Tome 5 : P comme Poésie. Poésie et traduction
(Basé sur plusieurs notes de mon Bloc-notes 2011. Peines et plaisirs de la traduction poétique. De l'allemand et de l'alsacien. Celan. Transströmer. Traducteurs de la poésie chinoise, japonaise, malaise, persane et arabe. Traduction, trahison? Les 1001 Nuits. Michaël Barry traduit Nizâmî)
C’est en 2011 que mon ami Georges Voisset, grand spécialiste de comparatisme et grand connaisseur de littérature et de poésie malaises (le pantoun), a tenu une conférence à Singapour devant les étudiants de l’Université sur la traduction des pantouns malais en français (pourquoi les traduire et comment les traduire). Et puis il a eu la gentillesse de me faire parvenir le texte de son exposé. Ce texte m’avait alors incité à réfléchir de mon côté sur certains aspects de cette gymnastique si particulière qui est de transposer d’une langue à une autre, d’un univers culturel à un autre, l’expression lyrique de l’homme. Ce ne sont d’ailleurs pas directement les aspects techniques de l’entreprise qui m’intéressent, je ne suis pas traducteur professionnel, ce sont ses aspects humains. Ai-je le droit de m’intéresser à ces questions, alors que je n’ai pas fait d’études universitaires littéraires, que je n’ai lu aucun des nombreux ouvrages qui traitent de ce sujet (p. ex. Walter Benjamin cité par Voisset) et que j’ai même quelquefois des difficultés à suivre Voisset lui-même que ce soit dans le texte de sa conférence ou dans son très riche livre comparatiste, Les Lèvres du Monde (voir Georges Voisset : Les Lèvres du Monde, - Littérature comparée de la Caraïbe à l’Archipel malais, édit. Les Perséides, Bécherel, 2008) ? Je réponds oui sans hésitation et ceci pour plusieurs raisons. D’abord parce que la question m’intéresse (cela devrait déjà suffire). Ensuite parce que je suis bilingue de naissance, biculturel même, et que je sais donc d’expérience que chaque langue crée un monde à soi (alternities of being, avait dit George Steiner) et conçois bien les problèmes que pose la traduction. Surtout celle de la poésie. Dont j’ai malgré tout une certaine expérience, ayant pratiqué l’allemande dans ma jeunesse et découvert l’asiatique (Japon et Malaisie) dans ma vieillesse.
Poésie allemande :
C’est l’histoire qui a fait de moi un bilingue biculturel. J’ai déjà raconté mon parcours plusieurs fois dans ce Voyage autour de ma Bibliothèque. Je n’ai aucun mérite personnel dans cette aventure. Ma langue maternelle est un dialecte germanique, l’alsacien. Je pourrais même dire que dès le commencement j’ai baigné dans deux dialectes, l’alsacien du Nord de l’Alsace qui est un alémanique déjà teinté de francique, puisque j’ai habité, depuis l’âge de 8 ans jusqu’à mon départ pour Paris à 20 ans, la ville de Haguenau, au nord de Strasbourg, et l’alsacien du Sud, de Mulhouse où j’ai vécu enfant jusqu’à l’âge de huit ans, du Sundgau, le Jura alsacien, berceau de la famille de ma mère, ce dialecte si proche du suisse alémanique et que nous n’avons jamais cessé de parler à la maison, entourés que nous étions de ce que j’appelle ma tribu maternelle : son frère, sa sœur, leurs époux originaires du Sud eux aussi, ma grand-mère, mes cousines, sans compter mes grands-oncles et grands-tantes, et tous les cousins et cousines de ma mère. Ce dialecte-là m’a servi plus tard en Suisse pour m’entretenir, sans passer par le hochdeutsch, avec le dirigeant de notre petite filiale zurichoise et même au tribunal de Berne où j’avais attaqué un concurrent en contrefaçon et où bientôt tout le monde, juge, avocats et prévenu ont parlé en dialecte local (j’ai d’ailleurs eu tort car j’ai ainsi perdu mon procès).
Quant à ma première langue de culture ce fut l’allemand. J’avais 5 ans en quarante et dix en 45. L’Alsace avait été immédiatement annexée Je suis donc allé à l’école allemande pendant les cinq premières années de ma vie scolaire. Et je n’ai appris le français, d’une manière assez brutale d’ailleurs, mais efficace, qu’à l’âge de dix ans. Mais j’ai tout fait pour ne pas perdre mon avantage. J’ai continué à lire de l’allemand (Storm, Keller, la poésie allemande, on y reviendra). Et j’ai utilisé à fond mon bilinguisme pour toute ma carrière professionnelle. A Fives-Lille qui avait pris des licences en Allemagne pour développer une activité d’engineering sidérurgique c’est bien sûr moi qui ai été chargé de maintenir les contacts avec les firmes allemandes et autrichiennes et pour y suivre des stages (à Duisbourg chez Demag et Mannesmann, à Cologne chez un petit spécialiste local de matériel d’aciérie, en Styrie en Autriche chez un spécialiste de coulée continue d’acier). Plus tard c’est encore grâce à mon bilinguisme que j’ai décroché la place de Directeur général d’un petit groupe de PME luxembourgeois et que je suis devenu gérant de leur filiale allemande de Bergisch-Gladbach (et j’ai pu continuer à pratiquer l’allemand avec les salariés de l’entreprise, organiser des stages de formation pour les vendeurs et visiter clients et revendeurs). Ceci étant, je suis bien conscient que l’on ne peut rester un bilingue parfait quand on ne vit pas dans le pays, ne regarde pas la télé et ne lit pas les quotidiens. Car une langue change, évolue, et la culture aussi.
Qu’en est-il de la poésie ? Il me semble que ma relation avec la poésie a été assez naturelle. On est attiré par la poésie quand on est adolescent, plein de rêves, de romantisme, quand la vie bouillonne en vous. C’est là que j’ai lu cette poétesse bien oubliée aujourd’hui dont je parle dans mon Voyage (au Tome 3 : Trois écrivains germanophones), Annette von Droste-Hülshoff, mais aussi Heine, Goethe et Schiller. Et puis c’est de nouveau au soir de la vie, quand on a trouvé le calme, que l’on n’aspire plus qu’à la beauté, que j’ai à nouveau appris à aimer la poésie. Et pas seulement le haïku, le tanka et le pantoun (c’est ainsi que j’ai découvert par exemple, avec beaucoup de plaisir le monde poétique de mon voisin de Bischwiller, Claude Vigée).
C’est dès le lycée que j’ai été confronté au problème de la transposition de la poésie d’une langue à l’autre. C’était en seconde ou en première, je ne sais plus, que notre professeur d’allemand, ne sachant probablement plus quoi nous apprendre, à nous qui, à part quelques « Français de l’intérieur », étions tous parfaitement bilingues, nous a demandé de traduire un passage du Lied von der Glocke de Schiller, en en transposant la sonorité. Quel était ce passage ? Je ne le sais plus, bien sûr. Peut-être celui-là, oui, je pense que c’était celui-là :
Von dem Dome
Schwer und bang
Tönt die Glocke
Grabgesang
Pour la première fois nous avons compris que le poète avait à sa disposition une palette de sons avec laquelle il pouvait peindre une atmosphère. Ici la gravité de la mort (Du haut du dôme, tonne la cloche, grave, sonore, chant funèbre). Et les sons étaient les a et o longs, le ö, et le ang. Et, en plus, on se rendait compte que le français disposait des mêmes sons (voir le poème Oceano Nox de Victor Hugo) et que la même musique pouvait être rendue dans l’autre langue. Mais en même temps ce poème démontre que d’autres formes ne sont pas aussi facilement transmissibles. Comme ces passages où la langue devient descriptive, lorsque crépite le feu :
Kochend wie aus Ofens Rachen
Glühn die Lüfte, Balken krachen
Pfosten stürzen, Fenster klirren
Kinder jammern, Mütter irren
Tiere wimmern, unter Trümmern
...
