Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 2 : Note 7 (suite) : Le Divan de Hafez de Chiraz

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(Extrait de mon Bloc-notes 2023 : Lectures de l'année 2022 : Le Divan de Hafez de Chiraz. L'art poétique des ghazals)

Voir : Hâfez de Chiraz : Le Divan, œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au XIVème siècle, introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier poche, 2006
et Hâfez de Chiraz : Cent un ghazals amoureux, traduits du persan, présenté et annoté par Gilbert Lazard, Connaissance de l’Orient, Gallimard, 2010

J’ai beaucoup aimé le Voyage en Iran du Turc Gürsel que j’ai lu et commenté en 2022. Voir : Le Turc Gürsel et la Perse éternelle sur mon Bloc-notes 2022. Il y parle presque plus souvent des poètes de l’âge d’or persan que de la grande Nuit de l’Obscurantisme tombée sur ce malheureux pays. C’est surtout Hafez qui semble toujours présent dans la culture, même populaire, de l’Iran d’aujourd’hui, et même Delphine Minoui dont j’ai longtemps commenté le témoignage dans ma note La vie en République d’Iran d’aujourd’hui de mon Bloc-notes 2022 raconte qu’après un interrogatoire désespérant subi auprès de la Police secrète, elle tombe, à sa sortie, sur un vendeur de poèmes de Hafez. Bien sûr je connaissais Hafez. Je savais que c’est en découvrant la traduction de Hafez par l’érudit von Hammer-Purgstall que Goethe a soudain été pris par une véritable boulimie de connaissance de la poésie persane, de l’arabe, de l’indienne, de la turque, et même de l’hébreue et qu’il a écrit son propre Divan (voir : Goethe : West-östlicher Divan, Akademie-Verlag, Berlin, 1952, en trois tomes. Tome 1 : Text, tome 2 : Noten und Abhandlungen, tome 3 : Paralipomena. Il s’agit d’une reproduction exacte de l’édition de 1819, parue à Stuttgart « in der Pottaischen Buchhandlung ». L’éditeur et commentateur du 1er tome est le Professeur Ernst Grumbach, qui a été, après la guerre, Professeur de Philologie classique à l’Académie Humboldt de Berlin). J’avais également acquis et lu la nouvelle traduction d’une centaine de ghazals par Gilbert Lazard que m’avait encore recommandée le regretté M. Samuelian de la Librairie Franco-orientale, aujourd’hui disparue, de la rue Monsieur-le-Prince à Paris : Hâfez de Chiraz : Cent un ghazals amoureux, traduits du persan, présenté et annoté par Gilbert Lazard, Connaissance de l’Orient, Gallimard, 2010, que j’ai brièvement commentée au tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, dans une note intitulée : Poésie et traduction, où je parle des problèmes posés par la traduction poétique à propos de poésie allemande, alsacienne, suédoise, chinoise, japonaise, malaise, arabe et, finalement, persane.

Alors si je me suis décidé à acquérir le Divan dans son entier c’est que j’avais envie d’avoir une idée, justement, sur la totalité de l’œuvre de Hafez. Comprendre la raison de sa survie, de ce qui faisait sa permanence. Le Divan publié par Verdier comporte 486 ghazals. La traduction et les commentaires sont de Charles-Henri de Fouchécour qui est aujourd’hui considéré comme le plus grand connaisseur français de ce poète. Et même comme un des plus éminents spécialistes européens de la langue et de la littérature persane classique. Il a enseigné à l’INALCO, est Professeur émérite de Paris III – Sorbonne nouvelle et avait dirigé dans les années 70 l’Institut français de Recherche en Iran (IFRI) que les dirigeants iraniens vienne de fermer, semble-t-il, pour nous punir pour les récentes caricatures des mollahs anti-féministes par Charlie Hebdo.

