres, 1913. Il faut dire que Ball est d’ailleurs assez éloquent puisqu’il ne se contente pas de comparer les pictogrammes des deux langues (et leur évolution ultérieure en idéogrammes et phonogrammes) mais établit également une comparaison lexicologique plutôt convaincante. Mais on ne voit vraiment pas comment les deux peuples auraient pu entrer en contact. Forrest, linguiste de l’Université de Londres et auteur d’une étude relativement récente de la langue chinoise (voir n° 2647 R. A. D. Forrest: The Chinese Language, édit. Faber and Faber, Londres, 1965) exclut toute relation entre les deux langues, trouve qu’il y a malgré tout pas mal de différences entre les deux systèmes d’écriture et pense que si les Sumériens étaient venus en Chine ils auraient continué à écrire sur des tablettes d’argile et non sur des os ou du bronze. De plus l’écriture pictographique des Sumériens a été remplacée très tôt (dès le 3ème millénaire) par une écriture cunéiforme. Et en me penchant un peu plus sur l’histoire de la Mésopotamie (voir plus loin) je me suis aperçu que la langue sumérienne était monosyllabique comme la chinoise, que les deux langues disposaient donc forcément d’un nombre de phonèmes réduit et que l’occurrence d’homophonies fortuites n’avait rien d’extraordinaire.
De toute façon, même si on trouvait des correspondances convaincantes entre les pictogrammes anciens chinois, sumériens et égyptiens, cela ne prouverait qu’une chose: c’est que l’esprit humain fonctionne partout de la même manière. Je suis tombé un jour par hasard sur une émission de télé diffusée sur la 5 et entièrement consacrée à un homme tout à fait étonnant, le professeur Emmanuel Anati, Directeur du Centre des études préhistoriques de Capo di Ponte en Italie et qui avait été auparavant Professeur de préhistoire à l’Université de Tel-Aviv. Son livre consacré aux peintures rupestres est absolument passionnant. Voir n° 3339 Emmanuel Anati: Aux origines de l’art - 50 000 ans d’art préhistorique et tribal, préface d’Yves Coppens, édit. Fayard, Paris, 2003. On dispose actuellement de 100 000 statuettes âgées de plus de 10 000 ans et surtout de 45 millions de peintures et gravures qui décorent 70 000 sites découverts sur les 5 continents! Or ces oeuvres sont répertoriés dans les archives mondiales de l’art rupestre (même si elles ne sont, malheureusement, ni entièrement reproduites ni très bien protégées). Et ce sont elles qu’Anati analyse. Deux faits me frappent dans les conclusions qu’il en tire sur la nature humaine: l’aptitude qu’a l’homme dès l’origine pour l’abstraction, la représentation schématique et symbolique, et l’unicité de la nature humaine car cette aptitude est présente partout, on la retrouve sur les 5 continents!
«L’art préhistorique», dit Anati, «révèle l’essence des processus cognitifs de l’esprit humain». Et encore: «Les caractéristiques universelles des phases les plus anciennes de l’art préhistorique montrent que la logique et les capacités de conceptualisation avaient les mêmes attributs élémentaires dans tous les groupes d’Homo sapiens producteurs d’art». Cela veut d’abord dire que l’homme ne s’est pas seulement séparé des autres animaux en devenant un animal conscient de lui-même et, qui, parce que conscient - donc conscient de son isolement - a éprouvé le besoin de communiquer et a inventé le langage, mais qu’en plus l’homme a eu dès l’origine cette aptitude à l’abstraction. Ou est-ce le langage et la communication qui lui ont permis de développer cette capacité? N’étant ni anthropologue ni philosophe mais un simple dilettante je ne sais évidemment pas répondre à cette question.
Mais ce qui me paraît évident c’est qu’il n’y avait qu’un pas à faire pour passer de l’art préhistorique à l’écriture (plusieurs pas en réalité parce que les pictogrammes ne sont pas encore une véritable écriture). C’est ce que dit Anati: «Avec ses formes caractéristiques de symbolisation et de communication, avec ses règles de grammaire et de syntaxe et ses trois catégories grammaticales - les pictogrammes, les idéogrammes et les psychogrammes -, l’art semble, dès les origines, annoncer l’écriture». Anati utilise les mots de grammaire et de syntaxe parce qu’il fait une analyse structurelle de l’art préhistorique. Et si tout le monde comprend les termes pictogramme et idéogramme, le terme psychogramme paraît bien obscur: Ce n’est ni une représentation d’objet ni un symbole, mais l’expression d’un sentiment, d’un désir ou d’une autre sensation, explique-t-il. «Une violente décharge d’énergie». Passons.
Il me semble que l’on peut exprimer les choses d’une manière plus simple. L’invention de l’écriture n’est au fond qu’une continuation de l’art plastique. On commence à dessiner un objet. Mais on le schématise, on le symbolise. La femme, en écriture sumérienne, est représentée par son sexe (comme souvent en peinture rupestre) et ce sexe (que les assyriologues français appellent triangle pubien, les Anglais vulve et les Allemands Scham, partie honteuse) est dessiné avec 4 traits, un triangle et un trait au milieu. Le boeuf est un contour de tête bovine vue de face avec deux traits qui symbolisent les cornes, la vache avec la même tête sans cornes.
Si l’esprit humain n’avait pas eu cette aptitude à l’abstraction il n’aurait jamais été capable d’inventer l’écriture. Déjà certains signes sont plus qu’une simple image: le soleil levant p. ex. qui chez les Sumériens est un quart de disque qui apparaît dans l’échancrure entre deux montagnes et chez les Chinois un disque qui s’élève derrière un arbre. Et puis on passe des pictogrammes aux idéogrammes (chez les Sumériens le pied devient l’acte de marcher). Et puis on pense à utiliser un caractère comme idée générale d’une essence (chez les Chinois le pictogramme arbre devient idéogramme bois et accolé à un autre caractère indique que l’objet est en bois). Ou d’accoler deux caractères pour évoquer une nouvelle idée: ainsi chez les Sumériens encore le caractère regroupant femme et montagne signifie esclave, car la femme ramenée d’au-delà des montagnes (qui encerclent la vallée des deux fleuves) est forcément une esclave (sexuelle?) et non une simple étrangère. C’est le contexte social de l’époque qui le sous-entend. Il n’empêche: on voit que cette nouvelle technique d’écriture exige également un consensus entre scribes et lecteurs. C’est ce que l’assyriologue Jean Bottéro (voir plus loin) exprime quand il dit que le principe même de l’écriture exige l’existence d’«un corps organisé et réglementé de signes et de symboles». Et puis, finalement, on va faire un pas de géant: on va utiliser un caractère pour sa valeur phonique. Jean Bottéro estime que sans l’invention de la représentation phonique il n’y aurait jamais eu écriture, c. à d. possibilité «d’exprimer tout ce que les usagers pensent et ressentent, ou savent exprimer». Il appelle le stade antérieur, celui où l’on n’utilisait que des pictogrammes pour établir des listes et des comptes, le stade «aide-mémoire». D’ailleurs parlons-en de la Mésopotamie et des Sumériens. C’est au fond une excellente introduction à l’explication des caractères chinois.
1) n° 3708 Jean Bottéro: Mésopotamie - L’écriture, la raison et les dieux, édit. Gallimard, Paris, 1987.
2) n° 2018 La naissance des écritures - Du cunéiforme à l’alphabet, Edit. du Seuil, Paris, 1994 (il s’agit d’une contribution collective d’auteurs anglo-saxons. Parmi les 6 essais ceux qui nous intéressent le plus dans le cadre de cette note sont: Le cunéiforme de C. B. F. Walker, Conservateur des antiquités ouest-sémitiques au British Museum, Les Hiéroglyphes égyptiens de W. V. Davies, Conservateur des antiquités égyptiennes au British Museum et Les débuts de l’alphabet de John F. Healey, Maître de Conférences en études sémitiques à l’Université de Manchester).
On considère en général que ce sont les Sumériens qui ont été les premiers à inventer l’écriture à la fin du IVème millénaire. Encore qu’ils gardent un certain mystère. Ils seraient arrivés en Mésopotamie venant du Sud-Est, auraient vécu en harmonie avec des ethnies sémitiques (les Akkadiens) - encore un mystère -, auraient fusionné avec eux, tout en les marquant de leur culture (leur langue survit comme langue du culte), puis disparaissent, noyés par les immigrations sémites successives. Et leur écriture, devenue cunéiforme (c. à d. que leurs dessins de plus en plus stylisés par des traits sont gravés dans l’argile humide avec des stylets, ce qui fait que les traits ressemblent à des clous ou des coings), influence tous les peuples voisins (écritures hittite et vieux persan entre autres), peut-être même l’Egypte.