Heulend kommt der Sturm geflogen
Der die Flamme brausend sucht
Prasselnd in die dürre Frucht
Fällt sie in des Speichers Raüme
In der Sparren dürre Baüme
Déjà on se rend compte que la langue allemande a d’autres caractères qui lui sont propres et qui la distinguent de la française : d’abord plus de facilité pour l’allitération et une richesse bien plus grande en verbes dont l’origine est souvent l’onomatopée et qui sont donc naturellement descriptifs. Non que le français en soit dépourvu de ces verbes qui imitent les sons qu’ils décrivent. Crépiter en est un. Plusieurs des verbes de l’extrait du poème cité ont leurs équivalents sonores en français : Heulend = hurlant, krachen = craquer. D’autres verbes allemands ont des correspondants en français même si le son décrit n’est pas exactement le même : ainsi le verbe crépiter peut très bien être utilisé pour rendre la forme verbale allemande prasselnd. Mais comment rendre ce son de klirren appliqué aux fenêtres qui vibrent au point de casser ? Cliquettent, peut-être ? On voit déjà que le français possède lui aussi comme toutes les langues ses verbes descriptifs sur le plan sonore. Simplement la langue allemande a une richesse verbale et tonale beaucoup plus grande. On en a un exemple frappant chez la Comtesse Annette von Droste-Hülshoff, je l’ai déjà mentionné, dans un poème appelé Chasse (die Jagd) et qui décrit la poursuite d’un renard par une meute de chiens. Incroyable déferlement de verbes pour décrire la course à mort à travers la plaine et ses broussailles mais aussi pour rendre tous les sons depuis le silence paisible du début, puis un crescendo de bruits qui commence en douceur avec les bourdonnements des insectes, s’active avec les fouettements des branches, culmine avec les aboiements sauvages de la meute pour finir avec l’appel du cor.
Et puis, bien sûr, il y a le rythme que permet l’accentuation de la langue. Et pas seulement : dans l’extrait du Chant de la Cloche que j’ai cité on peut noter une autre particularité de la langue allemande qui est l’absence d’un article indéfini pluriel. Ce qui permet l’emploi, très prisé par Goethe, de phrases réduites à deux mots seulement : sujet – verbe, ce qui accélère le rythme : Balken krachen, Pfosten stürzen, Fenster klirren, Kinder jammern, Mütter irren, Tiere wimmern (des poutres craquent, des poteaux tombent, des fenêtres vibrent, des enfants pleurent, des mères errent, des bêtes gémissent). Quant à ce rythme créé par l’accentuation très marquée de la langue allemande et qui est un véritable chant il peut également servir à la dramatisation grâce à la rupture soudaine. Le Roi des Aulnes en est un exemple parfait que j’ai déjà cité ailleurs. D’abord le rythme régulier de la chevauchée :
Wer reitet so spät durch Nacht und Wind
Es ist der Vater mit seinem Kind
Puis le drame, signifié par la rupture du rythme entre les deux vers suivants :
Mein Vater, mein Vater, jetzt fasst er mich an,
Erlkönig hat mir ein Leid getan
Le dernier vers n’est plus rythmé et énonce le drame : le Roi des Aulnes m’a fait du mal !
Mais le français a d’autres avantages. L’absence d’accentuation rend la langue plus harmonieuse. Et le rythme n’est pas absent pour autant : il n’y a qu’à penser au balancement majestueux des alexandrins de notre théâtre classique. La transposition de la forme poétique allemande en français n’est donc pas impossible. Difficile mais pas impossible. Georges Voisset cite une lettre écrite par Marina Tsvetaieva à Rilke où elle dit à peu près ceci : écrire de la poésie est déjà écrire dans une autre langue, la langue de la poésie. Je ne sais pas si elle a voulu dire par là que cette langue-là est universelle. C’est probablement vrai pour l’émotion poétique qui est au cœur du poème, qui elle est universelle parce que propre à l’homme (et encore !). Mais l’outil dont se sert le poète pour couler cette émotion dans une forme est bien sa langue maternelle avec toutes ses caractéristiques propres.
Mais est-il absolument nécessaire de transposer l’aspect forme du poème dans l’autre langue, la langue cible du traducteur ? Et qu’en est-il du fond ? Du fond et de son arrière-plan culturel ? Voilà deux questions importantes. Voyons d’abord la deuxième.
Et je reviens à ma Comtesse. A l’un de ses poèmes les plus importants, parce que les plus somptueux, La Bataille dans les Marais de Löhn (Die Schlacht im Löhner Bruch). A priori on ne voit aucune difficulté à transposer un thème aussi universel (malheureusement pour notre humanité) que celui de batailles sanglantes et des champs de morts d’après-bataille. On en trouve aussi bien dans le pays voisin (Roncevaux et le dernier son du cor de Roland) qu’en Perse dans le Shah Nahmeh (Bahrâm visitant le champ de bataille qu’illumine la lune et pleurant amèrement sur les morts) et que dans un pays du bout du monde : souvenez-vous de ce merveilleux haïku si difficile pourtant à traduire et dont Etiemble donne probablement la meilleure traduction en s’en tenant au mot à mot :
«Herbes de l’été
Où les guerriers disparurent
Comme un songe.»
Mais ce qui est impossible à rendre dans une autre langue c’est ce qui se trouve à l’arrière-plan de la bataille dans la lande chère à la Comtesse, la terrible guerre de trente ans. Cette guerre a dévasté l’Allemagne – et seulement l’Allemagne – et y a fait autant de morts que les guerres napoléoniennes dans toute l’Europe (on parle aujourd’hui de 2 à 3 millions). Et la plupart des morts étaient des civils, c. à d. des paysans. En Alsace des régions entières ont été dépeuplées et ont dû être repeuplées plus tard avec des Suisses, des Saxons, des Autrichiens. Cette guerre a laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective, dans les mythes, les légendes et les contes. Dans l’histoire, dans la littérature aussi avec le fameux Simplicissimus de Grimmelshausen. Comment un non-Allemand pourrait-il comprendre cela, pourrait même le soupçonner ? Or la Comtesse en était profondément marquée. Elle aimait celui qui l’a perdue, cette bataille dans les marais de Löhn, Christian de Brunswick. Elle était horrifiée par les dévastations que la guerre avait apportées dans sa Westphalie natale. Et elle a transposé cette horreur dans son poème.
Et je pourrais citer d’autres exemples, rien qu’en me limitant aux poèmes de la Comtesse, ses Heidelieder, qui chantent la lande. Le poème Krähe (la Corneille) a pour objet la même bataille (une vieille corneille racontant aux jeunes le merveilleux festin qu’elle avait fait trois siècles auparavant après la bataille), mais pour un Allemand, il évoque d’autres mythes germaniques anciens, ceux de la Walhalla, des anciens guerriers, la geste des Nibelungen (sans compter que le corbeau a une réputation de longévité et qu’il apparaît dans beaucoup de légendes comme celle de l’Empereur Barberousse qu’un paysan découvre dans une grotte assis à une table de marbre, sa longue barbe la traversant et un corbeau assis sur son épaule). Le poème Der Heidemann (l’Homme de la Lande) évoque les mystères de la lande, les légendes qu’on raconte aux enfants pour leur faire peur, les brouillards inquiétants qui stagnent au-dessus des terres humides. Et de toute façon au-dessus de tous ces poèmes de la Lande flottent les récits de ce formidable conteur animalier que tous les Allemands connaissent (ou connaissaient), Hermann Löns, l’amoureux passionné de la Lüneburger Heide. Quand je dis « connaissaient », je veux dire par là que certains arrière-plans ne sont pas seulement obscurs pour des locuteurs d’autres langues, porteuses d’autres cultures, mais peuvent aussi le devenir pour d’autres générations chez lesquelles certains éléments culturels (Histoire, écrivains, légendes) ont pâli jusqu’à disparaître complètement.
J’ai écrit ce qui précède en 2011. Mais depuis lors j’ai encore eu souvent l’occasion de m’intéresser à la poésie allemande. D’abord au moment du décès de Marcel Reich-Ranicki, le survivant du ghetto de Varsovie devenu Pape de la Littérature allemande (voir au Tome 5 de ce Voyage : Marcel Reich-Ranicki et puis sur mon Bloc-notes 2014 : Décès de Marcel Reich-Ranicki). A cette occasion j’ai d’abord découvert Erich Kästner que Reich-Ranicki estimait beaucoup, en particulier sa poésie douce-amère qui évoque tous les laissés pour compte de la République de Weimar. La poésie de Tucholsky aussi, un autre écrivain décadent de ces années noires et je que je connais mal, comme ce poème en parler berlinois avec ses g (gué) qui se prononcent j (yé) et qui commence ainsi :
Es wird nach einem happy end
Im Film jewöhnlich abjeblendt.
Man sieht bloss noch in ihre Lippen
Den Helden seinen Schnurrbart stippen –
Da hat sie nu den Schentelmen.
