Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 2 : Notes 8 (suite 2): Haggard et Kipling

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(Haggard, Kipling, Kim et le Grand Jeu, Burroughs et influences de Haggard et Kipling sur Tarzan)

49) n° 2294-95 Sir H. Rider Haggard: The Days of my Life, an Autobiography, édit. Longmans, Green and Co, New-York, Toronto, Bombay, 1926.
50) n° 1186 Peter Beresford Ellis: H. Rider Haggard, a Voice from the Infinite, édit. Routledge & Kegan Paul, Londres - Henley, 1978.

Lorsqu’on parcourt une biographie de Rider Haggard on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la personnalité de cet homme. Comment ce citoyen dévoué à la Reine et à l’Empire, si sérieux dans sa vie, s’intéressant à des problèmes économiques et sociaux: la réforme de l’agriculture (il publie plusieurs études - A Farmer’s Year, Rural England, A Gardener’s Year - prônant des progrès techniques dans ce domaine et une réforme agraire qui fait grincer les dents de ses amis tories), la déforestation, l’érosion côtière, la pauvreté, l’Armée du Salut (voir n° 1184 H. Rider Haggard: Regeneration, being an account of the work of the Salvation Army in Great Britain, édit. Longman, Green & Co, Londres, 1910), est plutôt conservateur en politique à l’instar de son père, propriétaire terrien, crée par peur du bolchevisme un parti anti-socialiste (la Liberty League) avec Kipling en 1919, fréquente, toujours avec Kipling, le Président Théodore Roosevelt (pas celui du New Deal mais l’un de ses oncles ou grands-oncles, qui a été Président entre 1901 et 1908, un Républicain, grand chasseur d’ours et à qui on doit - parce qu’il a un jour épargné la vie d’un ourson et l’a fait savoir - le Teddy Bear de notre enfance qu’un fabricant de jouets astucieux a immédiatement lancé avec un sens aigu du marketing), est nommé par le Gouvernement membre d’une Commission Royale chargée d’une inspection dans les Dominions, comment cet homme a-t-il pu déployer dans ses oeuvres littéraires autant d’imagination effrénée, de passion et d’esprit d’aventure?
Lui-même a dû y réfléchir à ce mystère de l’imagination - un peu comme Edgar Allan Poe - puisque dans un de ses derniers discours tenu en 1926 et rapporté par son biographe Peter Ellis, il s’exprime ainsi: «L’imagination est un pouvoir qui vient on ne sait d’où. Peut-être est-ce une vérité, existant quelque part mais non découverte encore, une échancrure dans un rideau qui laisse entrevoir un monde caché mais qui pèse sur nous... Peut-être les hommes qui possèdent ce pouvoir sont-ils des portes à travers lesquelles le mal et le bien se déversent en force sur notre monde; ils ne sont que des instruments innocents de leur destin... C’est le pouvoir caché de l’esprit qui relie le visible et l’invisible, qui entend la petite voix qui appelle depuis l’infini...»

51) n° 1153 H. Rider Haggard: Elle qui doit être obéie (contient: Elle ou la Source de Feu, Le Retour d’Elle, La Fille de la Sagesse, Les Mines du Roi Salomon, Elle et Allan Quatermain), préface de Francis Lacassin, édit. Bouquins - Robert Laffont, Paris, 1985.
52) n° 1154 H. Rider Haggard: She, a History of Adventure, Longmans, Green and Co, Londres, 1887 (1ère édition).
53) n° 1155 H. Rider Haggard: Ayesha, the Return of She, édit. William Briggs, Toronto, 1905 (1ère édition canadienne).
54) n° 1156 H. Rider Haggard: She and Allan, (avec les illustrations de Maurice Greiffenhagen), édit. Hutchinson & Co, Londres, 1921 (1ère édition).
55) n° 2293 H. Rider Haggard: Wisdom’s Daughter, the Life and Love Story of She-Who-Must-Be-Obeyed, édit. Grosset & Dunlap, New-York, 1924.

Francis Lacassin qui présente Haggard et ses oeuvres dans la collection Bouquins parle à propos de She de «poésie effrayante» et de «poème amoureux». «Un livre incandescent dont chaque page outrage la raison, la décence et pour tout dire la morale, au nom d’un amour qui s’exerce avec la violence de la fureur, la démesure de la folie, les exigences de la cruauté.» Or She a paru en 1887. La morale victorienne continue de régner.
Lacassin s’interroge lui aussi sur cet étrange auteur qui ne se contente pas d’inventer un personnage aussi mythique et de renouveler avec cette femme le roman d’aventures mais qui en plus est tombé passionnément amoureux de son héroïne. Et la fait revivre 18 ans plus tard avec Ayesha, puis, en 1921, met face à face ses deux héros préférés: She et Allan et y revient une dernière fois, deux ans avant sa mort, avec la Fille de la Sagesse.
Derrière l’homme sérieux et posé il y avait donc non seulement un homme d’imagination mais aussi un homme passionné et sensuel. Henry Miller qui consacre tout un chapitre à l’oeuvre de Rider Haggard dans les Livres de sa Vie (voir n° 0746 Henry Miller: Les Livres de ma Vie, édit. Gallimard, Paris, 1957) et un deuxième chapitre à son autobiographie The Days of my Life, est, lui aussi, intrigué par la dualité du personnage. Il pense que c’est sa méthode de travail - Haggard écrit à toute vitesse, s’arrêtant à peine pour réfléchir - qui lui permet de puiser directement dans l’inconscient et de révéler ainsi l’aspect secret de son être profond. Mais ce qui fascine surtout Miller c’est She, c’est la femme, car lui aussi était possédé par ce sujet. Il n’y a qu’à voir ses Tropiques. Et puis Miller se souvient de son enfance, des lectures de son enfance et de l’empire caché comme l’appelle Lacassin (voir n° 1604 Francis Lacassin: A la Recherche de l’Empire Caché, édit. Julliard, Paris, 1991) que ces lectures lui ont fait découvrir. Et à moi aussi. Comme lui il y a des lectures de jeunesse qui m’ont fortement marqué. Par leur idéalisme, leur héroïsme et surtout par la liberté incroyable que donne l’exercice de l’imagination. Miller est persuadé qu’à un certain âge il devient impératif de relire ses livres d’enfance et de jeunesse. Je ne me sens pas prêt à relire She. Mais pour ce qui est des aventures d’Allan Quatermain je crois bien que je suis partant!
Quoi qu’il en soit She devient immédiatement un best-seller, est traduit en 20 langues et transposé une douzaine de fois au cinéma, la première fois par Georges Méliès lui-même, dès 1899, sous le titre: «La Danse du Feu - La Colonne de Feu».

