Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 3 : Notes de lecture, 11: Trois écrivains germanophones

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(Keller, Storm, Droste-Hülshoff)

1) n° 0068 à 71 Gottfried Keller: Ausgewählte Werke, Tomes 1 à 3: Der grüne Heinrich, Tome 4: Züricher Novellen - Die Leute von Seldwyla - Ausgewählte Gedichte, édit. Schlüter et Co, Leipzig, 1926.
2) n° 0072 Hans Schumacher: Ein Gang durch den grünen Heinrich, édit. Insel Taschenbuch, 1976.


Trois écrivains de langue allemande ont marqué le temps de mon adolescence: le Suisse Gottfried Keller, l’Allemand du Nord Theodor Storm et la poétesse de Westphalie Annette von Droste-Hülshoff. J’ai déjà dit l’importance qu’a eu Keller pour m’aider à sauter définitivement le pas au moment où j’étais de toute façon prêt à me détacher de la foi de mon enfance.

Gottfried Keller

Mais le grüne Heinrich est plus que cela. C’est un véritable monument de la littérature allemande du XIXème siècle. Un brillant roman de formation, mais qui a en même temps un caractère autobiographique et qui est une véritable confession de Gottfried Keller lui-même. Ce qu’on y lit ce n’est pas simplement la formation du héros du roman, Heinrich Lee, mais c’est aussi toute l’évolution de la pensée et de la personnalité de son auteur.
Même si on pourrait résumer toute l'histoire en une phrase: Heinrich Lee quitte son village suisse pour Munich où il cherche à devenir peintre, s’aperçoit après quelques années qu’il s’est trompé, prend le chemin du retour, s’arrête au fameux château où il rencontre la Dorothée qui ne croit pas à une vie après la mort et rentre finalement chez lui pour trouver sa mère sur son lit de mort.
Hans Schumacher est un écrivain suisse, admirateur de Keller, et qui avait commenté le livre à la radio de Zurich dans les années 70. Grâce à lui j'apprends que Keller avait publié une première version dans sa jeunesse (en 1854) à laquelle il avait commencé à travailler dès son retour de Munich, en 1843, mais qu’il avait entièrement repris son texte plus tard et que celui que je connaissais était cette deuxième version que Keller voulait définitive et qui avait paru en 1879 (Keller avait alors 60 ans). L’analyse de Schumacher est intéressante parce qu’elle met en lumière la dialectique qui imprègne toute l’oeuvre, cette opposition entre matière et esprit, entre réalisme et idéalisme, entre sensualité et sensibilité, avec laquelle tout un chacun d’entre nous doit se battre, pour trouver le juste équilibre, l’équilibre du bonheur.
Cette dialectique Schumacher la voit déjà dans la relation des origines: père originaire de la campagne, de la terre, qui va vers la ville qui pour Keller est synonyme d’esprit, et mère, fille de pasteur, donc empreinte de spiritualité et qui, au contraire, se passionne pour le matériel, le concret: les travaux manuels et ménagers.
Même opposition dans ses amours. Avant même de partir vers la grande ville, adolescent encore, il rencontre deux amours: Anna, la vierge, la pure, et Judith, la femme, l’impure. La description d’Anna est mièvre, romantique, promenades chastes et colliers de fleurs. Et pourtant c’est d’elle que Heinrich Lee se croit éperdument amoureux (heureusement elle meurt prématurément). Alors que Judith est plantureuse, dotée de seins généreux. Il y avait une scène superbe, nous dit Schumacher, dans la première version que Keller a été amené bêtement à supprimer à cause de la pruderie de l’époque. Voici la scène (la nuit est tombée; Heinrich et Judith entrent dans la forêt):
«Nous longions le ruisseau à la surface duquel flottait un mystérieux et changeant réseau d’ombres et de lumières. Soudain, à ma grande stupeur, Judith me quitta et disparut dans les broussailles. Je continuai à avancer pendant cinq minutes sans rien entendre d’autre que le ruissellement du courant et le frémissement des arbres. J’avais l’impression que Judith s’était dissoute et fondue dans la nature et que ses éléments m’entouraient d’une manière fantomatique et moqueuse. C’est ainsi que j’arrivai à proximité de la grotte des esprits... Sur les rochers étaient étendus des vêtements, d’abord une chemise blanche, que je ramassai toute chaude encore, comme s’il s’agissait d’une enveloppe terrestre dont l’âme venait de s’échapper. Je n’entendais toujours aucun son, ni ne voyais aucune trace de Judith et mon inquiétude commençait à croître car le silence de la nuit me paraissait rempli d’une intention démoniaque. Au moment où je m’apprêtai à appeler Judith par son nom, je perçus des sons étranges, d’abord comme des soupirs, puis des bribes de chant, enfin un chant véritable, vieille chanson allemande. Et puis à force de tendre l’oreille je découvris une forme blanche, indistincte, qui se déplaçait dans l’ombre derrière le rocher... Après avoir, pendant un moment, perdu conscience de toute réalité, je vis soudain Judith nue venir à moi. Elle était dans l’eau jusqu’à sa poitrine. Elle se mouvait en arc de cercle et moi, comme l’aiguille d’un aimant, je suivais son mouvement. Alors elle sortit de l’ombre du rocher et parut brusquement éclairée par la lune. En même temps elle atteignit la rive et émergeait de plus en plus de l’eau qui ruisselait de ses hanches et de ses genoux. Elle mit son pied blanc et mouillé sur les cailloux secs, me regardait et moi je la regardais aussi. Elle n’était plus qu’à trois pas et resta un moment immobile. Je vis chacun de ses membres distinctement dans la lumière blanche, mais comme mystérieusement agrandis, embellis, comme s’il s’agissait d’une ancienne statue de marbre plus grande que nature. Sur ses épaules, ses seins et ses hanches l’eau scintillait dans la nuit, mais plus étincelants encore étaient ses yeux qui étaient fixés silencieusement sur moi. Puis elle leva les bras et avança vers moi. Mais moi traversé de frissons et rempli de respect je reculai, comme un crabe, à chaque pas qu’elle fit dans ma direction, sans la quitter des yeux. C’est ainsi que j’entrai sous les arbres jusqu’à être arrêté par les buissons de mûres sauvages».
Schumacher prétend que ni Anna ni Judith ne correspondent à des femmes réelles, autobiographiques. Pourtant on verra qu’à la fin Heinrich Lee rencontre à nouveau Judith et qu’elle joue un rôle tellement important pour lui qu’on a peine à croire qu’elle n’ait pas joué le même rôle dans la vie de Gottfried Keller.