Na, un denn - ?
Denn jehn die beeden brav ins Bett.
Na ja…. Diss is ja auch janz nett.
A manchmal möcht man doch jern wissen:
Wat tun se, wenn se sich nich kissen?
Die könn ja doch nich imma penn…!
Na, un denn - ?
Comment voulez-vous traduire cela ? J’ai renoncé et me suis contenté de résumer : en général, au cinéma, après le happy end, on voit encore le dernier baiser (lui avec sa moustache sur ses lèvres) (elle a enfin son gentleman) et puis les lumières s’éteignent. Oui, mais alors ? Bon ils vont au lit, c’est bien, mais on aimerait bien savoir de temps en temps : que font-ils après ? Eh, bien voilà : ils ont un enfant, le lait déborde, le mari tempête, ils voudraient se séparer, mais il y a l’enfant, il a envie d’une blonde, bête devant, jeune derrière, et puis le fils les quitte, lui se fait vieux, sa femme le regarde, il est loin le temps du baiser à la moustache, le mariage était, en grande partie ennui et lait brûlé. Et c’est pour cela, au moment où dans le film apparaît le happy end, qu’en général, les lumières s’éteignent. On voit qu’on est là encore, ai-je écrit, dans le ton et le monde de Kästner !
Reich-Ranicki a réussi à rendre la poésie populaire en Allemagne en proposant à la Frankfurter d’ouvrir une rubrique où chaque semaine un amateur commente un poème. Un poème qui l’a frappé. Il faut dire que Reich-Ranicki aime « interpréter » les poèmes. Car il aime la raison. Ce n’est pas lui qui pense que la bonne poésie demande à être obscure. On n’y croyait guère, à la Frankfurter. Et, pourtant, quel succès ! L’anthologie de la Frankfurter qui les a publiés compte 23 volumes ! Or Reich-Ranicki aime la raison alliée au lyrisme, ce que j’appellerais la « ligne claire », comme on parle de ligne claire en BD. Il aime Heine et Brecht. Qui ne posent guère de problèmes insolubles au traducteur. Il n’en est pas de même quand le poète est hermétique. Comme Paul Celan par exemple.
J’avais découvert ce poète après avoir trouvé un livre sur une brocante au Luxembourg parlant de l’apport des Juifs à la littérature allemande. Je le raconte ailleurs au tome 5 de ce Voyage, dans une note intitulée : Les écrivains juifs de langue allemande. Le Président de la Knesset venait d’insulter le Président du Parlement européen, l’Allemand Schultz, qui s’était permis de critiquer la politique de l’eau de l’Etat d’Israël, créant un grave préjudice aux Palestiniens. « On ne va quand même pas se faire insulter dans la langue des SS », avait-il dit au grand étonnement de Schultz qui croyait parler celle de Goethe et Heine. Alors il m’a semblé intéressant d’étudier tout l’apport des Juifs à cette langue, une langue qui leur appartenait également, ce qu’aucun Hitler ne pouvait changer. Et c’est alors que je suis tombé sur ce juif roumain de Bucovine qui avait perdu ses deux parents dans le génocide et qui continuait néanmoins – et de quelle magnifique façon – à écrire de la poésie en allemand. Voir, toujours au tome 5 de ce Voyage : Paul Celan et la langue des assassins.
Sur le net on peut trouver ce jugement d’un certain Gil Pressnitzer : « sombre, compacte comme basalte noir, hermétique le plus souvent, la poésie de Celan se dresse comme un immense monolithe devant nous ». Ses premiers poèmes qui évoquent la mort de sa mère, de son père aussi et de tous ces juifs partis en fumée, sont encore relativement faciles à traduire, comme sa fameuse Fugue de la Mort, son Tremble, la neige des plaines d’Ukraine, l’âme de sa mère ou ces Flocons noirs qui lui avaient annoncé la mort de son père :
Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
(Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise)
Espenbaum, dein Laub blickt weiss ins Dunkel.
Meiner Mutter Haar ward nimmer weiss.
(Tremble, blanches sont tes feuilles dans la nuit
Les cheveux de ma mère ne sont jamais devenus blancs)
Deiner Mutter Seele schwebt voraus.
Deiner Mutter Seele hilft die Nacht umschiffen, Riff um Riff.
Deiner Mutter Seele peitscht die Haie vor dir her.
(L’âme de ta mère flotte devant toi
L’âme de ta mère t’aide à contourner la nuit, récif après récif.
L’âme de ta mère fouette les requins devant toi.)
Schnee ist gefallen, lichtlos. Ein Mond
ist es schon oder zwei, daß der Herbst unter mönchischer Kutte
Botschaft brachte auch mir, ein Blatt aus ukrainischen Halden :
(De la neige est tombée, sans clarté. Cela fait déjà une lune
ou deux que l’automne sous une bure de moine
m’a apporté un message à moi aussi, une lettre des versants d’Ukraine :)
Et puis, progressivement sa poésie évolue. Quelquefois, j’ai comme l’impression qu’il veut la punir, sa langue allemande, ai-je écrit. La punir d’avoir servi des monstres. Gil Pressnitzer semble avoir eu la même impression que moi, ai-je ajouté, puisqu’il parle d’une « écriture écartelée », de « supplice » appliqué aux mots, de « dislocation », de « langage concassé, abrupt ». Il la torture, sa langue, la presse, teste le son des mots, la musique des mots, teste le sens des mots (le sens caché derrière les mots), choisit des mots rares, des mots vierges, crée des mots nouveaux, introduit dans la langue des assassins des mots hébreux de la langue des victimes et, avec tout cela crée de la poésie pure où, soudain, jaillissent des images, fulgurantes, au milieu d’un collier de pierres brillantes. Il n’y a qu’à prendre comme exemple ce beau poème Corona qu’il a écrit pour son amie et amante Ingeborg Bachmann :
Corona
Aus der Hand frisst der Herbst mir sein Blatt : wir sind Freunde.
Wir schälen die Zeit aus den Nüssen und lehren sie gehn :
die Zeit kehrt zurück in die Schale.
Im Spiegel ist Sonntag,
im Traum wird geschlafen,
der Mund redet wahr
Mein Aug steigt hinab zum Geschlecht der Geliebten :
wir sehen uns an,
wir sagen uns Dunkles,
wir lieben einander wie Mohn und Gedächtnis,
wir schlafen wie Wein in den Muscheln,
wie das Meer im Blutstrahl des Mondes.
Wir stehen umschlungen im Fenster, sie sehen uns zu von der Strasse :
es ist Zeit, daß man weiß !
Es ist Zeit, daß der Stein sich zu blühen bequemt,
daß der Unrast ein Herz schlägt.
Es ist Zeit, daß es Zeit wird.
Es ist Zeit.
(L’automne me mange sa feuille dans ma main : nous sommes amis
Nous décortiquons le Temps de la coquille de noix et nous lui apprenons à marcher :
le Temps retourne dans sa coquille
Il est dimanche dans le miroir
on dort en rêvant
la bouche parle vrai
Mon regard descend vers le sexe de l’amante :
nous nous regardons
nous nous disons des choses sombres
nous nous aimons comme pavot et mémoire
nous dormons comme le vin dans les moules
comme la mer dans les rayons ensanglantés de la lune
Nous nous tenons enlacés près de la fenêtre, ils nous observent de la rue :
il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre accepte de fleurir
que le trouble batte un cœur
Il est temps que vienne le Temps.
Il est temps.)
Alors la difficulté de la traduction augmente avec la lente progression de l’hermétisme de sa poétique. J’ai largement évoqué les problèmes que cela m’a posés dans ma note sur Celan. Aussi je n’y reviendrai pas. Sauf peut-être avec un exemple. Le mot Dunkles qu’aussi bien Paul Celan qu’Ingeborg Bachmann utilisent dans des poèmes croisés : wir sagen uns Dunkles (nous nous disons des choses sombres) dans Corona de Celan et le poème-réponse d’Ingebord Bachmann, Dunkles zu sagen (se dire des choses sombres). J’ai traduit par sombre. Jean-Pierre Lefebvre qui traduit Celan, écrit : nous nous disons de l’obscur. Et Françoise Rétif traduit le titre du poème de Bachmann : De l’obscur à dire. Ai-je tort ? Peut-être. Sombre et obscur ont tous les deux un sens concret et un sens abstrait. Sombre, pour moi, a un aspect coloré et son deuxième sens est proche de triste. Alors qu’obscur me fait penser à une absence de lumière et son deuxième sens implique un manque de signification. Et quand Ingeborg Bachmann écrit ces vers :
Vergiss nicht, dass auch du, plötzlich,
an jenem Morgen, als dein Lager
noch nass war vom Tau und die Nelke
an deinem Herz schlief, den dunklen Fluss sahst,
der an dir vorbeizog
que je traduis ainsi :
(N’oublie pas que toi aussi,
ce matin-là, lorsque ta couche
était encore humide de rosée et que l’œillet
dormait sur ton cœur,
tu as vu, soudain, le fleuve sombre
qui coulait en passant à côté de toi)
Françoise Rétif traduit : fleuve obscur. Dans ce cas, il me semble qu’elle a tort : le fleuve ne peut être que sombre (ou noir). Mais qui sait ?