56) n° 1159 H. Rider Haggard: King Salomon’s Mines, édit. Cassell & Company, Londres, 1885 (1ère édition).
57) n° 1157 H. Rider Haggard: Allan Quatermain (being an account of his further adventures and discoveries in company with Sir Henry Curti, Commander John Good and one Umslopogaas, édit. Rose Publishing Company, Toronto, 1887 (1ère édition canadienne).
58) n° 1164 H. Rider Haggard: Maiwa’s Revenge or the War of the Little Hand, édit. Longmans, Green and Co, Londres, 1888 (1ère édition).
59) n° 1158 H. Rider Haggard: Allan’s Wife and other Tales (illustrations Maurice Greiffenhagen et Charles Kerr), édit. Spencer Blackett, Londres, 1889 (1ère édition).
60) n° 1176 H. Rider Haggard: Allan and the Holy Flower (illustrations Maurice Greiffenhagen), édit. Longman’s, Green and Co, New-York, 1915 (1ère édition US).
61) n° 1166 H. Rider Haggard: The Ivory Child, édit. Cassell and Company, Londres, 1916 (1ère édition).
62) n° 1160 H. Rider Haggard: The Ancient Allan, édit. Cassell and Company, Londres, 1920.
63) n° 1165 H. Rider Haggard: Heu-Heu or the Monster, édit. Hutchinson & Co, Londres, 2ème édition.
64) n° 1175 H. Rider Haggard: The Treasure of the Lake, édit. Andrew Melrose, Londres.
65) n° 2616 H. Rider Haggard: Allan and the Ice Gods, a Tale of Beginnings, édit. Hutchinson & Co, Londres, 1927 (1ère édition).

Ce sont les Mines du Roi Salomon qui ont d’abord fait le succès de Haggard et qui ont décidé de sa carrière littéraire. Avec ce livre il a créé un aventurier héroïque et humain, Allan Quatermain, son double secret qui va reparaître dans 16 de ses romans. Il crée surtout un nouveau type de roman d’aventures dont le cadre est une Afrique mystérieuse et dangereuse et qui va inspirer Edgar Rice Burroughs et beaucoup d’autres après lui. Lacassin pense que ce sont les fameuses ruines du Zimbabwe qu’il découvre lors de son séjour en Afrique du Sud qui le font penser au mystérieux royaume d’Ophir d’où Salomon tirait sa richesse. Haggard prétend ne les avoir jamais visitées mais ne nie pas en avoir entendu parler (et même de la possible présence de Sémites dans la région). Que dit la Bible à propos d’Ophir? Pas grand-chose. Cela se trouve dans les Rois (et pratiquement dans les mêmes termes dans les Chroniques). Salomon, après avoir construit le grand Temple avec l’aide de son ami Hiram le roi de Tyr qui lui a fourni bois de cèdre et artisans (les Libanais ont raison de se méfier d’Israël. Supposez qu’ils aient l’idée de reconstruire le Temple de Jérusalem et envahissent le Liban pour leur faucher leurs derniers cèdres!), demande à Hiram assistance pour chercher de l’or à Ophir: «Le roi Salomon se fit une flotte à Esion-Gabér qui est près d’Eyloth (Eïlat) sur le bord de la Mer de Jonc (le golfe d’Akaba sur la Mer Rouge) qui est au pays d’Edom. Hiram envoya à bord des navires, avec les serviteurs de Salomon, de ses serviteurs, navigateurs connaissant la mer. Ils arrivèrent à Ophir, d’où ils se procurèrent de l’or, quatre cent talents, qu’ils rapportèrent au roi Salomon.»
Les aventures d’Allan Quatermain sont toujours agréables à lire. Il y a du suspense, de l’humour. Tout en contant son histoire Haggard laisse son narrateur, qui est presque toujours Allan Quatermain lui-même, philosopher à loisir, ce qui donne un aperçu de ses pensées profondes. Et puis il y a le compagnon de toutes les aventures, le personnage inoubliable du serviteur Zoulou d’origine royale, le fameux Umslopogaas. Les Mines du Roi Salomon ont elles aussi été transposées au cinéma. Le film le plus connu est celui que la MGM tourna en 1950 avec Deborah Kerr et Steward Granger.
Rider Haggard s’est intéressé à d’autres mondes et à d’autres civilisations disparues: au Mexique (voir n° 1178 Montezuma’s Daughter), à l’ancienne Egypte (voir n° 1173 Smith and the Pharaohs and other tales, n° 1172 Morning Star et n° 1182 Cleopatra, being an account of the fall and vengeance of Harmachis, the royal Egyptian, as set forth by his own hand), à l’ancienne Palestine (voir n° 1174 Pearl Maiden, a Tale of the Fall of Jerusalem) et même à l’ancienne Islande (voir n° 1180 Eric Brighteyes).
Mais c’est à l’Afrique qu’est consacrée la plus grande partie de son oeuvre. Une Afrique qu’il n’a pourtant connue que pendant un nombre limité d’années. Mais il était jeune alors, impressionnable, curieux aussi (des Noirs surtout) et ce continent l’a profondément marqué. Il y a là un étonnant parallèle avec Kipling qui, lui aussi, n’a vécu en Inde que pendant une toute petite partie de son existence: pendant son enfance d’abord, puis pendant ses jeunes années comme journaliste. Mais lui aussi était pourvu d’une curiosité enthousiaste pour le peuple qui l’entourait, ses traditions et sa culture. Et l’oeuvre de Kipling est elle aussi marquée en grande partie par les impressions subies pendant ces années où l’esprit et l’imagination conservent encore toute leur plasticité et leur fertilité.