Autre opposition à résoudre: celui du rôle dans la société. Choisir la vie d’artiste c’est aussi, en quelque sorte se marginaliser. D’ailleurs le jeune Heinrich avait été exclu de son école et s’était senti traité d’une manière injuste par ce qui représentait pour lui ce que l’on appellerait aujourd’hui le «système». Alors abandonner le métier de peintre c’est aussi revenir s’intégrer dans ce système, dans la société. Cela ressort très clairement du roman: au moment où il revient dans son pays celui-ci est en pleine évolution: après 500 ans de confédération entre cantons souverains la Suisse devient un Etat fédéré. Heinrich Lee en est enthousiasmé et veut vivre pleinement son rôle de citoyen: «Je traversai le Rhin et mis le pied sur le sol de mon pays au moment où celui-ci retentissait de cette agitation politique qui se termina par la transformation d’une confédération d’Etats vieille de cinq cents ans en un Etat fédératif... Je décidai de faire le reste de mon voyage à pied... Tout le pays reposait dans une vapeur bleue, où resplendissait l’éclat d’argent des chaînes de montagnes, des lacs et des fleuves, et le soleil se jouait sur la jeune verdure couverte de rosée. Je voyais dans toute leur richesse les formes de ma patrie, paisibles et horizontales dans les plaines et les eaux, escarpées et audacieusement dentelées dans la montagne... Je tenais la beauté pour un mérite historique et politique, comme si elle était due à un acte patriotique du peuple... une beauté synonyme de liberté... Je fus saisi du désir exalté de m’armer au combat en tant qu’individu, partie et reflet de l’ensemble, et de me forger au milieu de la lutte, avec mes forces vives, une personnalité vigoureuse et vivante, résolue à parler et agir.»
Le philosophe suisse Denis de Rougemont qui a pendant toute sa vie milité pour une Europe fédérée, nous explique en détail «comment se forme une fédération, comment elle fonctionne et comment on y vit» (voir n° 1834 Denis de Rougemont: La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux, édit. L’Age d’Homme - Pocket Suisse, Lausanne, 1989). Et c’est vrai - Rougemont nous le rappelle - que la Suisse est de création récente. Même si l’origine est ancienne: le fameux serment de 1271 qui lie entre eux les trois cantons d’Uri, de Schwyz et d’Unterwalden. Les trois cantons entourent le lac des quatre cantons - le quatrième sera Lucerne qui viendra s’y associer un peu plus tard - et Uri et Schwyz commandent le col de Saint Gotthard, essentiel pour le passage vers l’Italie, ce qui explique pourquoi ils étaient choyés par les monarques du Saint Empire germanique et disposaient des mêmes libertés que les fameuses villes libres d’Allemagne (comme la Décapole alsacienne). Un phénomène remarquable d’ailleurs que ces villes libres qui ont fleuri dans tout l’Empire. Une expérience précoce de démocratie et d’esprit républicain. Même si cette démocratie ne s’étendait pas à l’ensemble de la population et restait limitée aux métiers et aux bourgeois. Il est donc d’autant plus étonnant - on le verra plus loin - que les idées démocratiques ont eu tellement de mal à s’imposer en Allemagne au XIXème siècle. Au contraire de la France qui était pourtant gouvernée depuis le Moyen-Âge par des rois et des aristocrates! En assistant l’autre jour à une réunion dans la salle de conseil d’une mairie lorraine j’ai pu lire le texte d’un de ces accords de jumelage entre communes d’Europe et m’apercevoir qu’on s’y référait à l’esprit des anciennes communes de la fin du Moyen-Âge et qu’on y voyait «la source de notre civilisation occidentale». Il faut croire qu’en Suisse au moins l’esprit égalitaire des premiers cantons qu’on appelait Waldstätten, c. à d. communes forestières, n’a jamais complètement disparu et qu’on l’a même nourri avec le mythe du fameux Guillaume Tell, un héros qui n’a jamais existé (voir n° 2597 Jean-François Bergier: Guillaume Tell, édit. Fayard, Paris, 1988). Et qu’on a toujours éliminé systématiquement tout citoyen qui cherchait à s’élever au-dessus des autres. Denis de Rougemont raconte que lors de sa première leçon d’instruction civique l’instituteur a commencé son discours en disant: «En Suisse on est tous égaux. C’est pas parce qu’il y en a qui s’amusent à mettre un de devant leur nom qu’il faut qu’ils se croient plus que les autres.» A la fin de la leçon, dit encore de Rougemont, mes vingt camarades qui avaient parfaitement compris, m’ont foutu la plus grande raclée de ma vie. Voilà encore une raison de plus pour que je me sente si bien dans ce pays (en plus du plaisir d’entendre les sons d’une langue qui est si proche de mon parler maternel).
Mais revenons à l’histoire. Au cours des siècles d’autres cantons viennent rejoindre les cantons fondateurs de la Suisse centrale. Mais les accords se limitent à l’assistance mutuelle en cas de danger. Il y a bien une Diète où les délégués des cantons se réunissent une fois par an mais les cantons restent souverains et il n’y a ni constitution ni gouvernement central.
Ce qui va faire bouger les choses ce sont les conflits entre la France et les autres pays européens. Dès 1798 le Directoire proclame une République helvétique, Napoléon dit aux Suisses qu’il se fout de leur neutralité et leur fauche Genève, le Valais et le Jura vaudois. Et après la défaite définitive de Napoléon c’est l’armée autrichienne qui occupe la Suisse. Même si en 1815 l’ensemble des Nations européennes reconnaît et garantit la neutralité et l’inviolabilité de leur territoire, les Suisses commencent à s’interroger sérieusement. Mais il faut encore trente ans et une courte guerre de sécession engagée par les cantons catholiques de la Suisse centrale contre les cantons protestants de la périphérie pour que les Suisses acceptent de sauter le pas. Au printemps 1848 la Diète décide de demander à une commission de préparer une constitution. Celle-ci est acceptée et proclamée à l’automne de la même année. Denis de Rougemont cite les principaux articles de cette constitution qui devraient nous intéresser aujourd’hui alors que l’on discute sans fin entre souverainistes et fédéralistes européens:
Article 1er - Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance, forment dans leur ensemble la Confédération suisse.
Article 3 - Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la constitution fédérale, et comme tels ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.
Article 5 - La Confédération garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans les limites fixées par l’Article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple, etc.
Article 7 - Toute alliance particulière et tout traité d’une nature politique entre cantons sont interdits (problème du fameux noyau dur que l’on évoque souvent dans l’Union européenne d’aujourd’hui).
Article 8 - La Confédération a seule le droit de déclarer la guerre... ainsi que de faire avec les Etats étrangers des alliances et des traités, notamment de péage et de commerce.
On a donc conservé le mot «souverain» et même le mot «confédération», par esprit de conciliation - ou par hypocrisie? - , tout en sachant parfaitement que, par la suite, de plus en plus de pouvoirs allaient passer au Gouvernement central, c. à d. à l’Etat, un Etat qui était bien fédéral!
Je ne sais pas si Gottfried Keller qui, en réalité, est rentré déjà fin 1842, a vraiment participé à tout ce remue-ménage politique dans son pays, mais il est probable qu’il ait suivi avec sympathie le combat des démocrates allemands. La romancière et historienne Ricarda Huch qui analyse en détail les hommes et les idées qui ont remué l’Allemagne au milieu du XIXème siècle (voir n° 2782 Ricarda Huch: 1848, die Revolution des 19. Jahrhunderts in Deutschland, édit. Atlantis, Zurich, 1944) dit que Keller a tout de suite compris que les idées de Feuerbach - dépose de Dieu de son piédestal - pouvaient se transposer au plan politique où elles deviennent renversement des despotes et introduction de la république.