La traduction de la poésie énigmatique de Celan est à la fois facile et difficile, ai-je écrit dans ma note. Facile parce que, plus que pour toute autre poésie, on est obligé d’en faire une traduction littérale, aussi proche que possible d’un texte concis et compact. Difficile parce qu’on est bien obligé, aussi, pour éviter les contre-sens pour certains mots à sens multiples, à chercher à comprendre l’intention exacte du poète.
Mais, au fond, quelle importance, quand on découvre des bijoux comme celui-là (même si le premier vers est presqu’impossible à traduire, mais l’image des deux suivants est tellement géniale !) :
Wir schliefen nicht mehr, denn wir lagen im Uhrwerk der Schwermut
und bogen die Zeiger wie Ruten,
und sie schnellten zurück und peitschten die Zeit bis aufs Blut…
(Nous ne dormions plus car nous étions pris dans l’horloge de la tristesse
et nous repliions les aiguilles comme des verges
et elles se détendaient en fouettant le Temps jusqu’au sang,…)
Et c’est là-dessus que je vais clore mon retour à la poésie allemande.
Poésie alsacienne :
Pour revenir aux questions de forme, voilà un exemple pour lequel il me paraît absolument primordial de conserver pour le poème cible toute la particularité du rythme du poème initial. Tout simplement parce que toute sa beauté ou du moins toute son originalité est déterminée par sa forme. Et, en plus, ce poème est dans ma langue maternelle. Il est en alsacien. C’est ce petit bijou (Herbschtliédel) que j’ai trouvé en plein milieu de l’œuvre poétique complète en français de Claude Vigée (voir mon Voyage, Tome 7, L’Alsace dans la poésie francophone de Claude Vigée). Et que je me suis permis de traduire à ma façon parce que j’ai trouvé la transposition en français que Vigée a faite lui-même un peu fade, un peu trop française ! Car le dialecte a lui aussi son monde propre. Sur ce plan-là il est une langue à part entière. Une langue qui a peut-être plus gardé son âme qu’une grande langue nationale qui n’est après tout qu’une koinè, un standard commun. Voici l’original alsacien :
Epfel schdripse,
nusse gràche,
d’kàtze hüpse
éwer d’làche,
schdiff schdelze d’hund
uff de nàsse pfoode,
durich de schwäre lämegrund,
én de gräwle glückse
gléckli d’grodde;
nààchtlàng bàtscht’s
uff de kérichhoftbodde,
s’raajt lîsli éns müül
vun de junge doode.
Le dialecte cumule ici les aspects rythmiques de la langue allemande avec ses caractères propres : mots anciens, pleins de saveur (comme schdripse = faucher, glückse = hoquetter), humour (le chien qui marche raide = schdiff comme sur des échasses = schdelze, évoque la cigogne qui se promène dans le Ried des bords du Rhin et l’expression populaire : marcher comme une cigogne dans un champ de salades), images simples (enfants, animaux, nature) et puis une grande concision. Comment rendre rien que cette concision du dialecte, me suis-je demandé ? Il faudrait, peut-être, par moments, faire appel à une sorte de syntaxe à la chinoise, sans articles, sans déclinaisons, sans conjugaisons, me suis-je dit. Alors j’ai essayé. En demandant pardon à Claude Vigée :
Chansonnette automnale
Chipons pommes
et cassons noix,
chats qui sautent
flaques d’eau,
chiens, les pattes mouillées,
traversent, raides comme échassiers,
le lourd terrain d’argile,
dans les fossés, hoquettent,
heureuses, les grenouilles ;
tout au long de la nuit
éclabousse la pluie
le sol du cimetière,
et coule, silencieuse,
dans les bouches
des jeunes morts
Et puis voilà que bien des années après avoir écrit ce qui précède, en octobre 2017, un poète corse m’approche (Norbert Paganelli), me parle d’un projet de Florilège poétique des langues minoritaires de France, projet élaboré en commun avec l’Universitaire spécialiste d’occitan, Marie-Jeanne Verny, et me propose de m’occuper de la partie alsacienne de l’ouvrage. Ce que j’accepte. L’ouvrage paraît en mai 2019 sous le titre Par tous les chemins – Florilège poétique des langues de France – alsacien, basque, breton, catalan, corse, occitan, sous la direction de Marie-Jeanne Verny et de Norbert Paganelli, édit. Le Bord de l’Eau, Lormont, 2019. Alors j’enquête sur la situation actuelle de la poésie dialectophone (bien malade, aussi malade qu’est le dialecte), complète ma collection de recueils de poésie alsacienne (j’en possède une cinquantaine), choisis 15 poètes (dont la plupart ont malheureusement disparu) et sélectionne les poèmes. Et, lorsque des versions françaises des poèmes choisis n’existent pas, je me mets à les traduire. Avec beaucoup de jouissance !
C’est ainsi que je traduis tous les textes choisis de Nathan Katz, écrits dans la langue de l’extrême sud de l’Alsace, entre Ferrette, la capitale du Jura alsacien, et la frontière suisse, le haut-alémanique, qui est aussi le schwyzerditsch de la Suisse dite alémanique. Des textes qui ne me posent pas de problèmes particuliers. Qu’ils soient populaires, moqueurs ou légèrement mystiques. On les trouvera au Tome 7 de ce Voyage, consacré à la poésie alsacienne, sous le titre : Nathan Katz, poète sundgauvien. Je vais quand même reprendre ici, pour le plaisir, ses quatrains populaires dont certains font penser aux pantouns malais :
An de Faischter stehn Geronium ;
Fuchsia sin o derbi. –
Wenn de witt di Schàtzele schmutze,
Mient dr binenanger si.
Il y a des géraniums à la fenêtr
Mêlés à des fuchsias.
Si tu veux embrasser ta bien-aimée
Il faut que vous soyez réunis
Wenn de witt geh Anke plitsche,
Müesch derzüe n e Fàssle ha.
Wenn de Gluscht hesch fir geh schmutze,
So müesch halt a Schàtzele ha.
Si tu veux baratter du lait
Il te faut un tonnelet.
Si t’as envie d’embrasser
l te faut une bien-aimée
‘s Schàtzele tüet d’Lippel spitze
‘s will mr gwiss e Schmutzele gàh. –
Witt’s nit ha ass d’Birle daige,
Müesch si zittig abenàh. –
Ma petite chérie avance ses lèvres
Elle veut sans doute m’embrasser. -
Si tu ne veux pas que tes poires soient blettes,
Vaudrait mieux les cueillir à temps
Il y a un poète que je ne connaissais guère avant d’entamer ma recherche, Emile Storck de Guebwiller, un poète qui a fait de ce dialecte quelque chose de miraculeux. Jean-Paul Sorg qui a participé à l’équipe qui a traduit une partie de son œuvre poétique, dit ceci : « Voilà des vers… qui réussissent, comme peu d’autres, à accomplir la langue, à la porter à un degré de maturité qu’on ne soupçonnait guère, une richesse et complexité maximale, un niveau de perfection sémantique, grammaticale et… musicale, métrique ». Voir, au tome 7 de mon Voyage : Redécouverte d’Emile Storck.
Jean-Paul Sorg nous parle encore de sa rythmique et de ces rimes qui ne sont jamais pauvres mais souvent bien hardies. Et souvent aussi très riches comme dans ce poème plein d’assonances, où tous les vers de chaque quatrain et de chaque tercet riment ensemble (il a la forme du sonnet). Mais j’admire aussi la réussite de Jean-Paul Sorg, dans sa merveilleuse transposition, en rimes elle aussi, abab dans les quatrains et aba et abb dans les tercets !