C’est le père de Rider, un véritable autocrate, qui l’a envoyé en Afrique du Sud, interrompant ses études et le recommandant à un de ses voisins de campagne qui venait d’être nommé Gouverneur du Natal. Rider débarque au Cap en 1875 à l’âge de 19 ans. Il sert d’abord de secrétaire au Gouverneur en question, Sir Bulwer, puis devient l’adjoint de Shepstone, chef d’une commission spéciale chargée (secrètement) d’annexer le Transvaal. Ici je crois que quelques explications concernant l’histoire des Boers (j’y reviendrai encore) sont nécessaires.
Les Boers s’étaient d’abord installés au Cap. D’ailleurs si vous avez l’occasion de visiter la région vous pourrez constater que les admirables vignobles avec leurs très anciennes demeures qui s’étendent dans les collines aux portes de la ville portent encore aujourd’hui tous des noms hollandais ou huguenots. Mais les Anglais débarquent, annexent la colonie (1806), importent leurs propres colons et imposent aux Boers un tas de règlements qui ne leur plaisent pas. Douze mille Boers ramassent alors leurs cliques et leurs claques et quittent la colonie du Cap avec leurs boeufs et leurs chariots pour se diriger vers l’intérieur. C’est le fameux Grand Trek (1836). Une partie des Boers va traverser la rivière Orange et créer l’Orange Free State, les autres vont s’enfoncer dans le Natal et se heurter aux Zoulous. Après une sanglante guerre avec les Zoulous (on en parlera encore) ils arrivent finalement à les vaincre et créent une nouvelle province: la Province libre de Hollande, aussitôt annexée par les Anglais. Les Boers s’échappent à nouveau, traversent la rivière Vaal et créent le Transvaal. Les Anglais réussissent à imposer un statut de protectorat à l’Orange Free State mais sont obligés d’accepter provisoirement l’indépendance du Transvaal (1852).
Mais on n’arrive pas si facilement à briser le rêve impérialiste des Anglais. Et, en plus, catastrophe, on trouve de l’or et des diamants au Transvaal. Les Boers, qui ne sont pas si bêtes, savent que c’est leur perte. Ils cherchent d’abord à cacher leur découverte. Certains refusent de payer leurs impôts pour empêcher le gouvernement de financer l’exploitation. Rien n’y fait. Disraeli veut fédérer toutes les provinces sous le drapeau anglais. On trouve un prétexte: la menace zouloue sur le Transvaal. C’est ainsi que Shepstone va partir en 1876 avec en poche un ordre secret d’annexion et, officiellement, l’intention de négocier. Et Rider va l’accompagner. Et l’aventure va commencer. A Pretoria les Boers leur apprennent qu’ils n’ont pas besoin de protection, ayant signé un traité de paix avec le roi Swazi Sekukuni. Shepstone n’en croit rien et envoie une délégation - dont va faire partie Haggard - visiter Sekukuni dans son kraal. Celui-ci leur confirme qu’il n’a rien signé, la délégation anglaise retourne à Pretoria, échappe miraculeusement à une embuscade et Shepstone décide l’annexion qui est annoncée publiquement le 12 avril 1877. Et c’est Rider Haggard qui va faire flotter le drapeau anglais sur la ville. Puis Shepstone instaure une Haute Cour de Justice et c’est le jeune Haggard - il a à peine 21 ans - qui va en être nommé le greffier (le titre exact est: Master and Register of the High Court). Nouvelle occasion pour Haggard de visiter le pays en compagnie du juge et d’amasser impressions et découvertes. Puis le roi zoulou Cetywayo, énervé par des humiliations anglaises, démarre les hostilités. C’est le grand massacre des Anglais à Isandhlwana (on en parlera encore) début 1879. Les Boers préparent leur propre rébellion. Shepstone est remplacé par le colonel Lanyon que Haggard n’apprécie guère.
Alors, fin 1879, Rider Haggard prend sa liberté et s’associe à un ami pour démarrer un élevage d’autruches. Puis il rentre en Angleterre en 1880 pour se marier. Il retourne avec sa femme en Afrique du Sud. Mais la situation se corse: les Autruches ont des maladies, elles sont agressives et les Boers démarrent leur première guerre (fin 1880). Les Anglais sont régulièrement défaits au cours de plusieurs escarmouches, les Boers se révélant d’excellents tireurs. A Londres changement de gouvernement. Le nouveau premier ministre, Gladstone, veut la paix. Un accord, négocié dans la ferme de Haggard, est finalement signé avec les Boers, leur accordant l’autonomie sujette à la «suzeraineté de Sa Majesté». Haggard qui déteste les Boers (il est alors influencé par Shepstone et par ses confrontations avec eux mais il regrettera cette position un peu trop partiale plus tard), décide de rentrer en Angleterre (1881). Il ne sera resté que moins de six ans dans le pays mais aura amassé suffisamment de matériaux pour toute son oeuvre africaine à venir.