L’écriture a évolué au cours des siècles, le phonique prenant de plus en plus d’importance. Mais les pictogrammes n’ont jamais complètement disparu. Et il en est de même pour l’Egypte et la Chine. Pour l’Egypte le phénomène est particulièrement frappant. La traductrice de l’ouvrage collectif sur la naissance des écritures, Christiane Zivie-Coche, est elle-même égyptologue (et Directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes). En présentant l’ouvrage elle souligne le fait que l’égyptien a conservé jusqu’à la fin l’aspect d’images des signes d’écriture. Et elle se demande: «Ce que l’on a gagné en simplicité avec l’alphabet, ne l’a-t-on pas perdu en qualité iconique des images?» «L’écriture égyptienne», dit-elle encore, «en même temps qu’elle transcrit la langue, donne quelque chose de plus à voir, qui ne peut s’entendre. Elle offre ainsi un supplément que les écritures alphabétiques ne possèdent pas». Et Jean Bottéro, à propos du sumérien: «La présence maintenue des pictogrammes permet aux lettrés une certaine liberté d’usage. L’étoile, en écriture sumérienne, c’est le ciel, ce sont les dieux, mais c’est aussi ce qui est en haut, supérieur, souverain». Voilà un thème que l’on retrouvera encore en parlant de l’écriture chinoise...
Je retrouve chez Bottéro une idée que j’ai moi-même déjà développée, celle de la continuité de notre civilisation européenne. Une civilisation qui n’a pas pour seules racines la culture gréco-romaine d’une part et l’héritage chrétien-israélite d’autre part. Ses racines vont encore bien plus loin: Egypte et Mésopotamie. Un livre sensationnel, L’Histoire commence à Sumer, de S. N. Kramer, paru pour la première fois en français il y a exactement 50 ans, nous l’avait déjà rappelé. Et depuis tout le monde semble l’avoir oublié.
Car si l’Egypte nous fascine à cause des sites monumentaux qu’elle nous a laissés, l’héritage de la Mésopotamie, plus ouverte sur le monde qui l’entourait, est peut-être plus important encore. «Cette formidable écriture, la première connue au monde», dit encore Bottéro, «est peut-être l’apport le plus éclatant et le plus généreux des anciens Mésopotamiens au développement et au progrès de notre esprit, dont on s’avise à présent, à quel point le passage à la tradition écrite l’a profondément transformé, en renforçant et en multipliant sa capacité».
Mésopotamie et Egypte ne sont jamais passés au stade le l’écriture alphabétique. Mais leurs écritures ont disparu avec leurs civilisations. La Chine, elle, a conservé son système scriptural, même si elle l’a fait évoluer pendant 3000 ans, jusqu’à nos jours. Alors qu’en est-il exactement de cette écriture si extraordinaire?
Caractéristiques de l’écriture chinoise
Ce qui est d’abord extraordinaire c’est que la Chine est le seul pays qui a échappé à l’écriture alphabétique (avec le Japon et peut-être en partie la Corée du Sud qui ont conservé un certain nombre de caractères chinois). Car - nous ne nous en rendons pas toujours compte - le système alphabétique s’est imposé dans le monde entier. Et une grande partie du monde a adopté nos caractères romains. Ce qui fait que nous pouvons au moins lire, si ce n’est comprendre, toutes les langues qui s’écrivent avec ces caractères. Comprendre même, du moins des textes simples (articles de journaux, lettres, notes, etc.), si nous sommes Français et si nous avons un peu pratiqué ces pays, textes écrits dans les langues latines qui nous sont proches, italien, espagnol et portugais. Et néerlandais si nous sommes germanophones. Et nous sommes capables de lire des inscriptions (noms de rues, stations de métro, panneaux sur autoroutes, etc.) même dans des pays dont nous ignorons totalement la langue du moment qu’ils sont écrits avec notre alphabet romain ou un alphabet qui nous est proche comme le grec (que nous avons peut-être appris au lycée) ou le cyrillique, de toute façon très faciles à apprendre. Par contre si vous rencontrez un alphabet complètement différent du nôtre ou une écriture telle que la chinoise vous êtes complètement perdu.
Je me souviens qu’un jour à Bagdad Nadhir, notre agent en Irak, avait organisé pour moi un rendez-vous avec l’acheteur de l’armée de l’air (rassurez-vous, je n’ai pas été marchand de canons, mais simplement de treuils et ce jour-là j’attendais une commande importante de treuils hydrauliques spéciaux utilisés pour tirer leurs avions Mig en marche arrière dans leurs abris individuels. Je n’allais quand même pas cracher dessus!). Arrivé au bas de l’immeuble Nadhir me dit: je ne peux venir avec vous, l’administration a interdit aux Irakiens de représenter des firmes étrangères. Allez-y, c’est au 3ème étage. Le rendez-vous est fixé. On vous attend. Alors je monte à l’étage. Sur le palier toutes les portes sont fermées. Et toutes les inscriptions sont en arabe. J’avoue que j’ai eu un moment de panique.
Mais là encore on se dit: ce n’est finalement qu’un alphabet. On peut l’apprendre. Il faudra peut-être plusieurs semaines au lieu de quelques heures pour le cyrillique. Mais c’est faisable. Oui mais l’écriture chinoise? Comment faire? Et d’abord combien de caractères faut-il apprendre? 3000? 5000? 10000 ou plus? On est en face d’une vraie barrière. Et le plus étrange c’est que beaucoup de chefs d’entreprise occidentaux ne s’en rendent même pas compte. Car si votre délégué sur place n’est pas capable d’apprendre l’écriture chinoise comment va-t-on faire? Dépendre toujours d’un local? Ou faut-il engager un ancien de Langues’O?
3) n° 2384 Père Léon Wieger S. J.: Caractères chinois - Etymologie - Graphies - Lexique, 7ème édition, Episcopat de Taichung, 1962.
4) n° 2977-79 Dictionnaire Ricci de caractères chinois, préparé par les Instituts Ricci (Paris-Taipei), édit. Desclée de Brouwer, Paris, 1999. Trois tomes. Le 3ème tome est un volume d’index et de suppléments qui donne entre autres les différentes transcriptions phonétiques (Wade, Pinyin, etc.) et la liste de ce que l’on appelle les radicaux (voir ci-dessous).
5) n° 1768 Kyril Ryjik: L’idiot chinois - Initiation à la lecture des caractères chinois, édit. Payot, Paris, 1980.
6) n° 1771-73 Fun with Chinese Characters - The Straits Times Collection, édit. Federal Publications, Singapour, 1985.
7) n° 3122 Cecilia Lindqvist: China, Empire of the written symbol, édit. Harvill/Harper Collins Publishers, Londres, 1991.
D’abord, combien de caractères? Le grand Matteo Ricci qui a vécu pendant trente ans en Chine à la fin du XVIème siècle et a été grandement apprécié par les lettrés de la Cour parle dans ses carnets de 70000 à 80000 caractères (voir n° 2768 China in the 16th Century - The Journals of Matthew Ricci 1583-1610, traduit du latin par Louis J. Gallagher S. J., édit. Random House, New-York, 1953). Mission impossible! «Although every object has its own appropriate symbol, the symbols do not number more (!) than seventy or eighty thousand in all because of the manner in which many of them are compounded. When one has acquired a knowledge of about ten thousand of these symbols, he has reached the point in his education where he is ready to begin to write. This is about the least number required for intelligent writing. There probably is no one in the entire kingdom who has mastered all the symbols or has what might be styled a complete ideographic knowledge of the Chinese language.»
Le grand missionnaire-voyageur du début du XIXème siècle, le père Huc, un Lazariste, ne parle plus que de 30 à 40000 caractères (voir n° 2492-93 Evariste Huc: L’Empire chinois, édit. Librairie de Gaume Frères, Paris, 1857). «Le nombre des caractères, successivement introduits par la combinaison des traits, s’élève à trente ou quarante mille dans les dictionnaires chinois; mais les deux tiers sont à peine usités, et en retranchant les synonymes, la connaissance de cinq à six mille caractères, avec leurs différentes significations suffit amplement pour entendre couramment tous les textes originaux. On a dit et répété partout que les Chinois passaient leur vie à apprendre à lire, et que les vieux lettrés s’en allaient de ce monde sans emporter la consolation d’avoir pu réussir dans cette difficile entreprise. L’idée est fort plaisante; mais heureusement pour les Chinois, elle est aussi très inexacte.» Et il ajoute encore: «Si pour savoir une langue, on était obligé d’en connaître tous les mots, combien de Français pourraient se vanter de comprendre toutes ces innombrables locutions techniques qui composent la majeure partie de nos dictionnaires?» Qu’est-ce qu’il dirait s’il connaissait la pauvreté du bagage linguistique des Français d’aujourd’hui!