Je n’ai évidemment pas lu tous ces ghazals. Je les ai parcourus pour voir si j’en trouvais qui me plairaient. J’ai surtout lu la grande introduction de Fouchécour, ainsi que certaines de ses annexes. J’ai aussi relu la préface de Gilbert Lazard aux 101 Ghazals amoureux. Gilbert Lazard, décédé en 2018, était lui-même un grand spécialiste en langue iranienne, a été Professeur en langue et civilisation iraniennes à Paris III – Sorbonne nouvelle et le Maître de Fouchécour et a publié un dictionnaire persan-français et une grammaire de persan contemporain.  Et je suis même revenu brièvement à Goethe. 

La première constatation que j’ai faite : cette poésie est bien plus complexe que le laissait croire la traduction par Lazard d’un certain nombre de ghazals, dits amoureux. Il faut abandonner l’idée, dit Fouchécour, que Hafez serait, « comme il est encore écrit dans un ouvrage sérieux paru en 2003 » un « chantre du vin, de l’ivresse, de la taverne, de l’amour, des femmes, de la nature, de la beauté ». Et pour commencer, dit encore Fouchégour, il faut comprendre que ce sont des poèmes de circonstances. Ils « furent faits pour être déclamés en public au son de la musique, pour être lus dans un cercle de poètes, ou lus sous le manteau au temps de l’oppression, ou encore expédiés en message à la cour d’un prince ». Ils sont « le miroir de ce qui se vivait publiquement ou secrètement à Chiraz ». Et ce qui s’est passé à Chiraz pendant ce malheureux XIVème siècle est terrible : Les Mongols avaient envahi l’Iran lors du siècle précédent. Deux dynasties issues de gouverneurs nommés par les sultans mongols allaient se battre pour la suprématie, celle des Indjouides et celle des Mozaffarides. A Chiraz c’est d’abord l’Indjouide Massoud Shâh qui y règne. Puis est assassiné en 1343. Son jeune frère Abou Es’hâgh lui succède, essaye de s’emparer de Kerman et de Yazd, détenues par le Mozzaffaride Mobârezzeddine qui le vainc et le met à mort en 1356. Ce dernier est lui-même détrôné et aveuglé par ses fils en 1358 dont l’aîné, Shâh Shodjâ va régner à Chiraz jusqu’en 1384. En 1387 c’est Tamerlan qui ravage une première fois l’Iran méridional et revient une deuxième fois en 1392, brisant la résistance de Shâh Mansour, cousin de Shâh Shodjâ, qui régnait à Chiraz depuis 1388. Or Hâfez est né à Chiraz vers 1315, y a vécu et y est mort vers 1390. Pas facile pour un poète qui a besoin d’un souverain pour gagner sa vie dans un siècle aussi ravagé ! Fouchécour donne des informations détaillées sur les différents princes concernés. Et surtout sur ceux avec lesquels Hafez avait des relations privilégiés : Abou Es’hâgh et Shâ Shodjâ.

Autre constatation : si Hâfez est toujours aussi populaire en Iran, cela provient, peut-être, moins du fait du contenu des poèmes que de leur forme. Quelle est-elle ? D’abord un Ghazal est constitué d’un certain nombre de distiques, en général entre sept et neuf. Tout au long d’un poème les vers se terminent par une rime unique, du moins les deux vers du premier distique et le deuxième vers de chacun des autres distiques. En plus les vers sont rythmés par une suite déterminée de syllabes longues et brèves. Car le persan comporte trois voyelles longues : â, i et u (ou) et trois voyelles brèves : a, e et o. Or, nous dit Lazard, la langue persane « a très peu changé depuis la naissance de la littérature, il y a plus de mille ans, si bien que toute la production poétique de ce millénaire reste accessible aux persanophones de notre temps ». Il y a donc encore une certaine jouissance de la beauté formelle de ces vers qui nous échappe à nous qui ne sont pas persanophones. Et cette beauté formelle ne se limite probablement pas seulement aux rimes et aux mètres. Il y a aussi les mots qui peuvent avoir plusieurs sens ou qui peuvent être à double sens, ce dont le poète peut jouer. Autre plaisir. Qui, lui non plus, ne peut être transmis par la traduction.