66) n° 1187 Rudyard Kipling to Rider Haggard, the Record of a Friendship, edited by Morton Cohen, édit. Hutchinson of London, 1965.
67) n° 1188 à 2032 The Writings in Prose and Verse of Rudyard Kipling, tomes I à XXXVI (il manque les tomes XXXI à XXXIII), édit. Charles Scribner’s Sons, New-York, 1899 à 1937.
68) n° 0709 Charles Allen: Kipling’s Kingdom, twenty-five of Rudyard Kipling’s best Indian stories, édit. Michael Joseph, Londres, 1987.
69) n° 1211 Rudyard Kipling: Sous les Cèdres de l’Himalaya, précédé par le Rickshaw Fantôme, postface et bibliographie de Francis Lacassin, édit. 10/18 Union Générale d’Editions, Paris, 1980.

Rudyard Kipling

Rider H. Haggard

Kipling et Haggard se sont rencontrés pour la première fois en 1889 au Savile Club, un club très éclectique, fondé en 1868, et qui allait avoir une importance exceptionnelle pendant plus d’un quart de siècle pour la vie littéraire anglaise. De nombreux écrivains et journalistes en sont membres: R. L. Stevenson, son brillant frère aîné Bob Stevenson, le philosophe Herbert Spencer (qui apprécie surtout de pouvoir y jouer au billard même un dimanche), Thomas Hardy, Henry James, H.G. Wells, Oscar Wilde, etc. Kipling et Haggard deviennent tout de suite amis et le resteront toute leur vie. Ils vont même quelquefois écrire, assis dans la même pièce, et construire des scénarios de romans ensemble. Pourtant Kipling est dix ans plus jeune que Haggard, celui-ci est déjà célèbre alors que Kipling ne l’est pas encore mais va dépasser largement son ami en notoriété plus tard, Kipling est plutôt timide et réservé, alors que Haggard, grand, présentant bien, les yeux bleus brillants, la voix forte, aime la compagnie et les rampes de la gloire. Mais ils ont aussi beaucoup de choses en commun et d’abord l’expérience d’une jeunesse passée dans des pays exotiques et lointains dont ils allaient tirer leur oeuvre future.
Kipling était né en Inde, à Bombay, en 1865. Son père y était professeur de sculpture. Sa petite enfance est donc déjà marquée par l’Inde: les serviteurs qui s’occupent de lui, les premières impressions de ce monde tropical, la langue hindoustanie qu’il commence à parler. Mais dès l’âge de 5 ans on le sort de son paradis enfantin et on l’envoie en Angleterre pour suivre une éducation anglaise. Il y souffre le martyre, meurt de faim, devient presque aveugle jusqu’à ce que sa mère se décide finalement à venir à son secours. Armé enfin de lunettes, il entre au collège où ses talents littéraires sont bientôt reconnus. En septembre 1882 il a l’autorisation de revenir en Inde. Il n’a pas encore 17 ans.
Ses parents habitent maintenant Lahore et passent l’été dans les hauteurs à Simla. Le jeune Kipling prend tout de suite un job dans un journal et commence à écrire poèmes et contes. Il a son propre serviteur, son cheval, et habite un logement indépendant à l’intérieur du bungalow de ses parents. Et puis il commence à assouvir son insatiable curiosité. Il fréquente les clubs aristocratiques et ceux qui le sont moins, les officiers mais encore plus les hommes de troupe, les loges maçonniques qui, ô miracle, sont parfaitement égalitaires et admettent les Indiens, les femmes des sahibs, magnifiques à 40 ans, qui papotent et qui complotent, à Lahore comme aux quartiers d’été à Simla, et puis il s’enfonce dans la vraie Inde, celle que les autres ne voient jamais, passe des nuits entières à parcourir les quartiers sombres de Lahore, les marchands de spiritueux, les salles de jeux, les fumeries d’opium, admire les théâtres de marionnettes, les danses, visite probablement aussi les dames «natives», du moins Charles Allen le soupçonne, car il n’a jamais rien avoué mais il décrit avec un tel réalisme, n’est-ce pas, les amours interraciales dans certaines de ses histoires... A son ami journaliste Kay Robinson il écrit: «Je suis amoureux de ce pays, où je trouve la chaleur et les odeurs d’huile, d’épices, d’encens et la sueur et l’obscurité et la saleté et le désir et la cruauté...» Plus tard son journal lui confie le poste de Allahabad, mais le fait aussi voyager à travers toute l’Inde (et à l’époque on ne voyageait qu’en train, on avait le temps d’observer le pays et ses habitants).
Finalement il se décide à partir. Il a de plus en plus de mal à supporter la chaleur. Il sait qu’il va réussir comme écrivain; en Inde sa gloire littéraire est déjà faite. Il quitte définitivement le sous-continent en mars 1889. Il n’y a passé que moins de six ans et six mois (un peu comme Haggard en Afrique du Sud), mais l’Inde l’a marqué pour toujours (comme l’Afrique a marqué Haggard). Jusqu’à la fin de sa vie l’Inde va rester sa principale source d’inspiration. Près de 200 nouvelles en sont issues. Et le sceau personnel qu’il s’est choisi - et qui apparaît d’ailleurs sur mon édition de ses oeuvres complètes - est la svastika indienne qui est aussi le symbole du bonheur.
Que trouve-t-on dans ces nouvelles? De tout, la vision ironique du Raj, l’Inde anglaise, les histoires de soldats, les histoires d’amour, des histoires fantastiques aussi comme le Rickshaw fantôme, et puis Kim, l’inoubliable chef-d’oeuvre que Charles Allen considère comme le véritable épilogue des années indiennes de Kipling, et même des histoires d’animaux comme le fameux Rikki-Tikki-Tavi que vous avez certainement tous lu dans votre jeunesse. Il y en a même une que publie Allen dans son Kipling’s Kingdom, the Undertakers (les Croque-morts), que je ne connaissais pas, et qui met en scène un crocodile, un vautour et un chacal. Les trois croquemorts, pour passer le temps, se racontent des histoires et, comme c’est souvent le cas, même chez les humains, se remémorent les jours heureux du passé. Le problème c’est que ce qui a été le grand bonheur des croquemorts, il y a trente ans, a été le grand malheur des Anglais, la grande mutinerie de 1857 et les massacres qui ont suivi, ce qui n’a pas tellement dû plaire à ses compatriotes à l’époque (finalement les Anglais, malgré leur bravache, ont subi pas mal de revers sanglants: le massacre d’Isandhlwana, celui de la retraite d’Afghanistan et puis celui de Krishnapur!). La raison de la mutinerie, si je me souviens bien, c’était une histoire de graisse mélangée avec la poudre qu’il fallait introduire dans les fusils et qui était contenue dans une cartouche qu’il fallait ouvrir avec les dents. Les cipayes musulmans pensaient que c’était de la graisse de porc et les Hindous la prenaient pour du suif de vache! Il y a un superbe roman qui raconte cette histoire: voir n° 0652 J. G. Farrell: Le Siège de Krishnapur, édit. Fayard, Paris, 1990. Un roman où il y a force batailles et héroïsme mais aussi de l’amour, de l’humour, de la philosophie et beaucoup d’humanité.
Et puis il y a bien sûr le Livre de la Jungle. Francis Lacassin y trouve du merveilleux féerique. Je ne suis pas tellement d’accord avec lui. Le fait que les bêtes parlent n’a rien de féerique. En fait c’est une histoire vieille comme Esope ou comme Bhidpaï. Ce qui caractérise néanmoins le Livre de la Jungle, il a raison de le faire remarquer, c’est l’emprise qu’a Mowgli sur ses frères, les loups, et tous les animaux de la Jungle, à part quelques récalcitrants comme Shere Khan, le Tigre, que Mowgli tue, instaurant ainsi son ordre sur la Jungle (j’espère que dans l’esprit de Kipling ce n’est pas une métaphore de l’ordre que les Anglais civilisés doivent imposer aux Indiens sauvages!). C’est exactement le même ordre que Tarzan arrivera à imposer sur le monde animal de la forêt vierge et de la jungle africaines. La relation triangulaire entre Haggard, Kipling et Burroughs (je vais encore parler de Burroughs, n’en déplaise aux grincheux qui considèrent tout ceci comme des enfantillages) est maintenant très claire dans mon esprit: l’idée de Mowgli a germé dans l’esprit de Kipling à la lecture de Nada the Lily (de Haggard) dont le héros était un mystérieux adolescent accompagné d’une horde de loups. Burroughs a pris l’idée de Tarzan chez Kipling: Tarzan comme Mowgli domine ses frères, vainc les autres animaux sauvages et comme Mowgli a des amis qui lui sont chers: Bagheera, la Panthère dans le Livre de la Jungle, le lion et l’éléphant pour Tarzan. Et Burroughs a pris l’idée de l’Afrique mystérieuse et des royaumes d’Ophir chez Haggard encore qui est donc à l’origine de tout.