Revenons donc à Heinrich Lee. Dernier combat, dernière opposition à résoudre: théisme ou athéisme? Sur ce plan-là la solution choisie par Keller paraît très claire. C’est l’athéisme (même si certains auteurs parlent d’agnosticisme). Et l’auteur n’a pas rencontré de Dorothea Schönfund comme son héros Heinrich Lee. Il est arrivé à sa conviction par sa propre raison même s’il a été influencé - c’est indéniable - par un philosophe qui a marqué son temps, Ludwig Feuerbach. Celui qui a dit: Ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image, ce sont les hommes qui ont créé les dieux à leur image à eux. Dans le roman on l’appelle le philosophe vivant (sa Nature du Christianisme date de 1841 et c’est au cours de l’hiver 1848-49 que Keller assiste à ses leçons à Heidelberg). Un philosophe, dit Heinrich Lee, qui ne traite exclusivement que de ce seul problème qu’il tourne et retourne sans cesse, dans une langue classique, monotone, accessible à l’entendement commun, et malgré tout passionnée. Dans une lettre à un ami, datée du début 1849 et citée par Schumacher, G. Keller écrit: «Pour moi la question essentielle est celle-ci: est-ce que le monde, est-ce que la vie, après Feuerbach, sont devenus plus prosaïques, plus communs? A ce jour la réponse me paraît évidente. C’est non. Tout au contraire, tout devient plus clair, plus sérieux, mais aussi plus ardent et plus sensuel.» Et dans une autre lettre, toujours citée par Schumacher: «Le monde m’est devenu bien plus beau et plus profond, la vie plus intense et plus précieuse, la mort plus sérieuse et plus troublante en ce qu’elle exige de moi que je mette toute ma force à remplir mon devoir, à purifier et à satisfaire ma conscience, car je n’ai plus aucune chance de me rattraper par ailleurs.» C’est en écho à ces réflexions que le comte parle en ces termes de sa pupille Dorothée dans Henri le Vert: «La lumière du soleil lui paraît mille fois plus belle qu’aux autres hommes, l’existence de toutes choses lui paraît plus sacrée, comme la mort elle-même, qu’elle prend très au sérieux, sans pourtant la craindre. Elle s’est habituée à penser à elle, à toute heure de la journée, au milieu de la joie et du bonheur, à se rappeler que nous devrons un jour prendre congé, sans plaisanter, et pour toujours. L’existence transitoire de notre personnalité, sa rencontre avec d’autres choses animées ou non, tout aussi temporaires, cette danse des vivants qui apparaissent soudain dans la lumière de ce monde, et puis disparaissent, tout cela a pour elle un aspect léger, tendre, de tristesse et puis de joie...»
Il y a une coloration bouddhiste dans cette très belle tirade. Mais il n’y pas de renaissance chez Keller. Ni aucune mystique, aucun panthéisme. Que Dieu existe ou n’existe pas ni Dorothée ni Heinrich Lee n’en ont cure. C’est la non-vie après la mort qui leur importe. C’est là la poésie qui embellit leur vie.
Et pourtant le jeune Keller n’a pas dû accepter cette conception avec autant de sérénité. Dans la première version Hermann Lee se suicide, comme le Werther de Goethe. Mais alors que les Souffrances du Jeune Werther ne sont que souffrances d’amour d’un jeune homme trop exalté qui arrivent même à faire pleurer, dit-on, Napoléon et déclencher une épidémie de suicides dans toute l’Europe, le désespoir de Heinrich Lee est d’un autre ordre: sentiment de l’échec, ruine de ses espoirs artistiques, perte de la foi et de la religion de son enfance, décès de sa mère et culpabilité et regret de l’avoir déçue et peut-être d’avoir provoqué sa mort. Je crois - et je me base pour dire cela sur ma propre expérience - que l’on ne vit pas ses échecs de la même manière à vingt ans que plus tard à la maturité. A vingt ans on se sent coupable d’avoir échoué, on se sent amoindri, humilié, il nous manque l’assurance. On ne sait pas encore qu’un échec n’entame pas notre personnalité mais, au contraire, la fortifie.
Dans la deuxième version de Henri le Vert, la version plus tardive, la version définitive, le désespoir du jeune homme est d’ailleurs toujours présent. Mais il y a une évolution importante. Judith réapparaît. Lors d’un pèlerinage dans la vallée où le jeune Heinrich s’était promené avec elle, il l’aperçoit soudain dans les hauteurs, sur un sentier de rocaille, comme sortie des rochers tel un esprit de la montagne. Et Judith va lui redonner espoir et courage et lui accorder le pardon que sa mère n’a pas pu lui donner. Car elle est à la fois celle qui remplace sa mère et celle qui réveille sa sensualité et son appétit de vivre. Elle est sa rédemption.
Je ne prétends pas être un grand connaisseur de Goethe et je n’ai jamais lu son Wilhelm Meister dans son entièreté. Et pourtant il me semble que ce roman que l’on considère comme l’archétype du roman de formation (voir n° 0041 Goethe: Werke, tome 4: Die Leiden des jungen Werther - Wilhelm Meisters Lehrjahre, édit. Insel Verlag, Francfort, 1970) n’a pas la force et la simplicité du roman de Keller. Wilhelm est un faible, soumis à toutes les influences, et ne donne guère l’impression d’avoir un caractère bien forgé et formé à la fin du livre. Goethe prend de nombreux chemins de traverse, nous fait part de sa passion pour le théâtre, et même si on ne s’ennuie jamais avec Goethe - tellement ses observations sont pertinentes et son intelligence perce de partout - on n’a guère l’impression (soyons modeste, je n’ai guère l’impression) qu’on puisse y trouver un véritable fil conducteur.
Alors que Henri le Vert est une oeuvre homogène dans laquelle un écrivain dévoile tout son être, ses sentiments, sa pensée, et dont le héros suit un chemin dont les détours sont nombreux peut-être mais qui mène quelque part, un but, un accomplissement. Ce roman, aurait dit Gottfried Keller (toujours d’après Schumacher), est le roman de ma destinée...