J’ai été surpris de voir que dans beaucoup de ghazals il n’y a pas une continuité de sens entre distiques. Gilbert Lazard le confirme : « Nous sommes habitués dans notre tradition aux développements linéaires, les vers s’enchaînant en un développement plus ou moins continu. Le ghazal est assez différent. Le développement est ordinairement plus « radiant » que linéaire : un thème central étant choisi, chaque distique en constitue une variation propre qui peut n’avoir pas de lien particulier avec les distiques les plus voisins ». Au fond chaque distique est un poème lui-même, dit plus ou moins Fouchécour. Il a d’ailleurs une très belle formule : le ghazal est un collier de perles ! « Chacune de ses pièces, les distiques, sont de remarquables entités, comme sont les perles d’un collier ». Même si « c’est le collier qui met les perles en valeur, c’est le poème qui fait rendre aux distiques tout leur sens ». « Le distique est fait de deux parties ayant même rythme », dit-il encore « travaillées pour que les figures se fassent écho, très souvent ordonnées en deux propositions d’une phrase, articulées par une conjonction… ». Et puis il dit encore autre chose qui m’a surpris : « il arrive qu’ils soient formulés comme des sentences. Par nature ils tendraient vers le proverbe et conviennent à merveille à la mémoire… ». Et il rappelle qu’un philologue a écrit que « le trait formel distinctif du proverbe est la structure rythmique binaire ». Et c’est vrai. Il n’y a qu’à prendre quelques-uns de nos proverbes les plus courants :

Pierre qui roule
n’amasse pas mousse.

Un tien vaut mieux
que deux tu l’auras

Tant va la cruche à l’eau
qu’à la fin elle se brise

Et c’est également le cas des Gurindams malais que j’ai commentés avec beaucoup de plaisir dans une note de mon Bloc-notes 2015 : Gurindam. Sagesse malaise.

Mais revenons au ghazal. Malgré ce que dit Fouchécour sur ce que Hafez n’est pas (chantre du vin, de l’amour, des femmes, etc.) il n’empêche – et là Fouchécour et Lazard sont d’accord – « la raison de vivre » de Hafez, « la raison du monde » est l’amour. Il est prédestiné à le chanter, dit Fouchécour. Comment ? En se glissant dans un cadre qui a été créé par ceux qui l’ont précédé. Car Hafez est en quelque sorte le dernier des grands poètes de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan, plus persan d’ailleurs qu’arabe. Hafez vient après le grand poète épique Ferdousi du Livre des Rois (fin Xème siècle), après les poètes soufis Attar et Roumi (XIIème-XIIIème siècles), après le Nizami des grands romans médiévaux au style quelquefois un peu trop précieux à mon gré (XIIème siècle), préciosité que certains ont aussi reproché à Hafez, et après Saadi, le poète de la sagesse (XIIIème siècle). 

Le monde des ghazals de Hafez est donc un monde fictif avec des jardins merveilleux où se parlent roses et rossignols, des tavernes où coule le vin qui donne l’ivresse et, surtout, l’Amant qu’est le poète, et l’Aimé, qui est « la figure absolue », dit Fouchécour et qui personnifie la beauté. Comme l’amant représente l’amour, absolu lui aussi. Et l’absence de l’Aimé le malheur absolu. Il s’y ajoute encore deux autres thèmes : celui du « Pécheur glorieux », dit Lazard et celui du monde trompeur. Le monde trompeur est pré-islamique, dit encore Lazard, comme l’est le vin. Le thème du Pécheur glorieux qu’accompagne celui des religieux hypocrites vient du mysticisme, soufi en particulier.

Mais en réalité ce monde-là n’est rien d’autre qu’un langage. On peut le lire au premier degré, au sens propre, mais aussi au deuxième degré, dans sa « transfiguration mystique », dit Lazard (qui parle de deuxième étage) ou alors dans un troisième degré : le langage est convenu et le poète en fait ce qu’il veut et celui qui reçoit le poème entend ce qu’il veut bien entendre…

Il ne me reste plus qu’à vous faire entendre, à vous, l’un ou l’autre des ghazals de Hafez. Lesquels ? Comment choisir entre les 486 poèmes traduits par Fouchécour ou entre les 101 sélectionnés et traduits par Lazard ? Mission impossible !