Francis Lacassin regrette par ailleurs l’image que l’on a de Kipling, auteur réaliste, éternellement occupé à peindre l’Inde victorienne. Il prétend qu’à partir de 1896 son oeuvre indienne est terminée et qu’il a vécu jusqu’en 1936. Cette opinion est contestable puisque Kim date de 1901, qu’il y a encore de nombreuses histoires indiennes dans the Day’s Work (1898), dans From Sea to Sea and other Sketches (1900), dans Actions and Reactions (1909), dans Land and Sea Tales for Scouts (1923) et qu’il y a même encore une histoire indienne: Debt dans la dernière de ses oeuvres, Limits and Renewals (1932).
Par contre Lacassin a raison de montrer que Kipling est aussi un auteur tout à fait original de nouvelles fantastiques. Il y a dans le volume intitulé The Phantom Rickshaw and other Eerie Stories (autres contes étranges) une histoire qui me plaît beaucoup: The Man who would be King (l’Homme qui voulait être Roi). Ce n’est pas seulement une histoire fantastique (très bien transposée au cinéma), c’est aussi une histoire qui met en évidence cet esprit d’aventure qui caractérisait les Anglais de cette époque (et qu’en bon Français j’envie bien sûr) à qui rien ne semblait impossible. Parce qu’ils étaient les Maîtres du Monde (des vrais, pas des Messier), la grande puissance maritime, l’Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais (pour que Dieu puisse toujours avoir un oeil sur leurs agissements, disait un Français envieux, encore un). Il paraît que les Américains sont les successeurs des Anglais en tant que puissance maritime et maîtres du monde. Malheureusement ils n’ont plus le romantisme qui caractérisait les Anglais. Le seul romantisme qu’ils avaient était tourné vers l’intérieur de leur pays, les guerres indiennes, la guerre de sécession, le Go West Young Man, le Western, etc. L’exotisme, la découverte du reste du monde, c’est pas leur truc...
«Partout où un homme sait ce que c’est la manoeuvre, il peut devenir roi» dit Daniel Dravot dans l’Homme qui voulait être Roi. Le royaume dont il rêvait était situé quelque part au nord-est de l’Afghanistan. «C’est un pays montagneux et les femmes y sont très belles.» «On ira là-bas et on dira au premier roi qu’on rencontrera: est-ce que vous voulez vaincre vos ennemis? Et on lui apprendra à faire manoeuvrer ses hommes. Parce que c’est ce qu’on connaît le mieux. Ensuite on renversera ce roi, on montera sur son trône et on fondera une dynastie.» J’ai dans ma bibliothèque un bouquin qui s’intitule: Tales of the Malayan Coast (voir n° 3140 Rounsevelle Wildman: Tales of the Malayan Coast, from Penang to the Philippines, édit. Books for Librairies Press, Freeport, N.Y., 1969). Je l’avais acheté parce que je croyais y trouver des contes folkloriques. En réalité il s’agit des souvenirs publiés en 1899 par un officiel américain qui a résidé sur la côte malaise pendant une longue période de neuf années. On y trouve l’histoire véridique d’un Anglais qui lui aussi a voulu devenir roi et qui l’est réellement devenu (the White Rajah of Borneo, the Founding of Sarawak), une histoire qui vaut d’être contée.
En 1819 Anglais et Hollandais font un accord. Les Anglais gardent la Malaisie et Malacca. Les Hollandais ont Java. On décide de laisser Sumatra, Bornéo et la Papouasie aux sauvages coupeurs de têtes. Dix-neuf ans plus tard un Anglais nommé James Brooke, fils de pasteur, ancien soldat de l’Armée d’Inde, blessé au combat, qui a parcouru l’Inde, la Malaisie et la Chine, vend son petit héritage qu’il investit dans un schooner et des armes et débarque avec un petit groupe de compagnons à Kuching à l’embouchure de la rivière Sarawak. La province de Sarawak, qui appartenait au Sultan de Bornéo, était gouvernée par un vieux Rajah et continuellement placée sous la menace d’une tribu de Dyaks de l’intérieur, collectionneurs de têtes coupées. Il fait exactement ce que voulait faire le héros de l’Homme qui voulait être roi: il offre au vieux Rajah de mater la rébellion si à son retour il le nomme son successeur au trône. Le vieux Rajah accepte bien entendu, n’ayant bien sûr pas la moindre intention de tenir sa promesse à un infidèle, si jamais il réussissait dans son entreprise. Brooke s’enfonce dans la jungle avec ses compagnons et quelques locaux, et après de nombreux faits d’armes, écrase les rebelles, revient exiger la récompense qui lui est due et empêche le Rajah de torturer les prisonniers qu’il a ramenés, ce qui lui vaut la reconnaissance de ceux-ci. Le Rajah lui refusant la récompense chèrement gagnée, il s’adresse au Sultan qui, en bon Musulman, estime que le vaillant guerrier chrétien sera mieux à même de collecter ses impôts que le vieux Rajah. Qu’il destitue pour nommer Brooke à sa place. Voilà donc le jeune Anglais Rajah de Sarawak mais régnant sur des sujets qui le long de la côte sont les plus sanguinaires pirates et dans la jungle les plus cruels chasseurs de têtes que la Terre ait jamais portés. Il abolit l’esclavage, installe des juges, des missions, des écoles et décide de faire la guerre aux pirates et aux chasseurs de têtes. Pas évident, car aucune femme Dyak épouserait un homme qui ne posséderait pas au moins une tête humaine pour décorer son cosy logis.
Brooke va d’abord s’attaquer aux pirates installés aux embouchures des rivières. Il remonte les rivières avec son schooner armé de trois canons, vainc d’abord les plus faibles, attache les vaincus à sa troupe et après neuf années de lutte peut dire qu’il contrôle réellement son petit empire. Il laisse en place les chefs de certaines tribus mais punit violemment tout manquement à la discipline. Finalement le danger va venir de là où il ne l’attendait pas: il avait fait venir des marchands chinois, de plus en plus nombreux, jusqu’au jour où ceux-ci croient pouvoir prendre le pouvoir. Le complot réussit. Brooke s’échappe en pyjama et se trouve tout seul dans une barque à ramer dans la mer. Il débarque sans armes et pratiquement nu dans une embouchure gardée par un de ses plus vieux et plus courageux ennemis et se met à sa merci. Celui-ci l’écoute, puis lui remet dans la main un kriss nu et baise ses pieds. Le lendemain soir il était de nouveau sur son trône et dix mille guerriers sauvages massacraient tous les Chinois qu’ils pouvaient débusquer. En 1848 il fait un voyage en Angleterre, est fêté par tout le pays, est anobli par la Reine et fait doctor honoris causa par Oxford. Il meurt en 1868. Son neveu et fidèle compagnon, Charles Brooke, lui succède. A l’époque de Wildman, qui a bien connu le Rajah Charles Brooke, Sarawak compte 300 000 habitants, une côte longue de 700 kilomètres et des ressources étonnantes: or, argent, diamants, charbon, caoutchouc, mercure, poivre, camphre, etc. (et bientôt du pétrole). L’Anglais n’était pas seulement devenu roi, mais en plus, un roi riche! Sacrée Angleterre!