Et que dit cet autre Jésuite, le Père alsacien Léon Wieger? «Le dictionnaire dit de K’âng-hi, de l’an 1716, contient 40000 caractères, lesquels se divisent, en chiffres ronds, de la manière suivante: 4000 caractères d’un usage courant; 2000 noms propres et termes peu utilisés; 34000 monstres de nul usage. Nous sommes loin des légendes qui donnent à la langue chinoise 80000 caractères usuels». Tout ceci est bien beau mais je ne vois pas comment on peut rendre une langue quelle qu’elle soit (nos langues européennes ont entre 80000 et 120000 mots; l’anglaise dépasse même les 200000) avec seulement 4000 caractères. Il y a là un mystère que l’on va résoudre, je pense, lorsqu’on parlera du système de formation des caractères chinois.
Kyril Ryjik, le prof de philosophie chinoise de l’Université de Vincennes, indique à ses élèves deux dictionnaires français: celui compilé à la fin du XIXème siècle par Séraphin Couvreur (qui est aussi le traducteur de la fameuse Chronique de la Principauté de Lou, voir plus loin: Notes 16 (suite): Littérature classique chinoise) et qui comporte 21400 caractères et puis le dictionnaire de l’Institut Ricci qui, d’après Ryjik, en décrit environ 6000. Or il s’agit là du premier Ricci qui date de 1976 et qui comportait effectivement 6031 caractères. Le nouveau Ricci publié en octobre 1999 en analyse près de 13500. Il est superbe: trois volumes de grand format reliés en moleskine rouge, lettres dorées, les deux premiers volumes étudient les caractères chinois en transcription alphabétique (romanisation). Le 3ème volume donne de nombreuses explications complémentaires, liste des radicaux, concordance entre les différents systèmes de transcription alphabétique, etc.
On voit que les Jésuites sont à l’honneur. Moi-même j’en avais déjà parlé, de Ricci, de Wieger, du Jésuite Gerson envoyé par Louis XIV, à propos de t’Serstevens et de ses études sur Marco Polo et ses précurseurs (voir Tome 1 du Voyage, Notes de lecture 6). «Sur quatre siècles, un millier de Jésuites européens ont travaillé en Chine» lit-on dans la préface du Ricci. Ils auraient pu être encore plus nombreux si un pape n’avait pas saboté leur travail en 1705 en interdisant le rite spécial qu’ils avaient instauré en Chine pour tenir compte de la vénération des ancêtres chère à Confucius. Il faut en tout cas saluer le travail entrepris et sa continuité dans le temps. Ainsi on voit que le père Yves Raguin, un ancien de Harvard, qui avait été l’un des grands maîtres d’oeuvre du premier Ricci, avait déjà coopéré au lexique du Père Wieger dont il préface la 7ème édition datant de 1962 (et dont la première édition est datée du 10 octobre 1899!). Le père Wieger semble en tout cas avoir fait une véritable oeuvre de pionnier. Même si tout le monde ne semble pas l’apprécier: le prof de philo chinoise Ryjik dit: «le père jésuite Léon Wieger bien connu par ailleurs pour ses immondes traductions des philosophes taoïstes anciens».
Je vous propose de commencer cette étude des caractères chinois par le Ricci. La langue chinoise, on l’a déjà dit, étant monosyllabique, le nombre de phonèmes disponibles (c. à d. ce que l’on appellerait syllabes dans une langue européenne) est forcément réduit. Le dictionnaire Ricci est basé sur ces phonèmes repris dans l’ordre alphabétique. Première constatation: ils sont au nombre de 420.
Deuxième constatation: à chaque phonème correspond un grand nombre de caractères homophones, même si les quatre tons qui existent dans la langue officielle chinoise (le mandarin ou pékinois, langue du Nord) réduisent dans une certaine mesure ces homophonies (le cantonnais, lui, a six tons). Le Ricci place l’ensemble des caractères correspondant au même phonème en tête de chaque section. Ainsi nous trouvons sous le phonème ma, dont la signification la plus usuelle est le cheval, trente caractères différents. Le caractère cheval est bien repérable. C’est le caractère 7550. On y reconnaît encore les quatre pattes du cheval qui proviennent du pictogramme primitif.
Troisième constatation: un caractère peut devenir l’indication d’un son, devenir en quelque sorte un phonogramme et être adjoint à un autre caractère significatif (un idéogramme) auquel il est intégré. En assemblant les deux on crée alors un nouveau caractère. C’est le cas du caractère n° 7536 qui signifie maman. Il est formé du pictogramme qui représente la femme et du phonogramme du cheval qui représente ici le son ma.
Dans le dictionnaire Ricci chaque caractère est placé dans un carré. Dans la partie supérieure droite se trouve un chiffre qui donne l’indication du ton (chiffre compris entre 1 et 4 puisqu’il y 4 tons). Dans la partie supérieure gauche est placé un autre nombre qui correspond au radical inclus dans le caractère. Qu’est-ce qu’un radical? Dans le caractère décrit ci-dessus, maman, c’est le caractère femme qui y est inclus et qui est l’élément formel significatif n° 38. Le père Wieger les appelait des primitives et il en avait trouvé 224. Les sinologues les appellent des radicaux et se réfèrent à un ouvrage datant de 1716 que Wieger écrit encore K’âng-hi et que Ricci écrit K’ang Hsi. Le nombre de radicaux du K’ang Hsi est de 214. C’est cette liste de radicaux qui est celle adoptée par le Ricci.
Un très grand nombre de caractères chinois est donc composé d’un élément qui est significatif et d’un élément qui est phonique. Au fond cela pourrait nous rassurer pour notre apprentissage de l’écriture chinoise. Ce n’est donc que cela? Il suffit de combiner les 214 radicaux significatifs avec les caractères phoniques (Wieger en avait trouvé 858. Sa liste a été reprise dans le Ricci)? Ce n’est pas aussi simple que cela. D’abord un radical peut aussi jouer un rôle phonique. Et inversement. Voyez le caractère 7550, le cheval. Dans le caractère 7536, maman, il a joué un rôle phonique. Alors qu’il est lui-même un radical, le radical n° 187. Et qu’il peut jouer le rôle de radical dans un caractère tel que chevaucher.
Il n’empêche. C’est peut-être complexe mais on commence à y voir un peu plus clair. En fait il y a des pictogrammes simples qui dessinent un objet, p. ex. le soleil. Il y a d’autres pictogrammes qui sont déjà des symboles. Ou qui deviennent des symboles par extension de la signification de l’objet dessiné. Il y a ensuite des agrégats logiques (je prends l’expression de Wieger): on prend souvent comme exemple typique le caractère qui assemble les caractères de la femme et de l’enfant et qui signifie bon. Il y a enfin des complexes phoniques qui assemblent un élément significatif et un élément phonique. L’élément significatif est souvent une catégorie, une essence. Je pense à l’eau p. ex. C’est un caractère très descriptif et facilement reconnaissable: des courants d’eau qui se rejoignent. Or sa partie gauche qui ressemble à des gouttes se retrouve systématiquement dans tous les mots désignant des liquides. On voit que l’on retrouve dans l’écriture chinoise exactement les mêmes processus de formation de caractères que ceux l’on a déjà rencontrés dans le sumérien. Et les mêmes étapes de l’esprit humain: schématisation du dessin, extension du sens vers l’abstraction, composition logique, introduction de l’élément phonique, donc représentation du langage. Un processus qui est finalement commun à toutes les écritures primitives, basées à l’origine (et elles le sont forcément toutes) sur la reproduction d’images.