3) n° 0121-22 Theodor Storm: Sämtliche Werke, introduction par Thomas Mann, édit. Th. Knaur Nachf., Berlin, 1930.

Il y a quelque temps j’ai acheté le dernier roman de John Le Carré, Absolute Friends (voir n° 3371 John le Carré: Absolute Friends, édit. Hodder & Stoughton, Londres, 2004). C’est la première fois que je lisais l’un de ses romans. Je ne suis pas un fanatique des romans d’espionnage. Ce titre-là je l’avais surtout acheté parce que je pensais me délecter de ses imprécations contre Bush et Blair. Sur ce plan-là je n’ai pas été déçu. Visiblement Le Carré n’aime pas «l’hyperpuissance qui traite le reste du monde comme sa propriété» ni son premier ministre dont le seul rôle est «de lui donner une touche de respectabilité». Ce qui oblige son héros, Ted Mundy, de travailler pour un Américain envoyé par la CIA que son chef lui présente comme un ancien des Services Secrets, employé maintenant par un «politically motivated group of corporate empire builders - oil chaps - with strong attachment to the arms industry - very close to God». Et puis soudain la surprise: Ted Murphy qui a eu à Oxford un professeur d’allemand qu’il vénérait, cite le fameux poème de Goethe, ce poème que j'appelle poème de la sérénité, Über allen Gipfeln ist Ruh (qu’il traduit par: Over all the mountains is peace... but wait, soon you too will be at rest).
Voici le texte complet:
Über allen Gipfeln
Ist Ruh,
In allen Wipfeln
Spürest du
Kaum einen Hauch;
Die Vögelein schweigen im Walde.
Warte nur, balde
Ruhest du auch.
Et puis quand Ted Murphy arrive à Husum, il se souvient qu’il s’agit de la ville natale de Theodor Storm et se remémore le titre d’une de ses nouvelles: the Rider on the white Horse. Or cette nouvelle, dont le titre allemand est der Schimmelreiter, je m’en souviens parfaitement. Je l’avais lue dans ma jeunesse. Une légende du Schleswig-Holstein, un pays toujours sous la menace de la mer du Nord et protégé par des digues. Des digues qui rompent quelquefois, entraînant mort et désolation. Le Cavalier au cheval blanc apparaît lorsqu’il y a danger. C’est le comte Hauke, noyé avec femme et enfant, lors du terrible raz de marée de 1753.
Les nouvelles comme la poésie de Storm sont empreintes d’une profonde mélancolie. Probablement celle de son pays natal. Voici comment il décrit Husum:
Am grauen Strand, am grauen Meer
Und seitab liegt die Stadt;
Der Nebel drückt die Dächer schwer,
Und durch die Stille braust das Meer
Eintönig um die Stadt.
Es rauscht kein Wald, es schlägt im Mai
Kein Vogel ohne Unterlass;
Die Wintergans mit harrem Schrei
Nur fliegt in Herbstesnacht vorbei,
Am Strande weht das Gras.
Doch hängt mein ganzes Herz an dir,
Du graue Stadt am Meer;
Der Jugend Zauber für und für
Ruht lächelnd doch auf dir, auf dir,
Du graue Stadt am Meer.
(La côte est grise, la mer est grise - Au loin s’étend la ville - Un brouillard lourd pèse sur ses toits - Le silence n’est rompu que par - Le mugissement monotone de la mer. - Nulle forêt alentour, nul oiseau - Qui chante pour annoncer le mois de mai - L’oie sauvage, seule, appelle, la nuit - Lorsqu’elle passe très haut dans le ciel d’automne - Sur la côte seule l’herbe remue au vent - Et pourtant te chérit mon coeur - Oh, ville grise du bord de mer - Le rêve de ma jeunesse reste encore - Souriant, heureux et tourné vers toi - Oh, ville grise du bord de mer).
Le Schimmelreiter est sa dernière nouvelle, parue en 1888, alors que Storm était âgé de 71 ans. Le début est déjà superbement sinistre. Un voyageur solitaire chevauche, au crépuscule, le long d’une digue du pays frison. La mer déchaînée lance ses vagues fracassantes jusqu’au sommet de la digue, couvrant cheval et cavalier d’une écume grise. Déjà on ne distingue plus l’horizon, la mer et le ciel se confondent, la lune pâle est traversée de nuages noirs. La tempête pousse des nuées de corneilles et de mouettes, qui croassent et qui crient, vers l’intérieur des terres. Le froid était tel, racontera l’homme plus tard, que j’avais du mal à tenir les rênes. Pas d’âme qui vive. Rien que le cri des oiseaux lorsque de leurs ailes ils nous frôlaient, moi et ma monture, et le déchaînement du vent et de la mer. Soudain je crois apercevoir au loin une forme sombre, indistincte, silencieuse. Un cavalier sur un cheval blanc, efflanqué, un manteau flottant autour de ses épaules. Et puis au moment où il me croise deux yeux brûlants me fixent au milieu d’une face pâle. Et soudain un frisson me parcourt. Je n’avais entendu aucun son, ni souffle, ni bruit de sabot...
Ce cavalier fantôme c’est Hauke Haien, un homme qui dès sa jeunesse s’était passionné pour les digues et leur technique, un homme ambitieux, travailleur, mais jalousé par les autres. Et qui moitié par sa faute, moitié par celle des autres qui refusent de suivre ses indications, va perdre sa femme et sa fille lors du grand raz de marée du siècle dernier et va se précipiter lui-même avec son cheval dans les flots. Cette nouvelle, je viens de la relire et je la trouve plus prenante que jamais, une histoire dramatique, dont tous les personnages sont bien typés, paysans frustes et durs, Frisons du Nord, moitié païens encore car l’histoire est aussi pleine de mystère et toute parsemée de lambeaux de légendes nordiques (Il y a une vieille, un peu sorcière, flanquée d’un énorme chat angora, comme l’ancienne déesse Freya dont le chat était l’animal familier, et qui maudit Hauke qui, par accident, a tué son chat. Le fameux cheval blanc a été trouvé par Hauke au marché, efflanqué, malade, et acheté à un gitan qui a un rire sardonique une fois la vente conclue. Auparavant les valets de Hauke avaient vu, un soir, au clair de lune, sur les bancs des îlots de sable découverts par la mer, une forme qui ressemblait à un cheval. Après avoir rejoint l’île en barque ils n’y trouvent que des ossements blanchis. Ossements qui ont mystérieusement disparu le jour où le cheval de Hauke est arrivé à l’écurie. De là à penser que ce cheval qui ne laisse personne le monter si ce n’est son propriétaire, est un cheval diabolique et que Hauke a conclu un pacte avec le diable... Hauke a une fille, simple d’esprit, qui a des visions et qui, effrayée, affolée, se cache dans le sein de Hauke lorsqu’il l’emmène galoper sur la digue, comme l’enfant du Roi des Aulnes. Et ses visions annoncent la fin tragique de l’histoire...). Keller reprochait à Storm, paraît-il, de mettre trop de superstitions dans ses histoires. Et Thomas Mann qui préface ses oeuvres, dit de Storm qu’il est encore tout imprégné de la religion païenne des anciens Germains. Mais c’est justement cela, me semble-t-il, qui, par sa coloration fantastique, donne toute la poésie à la nouvelle.