70) n° 2605 Peter Hopkirk: Quest for Kim, in search of Kipling’s Great Game, édit. Jon Murray, Londres, 1996.
71) n° 2623 Peter Hopkirk: The Great Game, the Struggle for Empire in Central Asia, édit. Kodansha International, New-York, Tokyo, Londres, 1992.
72) n° 3188 Michael Barry: Le Royaume de l’Insolence, l’Afghanistan (1504-2001), édit. Flammarion, Paris, 2002.

Kim a été l’un de mes livres de chevet au temps de mon adolescence, et même de ma post-adolescence. Je l’ai relu encore il n’y a pas longtemps, toujours avec le même plaisir. Et je ne suis pas le seul. Peter Hopkirk l’avait découvert à l’âge de treize ans, l’âge de Kim lui-même. Et cette lecture l’a inspiré pour le reste de sa vie: il a même voulu faire Sandhurst pour entrer dans le Secret Service de sa Majesté (mais ne l’a pas fait quand il s’est rendu compte que le Raj avait vécu et le Grand Jeu avec lui), puis s’est mis à voyager dans tous ces pays: Inde, Asie Centrale, Chine, Russie, Pakistan et Moyen-Orient en tant que journaliste du Times et est devenu le grand spécialiste du Grand Jeu. Wilfred Thesiger, le grand explorateur et photographe (voir n° 2408 Wilfred Thesiger: Arabian Sands, édit. Longmans, Green and Co, Londres, 1939 et n° 1812 Wilfred Thesiger: Les Arabes des Marais, Tigre et Euphrate, édit. Terre Humaine - Plon, Paris, 1983) dit quelque part: «J’ai lu et relu Kim je ne sais combien de fois et l’ai emmené dans mes voyages. C’est le seul livre de prose que je peux ouvrir à n’importe quelle page, et le lire avec le même plaisir que j’aurais à lire de la poésie» (Thesiger était un peu pédéraste et adorait photographier de jeunes Arabes nus dans les roseaux. Pauvres Arabes des Marais de l’Irak qui construisaient ces admirables mudhifs, maisons d’hôtes à la voûte en cerceau, montée avec des roseaux et des nattes tressées et qui doivent être aujourd’hui tous exterminés après la guerre Irak-Iran et la guerre chimique de Saddam Hussein). Et le grand poète T. S. Eliot lisait Kim le soir à sa femme rien que pour la joie que leur procurait la langue dans laquelle cette histoire était écrite.
Je crois que tous ceux qui ont lu le roman n’ont pas oublié la scène d’ouverture où le jeune Kim, assis sur le fût du vieux canon Zam-Zammah, empêche de ses pieds nus ses camarades du bazar à monter à leur tour et n’arrête pas d’insulter le policier placide qui garde l’entrée de la «Maison des Merveilles», le vieux musée de Lahore, situé de l’autre côté de la place. Que Kipling se soit identifié à son jeune héros, ivre de liberté, alors que lui-même a été mis en cage à l’âge de cinq ans, me paraît évident. Mais les deux autres héros de cette histoire ne sont pas moins attachants: le vieux Lama du Tibet de la secte des Chapeaux Rouges à la recherche de sources sacrées et Mahboub Ali, le marchand de chevaux à la barbe rousse qui va entraîner Kim dans le Grand Jeu. C’est avec beaucoup de tendresse que Kipling décrit le vieux pèlerin et le lien affectueux qui le lie à Kim. Au point qu’on peut même se demander si Kim à la fin de l’histoire n’est pas tenté de suivre la voie du saint plutôt que celle de l’action.
Peter Hopkirk cherche à retrouver les traces du voyage de Kim à travers l’Inde et les personnages réels qui pourraient se cacher derrière les héros du roman. Et il les trouve. Il n’y a qu’à Lahore où il perd un peu de son enthousiasme. La vieille ville a été détruite au cours des affrontements sanglants de l’Indépendance. La gare de Lahore lui rappelle de sinistres témoignages. Les trains pleins de Musulmans qui convergeaient vers Lahore étaient arrêtés en plein champ avec la complicité des machinistes et les Sikhs égorgeaient tous les passagers. Les trains rentraient en gare ayant comme seuls voyageurs des cadavres entassés. A Lahore c’étaient les Musulmans par contre qui mettaient le feu à la vieille ville où étaient enfermés Sikhs et Hindous qui mouraient par le feu et la soif. Un train qui devait quitter la gare avec des Hindous pour l’Inde était pris d’assaut par les Musulmans. Les Anglais en partance pouvaient voir le sang couler encore des wagons après le massacre. C’était la nuit de l’Indépendance, le 14 août 1947, une indépendance obtenue par un Apôtre de la non-violence...
Alors, et le Grand Jeu dans tout cela? Qui a inventé le mot? Hopkirk prétend que c’est un certain Capitaine Conolly, celui-là même qui, un matin de juin 1842, était agenouillé sur la place centrale de Bokhara, après avoir été obligé de creuser sa propre tombe et avant d’être proprement décapité par l’Emir de la principauté. D’après Michael Barry c’est lord Curzon, vice-roi britannique des Indes, qui est l’inventeur de la formule: «Turkestan, Afghanistan, Transcaspienne, Perse ne sont que les pièces d’un échiquier sur lequel se dispute la partie pour la domination du monde». Barry - nous en avons déjà parlé - est le traducteur très érudit de Nîzamî. On le connaît mieux maintenant puisqu’il a sorti récemment un bouquin sur Massoud. Il y raconte qu’il lisait en sa compagnie des poésies persanes dans des manuscrits du XIVème siècle et que Massoud lui-même étudiait tous les soirs des textes soufis (ce qui l’a détaché progressivement de l’intégrisme formaliste des talibans). On a également appris depuis que Barry a occupé des postes éminents dans l’humanitaire en Afghanistan: Observateur de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (1979-85), Coordinateur de Médecins du Monde (1986-89 et 92-94), Consultant des Nations Unies et envoyé spécial de Bernard Kouchner en 1989-91 à Kaboul avant la prise de la ville par les talibans. Rien d’étonnant donc à ce qu’il connaisse si bien l’histoire et la mentalité de ce pays.