Quand j’utilise le mot «primitif» je ne fais bien sûr aucun jugement de valeur. Ecriture idéogrammatique et écriture alphabétique se valent. Chacune a ses avantages et ses inconvénients. Nous, avec notre écriture alphabétique nous sommes capables de lire d’autres langues sans les comprendre. Un Japonais du début du siècle dernier savait lire un journal chinois ou coréen et le comprendre sans connaître le chinois ou le coréen. C’est du moins ce que l’on a souvent raconté. En réalité ce n’est pas aussi évident que cela. J’ai déjà expliqué dans mes notes concernant l’utilisation des caractères chinois en Corée, au Japon et au Vietnam que ces pays ont employé beaucoup de ces caractères pour leur valeur phonique appliquée à leur propre langue. Il n’empêche: l’idéogramme du cheval est le même en japonais et en coréen qu’en chinois. Il y a donc de fortes chances que le Japonais de l’exemple ci-dessus ait compris au moins le sens général de la plupart des articles de ces journaux. Il reste toujours cette fameuse valeur iconique propre à ces écritures. On a beaucoup discuté de cette relation directe entre le mot écrit et la chose qu’il signifie, en court-circuitant en quelque sorte sa désignation orale. Les linguistes rappellent toujours que le langage vient en premier. Et que l’écriture ne vient qu’ensuite. C’est vrai. Mais il reste que l’écriture alphabétique est la transposition évidente d’une expression orale, alors qu’en écriture idéogrammatique il existera toujours, quoi qu’on dise, une relation mystérieuse et immédiate entre la graphie et la chose qu'elle signifie.
Avant de quitter le Ricci je voudrais encore faire deux remarques qui expliquent peut-être pourquoi un nombre aussi réduit de caractères est capable de représenter l’ensemble du vocabulaire de la langue chinoise. D’abord on remarque que de nombreux caractères ont plusieurs significations. Mais surtout qu’il existe un nombre incalculable de mots composés. Pour nous Pékin et Nankin p. ex. constituent des mots simples. Vous ne trouverez guère ces mots dans le Ricci. Pour les Chinois ce sont des mots composés: Pei-ching et Nan-ching, capitales du Nord et du Sud. A se demander si le chinois est réellement monosyllabique...
Alors maintenant que l’on comprend un peu mieux (je l’espère pour vous, ami lecteur) le fonctionnement et la structure des caractères chinois, le problème est-il résolu? Non, pas du tout, il faut encore trouver le moyen de les mémoriser. Et le meilleur moyen de les mémoriser c’est encore d’essayer de remonter à leur origine, du moins pour ceux des caractères qui étaient visiblement à l’origine des pictogrammes. Le dictionnaire Ricci donne bien les principales graphies anciennes mais ne daigne guère faire l’exégèse de leur évolution, exégèse qui de toute façon, on le verra, est souvent un peu sujet à caution. Mais la plupart des manuels faits pour les Occidentaux donnent ce genre d’explications. Et qu’elles soient véridiques ou non elles servent sans aucun doute possible à la mémorisation.
Ainsi Ryjik établit ce qu’il appelle des fiches sémiotiques pour 536 caractères. Et ces fiches donnent les graphies successives (sur os, sur bronzes, sur sceaux, classique, adoptée au IIème siècle, et éventuellement forme simplifiée moderne, une forme adoptée en 1950 pour certains caractères pour faciliter l’apprentissage de l’écriture dans les campagnes, forme que Taiwan a refusé d’adopter). Ce qui permet à Ryjik de fournir une explication du caractère, «celle qui a la meilleure probabilité», dit-il.
Le Fun with Chinese Characters est une publication de Singapour reproduisant des dessins humoristiques du caricaturiste Tan Huay Peng du Journal local Straits Times. Les explications données semblent pourtant souvent tout à fait orthodoxes.
Cecilia Lindqvist a été l’élève d’un très grand sinologue suédois, Bernhard Karlgren, qui après avoir parcouru la Chine pendant deux ans seulement, en 1910 et 1911, étudiant les prononciations dialectales de 3000 caractères, réussit à reconstituer la langue chinoise ancienne, et même celle de la vénérable dynastie Zhou du premier millénaire avant J. C. (voir Bernhard Karlgren: Grammata Serica Recensa, Stockholm, 1957). Or Karlgren n’avait rien perdu de son enthousiasme et lors de ses leçons, n’oubliait jamais de reconstituer au tableau toute l’histoire d’un caractère "en faisant voler la craie", dit Cecilia Lindqvist. Et il lui passe la passion. Elle trouve d’ailleurs que les Chinois, eux, même cultivés, ne connaissent rien des origines de leurs caractères et que l’enseignement est en général purement mécanique. Ce qui m’étonne un peu car il existe presque toujours une explication des caractères qui remonte à la tradition. Cecilia Lindqvist s’intéresse en même temps à ce que les caractères dévoilent sur la culture et la personnalité du peuple chinois. C’est là une autre raison pour étudier cette écriture. Sans compter que l’on découvre à tout bout de champ leur poésie. Alors je vous convie à faire un petit tour en compagnie de ces guides, le prof de philo de Vincennes, l’érudite Suédoise et le caricaturiste de Singapour.
Et puis je vous propose de commencer par la femme, et puis l’homme et le corps humain. Ce caractère, nü, se demande Ryjik, représente-t-il une femme accroupie? Enceinte? Ou en position de soumission?
L’auteur singapourien, lui, n’y voit rien d’extraordinaire. L’histoire de ce caractère ne raconte rien d’autre, pense-t-il, que l’émancipation de la femme!
Cecilia Lindqvist, elle, n’a pas d’hésitation. C’est bien la soumission. Quand on connaît l’histoire de la condition féminine en Chine au cours des derniers deux mille ou trois mille ans! J’y reviendrai quand je parlerai de van Gullik, de son étude sur la sexualité, des filles vendues aux bordels dans ses romans policiers, de tous ceux aussi, comme le Docteur Massignon qui racontent le martyre des pieds bandés, depuis les Songs jusqu’aux temps modernes. D’ailleurs Cecilia trouve d’autres caractères dans lesquels les femmes n’ont pas le beau rôle: deux femmes: se quereller. Trois femmes: fornication. Une femme et un coeur: la rage. Ryjik cite un caractère où la femme est associée à la bouche, signifiant conforme, car la parole de la femme ne peut contredire celle de son mari. Et puis il y a la fameuse association de la femme et de la main qui la soumet: esclave, servante.
Mais n’y a-t-il pas aussi d’autres caractères plus favorables à la femme? Femme plus enfant = bon, beau. Femme plus enfant sous un toit: le bonheur. Femme sous un toit: la paix. Eternel esprit de contradiction de l’homme. Et puis il y a la femme mère. Cecilia Lindqvist montre que les deux caractères nü, la femme, et mü, la mère, ont la même origine. Le caractère mère est ornée de deux mamelons, dit Rijik.
Et l'homme? L’homme paraît être debout sur ses deux jambes. Cecilia Lindqvist qui a étudié, plus que d’autres, les anciennes graphies des os divinatoires trouve qu’au début ce caractère ressemblait plutôt un homme vu de profil. Puis progressivement il acquiert tête et bras. Au bout de son évolution il a d’ailleurs perdu sa tête, remarque l’humoriste singapourien. Normal! C’est ce que je pense aussi.
Mais je vois que j’ai oublié de vous expliquer cette histoire d’os et de bronzes. C’est encore Cecilia Lindqvist qui raconte l’histoire. Un jour, vers 1900, un pharmacien s’étonne de voir des inscriptions sur ces os que des paysans lui ont vendus et qu’il gratte pour préparer ses mixtures. Il va voir ses collègues. Et on en trouve partout. Plus de 1000 inscriptions. Et ces os qu’on appelait des os de dragons venaient tous d’un site appelé Xiaotun, près de Anyang, et où était censée se trouver la dernière capitale de la dynastie légendaire des Shang qui avait régné de 1500 à 1000 avant J.C. Les rois Shang faisaient appel à des devins qui foraient des trous dans des os, et suivant la forme des fissures produites, faisaient leurs prédictions, les mettaient par écrit en les gravant sur l’os, et puis on archivait les os pour vérifier si les prédictions étaient exactes. Une coutume bien risquée pour les devins. Mais un grand pas en avant pour l’humanité car c’était là ,sans aucun doute possible, le début d’une démarche scientifique. Aujourd’hui ces os constituent pour les archéologues les premières traces des pictogrammes et idéogrammes chinois. L’autre source étant celle des inscriptions sur les nombreux bronzes que l’on trouve un peu partout et qui sont actuellement parfaitement datables.