Ragetàg in de Barge
Noh de dunkle Wulke kumme
wider Wulke. Wie verschwumme
isch der Luftràuim um eim ume,
un dur Stunde heert mer numme
laar Geklatsch im ange laare
Horizont wu d’rageschware
Nawelschwàde àm ungfahre
Himmel nohgezoge ware.
Baim un Màtte hàn ke Gstàlte
un ke Fàrwe meh gebhàlte,
un der Rage will nit haàlte !
‘S isch wie wenn uf gràuie Sohle
d’Ragefràuie üs de hohle
Farne àlli Nässe hole.
(je me suis permis de transcrire avec le système ORTHAL où notre a dit suédois est écrit à)
Jours de pluie en montagne
Ce ne sont que nuées tout au long.
Nuées sur nuées. Comme une éponge
l’air ruisselle de partout et l’on
n’entend des heures durant comme en songe
qu’un claquement répété depuis
l’horizon étroit où des brouillards
s’étirent en lambeaux chargés de pluies
sous un ciel douteux qui fait buvard.
Arbres et prairies n’ont plus de contours
plus de formes ni de couleurs précises –
c’est comme s’il pleuvait pour toujours,
comme si sur leurs semelles grises
les filles de la pluie avaient pris soin
de puiser toute l’eau des lointains.
Et puis Jean-Paul Sorg m’a appris que Storck a entrepris de transposer en alsacien Baudelaire et Verlaine. J’en parle en annexe à ma note sur Emile Storck déjà citée. Or ces transpositions sont miraculeuses. Je vais d’abord reprendre ici quelques vers d’un poème de Baudelaire pour ceux qui connaissent l’alsacien (en réécrivant les vers de Storck avec le système d’écriture ORTHAL) :
Avec ses vêtements – Mit ihrem Fàltekleid.
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche on croirait qu’elle danse.
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Mit ihrem Fàltekleid wu spilt im Fàrwefir
meint mer, wenn si nur làuift, dàss si sich biegt im Tànze,
so wie die Schlànge wun e heiliger Fakir
im Rythmus balànciert àm And vu lànge Lànze.
Ne sont-elles pas merveilleuses ces rimes : Fàrwefir – Fakir et Tànze – Lànze ?
Quant à Verlaine, Emile Storck n’hésite pas à s’attaquer à sa Chanson d'automne. Et aussi à il pleure dans mon cœur. Personne, dans aucune langue, n’arrivera à rendre la suite de sons en o des sanglots longs des violons de l’automne, dit Sorg. Et je suis bien d’accord avec lui (sauf peut-être dans certaines langues soeurs latines ?). Et le parallélisme sonore pleut et pleure non plus. Un accident heureux de la langue française, dit Sorg. Alors voyons ce qu’Emile Storck a réussi à en tirer :
Chanson d’automne
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone
Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deça, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
Herbschtlied
Der Wind schlurzt làng
wie Giigegsàng
si Spotjohrsklàge,
un macht mi Harz
im dumpfe Schmarz
eiteenig schlàge.
Der Otem ang
un bleich, wenn d’Klang
vu Stunde schàlle,
dank ich àn d’wit
vergànge Zit,
un Trane fàlle.
Wind waiht mich bees
mit stàrke Stees
ungwissi Bàhne,
e Blett wu fur
getriewe wurd,
wer weiss wu àne.
A la place des o du premier quatrain on a une suite de a et de à. Pas mal aussi. Et le vent sanglote (der Wind schluchzt) et le violon chante (d’Giige sengt). Et puis ce miraculeux dernier vers : wer weiss wu àne ! (qui sait où ?)
Quant au fameux :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Storck en fait ceci :
Es hilt drin in mim Harz
wie’s ragent iwer d’Hiser.
Belle invention, dit Sorg, cette allitération en h de hile (pleurer) Harz (cœur) et Hiser (maisons) qui remplace comme elle peut l’impossible parallèle d’il pleure et d’il pleut. De toute façon on ne peut qu’admirer. Seul un grand poète pouvait faire de ces célèbres pièces en langue française de Verlaine de très beaux bijoux alsaciens !
J’ai eu aussi l’occasion de traduire certains poèmes d’André Weckmann (voir au tome 7 de ce Voyage : André Weckman et Peter André Bloch) et suis tombé sur ce poème sur la langue où Weckmann agglutine les mots de phrases entières. Alors j’ai pensé en faire de même dans sa transposition en français. Voici le début et la fin du poème :
wàssollisawe wannsekumme
unmihole unmifëhre
ànd bàhr wuseléit
droweléit un schnüftnémeh
wannsekumme
unmrsawe
mrhànse üsemrhin üsdebrisch üsdezorn üsdedoller
üsdenill üsdethur üsdesauer
üsm schwàrzesee
gféscht
frsoffe
…
kejjese weddr enderhin
dàssr se metnémmt
dàssmrse frgasse
dann wàss hàmrschun ànereghet
sawe se esch junetmolnet
a réchtigi
sprôch gewann
galle ?
nà àlsu
quedois-jedire quandilsviendront
pourmechercher, pourmeconduire
au brancard oùelleestcouchée
couchéelà-haut et nerespireplus
quandilsviendront
etmediront
onl’apêchée danslerhin danslabruche danslazorn danslazoller
dansl’ill danslathur danslasûre
danslelacnoir
noyée
…
rejetez-là ànouveau danslerhin
qu’il l’emmène
qu’on l’oublie
car qu’est-ce qu’onenavait dites
elle n’avait mêmepasété
une véritable
langue
hein ?
alors hein
Mais une fois le Florilège publié je me suis aperçu que l’éditeur avait remis les mots dans leur ordre normal – sans même juger utile de me le dire. Cela peut se défendre, me dit Georges Voisset à qui j’ai raconté la chose. Question d’homogénéité de l’ensemble. Je ne suis pas d’accord. Le texte original n’est pas homogène non plus avec le reste. Alors pourquoi le texte français devrait-il l’être ?
Il y a un dernier poète que j’ai été amené à traduire et dont je ne connaissais pas grand-chose, alors qu’il avait fréquenté le même lycée de Haguenau que moi : Conrad Winter. Et j’ai pensé que quelques fois le traducteur a de la chance, comme de trouver une paire de mots à la sonorité voisine, comme nombres et ombres pour faire pendant à la paire alsacienne de Zàhle et Gstàlte !
Volik ohne Schatte
Volik ohne Land
d’Mensche sinn Zahle
d’Zahle sinn Gstalte
sie zittre sie stottre
wie ‘s Volk ohne Zung
ohne Land ohne Hütt
wie e Gsicht ohne Aue
wie ‘s Läwe
ohne Bluet
Peuple sans ombre
peuple sans terre
les hommes sont des nombres
les nombres des ombres
qui tremblent qui bégaient
comme un peuple sans langue
sans terre sans peau
comme un visage sans yeux
comme une vie
sans sang
Non, me dit Norbert, l’ami poète corse, cela ne va pas : sans sang. Mettez plutôt exsangue ! Peut-être. Pas convaincu. Passons…
Poésie suédoise :
Il y a deux ans, les Sages suédois ont attribué le Nobel de littérature à un parfait inconnu (ce n’était pas la première fois !). Inconnu non seulement du grand public mais ignoré par les libraires. Des libraires marris de ne rien pouvoir vendre. Et carrément affolés quand ils apprennent que les éditeurs, surpris, n’ont pas de stock. Et qu’ils hésitent à entreprendre une coûteuse réimpression d’une œuvre après tout plutôt marginale. Même le pape allemand de la critique littéraire, Marcel Reich-Ranicki, avoue qu’il n’a jamais entendu parler du poète suédois Tomas Tranströmer !
Moi, ce qui m’a tout de suite intéressé chez le Suédois en question c’est qu’il a beaucoup pratiqué le haïku (voir sur mon Bloc-notes 2011 : Tranströmer et le haïku). Et qu’une de ses œuvres les plus marquantes est un recueil de 45 haïkus, La grande Enigme. J’ai commencé à les rechercher sur le net. Dans leurs traductions françaises, anglaises et allemandes. Et puis j’ai finalement réussi à trouver à Paris, chez Gibert, une édition bilingue suédoise-française : l’éditeur, le Castor astral, avait décidé de mettre les bouchées doubles et de la réimprimer (Tomas Tranströmer : La grande Enigme, 45 haïkus adaptés du suédois par Jacques Outin, préface de Petr Král, édit. Le Castor astral, 2004). Et quand je suis revenu à Luxembourg mon libraire allemand avait lui aussi réussi à se réapprovisionner et disposait d’une édition, toujours bilingue, suédoise-allemande, du même ouvrage : Tomas Tranströmer : Das grosse Rätsel, trad. Hanns Grössel, édit. Carl Hanser, Munich, 2005.