Mais c’est bien grâce à Kipling que ce nom de Grand Jeu va s’imposer durablement. Et qu’il va symboliser cette lutte de cent ans que vont se livrer l’Angleterre victorienne et la Russie tsariste. L’Angleterre n’a qu’un seul but: défendre le joyau de sa couronne, le Raj. La Russie, depuis Catherine, a pour ambition de s’étendre vers l’Est et le Sud: d’abord vers Constantinople, la vieille cité sainte de l’Orthodoxie, et le détroit des Dardanelles, mais l’Angleterre ne le permet pas. La Russie libère pourtant la Bulgarie de l’emprise turque. Vers le Caucase et la Perse, ensuite. Et il faut se rappeler la façon dont la Russie traite Schamyl et les Circassiens: Schamyl est capturé, et sur 500 000 Circassiens la moitié se réfugie en Turquie, 100 000 sont déportés, le reste est massacré et les vallées du Caucase peuplées de colons russes. Il ne faut donc pas s’étonner si aujourd’hui Poutine agit de la même manière avec les Tchetchènes. Hopkirk cite un proverbe russe: gratte la surface d’un Russe et tu y découvriras un Tartare!
Troisième axe d’expansion russe: l’Asie Centrale et l’Afghanistan. Là l’Angleterre se sent directement menacée. Pourquoi? Parce que pour envahir l’Inde il faut forcément passer par l’Afghanistan. Tout le monde a dégringolé les fameux cols du Nord-est: les Aryens il y a près de 3000 ans déjà, les Perses, Alexandre le Grand bien sûr, de nombreux conquérants musulmans après lui comme le fameux Babour qui fonde l’Empire Moghol, les Perses et les Afghans à nouveau, jusqu’à ce qu’une grande puissance maritime, l’Angleterre, finisse par envahir l’Inde par le sud, par la mer. On peut dire que le véritable déclenchement du Grand Jeu a lieu lorsque Napoléon propose une alliance au Tsar Alexandre pour envahir l’Inde par la terre. France et Russie, deux grandes nations terriennes contre une grande nation maritime. Heureusement pour l’Angleterre l’accord franco-russe ne dure guère. Il faut encore des années avant que la Russie s’enfonce dans les steppes Kazakhs et annexe les oasis du sud, celles de la Route de la Soie: Khiva, Bokhara, Khokand et Samarcande. Mais auparavant la Russie avait fait pression sur la Perse et c’est la Perse qui envahit l’Afghanistan. Ce qui aura pour conséquence l’intervention directe de l’Angleterre en Afghanistan et la terrible déroute de 1842 qu’on n’arrêtera pas de rappeler aux Américains lorsqu’ils planifient leur guerre contre les talibans.
Il faut dire qu’elle était impressionnante, cette opération de 1842: les Anglais avaient envahi le pays, occupé Kaboul, déporté l’Emir et installé un de leurs protégés à sa place. La haine allait monter si vite qu’ils n’ont rien vu venir. Tout commence par un premier massacre à Kaboul, puis une victoire des Afghans dont les fusils tirent plus loin que ceux des Anglais (dont les canons chauffent et deviennent inutilisables), puis une traîtrise lors d’une rencontre de négociation avec le fils de l’Emir déchu, Akbar, où Macnaghten, le représentant officiel de l’Angleterre en Afghanistan, est égorgé. Finalement cet Akbar, un monstre de duplicité, propose aux Anglais de se retirer sous sa protection. Ceux-ci acceptent, mais se font tirer comme des lapins dans les passes. Pour faire une longue histoire courte, comme disent les Américains, des 16000 soldats et officiers et de leurs serviteurs, femmes et enfants, un seul en réchappe, un petit toubib, monté sur son poney. Le toubib survit et va devenir célèbre. Le poney se couche et ne se relève plus.
Les Anglais vont bien sûr déclencher une opération de représailles mais montrent une fois de plus de quel incroyable réalisme ils sont capables: on remet l’Emir déchu sur le trône et c’est son petit-fils, Abdour-Rahman, qui va réussir à unir le pays sous son autorité, jeter les fondements d’un Etat moderne et rester le fidèle allié de l’Angleterre. Et le Grand Jeu se termine avec la défaite des Russes contre les Japonais et l’entente anglo-russe de 1907.
Mais pas pour Barry. Et c’est là où cela devient intéressant: le Grand Jeu, dit Barry, recommence de plus belle après la deuxième guerre mondiale. La Russie est toujours là. Mais une autre grande puissance maritime, c. à d. mondiale, a remplacé l’Angleterre, c’est l’Amérique. On comprend mieux pourquoi Blair colle tellement au cul de Bush. L’Amérique n’est qu’un avatar de l’Angleterre. C’est la puissance anglo-saxonne qui continue. Et aujourd’hui elle a gagné, définitivement semble-t-il. Je trouve cela bien dommage.