Mais revenons au caractère homme. Curieusement celui-ci a été utilisé pour représenter un certain nombre de concepts abstraits: deux hommes l’un derrière l’autre: se suivre. Deux hommes tête bêche: retourner, changer, transformer. Deux hommes encore, identiques: comparer. Deux hommes dos à dos: derrière; et puis ce caractère vient à représenter le nord, car en Chine du Nord le vent froid vient de cette direction et les maisons tournent leur dos au vent. C’est le caractère bei dans Bei-ching.
La main aussi peut être utilisée pour représenter des termes abstraits. Ainsi Ryjik nous montre qu’une main associée à la bouche représente la droite car on mange avec la main droite et qu’une main qui tient un instrument identifié à une équerre, il s’agit de la gauche car c’est avec la main gauche que le charpentier tient l’équerre alors qu’il trace avec la droite.
Quant aux différents organes du corps humain ils sont en général représentés d’une manière toute anatomique. C’est la cas en particulier du coeur. On notera à ce propos que le caractère penser, en Chine, associe le coeur et le cerveau. Puisse-t-il en être toujours ainsi! La bouche est un carré. Pour l’oeil Cecilia Lindqvist a trouvé une ancienne statuette où cet organe est représenté exactement de la même manière que sur les premières graphies du caractère.
Quant au nez - c’est encore elle qui le remarque - il est toujours représenté de face. Alors que nous Occidentaux on aurait plutôt tendance à le dessiner de profil. C’est que les nez asiatiques sont moins proéminents que les nôtres. D’ailleurs n’étions-nous pas désignés sous le nom de Longs Nez? Autre curiosité: le caractère nez a perdu sa signification originelle et finit par désigner: soi-même. C’est que le Chinois pour parler de lui-même, pointe son nez, contrairement à l’Européen, qui pointe sa poitrine. Cecilia Lindqvist raconte une charmante anecdote à ce sujet. Au début de son séjour à Pékin, elle avait pris l'habitude de ses promener dans les faubourgs et admirait les jardins. Un jour elle demande à un vieil homme qui était le jardinier qui avait créé cette merveille et l'homme, à sa grande surprise, pointe son nez (et non sa poitrine comme le ferait un Occidental), pour lui exprimer que c'est lui, le jardinier en question.
La force, aussi, était représenté au départ par un organe, un muscle, ou plutôt un tendon, dit la tradition. Cecilia Lindqvist pense que c’est faux et que ce caractère représentait à l’origine un outil, une charrue en bois, pareille à celles qui sont encore utilisées à l’heure actuelle par certaines ethnies minoritaires. Voici comment le caricaturiste de Singapour se le représente:
Il y a deux idéogrammes qui font encore appel au caractère homme sous sa forme simplifiée et que j’aime bien. La «fidélité» qui associe l’homme et la parole. La parole donnée. Et puis l’homme et l’arbre qui signifie: «se reposer». On image le paysan, à la pause, chercher un peu d’ombre pour se restaurer avant de reprendre sa journée de labeur. Mais je ne sais pas si l’on trouve encore beaucoup d’arbres dans la plaine chinoise d’aujourd’hui...
Et puis il y a les animaux: On ne s’étonnera guère que les boeufs, comme chez les anciens Sumériens, sont caractérisés par leurs cornes. Quant au cheval, le fameux ma, il a non seulement quatre pattes mais surtout une magnifique crinière, attributs tristement perdus par son caractère simplifié. La représentation ci-dessous est tirée d'un manuel coréen: n° 1770 Pictorial Sino-Korean Characters - Fun with Hancha by Rev. Jacob Chang-Ui Kim, édit. Hollym International, Elizabeth (New-Jersey)/Séoul, 1988. Ceci pour montrer que d'abord la dénomination du cheval est la même en coréen et qu'eux aussi donnent la même évolution historique du caractère.
Nouvelle particularité chinoise: les oiseaux sont rigoureusement divisés en deux catégories distinctes: ceux à longue queue et ceux à courte queue. Et les deux caractères n’ont pas grand-chose en commun. Une pointe d’humour: le caractère du corbeau est identique à celui de l’oiseau à longue queue, si ce n’est que le point qui représente l’oeil au milieu de la tête n’y est plus. C’est que, comme le rapporte la tradition, l’oeil ne se voit pas à cause du plumage noir du corbeau!
La nature: la montagne et l’eau entrent dans la composition de deux très beaux caractères. Beaux à cause de l’idée qui les sous-tend. L’homme associé à la montagne c’est l’immortel. Au passage je note que le caractère de la montagne à l’origine dessinait 3 pics. Comme le caractère sumérien. Etrange ressemblance. Cecilia Lindqvist raconte la belle légende sur laquelle est basée le caractère «immortel». Une légende qui est en même temps un bel hommage à la ténacité chinoise.
Un vieil homme en avait assez d’avoir juste en face de sa maison deux montagnes qui lui bouchaient la vue et l’empêchaient d’étendre son domaine. Un matin il commence, avec l’aide de ses fils, tous armés de pelles, à s’attaquer aux deux montagnes pour les démanteler. Un autre homme passe, lui demande ce qu’il fait, puis le traite de fou. Lorsque je mourrai, lui répond le vieillard, mes fils continueront le travail, et après eux mes petits-enfants et puis les enfants de mes petits-enfants, et ainsi de suite, une génération après l’autre, réduira la masse de ces montagnes, qui elles ne grandissent plus. Et pourquoi n’arriverions-nous pas, à la fin, à les faire disparaître complètement? Le Seigneur des cieux, entendant ce discours, émerveillé par le courage du vieil homme, envoie sur terre deux Immortels qui, à la surprise de tous les voisins, font disparaître les deux montagnes.
Quant au caractère «éternel» il n’est qu’une légère variation du caractère «eau» auquel on a ajouté un peu d’écume. Car, comme une génération passe l’une après l’autre, l’une relayant l’autre, l’eau éternellement coule, selon un cycle continuellement renouvelé. A la beauté de l’idée vient s’ajouter une beauté formelle, car ce caractère, en plus, est formé des huit traits de base utilisés par la calligraphie chinoise.
D’ailleurs le caractère «eau» (shui) est lui-même d’une très grande simplicité: un trait vertical au centre et deux traits de chaque côté: les courants de l’eau. Et je me rappelle tout à coup que c’est ainsi que les estampes japonaises représentaient les cascades, les rivières et les vagues. Quant au caractère «feu» il est lui aussi d’une grande simplicité. Au début, dit Cecilia Lindqvist, il représentait 3 flammes comme les 3 pics de l’ancien caractère de la montagne. Cela me rappelle une histoire amusante que me racontait mon ami Michel Hamilius, qui, après une longue carrière d’ingénieur sidérurgiste luxembourgeois, a décidé, après sa retraite, d’aller étudier le chinois à l’Université de Pékin. Et puis quand on leur apprend le caractère huo, le feu, la prof leur dit: «et le train se dit huo che, et ce caractère associe les caractères du feu et du chariot.» Alors j’ai éclaté de rire, me dit Michel. C’est exactement ainsi que les anciens paysans désignaient les premiers trains chez moi: Feierwön. Des chariots de feu!
Caractères chinois et poésie
Ernest Fenollosa et Ezra Pound
8) n° 2415 The Chinese written character as a medium for poetry by Ernest Fenollosa, with a foreword and notes by Ezra Pound, édit. Stanley Nott, Londres, 1936.
9) n° 2082 Monika Motsch: Ezra Pound und China, édit. Carl Winter Universitätsverlag, Heidelberg, 1976.
10) n° 3242 Songping Jin: The Poetics of the Ideogram - Ezar Pound’s Poetry and hermeneutic interpretation, édit. Peter Lang, Europäischer Verlag für Wissenschaften, Francfort/Berlin/Berne/Vienne/Oxford/New-York, 2002.