Je ne connais pas le suédois, mais j’ai vite constaté que les traductions anglaises et allemandes étaient plus proches de l’original suédois que la transposition en français, langue latine. Logique !
« Les pensées sont à l’arrêt
comme les carreaux de faïence
de la cour du palais »
Pour apprécier ce haïku il faut se reporter au poème suédois et à sa version allemande (la langue allemande étant bien sûr bien plus proche du suédois) :
« Tankar står stilla
som masaikplattorna
i palatsgården »
« Gedanken stehen stille
wie die Mosaikplatten
im Palasthof »
Dans ces langues germaniques l’arrêt et le silence s’énoncent par le même mot : still. C’est ce mot qui donne la patine au poème. C’est le silence immémorial du palais avec ses sols en mosaïque (et non de faïence) qui font que la pensée s’arrête, émue, respectueuse du passé.
Autre exemple :
« Une pie noire et blanche
court obstinément en zigzag
à travers champ »
Une pie ne court pas, elle saute. C’est le cas dans les versions suédoise, allemande et anglaise (springer – hüpft – jumps). Voici la version allemande :
« Eine schwarzweisse Elster
hüpft eigensinnig im Zickzack
quer über die Felder »
C’est l’obstination de la pie qui donne la patine au poème. Ou le cocasse. C’est selon… Ou est-ce dans la pie elle-même qu’il faut chercher le mystère, elle qui serait l’oiseau de Hel (Déesse de la Mort dans la mythologie nordique) si j’en crois ce fragment de poème cité par Le Monde du 8 octobre 2011 ?
« Par une porte dérobée dans le paysage
La pie arrive
Noire et blanche. Oiseau de Hel. »
« Renne en plein soleil.
Les mouches cousent et cousent encore
Son ombre sur le sol. »
Voilà un haïku typique qui pourrait être écrit par un Japonais finlandais. Mais, une fois de plus, le français ne le rend pas parfaitement, il me semble. Car les mouches semblent coudre le renne non sur le sol mais au sol, l’y fixer (fast en suédois, fest en allemand). C’est là le côté cocasse du poème… Voici la version allemande :
« Renhirsch im Sonnenglast.
Die Fliegen nähen und nähen
den Schatten am Boden fest. »
« La mer est un mur.
J’entends crier les mouettes –
elles nous font signe. »
En suédois, en allemand et en anglais c’est plus expressif. Elles nous saluent de leurs ailes : de vinkar åt oss – Sie winken uns zu – they wave to us.
Mais quelquefois il faut revenir au suédois. Comme dans ce haïku où un remorqueur a une « tête de bouledogue ».
« Le soleil disparaît.
Le remorqueur regarde avec
sa tête de bouledogue. »
Or visiblement l’association remorqueur-bouledogue vient du suédois pour remorqueur : Bogserbåten qui fait penser au chien boxer qui est de la même famille. Voici le texte suédois :
« Solen försvinner.
Bogserbåten tittar med
Bulldogansiktet. »
Ici l’allemand n’avait pas la solution. Hanns Grössel traduit : Schleppdampfer !
Et pour finir encore deux exemples. Des haïkus plus sombres qui ont perdu la légèreté japonaise :
« Le toit s’est lézardé
et le mort peut me voir.
Ce visage. »
Dans les versions allemande et anglaise l’ouverture du toit est bruyante et brutale, annonçant l’effroi : Das Dach barst – The roof cracks open. Ce que ne transmet pas le mot français se lézarder.
Et puis voilà que même la mort fait son entrée dans un haïku :
« La mort se penche
sur moi, un problème d’échecs.
Et elle a la réponse. »
En suédois et en allemand c’est la solution dont dispose la mort. Qui n’est pas forcément une réponse…
« Döden lutar sig
över mig, ett schackproblem.
Och har lösningen. »
« Der Tod beugt sich
über mich, eine Schachaufgabe.
Und hat die Lösung. »
L’édition allemande de La grande Enigme comprend également neuf haïkus « de prison ». Il s’agit de haïkus que Tomas Tranströmer a écrits pour un ami, Åke Nordin, qui est poète, psychologue et Directeur d’une prison (pour jeunes délinquants). On peut être tout cela à la fois en Suède ! Je les ai traduits en français à partir de l’allemand. Il y en a de très émouvants. Comme celui-ci :
« Pojken dricker mjölk
och somnar trygg i sin cell ;
en moder av sten. »
« Der Junge trinkt Milch
und schläft geborgen in seiner Zelle,
eine Mutter aus Stein. »
« Le jeune garçon boit du lait
et dort à l’abri dans sa cellule,
une mère de pierres. »
Poésies chinoise, japonaise et malaise :
S’il est déjà difficile de transposer certains éléments du contenu d’un poème d’un pays européen à un autre qu’en est-il si on veut transposer en Occident la poésie de l’Orient ou celle de l’Asie extrême ? Personnellement c’est la poésie chinoise qui m’a posé le plus de problèmes (à la lecture de la traduction, bien sûr. Je ne lis pas le chinois !). Non pas parce qu’on y rencontre trop d’événements historiques ou d’éléments culturels qui procèdent du Divers cher à Segalen, mais à cause des réminiscences continuelles d’autres poèmes que l’on suppose connus et qui ont conduit à des symbolisations en chaîne qui ravissent les érudits. Est-ce l’ancien système des concours des lettrés qui en est la cause, ces concours dans lesquels il fallait inlassablement commenter les mêmes classiques ? Les anciennes élites chinoises me fatiguent. Comme me fatiguent quelquefois les élites françaises d’aujourd’hui.
Je n’ai pas eu le même problème avec la poésie japonaise. Peut-être parce que quand j’ai abordé la lecture des haïkus et des tankas j’avais déjà une bonne connaissance de la littérature et de l’histoire japonaises. Peut-être aussi parce que ce sont ces formes courtes qui m’ont fasciné et que ces formes incitent à la simplicité, à l’immédiateté.
La situation est un peu différente en ce qui concerne le pantoun malais. Parce qu’on fait très fréquemment appel à des réminiscences historiques pas toujours évidentes pour un Occidental, aux royaumes anciens (comme Majapahit), aux princes légendaires, aux villes dont les noms font rêver (comme Makassar). Il vaut aussi mieux avoir une bonne connaissance des deux épopées dont se nourrit le wayang (le théâtre d’ombres), Mahabharata et Ramayana (encore que les noms indiens ont en général été changés et adaptés au malais). Et puis on trouve dans le pantoun malais beaucoup plus d’éléments culturels originaux, propres à l’Archipel, que dans les poèmes courts japonais. Mais, en général, ils ne posent guère de problèmes insurmontables à la compréhension par un Occidental. Au contraire ils font partie de leur charme. La fleur frangipane, la noix de coco verte, le dourian à l’odeur inquiétante, le sarong de pure soie, le tigre et ses rayures, la maison ouverte sur la plage, la ravine où l’argus fait son nid (comme l’amant au creux des seins) et cette si belle expression qui fait rêver, l’autre rive, sont l’essence même de cette poésie, la pantounésie, aurait pu dire Voisset (il l’a peut-être dit). Alors, évidemment, de temps en temps, on tombe sur un os. Ou plutôt sur un linceul. Comment faire admettre au monde culturel français, se demande Georges Voisset (et le faire admettre à son éditeur), que l’on puisse rapprocher les mots amour et suaire comme dans ce pantoun-ci (traduction Voisset) :
Pigeons verts groupés dans leur vol
Qui sait s’ils reviendront jamais
Mon aimé est pareil au linceul
Même en lambeaux on n’en change jamais
Personnellement ce rapprochement ne me choque pas, moi qui sais depuis que j’ai découvert la geste hilalienne de Tunisie que « le chevalier bédouin porte toujours avec lui son linceul » (voir dans ce Voyage, Tome 2, Contes merveilleux). Je note une autre image qui pourrait avoir du mal à passer chez le lecteur occidental, c’est l’association amour, yeux et sangsues comme dans le pantoun suivant (trad. Voisset) :
La sangsue, d’où s’en vient-elle donc ?
De la rizière, elle descend au canal.