Storm ne croyait pas plus que Keller à une vie après la mort. Mais la mort est partout présente dans ses contes. Il se croyait pourtant fort. Il était fier. Dans un de ses poèmes il affirme:
«Der Eine fragt: Was kommt danach?
Der Andre: Ist es recht?
Und also unterscheidet sich
Der Freie von dem Knecht.»
(L’un demande: Qu’y a-t-il après? - L’autre se demande ce qui est juste. - C’est ainsi que se distinguent entre eux - Le valet et l’homme libre.)
Et lorsque les Danois, profitant des troubles qui agitent l’Allemagne pendant son unification, annexent une grande partie du Schleswig-Holstein, plutôt que d’accepter les nouveaux maîtres, Storm quitte son pays bien-aimé pour la Prusse. Et pourtant, lorsqu’à 69 ans (mon âge aujourd’hui), son médecin lui annonce (je veux la vérité, docteur!) qu’il a un cancer à l’estomac, il craque, s’effondre complètement, ne peut plus écrire. Au point que son frère qui est médecin, tient un conseil factice avec deux collègues et lui annonce que tout est faux et qu’il n’a qu’un mal bénin. Et Storm le croit aussitôt, continue son Schimmelreiter et le mène à son terme. Son chef d’oeuvre est le résultat d’une illusion charitable. C’est Thomas Mann qui raconte cette histoire. Mais cela ne fait rien. Cela montre simplement que les meilleures résolutions ne résistent pas toujours à l’épreuve de la réalité, car l’homme est faible. Et puis derrière tout cela il y avait peut-être aussi, comme le dit Thomas Mann, une incroyable volonté de vivre et de terminer son oeuvre (ce qui est cocasse c’est que Thomas Mann lui-même a été opéré en 1946 à Chicago d’une tumeur au poumon, que les médecins et son entourage lui ont caché qu’elle était cancéreuse et que lui-même n’a pas cherché à connaître la vérité. C’est dans une récente biographie de Madame Thomas Mann que j’ai lu cet épisode).
En tout cas on comprend mieux alors pourquoi le cancer joue un si grand rôle dans une autre des nouvelles tardives de Storm: Bekenntniss (confession) qui date de 1887. Un médecin, un gynécologue, découvre une maladie mortelle chez sa femme (carcina, probablement cancer de l’utérus). Elle souffre terriblement, ne supporte pas la douleur, supplie son mari de l’aider à mourir. Celui-ci, après avoir longtemps résisté, accepte. Puis sa femme morte, il découvre dans une revue médicale qu’il a négligé de lire que celui qui était son maître à l’Université, vient de mettre au point une méthode pour opérer la maladie, opération qu’il exécute lui-même, avec succès, sur une autre malade et se considère ainsi doublement assassin...
Pour me reposer de ces histoires tristes j’ai relu une de ses premières nouvelles, celle qui l’a fait connaître, Immensee. Une délicieuse histoire d’amour enfantin. Un garçon de dix ans, une fillette de cinq ans. Qui se perdent en forêt en cherchant des fraises. Adolescent le garçon s’en souvient dans un poème:
«... Die Zweige hängen nieder,
Darunter sitzt das Kind.
Sie sitzt in Thymiane,
Sie sitzt in lauter Duft;
... Um ihre braunen Locken
Hinfliesst der Sonnenschein.
... Sie hat die goldnen Augen
Der Waldeskönigin.»
Plus tard quand il est étudiant il lui raconte des histoires, lui récite des poèmes. Mais il pense qu’elle est trop jeune pour qu’il se déclare. Et puis il est pris par sa vie d’étudiant. Et deux ans plus tard il reçoit une lettre. Son Elisabeth se marie. Avec un autre ami d’enfance. Plusieurs années plus tard il revient chez lui. Son ami l’invite dans sa maison au lac (le lac Immensee). Quand elle l’aperçoit elle devient toute blanche. La soirée passe. Ils chantent, parlent de poésie. Et puis ce poème:
«Meine Mutter hat’s gewollt
Den anderen ich nehmen sollt;
Was ich zuvor besessen
Mein Herz sollt es vergessen;
Das hat es nicht gewollt.
Meine Mutter klag ich an,
Sie hat nicht wohlgetan;
Was sonst in Ehren stünde,
Nun ist es geworden Sünde...»
(C’est ma mère qui l’a voulu - que je prenne un autre, que j’oublie celui qui possédait mon coeur, mais mon coeur ne l’a pas voulu - Aujourd’hui j’accuse ma mère, car ce qu’elle a fait n’est pas bien. - Ce qui aurait dû être mon honneur - maintenant, ne peut plus être que péché).
Elisabeth monte pleurer dans sa chambre. Lui, le soir venu, se promène près du lac, y voit briller dans la nuit un grand lys d’eau, veut le cueillir, mais une fois dans l’eau, n’arrive plus à le retrouver. Au petit matin, il fait ses bagages et sort sur le seuil alors que la première alouette monte vers le ciel. Elisabeth apparaît soudain derrière lui. Elle lui dit: «Tu ne reviendras plus. Je le sais. Ne mens pas. Tu ne reviendras plus jamais». Et lui répond: «Jamais».
Vous voyez. Déjà sa première nouvelle est noyée de mélancolie (c’est un vieillard qui se souvient de son amour d’enfance). Mais pourtant elle reste claire, ensoleillée, douce, légèrement sensuelle. Et tout est allusion. Rien n’est dit. C’est là son charme. Il fallait peut-être un Allemand du Nord, un Frison, si proche de ses cousins scandinaves, pour créer une telle oeuvre. Un homme peu prolixe. Un homme «wortkarg» (avare en mots) comme ils disent...
Et moi je suis bien heureux. Heureux de pouvoir apprécier toujours autant ce que j’avais lu pour la première fois il y a près de 50 ans. Apprécier différemment peut-être. Sûrement même. Mais l’important n’est-ce pas de pouvoir se dire qu’à près de 70 ans on est encore captivé par ce qui vous a charmé à 20 ans? Ou alors suis-je déjà retombé en enfance?