J’ai déjà cité plusieurs fois le nom de cet intellectuel de la Nouvelle Angleterre, Ernest Fenollosa, professeur de philosophie à l’Université de Tokyo à l’époque Meiji, sauveur des oeuvres artistiques anciennes du Japon, et qui finira plus tard curateur du Musée de Boston. J’en ai parlé à propos de l’Ukiyo-e (voir mes Notes 10 sur l’art japonais dans le tome 3) et à propos du Nô dont il a été un très grand connaisseur et probablement le premier Occidental à l’étudier (voir mes Notes 10 (suite) sur la littérature japonaise au même tome 3). Fenollosa avait divorcé d’une première épouse - ce qui devait être plutôt rare à l’époque - et s’était remariée avec une femme beaucoup plus jeune que lui mais qui devait être une intellectuelle elle aussi. En tout cas, alors que Fenollosa meurt subitement d’une attaque cardiaque à Londres (en 1908), sa veuve cherche désespérément à faire éditer les nombreux manuscrits qu’il lui a laissés. J’ai déjà raconté que pour compléter son étude sur l’art japonais elle avait réussi à trouver un spécialiste italien, Rafaël Petrucci, professeur à Bruxelles, qui l’a complétée, corrigée et finalement fait publier (voir n° 1130-31 Epochs of Chinese and Japanese Art par E. Fenollosa, avec des notes du Professeur Petrucci, NY/Londres, 1913). Et puis, en 1913 (elle avait 28 ans), elle rencontre lors d’une réception offerte à Londres par la poétesse indienne Sarojini Naidu le poète américain Ezra Pound. Complètement subjugué par Pound elle lui confie deux manuscrits de Fenollosa, pratiquement prêts à être publiés. L’un concerne le Nô. Il sera édité par Pound en 1917 (voir n° 3015 Noh or Accomplishment by Ernest Fenollosa and Ezra Pound, NY, 1917). L’autre est intitulé The Chinese written Character as a medium for Poetry (comment traduire medium? Le caractère chinois, instrument poétique?).
Si la jeune veuve est subjuguée par Ezra Pound, celui-ci est littéralement fasciné par les idées mises en avant par Fenollosa dans cette courte étude qui est en réalité une véritable étude de théorie poétique. Il va non seulement faire connaître les idées de Fenollosa, mais il va en faire sa propre interprétation, en faire état pendant toute sa vie, et toute son oeuvre en sera imprégnée.
L’étude de Fenollosa est d’abord publiée dans une revue littéraire fin 1919, sans trouver beaucoup d’échos. Pound a beaucoup de mal à trouver un éditeur et ce n’est qu’en 1936 que le petit fascicule est finalement publié à Londres. Et qu’il va déclencher immédiatement de nombreuses controverses.
Monika Motsch, en introduisant sa thèse sur Ezra Pound et la Chine, trouve étonnant que les idées de Fenollosa n’aient pas eu un écho plus favorable car beaucoup d’entre elles, dit-elle, se sont révélées justes et fécondes dans l’art poétique moderne, et même dans l’art plastique et au cinéma. Quelles sont ces idées?
Comme tous les Occidentaux il est d’abord frappé par la nature picturale des caractères chinois. Il trouve qu’ils recèlent une description dynamique et complexe des choses. Il donne plusieurs exemples. Le plus fameux c’est la phrase: «homme regarde cheval». On voit un homme sur ses deux jambes, un oeil énorme qui se déplace dans l’espace sur ses deux jambes et finalement un cheval avec sa crinière et sur ses quatre pattes. Cette phrase (dans sa version écrite, c’est moi qui souligne) n’est pas quelque chose d’abstrait, d’immobile. C’est une scène visuelle, un film, où l’espace et le temps sont présents comme ils le sont dans la réalité, dans la vie. Quant aux caractères eux-mêmes, il pense qu’au départ ils représentaient des actions, des verbes.
Puis il en vient aux caractères qui associent deux ou plusieurs pictogrammes et font ressortir la relation qu’ils ont entre eux. Il prend comme exemple parmi d’autres l’idéogramme que j’ai cité plus haut associant l’homme et la parole et qui signifie fidélité. Les caractères chinois, dit à peu près Fenollosa, reflètent le monde visible beaucoup mieux que notre écriture à nous, qui n’est rien d’autre qu’une écriture purement phonique (puisqu’elle est alphabétique; et la même chose s’applique bien sûr à une écriture syllabique). Ceci grâce à leur aspect pictural, leur dynamique et leur richesse relationnelle.
Et puis il s’attaque à la grammaire. Il admire le chinois pour sa pauvreté grammaticale. Car la grammaire, dit-il, diminue la force primitive de la langue (si c’est le cas comment se fait-il que les langues indo-européennes les plus anciennes comme le grec ou le latin sont grammaticalement plus complexes que des langues plus jeunes?). On sait, en effet, que la langue chinoise est dans ce domaine d’une simplicité monacale. Un même mot peut être nom, verbe ou adjectif, même adverbe. Et il reste invariant dans tous les temps, les modes, les cas, le singulier ou le pluriel. Je me suis d’ailleurs demandé si écriture et langage ne se sont pas influencés l’un l’autre. Impossible que l’écriture ait pu avoir un effet sur la langue, dit le Forrest, le livre déjà cité sur la langue chinoise. La grande majorité de la population a toujours été illettrée. C’est évident. Pourtant je me demande si cette invariance des mots dans leurs multiples emplois n’a pas favorisé le maintien de cette écriture. L’écriture alphabétique n’aurait pas apporté d’avantage décisif. Quand vous pensez qu’un mot comme ming, représenté par un caractère associant la soleil et la lune (certains prétendent qu’au départ c’était une fenêtre qui était représentée et non un soleil: la lune entrant dans la pièce la nuit par une fenêtre ouverte, c’est encore plus poétique!), signifie à la fois brillant, brillance, briller, faire briller (sans compter des termes abstraits comme clairvoyance, illumination, aube, distinguer clairement, etc... et la dynastie Ming!), je trouve que ce caractère constitue une sacrée économie.
Mais revenons à la grammaire. Il n’y a pas non plus beaucoup de prépositions ni de conjonctions. Alors, bien sûr, il faut que la phrase conserve toujours un ordre logique: sujet, verbe, complément. Il faut qu’elle soit courte. C’est ce qui caractérise la langue chinoise classique. Et sa poésie. Un point qui plaira tout particulièrement, on le verra encore, à Ezra Pound qui au moment de découvrir les écrits de Fenollosa et la Chine, sort d’un mouvement poétique, l’imagisme, qui cherche l’économie des mots, ne veut que des adjectifs qui révèlent quelque chose et des images instantanées (comme l’impressionnisme?) qui ont une certaine complexité émotionnelle et intellectuelle. Quant à Fenollosa il voit dans la phrase une décharge d’énergie!
Dans la poésie chinoise Fenollosa apprécie sa richesse en images, son art de la suggestion et, justement, la complexité de ses correspondances naturelles et intellectuelles. Les métaphores qui sont un élément essentiel de l’art poétique, d’après Fenollosa, car ce sont elles qui sont les sources de l’émotion que le poème doit susciter, ne sont pas abstraites, subjectives, détachées de la réalité, mais reflètent dans la poésie chinoise des relations qui existent réellement dans la nature. Il cite une autre phrase: le Soleil se lève à l’est, où le soleil est visible dans chacun des trois caractères qui forment la phrase et sa présence est ressentie comme une harmonique dans un thème musical. Notre discours logique, dit-il, nous a éloigné de la nature. On classe (manie scolastique moyenâgeuse), on construit des chaînes logiques qui vont de plus en plus vers l’abstraction. D’où la supériorité de la Chine, pense-t-il, dans le domaine de la poésie. Et peut-être même dans le domaine des sciences naturelles, car elles demandent, à tout moment, d‘explorer les faits de la vie et de la nature (mais ceci est une autre histoire).
Fenollosa a été beaucoup critiqué: il a oublié les caractères phoniques, ses explications concernant la formation des caractères ne sont pas forcément justes (l’oeil n’a pas de jambes mais des rayons, etc.), le lecteur chinois ne s’occupe guère de l’aspect pictural des caractères, les poètes même ne cherchent pas forcément à utiliser des caractères dont les éléments apporteraient un élément poétique supplémentaire (ils feraient plutôt appel à l’ornementation de la calligraphie), etc. Mais tout ceci n’a pas d’importance. Nous Occidentaux ils nous fascinent ces caractères. Et s’ils nous fascinent c’est justement à cause de l’aspect pictographique et de ces merveilleux mariages idéogrammatiques. Et s’il est indéniable que cette écriture si complexe, si difficile à apprendre, a influencé la personnalité chinoise sur d’autres points (j’en ai parlé à propos de l’écriture japonaise) je ne vois pas pourquoi elle n’aurait pas également un effet sur leur conception du monde. Et puis ils ont donné le nom à la nouvelle méthode élaborée par Ezra Pound, la méthode idéogrammatique.