Finalement j’ai bien envie de commencer par celui-ci, le N° 46 du recueil de Lazard (N° 197 chez Fouchécour) qui est bien d’actualité dans l’Iran des mollahs (ici c’est le bigot Mozzaffaride Mobârezzeddine qui avait interdit le vin en 1353, dit Fouchécour) :

Se pourra-t-il, mon cœur, qu’on rouvre les Tavernes,

Et que le nœud étroit qui nous étouffe s’ouvre ?


On l’a fait pour complaire aux bigots étriqués,

Mais courage, par Dieu, nous ferons bien qu’il s’ouvre !


J’atteste les Cœurs purs, la prière est la Clef :

Par les mains des Buveurs, que de Portes qui s’ouvrent !


Pleurons, Amis, la mort de l’Enfant de la vigne !

Et qu’aux larmes chargées de sang tous les yeux s’ouvrent !


Le Vin n’est plus, coupons les cheveux de la Harpe,

Mages, boucles au vent ! que toutes tresses s’ouvrent !


Les Cabarets sont clos : permettras-Tu, Seigneur,

Que les chemins de la tartufferie se rouvrent ?


Je crains demain, Hâfez, sous ton froc arraché,

Que la Ceinture d’impiété ne se découvre !

Il faut dire que le vin inonde véritablement toute la poésie de Hafez. Au point qu’on s’étonne que les mollahs en autorisent la lecture. A moins qu’ils aient décidé une fois pour toutes que ce vin-là n’était qu’une image. Pourtant certains poèmes font penser à Omar Khayyâm (fin XIème), le mécréant entre tous, comme ce poème N° 14 (46 chez Fouchécour) qui commence ainsi :

Il n’est au temps où nous vivons d’ami sincère

Que flacon de Vin pur et livre de poèmes.


Marche seul, car étroite est la Porte qui sauve ;

Prends la Coupe : la vie ne se vit pas deux fois.

Les cheveux aussi sont libres, contrairement à ce qui est permis dans l’Iran d’aujourd’hui. Il est vrai qu’on ne sait pas toujours s’il s’agit de filles ou de garçons. Voici le début du ghazal 9 (22 chez Fouchécour) :

Cheveux fous, lèvre riante, ivre, la sueur au front,

Verre en main, tunique en loques, et fredonnant un ghazal,


L’œil en quête de querelle, la bouche moqueuse, hier

A minuit à mon chevet, l’objet de ma dilection,


Se penchant à mon oreille, d’une voix mélancolique

A murmuré : « Ah, dors-tu, toi qui m’aimes de longtemps ? »


L’initié à qui l’on verse un tel Breuvage,

S’il ne l’adore, est impie dans la religion d’Amour.

Il faut dire que Fouchécour, dans ses traductions, s’en tient toujours au neutre : l’Aimé, avec un A majuscule. Alors que Lazard ose de temps en temps le féminin. Sauf dans quelques cas où les deux traducteurs sont d’accord pour choisir le sexe féminin. Comme dans ce ghazal N° 70 (305 chez Fouchécour) :

Je suis fol épris d’une jeune et fraîche Beauté,

(Fouchécour : Je suis l’amant du visage d’une toute jeune beauté)

J’avais moi-même demandé à Dieu la Joie de ce tourment.


Je suis amoureux, libertin, je joue de l’œil et j’en conviens ;

Tu vois, je ne cache rien, tu sauras mes divers talents.

Fais danser ta flamme joyeuse, Chandelle, car brûlant pour Elle,

Je suis tout prêt à me livrer au même jeu allégrement.

Et Fouchécour est également bien obligé de reconnaître un Aimé féminin quand l’Aimé porte un nom, tel que Selmâ, l’héroïne d’un ancien roman arabe, comme dans ce très joli ghazal où le zéphyr est le messager d’amour comme pour Majnûn qui hume le vent qui vient du Yémen et lui apporte l’âme de sa Leylâ , voir ghazal N° 60 (261 chez Fouchécour) :

Zéphyr, si tu passes jamais sur les rives du fleuve Araxe,

Baise le sol de ce vallon, charge ton souffle de son musc.