Theodor Storm

Annette von Droste-Hülshoff



4) n° 0027 Gedichte von Annette Freiherrin von Droste-Hülshoff, édit. Philipp Reclam junior, Leipzig, 1883.
5) n° 0026 Annette von Droste-Hülshoff: Werke, édit. Carl Hanser, Munich-Vienne, 1984.
6) n° 3367 Margaret Mare: Annette von Droste-Hülshoff, édit. Methuen & Co., Londres, 1965.

Aurai-je autant de chance avec ma poétesse, celle que l’on considère comme la plus grande des poétesses allemandes, la Comtesse Annette von Droste-Hülshoff? La Droste était une aristocrate, enracinée dans sa terre de Westphalie, où elle est née en 1797, dans un des nombreux châteaux qui parsèment la région, en général complètement entourés d’eau (c’est pourquoi on les appelle châteaux aquatiques - Wasserburgen), et qui était habité par sa famille depuis le Moyen-Âge. Qu’une telle sensibilité ait pu naître dans une telle famille tient un peu du miracle. D’autant plus que sa mère était très stricte, bigote, imbue de leur position sociale, qui ne voulait pas que sa fille publie autre chose que de la poésie religieuse, qu’elle l’a probablement empêchée de vivre son amour avec un ami qu’elle chérissait et que Annette aurait probablement pu chanter comme l’Elisabeth d’Immensee: Ma mère ne l’a pas voulu...
Margaret Mare dit que Droste-Hülshoff, Keller et Storm sont des poètes du réel. Elle veut dire par là que tous les trois (belle compagnie!) ont voulu rompre avec le romantisme, son vague à l’âme, son imprécision, sa religiosité même.
Je crois que ce qui m’avait surtout attiré à l’époque, quand j’ai lu la Droste à l’âge de 16-17 ans, c’était son talent de conteuse, ses ballades, ses poèmes épiques (le petit livre de l’édition Reclam a été pendant un certain temps mon livre de chevet!).
La poésie allemande, je l’ai déjà dit, a un atout par rapport à la française: grâce au caractère tonal de la langue, elle est non seulement rimée mais aussi rythmée. Or le rythme, renforcé encore par l’usage fréquent de l’allitération, permet de donner une dynamique à la narration, la soutenir, l’illustrer, un peu comme pourrait le faire la musique. Il n’y a qu’à prendre pour exemples les poèmes les plus célèbres de Goethe, et d’abord le Roi des Aulnes. En marquant l’accentuation du premier vers on fait entendre le trot rapide du cheval dans la nuit:
«Wer reitet so spät durch Nacht und Wind
Es ist der Vater mit seinem Kind.»
Par contre lorsqu’on arrive au paroxysme:
«Mein Vater, mein Vater
Erlkönig hat mir ein Leid getan!»,