Monika Motsch et Songping Jin consacrent tous les deux leurs études à Ezra Pound. Ils ne prennent Fenollosa que comme point de départ. Pound est quelqu’un d’intéressant, mais parler de lui m’amènerait trop loin. Je dirais simplement que c’est quelqu’un qui a dès le départ été intéressé par les techniques poétiques et l’enseignement. Dès son arrivée à Londres il s’est intéressé aux troubadours, à Villon, à Dante (the Spirit of Romance a paru en 1910). Plus tard il publiera des ouvrages qui se veulent didactiques (voir p. ex. n° 2281 Ezra Pound: ABC of reading, Faber and Faber, Londres, 1951). Et puis il a participé à tous ces mouvements que l’on a appelés modernistes (vers libres, imagisme, vorticisme - c’est lui qui a inventé ce mot - qui ont eu cours au début du siècle aussi bien en Angleterre qu’en France). Alors quand il a eu connaissance des écrits de Fenollosa cela a été une vraie révélation pour lui. Et la Chine ne l’a plus quitté jusqu’à la fin de sa vie.
Il faut dire que la jeune Mary Fenollosa ne lui a pas seulement remis les manuscrits sur le Nô et sur les caractères chinois mais aussi un grand nombre de notes parmi lesquelles il y avait celles que Fenollosa avait prises en étudiant pendant deux ans, avec un professeur japonais, l’oeuvre du grand poète de l'époque Tang, Li Po. Le grand critique littéraire Hugh Kenner qui a publié de nombreux ouvrages sur les poètes et écrivains anglais et américains du début du siècle, Joyce, T.S. Eliot, Wyndham Lewis, et Ezra Pound qu’il a bien connu, raconte dans l’un de ses livres (voir n° 2284 Hugh Kenner: The Pound Era, University of California, Berkeley/Los Angeles, 1951) comment Pound, à partir de ces notes, plutôt sommaires, qui donnaient simplement le sens ou les divers sens possibles des mots des poèmes de Li Po, a réalisé ses propres interprétations de 14 de ces poèmes et les a publiées sous le titre de Cathay dès 1915 (on retrouve ces poèmes dans Personae (voir n° 2110 Ezra Pound: Personae - The shorter poems, édit. New Directions Publishing Cy, New-York, 1990). Il est vraiment heureux, dit Hugh Kenner, que ce soit à un Maître que ces carnets aient été confiés. Et il intitule le chapitre dans lequel il raconte cette histoire: Invention of China. Car, à partir de ce moment Pound approfondit sa connaissance du chinois, se passionne pour Confucius (traduit même les anciennes Odes que Confucius avait sélectionnées et recommandé à cultiver, voir n° 2853 Ezra Pound: The classic Anthology defined by Confucius, édit. Harvard University Press, Cambridge, 1954) et commence, dès les années 20, à travailler à ses fameux Cantos (voir n° 2109 The Cantos of Ezra Pound, édit. New Directions Publishing Corporation, New-York, 11ème édition, 1989). Et il développe progressivement sa méthode idéogrammatique. Au début il la définit comme une technique poétique qui met l’accent sur les relations entre images. Ce ne sont pas les images ni la suite des images qui comptent, ce sont les correspondances entre les images qui font la substance poétique. On voit le parallèle avec la construction d’une certaine classe d’idéogrammes. Puis sa théorie prend une dimension philosophique.
Et il cherche à l’appliquer à d’autres arts. Monika Motsch cite deux exemples, la sculpture et le cinéma. Le jeune sculpteur français Gaudier-Brzeska mort lors de la première guerre mondiale faisait partie du même groupe vorticiste que Pound dont il a réalisé une sculpture en marbre: la Tête hiératique d’Ezra Pound. Lui aussi a étudié les caractères chinois et a essayé de transposer dans le marbre «la relation entre les masses». Et puis Eisenstein qui raconte dans l’introduction à ses Notes d’un Metteur en scène (voir n° 3181 Sergei Eisenstein: Notes of a Film Director, édit. Lawrence and Wishart, Londres, 1959) combien il a apprécié d’avoir pris des leçons de japonais et découvert les pictogrammes. «C’est justement ce mode de pensée tout à fait inhabituel qui m’a aidé plus tard à maîtriser la nature du montage». Et Dieu sait si le montage était important pour lui. Dans un long chapitre intitulé Montage en 1938 il explique comment deux séquences juxtaposées doivent créer et créent en fait quelque chose de nouveau. L’émotion, le thème, l’image du thème que doit percevoir le spectateur. Or, dit Eisenstein, «du point de vue de la dynamique, toute oeuvre d’art est un processus qui fait naître une image dans les sens et l’intelligence du spectateur».
Mais je m’arrête là. Cela dépasse mon sujet qui est le caractère chinois. Je rappelle quand même que Pound avait un sacré grain de folie: il se prend de passion pour Mussolini, et de haine pour Rothschild et l’usure, développe des théories économiques fumeuses, prend la parole à la radio fasciste pendant la guerre, est arrêté par les Américains après la guerre et gardé dans une cage pendant un mois à Pise (d’où les Cantos pisans), est passé en jugement comme traître aux Etats-Unis et reste douze ans dans un asile psychiatrique avant d’être libéré et finir sa vie en Italie.
Mais avant de revenir aux caractères je voudrais encore dire un mot de Fenollosa. Quand j’ai parlé de Lafcadio Hearn j’ai affirmé que c’est par le coeur qu’il fallait aborder une autre culture si l’on voulait vraiment la comprendre en profondeur. Je disais cela en comparant Lafcadio avec l’intellectuel de Nouvelle Angleterre, Percival Lowell (qui a d’ailleurs fait partie du cercle d’Ezra Pound). Mais Fenollosa démontre que l’intelligence, quand elle s’y applique avec modestie, peut y arriver également. J’admire cet homme. C’était un géant. Quand je pense aux efforts immenses qu’il a déployés pour sauver l’ancien art japonais, les statues qui se détérioraient dans les temples abandonnés par la révolution Meiji, le temps qu’il a mis à même aimer des choses qu’il avait méprisées au premier abord (l’Ukiyo-e, qu’il appelait d’abord art plébéien), le temps et l’énergie qu’il a consacrés au Nô (20 ans dit-il dans ses notes, je l’ai étudié pendant 20 ans!) et puis finalement l’effort fait pour essayer de comprendre l’écriture et la poésie chinoise (Kenner dit que suivant ses notes il y avait consacré 5 ans et que Pound a pu y trouver la traduction et les commentaires de 150 poèmes chinois). Dans son introduction aux Caractères chinois Pound dit ceci: «He cannot be looked upon as a mere searcher of the exotics. His mind was constantly filled with parallels and comparisons between Eastern and Western art».
Exotics. Cela me fait penser à notre poète à nous, Victor Segalen. Et à son essai sur l’exotisme, oeuvre inachevée et publiée à titre posthume par sa fille Annie Joly-Segalen (voir n° 0523 Essai sur l’Exotisme - Une Esthétique du Divers (Notes) par Victor Segalen, édit. Fata Morgana, 1978). J’ai toujours soupçonné Segalen de ne rechercher l’exotisme que pour servir à son oeuvre. J’ai peut-être tort. Il faudrait tout relire. Et, d’ailleurs, avec les Immémoriaux il a d’abord et avant tout rendu service aux Maoris (grâce à l’aide de Gauguin) en perpétuant la mémoire de leurs cultes éradiqués par les missionnaires (voir n° 1292 Max-Anély: Les Immémoriaux, édit. Société du Mercure de France, Paris, 1907. On sait que Segalen avait publié ce livre sous un pseudonyme). Et pourtant Jean-Louis Bédouin qui écrit l’introduction aux lettres qu’il a écrites à sa femme, dit ceci: «Il est naturellement porté vers ce qui est rare, inouï, exceptionnel, en son espèce ou en son lieu...» Et plus loin: «C’est toujours à son oeuvre que ne cesse de songer le poète...» «Moments fugaces, images délébiles... c’est le mélange de ses impressions qui nourrissent son oeuvre...» (voir n° 1287 Victor Segalen: Lettres de Chine, édit. Plon, 1967). Mais lui aussi s’intéresse aux caractères. Il avait même le projet d’écrire un essai les concernant. Dans une lettre datée de septembre 1909 il écrit à sa femme: «J’ai résolu d’écrire un essai très poussé: essai sur les caractères. Il faut révéler cette sorte d’art. Ni peinture, ni littérature, vraiment inconnu en Europe (sic)».