Et l’amour, d’où s’en vient-il donc ?
Des yeux, il descend jusqu’au cœur.
Mais moi, ce qui me frappe dans ce poème c’est qu’il me rappelle une image que j’ai trouvée chez nos anciens troubadours : ils connaissaient « l’amour coup de foudre qui entre par les yeux qui sont aussi la porte de l’âme ». Et où les troubadours avaient-ils pris ce motif ? Dans l’Espagne musulmane où il était déjà décrit dans une oeuvre célèbre, le Collier de la Tourterelle, de Ibn Hazm al-Andalusî, mort en 1064 ! (voir mon Voyage, toujours au Tome 2, L’Âge d’Or arabo-persan)
Les poèmes courts du Japon et de l’Archipel malayophone sont de véritables bijoux, des trésors de l’humanité (on devrait les inscrire au Patrimoine mondial de l’Unesco !). Sans le traducteur ces trésors nous auraient échappé. Georges Voisset cite Valéry Larbaud qui disait (à peu près) que le traducteur était un ami qui vous guide dans la visite du palais et qui vous permet de partager des moments de bonheur avec le peuple que vous aimez.
Mais il faut encore revenir à la première question : faut-il aussi transposer tout ce qui est relatif à la forme du poème ? Or la question a été longtemps discutée à propos du haïku justement. J’ai déjà évoqué ce problème dans deux notes de mon Voyage au tome 3 (Littérature japonaise et Réflexions sur la métrique de la poésie japonaise). On sait que le haïku en langue japonaise consiste en trois vers de 5, 7 et 5 syllabes (je me suis d’ailleurs aperçu que la totalité de la poésie japonaise, à part quelquefois le Nô, utilisait exclusivement des vers de 5 et 7 syllabes). Aussi bien René Sieffert qu’Etiemble estimaient qu’il fallait absolument s’en tenir à cette règle pour la transposition des haïkus japonais en français. René Sieffert s’appuyait sur des réflexions de Bashô qui disait qu’il était revenu à cette règle après quelques essais insatisfaisants pour y échapper. J’ai aussi mentionné les explications du Nippo-Américain Kenneth Yasuda qui disait que le haïku devait être lu dans un souffle et que c’est pour cette raison qu’il fallait rester à un nombre de syllabes qui ne devait pas excéder 17 (ou au maximum 19) comme le beau vers d’Annabel Lee d’Edgard Poe : It was many and many a year ago in a kingdom of the sea. Quant à la répartition de ces 17 syllabes en 5, 7 et 5 il y voit un effet esthétique de symétrie. Ceci étant d’autres traducteurs de haïkus ne s’en tiennent pas à la règle. C’est le cas par exemple du couple Koumiko Muraoka et Fouad El-Etr qui ont traduit de nombreux haïkus de Bashô ; or beaucoup de ces traductions me paraissent parfaitement réussies. Comme celui-ci :
Sur une branche nue
Un corbeau s’est posé
Soir d’automne
A titre anecdotique je signale que ceux qui s’essayent au haïku francophone s’en tiennent généralement à la même règle. C’est en tout cas celle qui a été adoptée aussi bien pour le haïku que pour le tanka par l’ami Patrick Simon qui avait créé un forum pour ce genre poétique sur le net ainsi qu’une Revue et une maison d’édition consacrées au tanka francophone. Mais là aussi d’autres poètes n’en tiennent nullement compte. C’est le cas entre autres de l’inventeur de la géo-poétique Kenneth White.
Ce qui ne m’a pas empêché de me demander pourquoi on attachait autant d’importance à une histoire de nombre de syllabes. Sur le site de Patrick Simon il y a un visiteur, pratiquant reconnu du haïku et fier de l’être, qui s’est gaussé de mes calculs, c’est tout juste s’il ne m’a pas insulté en me traitant d’ingénieur. Mais ce n’est pas moi qui ai inventé ces règles. Je ne fais que chercher le pourquoi. C’est ainsi que je me suis demandé : « si le rythme, dans la poésie japonaise, est limité à son aspect syllabique (car la rime en est absente, pour d’autres raisons) n’est-ce pas parce que la langue japonaise, comme la française, n’est guère accentuée ? » L’érudit français Charles Haguenauer parlait de « la simplicité phonétique d’une langue douce où quelques belles sonorités cristallines ne suffisent pas à compenser le manque de variété dans les sons » (voir : Etudes choisies de Charles Haguenauer, Tome 2 : Japon - Etudes de Religion, d'Histoire et de Littérature, édit. E. J. Brill, Leiden, Pays-Bas, 1977). Et Basil Hall Chamberlain expliquait pourquoi il ne pouvait y avoir de rime en japonais : c’est que tous les mots se terminaient par des voyelles (ou par la consonne n) et que la rime n’aurait pas pu être intentionnelle (voir : Things Japanese, by Basil Hall Chamberlain, édit. John Murray, Londres/Kelly & Walsh Ltd., Yokohama, 1905). Très bien, mais cela n’explique toujours pas pourquoi il faut appliquer exactement la même règle à la transposition en français de la poésie japonaise. Même si je n’oublie pas que toute notre poésie classique est non seulement rimée mais est basée elle aussi sur des vers dont le nombre de syllabes est réglée par des conventions.
De toute façon il y des langues pour lesquelles ce système de transposition (respect du nombre de phonèmes par vers) n’est pas possible. C’est le cas par exemple de la poésie chinoise, tout simplement parce que la langue est monosyllabique et que les mots sont donc systématiquement plus courts que dans une langue indo-européenne. Les deux grands poètes de l’époque Tang, Li Po et Tu Fu, adoptent systématiquement des vers de 5 ou de 7 syllabes eux aussi, mais avec deux différences de taille : on n’utilise qu’une seule métrique pour l’ensemble d’un poème (l’un des deux poètes semble d’ailleurs avoir une préférence pour les 5 phonèmes et l’autre pour les 7) et dans chaque vers il y a une césure très marquée (2+3 ou 4+3). Alors comment transposer ? L’un des grands connaisseurs de la poésie chinoise, Arthur Cooper, résout le problème en adoptant pour la traduction en anglais une métrique, différente il est vrai, mais tout aussi rigoureuse que la chinoise. A chaque demi-vers il ajoute deux syllabes et respecte systématiquement une césure avant le dernier groupe de syllabes (qui sont alors au nombre de 5). Ainsi le vers de 2+3 devient 4+5 en anglais et le vers 4+3, devient 6+5. Voir : Arthur Cooper : Li Po and Tu Fu, édit. Penguin Books, Londres, 1973. Tout ceci me paraît bien un peu artificiel, même carrément arbitraire. Pourtant le résultat n’est pas mauvais !
Venons-en au pantoun. Les deux prophètes français du pantoun malais, Daillie et Voisset, ont souvent publié leurs pantouns en édition bilingue. On peut ainsi se faire une certaine idée de la langue malaise qui semble être une langue d’une grande beauté sonore (Voisset s’extasie sur le son ang comme dans orang outan). Mais avant de parler de la sonorité et du rythme du pantoun il faut rappeler ce qui le caractérise, cette division en deux distiques, dont le premier est appelé pembayang maksud, miroir du sens, le deuxième maksud ou sens et dont le premier doit refléter sous une forme voilée ce qui veut s’exprimer dans le deuxième tout en baignant de poésie l’ensemble du pantoun (voir mon Voyage, Tome 6, Le pantoun malais). Claude Hagège qui a écrit la postface à l’un des livres consacrés au pantoun de Georges Voisset, Le chant à quatre mains (voir Georges Voisset : Le chant à quatre mains, édit. Collection du Banian, Paris, 2010), rappelle que les linguistes ont toujours considéré que toute poésie avait un trait sous-jacent qui était le parallélisme. En disant cela je suppose qu’ils pensent image poétique et donc métaphore (Fenollosa, dans son étude des caractères chinois, dit : « les métaphores sont les éléments essentiels de l’art poétique car ce sont elles qui sont les sources de l’émotion que le poème doit susciter »). Mais le parallélisme du pantoun est unique. Il est tout à fait original. Il est à la base même du poème. Il en est la structure. Et il est encore renforcé par le jeu des rimes entrecroisées, ab-ab. On ne s’étonnera donc pas de constater de fortes allitérations entre les vers de mêmes rimes. Souvent on voit même des groupes de mots entiers qui se retrouvent dans ces vers. Et on s’aperçoit même assez rapidement que dans un certain nombre de cas la relation entre les deux distiques n’est pas évidente et qu’il arrive que le lien entre eux n’est rien d’autre que phonique, c. à d. comme le dit Daillie, que le premier distique n’est là que pour créer un schéma sonore.