Tu verras le camp de Selmâ – salue-la cent fois de ma part –

Plein des cris des caravaniers et du tintement des clochettes.


Pose un baiser sur la litière de mon Amour et dis-lui bien

Que son absence me consume, j’appelle à l’aide, ô Pitoyable !

Et voilà qu’apparaît le thème de l’absence qui fait penser à l’absence de Dieu des mystiques, mais qui est aussi une expérience douloureuse mais nécessaire pour mieux jouir des joies de la présence. Voir le ghazal N° 57 (Fouchécour 249) :

Du haut du svelte Cyprès le patient Rossignol

A repris sa mélodie de vœux ardents à la Rose.


Rose, qui jouit du bonheur d’être Reine de beauté,

Montre moins de cruauté aux Rossignols fous d’amour !


Tu nous as quittés, c’est vrai, mais je ne dois pas me plaindre :

Quelque Absence est nécessaire au plaisir de la Présence.


De nager dans le bien-être d’autres sont heureux sans doute,

Nous puisons, nous, notre Joie aux Souffrances de l’Amour.


Houris et Châteaux célestes sont les rêves du dévot,

La Taverne et notre Idole nous sont châteaux et houris.

Et pour finir il y a ce ghazal si simple, si facile à comprendre, qui reprend pourtant l’éternel Rossignol et sa Rose et qui est malgré tout un véritable petit joyau, N° 94 (Fouchécour 456) :

Je descendais au Jardin cueillir à l’aube une Rose

Lorsque me vint à l’oreille la plainte d’un Rossignol.


Le malheureux comme moi souffrait la peine d’Amour,

Il jetait parmi les fleurs ses trilles de désespoir.


J’errai longtemps au Jardin, peuplé de mille pensées

Sur le sort de cette Rose et du plaintif Rossignol,


L’une reine de Beauté, le second prince d’Amour,

La Beauté inaltérable et l’Amour inguérissable


Touché jusqu’au fond de l’âme du cri de l’oiseau chanteur

Je me vis soudain frappé de tristesse irrésistible.


Les Roses en ce Jardin ne sont pas rares, c’est vrai,

Mais qui jamais y cueillit une Rose sans épines ?


De ce monde comme il va n’attends point d’apaisement,

Ce qu’il offre, c’est Hâfez, mille maux et nulle grâce.


Post-scriptum : un autre poète de l’âge d’or persan : Attal

Dans son Voyage en Iran Gürsel visite systématiquement les tombes des grands poètes persans. C’est ainsi qu’il se rend à Nichapour. Qui est d’un côté l’endroit où a été perpétré le plus horrible de tous les massacres de l’Histoire (ou plutôt l’un des plus horribles. Il y en a tellement !), dit-il et, de l’autre, le lieu de naissance de deux des plus grands poètes de la Perse ancienne. Le massacre est celui commis par les Mongols en 1221 qui mettent la ville à sac et exterminent la totalité de sa population, élevant des pyramides de crânes ! Les deux poètes sont Omar Khayâm et Farid al-Dîn ‘Attâr. Les deux y ont leurs mausolées.