Et pourtant d’autres poètes français s’y sont déjà intéressés (ou vont s’y intéresser). Et d’abord Paul Claudel. J’ai dans ma bibliothèque une magnifique édition de Connaissance de l’Est de Claudel réalisée par un éditeur malheureusement disparu, Chatelain-Julien, en fac-simile de la fameuse édition dite coréenne de Pékin de 1914 (voir n° 3715 Paul Claudel: Connaissance de l’Est, édit. Chatelain-Julien, Paris, 1994. Ce livre a été imprimé à Pékin, relié à l’orientale, et est une reproduction exacte de l’édition de 1914, intitulée Collection coréenne, composée sous la direction de Victor Segalen, à Peking, pour Georges Crès, Paris, 1914). On y trouve un texte intitulé Religion du Signe et on y lit ceci: «Que d’autres découvrent dans la rangée des caractères chinois, ou une tête de mouton, ou des mains, les jambes d’un homme, le soleil qui se lève derrière un arbre. J’y poursuis pour ma part un lacs plus inextricable. Toute écriture commence par un trait ou une ligne, qui, un, dans sa continuité, est le signe pur de l’individu. Ou donc la ligne est horizontale, comme toute chose qui dans le seul parallélisme à son principe trouve une raison d’être suffisante, ou, verticale comme l’arbre et l’homme, elle indique l’acte et pose l’affirmation; ou oblique, elle marque le mouvement et le sens... Le caractère chinois paraît avoir l’horizontale comme trait essentiel. La lettre d’un impérieux jambage affirme que la chose est telle; le caractère est la chose tout entière qu’il signifie.» Et plus loin il revient encore à cette idée: «Ne peut-on rêver que dans le caractère chinois la ligne horizontale indique, par exemple, l’espèce, la verticale, l’individu, les obliques dans leurs mouvements divers l’ensemble des propriétés et des énergies qui donnent au tout son sens, le point, suspendu dans le blanc, quelque rapport qu’il ne convient que de sous-entendre? On peut donc voir dans le caractère chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie». C’est ce qui explique peut-être ce respect qu’ont les Chinois pour l’écriture, dit-il encore, la piété avec laquelle ils entourent les écrits. Et son texte se termine avec la visite rendue à un temple: «Au milieu du temple, précédée de cinq monumentales pièces de pierre, trois vases et deux chandeliers, sous un édifice d’or, baldaquin ou tabernacle, qui l’encadre de ses ouvertures successives, sur une stèle verticale sont inscrits quatre caractères. L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle. Nul moment n’en marque la durée, ici nulle position, le commencement du signe sans âge: il n’est bouche qui le profère. Il existe, et l’assistant face à face considère le nom lisible».
Et c’est peut-être en se souvenant de ce texte de Claudel que Segalen écrit dans l’introduction à ses Stèles (à propos des caractères qu’elles portent): «Sitôt incrustés dans la table, - qu’ils pénètrent d’intelligence, - les voici, dépouillant les formes de la mouvante intelligence humaine, devenus pensée de la pierre dont ils prennent le grain... Ils dédaignent d’être lus. Ils ne réclament point la voix ni la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n’expriment pas; ils signifient; ils sont» (voir n° 3714 Victor Segalen: Stèles, édit. Chatelain-Julien, imprimée à Pékin en 1994, fac-simile de l’édition de cette même collection coréenne que Connaissance de l’Est, elle aussi intitulée à l’origine: Collection coréenne, composée sous la direction de Victor Segalen à Peking pour Georges Crès et Cie, Paris, 1914). Et encore ceci: «Leur graphie ne peut qu’être belle. Si près des formes originales, (un homme sous le toit du ciel, - une flèche lancée contre le ciel, - le cheval, crinière au vent, crispé sur ses pattes, - les trois pics d’un mont; le coeur, et ses oreillettes, et l’aorte,) les Caractères n’acceptent ni l’ignorance ni la maladresse. Pourtant, visions des êtres à travers l’oeil humain, coulant par les muscles, les doigts, et tous ces nerveux instruments humains, ils en reçoivent un déformé par où pénètre l’art dans leur science.»
Ces stèles que l’on trouve partout en Chine, «au bord des chemins, dans les cours des temples, devant les tombeaux», dit Segalen. Mais pas seulement en Chine. Partout où la Chine a apporté sa vielle culture. Vous pourrez les voir au Japon, au Temple de Sengakuji où ils marquent la mémoire des 47 rônins qui y sont enterrés, mais aussi au Vietnam, lorsque vous visiterez le Temple de la Littérature à Hanoi, où les 82 stèles, sur lesquelles sont gravés les noms des anciens lauréats des examens, sont dressées sur d’imposantes tortues de pierre. Et que leurs inscriptions soient décrets de l’Empereur, hommages aux Sages ou vénération aux morts, elles glorifient toujours et à jamais l’écriture éternelle, le caractère chinois, celui qui est né il y a si longtemps, sur les os divinatoires et les bronzes sacrés.
Henry Bouillier qui a consacré une magnifique biographie littéraire à Victor Segalen (voir n° 0524 Henri Bouillier: Victor Segalen, édit. Mercure de France, nelle édition, 1986) loue lui aussi ces caractères qui fascinent les poètes occidentaux. Et cite à la fois Fenollosa et le sinologue français Marcel Granet (voir Marcel Granet: La Pensée chinoise, Paris, 1934) «qui voient tous les deux dans le caractère chinois, même à ses origines, non pas un dessin réaliste de la chose, mais une transcription symbolique». C’est encore du réel, mais déjà «une certaine élaboration du réel». C’est justement le rêve du poète: il veut transfigurer le réel sans le déformer, sans perdre la relation, la racine. «Ce qui se dessèche chez nous», dit-il encore, avec nos bêtes caractères alphabétiques, «garde la qualité et la saveur de la vie» dans l’écriture chinoise. Et puis «les caractères chinois présentent encore sur le plan poétique l’avantage capital de suggérer des rapports entre les choses ou les idées... Dans les caractères composés une chose additionnée à une autre ne crée pas une troisième, mais une relation». Le caractère révèle «le secret, le caché, l’invisible... l’analogie... et le jeu de la métaphore». La fameuse métaphore qui est à la base de toute poésie.
«Ce n’est donc pas un hasard», dit-il encore, «si des poètes aussi différents que Claudel, Segalen, Ezra Pound, Michaux ont été séduits par le système graphique chinois». Et il ajoute encore Mallarmé et Apollinaire. Je ne connais de Michaux que ses observations sur l’écriture et la culture chinoises parues dans un écrit de jeunesse, Un Barbare en Asie (voir n° 0442 Henri Michaux: Un Barbare en Asie, édit. Gallimard, nelle édition, 1967). Je les trouve effectivement barbares, pour ne pas dire carrément crétines. Il s’en excuse d’ailleurs un peu dans sa préface. "J'étais jeune", dit-il. Je pense qu’il aurait mieux fait de ne pas en autoriser la réédition. Je connais mal Mallarmé. Quant à Apollinaire Bouillier fait bien sûr référence à Calligrammes (voir n° 3097 Apollinaire: Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), édit. Gallimard, 1966). Michel Butor, dans sa préface, dit qu’Apollinaire s’était intéressé dès sa jeunesse aux caractères cunéiformes et chinois. Et, de fait, c’est en jouant sur la typographie qu’Apollinaire cherche à dessiner les objets de ses poèmes. Mais comme dit Bouillier «ce que le chinois suggère à force de raccourcis puissants, par des symboles, Apollinaire l’exécute avec application. Sa pipe a trop l’air d’une pipe» (il s’agit du poème Fumées). Il essaye aussi d’imiter l’absence de ponctuation du poème chinois. Butor dit qu’il l’a inventé avec Alcools. C’est faux. Le premier à supprimer la ponctuation fut Cendrars (je l’ai déjà indiqué: voir mes Notes 6 du Tome 1). On trouve même dans Calligrammes un poème intitulé: Ecoute s’il pleut écoute s’il pleut, un très beau poème qui peint en peu de mots la grande misère des pauvres bougres qui pataugent dans la boue des tranchées, et qui est présenté à la manière chinoise en colonnes qui se lisent de haut en bas et où tous les mots sont coupés en syllabes, en monosyllabes comme les mots chinois.
Mais ce ne sont là qu’artifices et les plus grands poètes n’y peuvent rien. Ils sont comme nous tous prisonniers de notre écriture alphabétique. Segalen l’avait bien compris. Dans ses Stèles ce ne sont que ces dernières qu’il imite. En plaçant ses poèmes dans des rectangles noirs qui les figurent. En donnant également à son livre les proportions de la stèle ancienne. Et en l’ornant de caractères chinois qui traduisent les titres de ses poèmes. Comme Ezra Pound a orné et illustré ses Cantos
Juillet 2007.