73) n° 1134 Irwin Porges: Edgar Rice Burroughs, the Man who created Tarzan, édit. Brigham Young University Press, Provo, Utah, 1975.
74) n° 3230 Francis Lacassin: Tarzan ou le Chevalier crispé, édit. Christian Bourgeois, 10/18, Paris, 1971.
75) n° 1604 Francis Lacassin: A la Recherche de l’Empire caché, édit. Julliard, Paris, 1991.
76) n° 3144 Edgar Rice Burroughs: Tarzan of the Apes, édit. A. L. Burt Company, New-York, 1914.
77) n° 3145 Edgar Rice Burroughs: Tarzan the Untamed, illustr. J. Allen St. John, édit. A. C. McClurg & Co, Chicago, 1920.
78) n° 1135 Edgar Rice Burroughs: Tarzan and the Jewels of Opar, édit. A. L. Burt Company, New-York, 1918.
79) n° 1136 Edgar Rice Burroughs: The Son of Tarzan, illustr. J. Allen St. John, édit. A. L. Burt Co, New-York, 1918.

La monumentale étude consacrée par Irwin Porges à Burroughs et son oeuvre commence avec une introduction signée Ray Bradbury. Ce grand de la science fiction se rappelle un été de folie en 1930 à Waukegan, Illinois, quand il avait dix ans. Tout le monde le fuyait, raconte-t-il, ses parents, son frère, tous ses copains. Il était devenu un vrai cauchemar pour son entourage. La faute aux bouquins d’ Edgar Rice Burroughs qu’il avalait les uns après les autres. Il ne parlait plus que de Tarzan ou de John Carter, le Seigneur de Guerre de Mars. Le jour il grimpait dans les arbres, s’entretenait avec Tarzan et June et Cheetah et le lion Numa et l’éléphant Tantor. La nuit il avait des cauchemars peuplés par les monstres de Mars.
Cela me rappelle des souvenirs à moi aussi. Je n’ai pas connu dans mon enfance les romans de Burroughs, mais uniquement les bandes dessinées qui les illustraient. A douze, treize ans, j’achetais toutes les semaines le journal Tarzan qui paraissait alors en France (de septembre 1946 à mai 1952 pour être exact). Et j’étais fasciné moi aussi par la vie dans la jungle, les animaux féroces, les tribus sauvages encore plus féroces et les terribles sorciers. Tarzan était reproduit en première page, en couleurs. Les pages intérieures étaient en noir et blanc. On y trouvait Mandrake le Magicien et puis la Chauve Souris toujours accompagnée de son Robin. Je me rappelle une scène qui m’avait bouleversé: le grand ennemi de la Chauve Souris, l’incarnation du mal, se trouve dans un salon en face de son gorille, une armoire à glace à tête d’oiseau, qui tient dans ses bras un petit chaton. Son patron lui demande de lui donner le petit chat, fait semblant de le caresser, en réalité lui tord le cou et le repose sur le canapé. Le gros malabar reprend son chat, puis s’aperçoit qu’il est mort. Je n’ai pas oublié le regard épouvanté qu’il jette à son patron et le sentiment d’horreur que j’ai éprouvé moi-même. La dernière page était en couleur elle aussi. Et je me souviens très bien qu’un jour y est arrivé, venant d’une autre planète, enfermé dans une capsule, le bébé qui allait devenir Superman et que recueillent, plantés dans un champ comme les paysans de l’Angélus de Millet, deux braves fermiers du Middle West. Comme j’ai encore un autre souvenir très précis: le jour où je marche sur les trottoirs de Haguenau, plongé dans la lecture du Tarzan que je viens d’acheter, et que le curé Brandt de la paroisse Saint Georges, m’accoste et sur son ton doucereux de futur chanoine, me demande: «ça t’intéresse, ça?» Et moi qui lui répond: «oui, Monsieur le curé» Et alors je le vois lever les yeux au ciel, se disant sûrement en son intérieur: mon Dieu, un garçon si intelligent, si pieux, si prometteur, il faut que j’en parle à sa mère!
Qu’est-ce que ce Burroughs a fait pour nous rendre tous fous, dit encore Ray Bradbury, moi et des millions de garçons à travers le monde? Ce n’était pas un écrivain, ce n’était pas un penseur. Nous lisions aussi Kipling, Jules Verne, Wells. Nous avons aimé le Livre de la Jungle, bien sûr, mais il ne nous a pas excité de la même manière. Nemo, dans son sous-marin tout au fond de la Mer des Sargasses, joue du piano sur son orgue. Très romantique, très moraliste, très ennuyeux. La supériorité de Burroughs c’est l’irrationnel, c’est la couleur du sang qui coule dans les veines de Tarzan et qui coule sur les dents du gorille, du lion et de la panthère noire, c’est aussi le monde exubérant de la planète Mars. Pour Francis Lacassin c’est le mythe qui fait le succès de Tarzan, le mythe le plus célèbre du monde: 26 romans tirés à 90 millions d’exemplaires et traduits en 31 langues, 42 films diffusés dans une centaine de pays, plus de 12 000 bandes dessinées. Des mythes, devrait-on dire, car il y en a plusieurs, dont certains trouvent leur origine - je l'ai déjà dit - chez Haggard ou Kipling, l’enfant trouvé, l’enfant abandonné, l’enfant sauvage, la domination de l’homme sur les animaux, le retour à la nature, l’innocence de la nature par rapport à la vie citadine, moderne, le justicier, les civilisations perdues, les trésors (Ophir devient Opar), etc. On pourrait continuer longtemps comme cela. D’ailleurs Burroughs était probablement conscient de ce qu’il faisait. La biographie d’Irwin Porges montre que c’était un formidable businessman. Et il savait ce qui pouvait plaire au public.
Mais en même temps cet homme d’argent était aussi doué d’une incroyable imagination. Car il ne faut pas être obnubilé par Tarzan. Burroughs a continué à publier les aventures de Tarzan parce qu’on le lui demandait. Lui-même aurait certainement préféré le tuer une fois pour toutes, comme Conan Doyle avait essayé de tuer Sherlock Holmes. Mais je suis certain qu’il a éprouvé beaucoup plus de plaisir à inventer son épopée martienne. Sur Mars il n’avait plus besoin de tenir compte d’aucune réalité terrestre. Plus de limite à la création d’un monde foisonnant. On passe du roman d’aventures fantastique au roman d’aventures de science-fiction. Je les ai presque tous, les Romans de Mars: n° 2094 A Princess of Mars (1917 - 1ère édit.), n° 1137 The Gods of Mars (1918), n° 1138 The Warlord of Mars (1919 - 1ère édit.), n° 2488 Thuvia, Maid of Mars (1920), n° 2502 The Chessmen of Mars (1922), n° 1139 The Mastermind of Mars (1929), n° 2416 Swords of Mars (1936 - 1ère édit.), n° 1164 John Carter of Mars (1964), n° 2037 Llana of Gathol (1948 - 1ère édit.).
L’auteur du Seigneur des Anneaux dit quelque part: «Le créateur d’histoires est en réalité le créateur d’un monde secondaire dans lequel votre esprit peut entrer. A l’intérieur de ce monde tout est vrai car conforme aux lois de ce monde. Vous y croyez donc tant que vous êtes vous-même à l’intérieur de ce monde. Si vous n’y croyez plus, le charme est rompu. La magie, l’art du conteur ont failli. Vous êtes de retour dans le monde primaire et vous regardez ce petit monde secondaire avorté de l’extérieur». Tolkien a voulu renforcer la réalité, la vérité du monde qu’il avait créé, en lui donnant de la profondeur, une mythologie, des légendes, des langues, des écritures, une histoire. Je ne suis pas certain que c’est cela qui compte. Quand on entre dans ce genre d’histoires c’est qu’on est de toute façon prêt à y croire. On est forcément un adepte de la secte de «l’Empire Caché». Ce qui me paraît beaucoup plus important c’est qu’une fois entré, on y reste parce qu’on y est retenu par l’histoire, fasciné par l’imagination. On arrive toujours au même mystère, le mystère de l’imagination. Burroughs en était drôlement pourvu. Et si cet homme avait du génie, c’est dans les histoires de John Carter, le Seigneur de la Guerre de Mars qu’il faut le chercher. Et si cet homme d’argent avait une âme romantique malgré tout c’est dans cette image de John Carter qu’il se découvre quand celui-ci, revenu sur la Terre, lève la tête vers le ciel dans les nuits froides et claires de l’hiver du Middle West, pour regarder avec nostalgie le disque rouge de la planète Mars. Ecoutons encore Ray Bradbury:
«His greatest gift was teaching me to look at Mars and ask to be taken home».

(2003)