« Le mausolée d’Omar Khayâm », dit Gürsel, « en forme de coupelle de vin renversée au milieu de splendides jardins, a été conçu par l’architecte iranien Houshang Seyhoun ». Et il est toujours très bien entretenu et reçoit de nombreux visiteurs. Ce qui est plutôt étonnant quand on sait quel mécréant était Khayam ! Quant à Attar il était soufi ce qui ne devrait pas plaire non plus aux ayattolahs d'aujourd'hui qui se veulent orthodoxes. « Le mausolée de Farîd-al-Dîn ‘Attâr ne vaut pas celui d’Omar Khayâm », dit Gürsel, « mais ce bâtiment percé d’iwans sur chacun de ses huit côtés et surmonté d’une coupole en céramique bleue sied parfaitement, par sa modestie, au mystique auteur du Cantique des oiseaux ». Quand j’ai étudié l’ancienne littérature et la poésie persanes de ce que j’ai appelé l’âge d’or arabo-persan, je ne connaissais pas l’œuvre de ce poète. Ce n’est que relativement récemment que je suis tombé à la Librairie Compagnie à Paris sur une édition superbement illustrée d’enluminures anciennes de la Conférence. Voir : Attar : La Conférence des Oiseaux, adaptation Henri Gougaud, d’après la traduction de Manijeh Nouri-Ortega, Seuil, 2002. Malheureusement l’éditeur ne donne pas beaucoup d’explications. Même pas sur Gougaud. C’est grâce à l’internet qu’on apprend qu’il est écrivain, poète, chanteur, homme de radio, militant non-violent, etc. Quel lien avec Attar ? Et quel lien avec la traductrice ? Une femme remarquable, Iranienne, grande spécialiste de littérature persane en France (CNRS et Université de Toulouse), surtout de la littérature mystique (de Rûmî également). Attar est postérieur d’un siècle à Khayâm. Il est né probablement en 1140 et mort en 1230. La Conférence des Oiseaux ou Chant des Oiseaux comme l’appelle Gürsel est un grand poème soufi qui raconte comment la huppe cherche à convaincre tous les autres oiseaux à se joindre à elle pour se rendre au-delà des montagnes jusqu’à la sainte demeure de l’oiseau sacré, le Simorgh. Un oiseau après l’autre parle de ses problèmes, son caractère, son égoïsme aussi. Et la huppe leur fait la leçon, à force contes, fabliaux et aphorismes. Tout est très religieux, bien plus que chez les autres poètes soufis, Hafez et Rûmî. Quelquefois carrément panthéiste. « Oublie l’eau, l’air, le feu. Oublie tout. Tout est Dieu. Vois la Terre. C’est Lui. Vois l’au-delà. C’est Lui. Tout n’est que Son habit infiniment changeant. Reconnais donc ton Roi sous Ses mille manteaux. Tu ne peux te tromper, puisque tout n’est que Lui ! » (dans la traduction de Manijeh Nouri-Ortega adaptée par Gougaud). Les ayatollahs ne doivent pas apprécier ce Dieu-là. Mais par moments c’est un Dieu cruel et incompréhensible, le Dieu de Job de l’Ancien Testament. Un Dieu qu’il faut pourtant aimer. Mais il y a aussi de l’amour humain. Toujours important chez les soufis. Même s’il est contre nature. Comme chez ce Roi tout-puissant tombé follement amoureux du fils de son vizir, un jeune homme si « magnifiquement pourvu par les grâces de la nature » qu’« il ne pouvait sortir de jour, il était trop éblouissant ». Alors lorsque le Roi découvre que le jeune homme le trompe avec une fille tout aussi belle, il devient fou furieux, demande qu’on lui arrache la peau, l’empale et le pende la tête en bas. Quelles mœurs ! Mais l’astucieux vizir remplace son fils par un criminel des prisons du Roi (il y en a toujours qui sont prêts pour ce genre d’occasions) qu’il fait écorcher et empaler et tout et tout. Quelles mœurs ! Et à la fin, quand le Roi regrette sa folie et pleure son amant, le vizir lui rend son fils bien-aimé et toujours aussi beau et disponible.

Gürsel prend ses citations dans une autre traduction, plus récente, du poème d’Attar : Farîd ud-dîn ‘Attar : Le Cantique des oiseaux, traduction Leili Anvar, Editions Diane de Selliers, 2014 (dont je ne dispose pas). Quand les oiseaux arrivent, épuisés, à la montagne mythique où ils sont éblouis par le Soleil, le Simorgh leur dit : « ce splendide et puissant soleil, là, devant vous, est un miroir. Qui s’en approche et le contemple voit son visage comme il est, son corps, son cœur, son âme aussi. Le reflet ne sait mentir ». Et Gürsel qui s'y connaît en soufisme explique : « Ce n’est pas le Simorgh qu’ils voient dans ce soleil, c’est eux-mêmes. Le Tout-Puissant dormait à l’intérieur d’eux-mêmes et nul n’était besoin de voler jusqu’au sommet de la montagne Qâf pour sentir sa présence… ».


(2023)