le rythme est cassé, le dernier vers est presque atonal. Il n’est plus que plainte, la plainte de l’enfant qui a peur et qui meurt.
Dans un autre poème, le fameux Apprenti Sorcier, lorsque l’élève, profitant de l’absence du Maître, commande au balai d’aller chercher de l’eau, Goethe s’amuse, précipite encore le mouvement, raccourcit ses vers et fait appel à l’allitération du W, initiale de Wasser:
«Walle, walle
Manche Strecke
Dass, zum Zwecke
Wasser fliesse
Und mit reichem
Vollem Schwalle
Zu dem Bade
Sich ergiesse.»
Ainsi la ritournelle qui termine chaque strophe devient descriptive. On croit voir littéralement le balai - puis les deux balais quand, en désespoir de cause, l’apprenti l’a coupé en deux à la hache - monter les escaliers de plus en plus vite et l’eau couler à grands flots dans toute la maison.
Mais souvent le rythme, chez Goethe, comme chez Heine d’ailleurs, devient chant, devient musique. Comme dans Heidenröslein (la petite rose sauvage de la lande), l’histoire du garçon qui la cueille et de la rose qui le pique avec son refrain:
«Röslein, Röslein, Röslein rot,
Röslein auf der Heiden.»
La Comtesse, dans ses poèmes narratifs, se sert du rythme d’une manière encore différente. Le rythme est souvent irrégulier. Ce qui empêche le lecteur de se laisser aller, de perdre sa concentration. Elle veut captiver. Car le grand art de la Droste réside dans la représentation à la fois visuelle et auditive de l’histoire qu’elle relate. Un art qui se déploie magnifiquement dans les scènes de chasse ou de guerre. Comme dans le poème Die Jagd (la chasse) qui fait partie des Heidebilder (images de la lande) et qui décrit la poursuite d’un renard par une meute de chiens. Incroyable richesse du vocabulaire pour décrire la course à mort à travers la plaine et ses broussailles mais aussi pour rendre tous les sons depuis le silence paisible du début, puis un crescendo de bruits qui commence en douceur avec les bourdonnements des insectes, s’active avec les fouettements des branches, culmine avec les aboiements sauvages de la meute pour finir avec l’appel du cor. Il est vrai que l’allemand, sans atteindre à l’opulence anglaise, est plus riche que le français en verbes. Et la Comtesse les connaît tous et les utilise avec une précision admirable.
Même virtuosité quand elle évoque les batailles. Comme dans la Schlacht im Löhner Bruch, réminiscence de la guerre de trente ans. Une guerre qui a longtemps marqué la mémoire collective allemande, une guerre sanglante, une guerre de religion, la plus cruelle de toutes les guerres, et qui a dévasté toute l’Allemagne au XVIIème siècle, l’Alsace y comprise. L’ancien champ de bataille du Löhner Bruch (un Bruch est une terre marécageuse) devait se trouver tout près de la demeure familiale de la Droste, en Westphalie, dans une lande parsemée de marais et d’étangs, proche de la frontière hollandaise. Albrecht Tilly qui commandait la Ligue catholique y avait complètement écrasé et massacré les troupes protestantes commandées par Christian de Brunswick, le jeune général de l’Electeur palatin. Annette von Droste-Hülshoff était fascinée par ce Christian, un fou, un passionné, admiré à la fois par ses partisans et par ses ennemis, qui avait commencé par être évêque de Halberstadt, mais qui, dégoûté de la vie de prêtre que lui avaient imposée ses parents, s’était fait protestant et chef de guerre. Après la défaite du Löhner Bruch il passe la frontière hollandaise puis meurt à 25 ans. Mais ce qui touche la poétesse encore plus c’est la désolation que cette guerre a apportée à sa Westphalie natale. Tous ces morts, ce sang, cette violence, ces campagnes dévastées. Elle allait encore décrire la même bataille dans un de ses poèmes de la lande (les Heidebilder), die Krähen (les corneilles), où une corneille vieille de 200 ans raconte le massacre à ses jeunes congénères. Les poètes ont toujours aimé rêver sur les anciens champs de bataille. Je pense à Ferdousi. Je pense aux poètes japonais et à ce haïku où Bâsho médite sur les guerriers morts et dont Etiemble donne la traduction mot à mot (à mon avis la meilleure de toutes):
«Herbes de l’été
Où les guerriers disparurent
Comme un songe.»
Mais Annette von Droste-Hülshoff est aussi et avant tout un très grand poète lyrique. Surtout quand elle chante sa chère Heide, cette lande qui va de sa Westphalie natale jusqu’au pays de Theodor Storm. Terre pauvre, pas très fertile, à base de sable, donc pauvre en eau, et pourtant souvent marécageuse, à la petite végétation, herbes, bruyères (Heidekraut en allemand), petites et grandes broussailles (comme les myrtillers = Heidelbeeren p. ex.), quelques forêts plantées de pins. Il y a un autre écrivain, originaire de la Heide lui aussi, qui en a chanté la vie animale, c’est Heinrich Löns. Ecrivain, poète, journaliste (à Hanovre), chasseur aussi, ayant fait des études d’histoire naturelle, il décrit pratiquement tous les êtres vivants de la Heide, de la petite souris des champs jusqu’au majestueux cerf de 10 cors. Löns qui est mort à la guerre de 14, mettait ses animaux en scène dans d’admirables récits où il donnait souvent à ses bêtes des sentiments quasi humains tout en restituant milieu et comportement avec une fidélité scientifique. J’ai conservé plusieurs de ses bouquins qui se trouvaient dans la bibliothèque de mon oncle sans les intégrer officiellement dans la mienne. Je crois bien que je vais le faire. Ils le méritent (voir Hermann Löns: Aus Forst und Flur, Tiernovellen, édit. Koehler & Voigtländer, Leipzig, 1940 - Hermann Löns: Tiergeschichten, édit. Adolf Sponholtz, Hannovre, 1951 - Hermann Löns: Jagdgeschichten, édit. Adolf Sponholtz, Hannovre, 1951).
La Droste a chanté sa Heide dans les très lyriques Heidebilder. Elle aussi fait vivre tout ce qui anime les herbes et les étangs, les insectes, les oiseaux (l’alouette qui annonce le réveil du jour: Die Lerche), les lièvres et les renards. Elle montre la brume qui se forme le soir sur la lande, au printemps et à l’automne, et qui fait peur aux enfants (Der Heidemann - l’homme de la lande), le marais mortel que le jeune garçon traverse, quand le sol se dérobe et que les ombres menacent (Der Knabe im Moor) ou les couleurs chatoyantes et les crépitements des feux nocturnes des bergers (Hirtenfeuer).
Mais l’un des plus beaux de ses poèmes - c’est aussi l’avis de l’Universitaire anglaise Margaret Mare qui l’analyse - a été composé en souvenir d’un séjour chez sa soeur au lac de Constance: Mondes-aufgang (lever de lune). La poétesse se tient debout sur son balcon qui surplombe le lac. Au-dessous d’elle les tilleuls du jardin où volettent phalènes et vers-luisants. C’est l’attente, le lac scintille doucement, l’obscurité monte, son coeur devient lourd: les images du passé surgissent, bonheur et malheur mêlés. A l’horizon les sommets des Alpes paraissent proches, durs, comme un cercle de juges aux fronts sévères. Le bruissement des feuillages se fait menaçant, inquiétant. Elle est seule avec sa peine. Un vague sentiment de culpabilité la submerge. Vie perdue. Coeur qui dépérit. Et puis soudain les eaux se couvrent d’un voile d’argent. Une douce lumière monte du lac. Les Alpes, les juges sévères ne sont plus que vieillards compatissants. Sur chaque branche des gouttelettes brillent. Et chaque goutte lui semble une chambrette dans laquelle brûle une lampe familière. La lune est une amie. Une amie tardive. Elle n’est pas comme le soleil qui ravit et qui aveugle, qui vit par le feu et finit par le sang. Elle convient à l’âge, au poète malade. Sa lumière est étrange mais elle est si douce...(Annette von Droste-Hülshoff est morte relativement jeune, à 51 ans, en 1848, l’année de ce que les Allemands appellent leur révolution, une révolution manquée hélas).
Quand je lis ce poème je ne peux m’empêcher de comparer, de me rappeler tous ces poètes japonais, cette littérature où la nature, les saisons sont si omniprésentes. Et pourtant par leur volonté d’abstraction, par leur symbolisme, par leurs réminiscences forcées, leur poésie de la nature, me semble-t-il, restera toujours une poésie de l’intelligence. Alors que la poésie allemande de la nature est une poésie du coeur...

(2004)