Alors comment rendre tout cela en français ? Je constate avec un certain intérêt que Voisset, dans son texte sur la traduction du pantoun dit qu’il refuse de traduire tous les pantouns selon les mêmes principes systématiques. Car chaque pantoun est un monde à soi. La priorité, dit-il encore, doit être donnée avant tout à la simplicité et au mystère. Et on constate effectivement qu’assez peu de ses pantouns traduits sont rimés. Et quand ils le sont, souvent seuls deux vers le sont. Et quand les quatre vers le sont c’est souvent parce que les mots qui terminent les vers du pantoun original sont des noms propres comme dans celui-là :
Si tu t’en vas jusqu’au Kedah
Passe la nuit à Kuala Muda
Tu es comme une fleur en son éclat
Que garderait l’oiseau-dieu Garuda
J’approuve son choix parce que j’avais justement trouvé que la transposition non rimée du pantoun des Fourmis rouges qu’avait faite Henri Fauconnier dans son roman Malaisie me semblait plus belle que la même, rimée, de Daillie (mais cela se discute) :
Version Fauconnier :
Fourmis rouges dans le creux d’un bambou,
Vase remplie d’essence de rose…
Quand la luxure est dans mon corps
Mon amie seule me donne l’apaisement
Version Daillie (respectueuse des rimes) :
Fourmis rouges dans le bambou,
Flacon d’eau de rose calmante.
Pour l’amour quand il brûle en nous,
Un seul remède, notre amante
Il est intéressant de voir ce que Voisset en a fait. Il donne la version Fauconnier et puis la sienne :
Fourmis rouges dans un bambou
Flacon tout rempli d’eau de rose
Au feu qui dévore mon corps
Il n’est qu’un antidote c’est vous
Il y a un beau balancement et un beau sacrilège : deux vers rimés mais pas croisés. Pourtant je crois que je préfère apaisement à antidote (mais comme je ne lis pas le malais !).
Il me semble que Georges Voisset énonce quelque chose de très important quand il dit qu’il y a beaucoup de règles qui régissent le pantoun (un maximum de règles pour un minimum de mots, dit-il) mais qu’il est impossible au traducteur de les maintenir toutes et que de toute façon la beauté d’un pantoun particulier n’est souvent dû qu’à une seule ou deux ou trois de ces règles.
Beaucoup de ces règles qui régissent l’art poétique en général concernent la forme du poème et tout particulièrement ce que l’on peut classer dans la catégorie du rythme – et tout est rythme : rime, allitération, sonorités, pieds, accentuation, balancement, respiration, césures - au fond tout ce qui fait l’oralité de la poésie. C’est alors au traducteur de voir quels sont les éléments rythmiques qui sont vraiment nécessaires à la traduction de ce qui est le cœur du poème, l’émotion poétique, et qui la mettent en valeur. On a quelquefois l’impression que la poésie moderne a perdu quelque chose en se passant de la rime et de la régularité de la métrique. Il n’en est rien. Du moins quand on rencontre un poète d’exception comme T. S. Eliot. Je m’en suis aperçu quand j’ai voulu traduire un extrait de son poème Mercredi des Cendres, ou plutôt de la deuxième partie de ce poème à laquelle préside une Dame des Silences, une Dame qui règne sur un jardin et qui, d’après l’Américaine Patricia Le Page, est celle que l’on retrouve dans cette belle image de l’Absente qui clôt l’Iris de Suse de Giono (voir mon Voyage, Tome 1, Giono et Blanche). Or je n’ai trouvé aucune difficulté à le traduire. Les vers se sont succédés, différents, mais toujours harmonieux et, en plus ils ont gardé ce mystère, cette opacité, « l’énigmatique » qui selon Voisset est l’essence même de la poésie :
Jardin
où finissent tous les amours
terminent les tourments
de l’amour insatisfait
et les tourments plus grands encore
de l’amour satisfait
fin du voyage sans fin
du voyage sans but
conclusion de tout ce
qui ne peut être conclu
discours sans paroles
et paroles de nul discours
grâce soit rendue à la Mère
pour son jardin
où tout amour finit
Poésie persane :
On dit que le hasard fait bien les choses. Je crois plutôt qu’une fois son intérêt éveillé pour un certain sujet on y fait plus attention et les découvertes se multiplient. C’est ainsi que peu de temps après avoir commencé à m’intéresser aux problèmes que pose la transposition poétique d’une langue à l’autre je suis tombé successivement sur des traductions de poèmes du persan, du japonais et de l’arabe et que je me suis aperçu que dans chacun des cas le traducteur-poète se pose un peu les mêmes questions et se bat avec les mêmes difficultés. Chaque langue a ses propres caractéristiques qui fournissent au poème ses éléments rythmiques (la forme du poème). Et chaque fois le traducteur se demande comment il doit transposer ces éléments dans l’autre langue. D’autant plus que chaque tradition poétique particulière a érigé des règles (les poètes aiment bien développer leur lyrisme à l’intérieur de règles) qui disent comment les mettre en jeu ces éléments rythmiques. Et le traducteur de se demander s’il doit respecter les mêmes dans la langue cible ! Et puis, comme chaque langue est un autre monde, avec ses propres représentations, ses propres cultures, sa propre mémoire, chaque traducteur-poète se lamente, regrette de ne pas être capable de transmettre tout ce qu’il faudrait faire comprendre et constate que son travail est forcément imparfait.
La première occasion s’est présentée dès le début de l’année 2011, lors d’un séjour à Paris. En rendant visite à ce qui a été longtemps ma librairie préférée, la Librairie Orientale de la rue Monsieur le Prince, aujourd’hui fermée pour toujours, semble-t-il, voilà que ce cher et regretté Monsieur Samuelian (décédé en 2017, il y a deux ans déjà, hélas), m’accueille et me tend un livre en me disant : regardez, cela vient de sortir. C’était une traduction nouvelle de Hafiz faite par Gilbert Lazard, voir : Hâfez de Chiraz : Cent un ghazals amoureux, traduit du persan, présenté et annoté par Gilbert Lazard, connaissance de l’Orient – Gallimard, 2010. Les ghazals sont des poèmes d’amour qui comportent sept à neuf distiques et ses personnages principaux, dit Lazard, sont l’Amant-poète et l’Objet de son amour. Et tout se passe, dit-il encore, dans un monde fictif peuplé de symboles. « On y rencontre des amoureux éperdus, des idoles irrésistibles, des gardiens inflexibles, des jardins paradisiaques, pleins de fleurs merveilleuses et d’oiseaux enchanteurs, envahis de brises parfumées et de zéphyrs messagers ». Comme dans ce ghazal qui rappelle certains passages du Roman d’Antar ainsi que de la légende de Leylâ et Majnûn :
« Zéphyr, si tu passes jamais / Sur les rives du fleuve Araxe,
Baise le sol de ce vallon, / Charge ton souffle de son musc,
Tu verras le camp de Selmâ / – Salue-la cent fois de ma part –
Plein des cris des caravaniers / Et du tintement des clochettes.
Pose un baiser sur la litière / De mon Amour et dis-lui bien
Que son absence me consume, / J’appelle à l’aide, ô Pitoyable !
… »
Mais il y en a aussi de tristes, pleins d’une méditation morose sur les malheurs du monde :
« Je descendais au Jardin / Cueillir à l’aube une Rose
Lorsque me vint à l’oreille / La plainte d’un Rossignol.
Le malheureux comme moi / Souffrait la peine d’Amour,
Il jetait parmi les fleurs / Ses trilles de désespoir.
J’errai longtemps au Jardin / Peuplé de mille pensées
Sur le sort de cette Rose / Et du plaintif Rossignol,
L’une reine de Beauté, / Le second prince d’Amour,
La Beauté inaltérable / Et l’Amour inguérissable.
Touché jusqu’au fond de l’âme / Du cri de l’oiseau chanteur
Je me vis soudain frappé / De tristesse irrésistible.
Les Roses en ce Jardin / Ne sont pas rares, c’est vrai,
Mais qui jamais y cueillit / Une Rose sans épines ?
De ce monde comme il va / N’attends point d’apaisement,
Ce qu’il offre, c’est, Hâfez, / Mille maux et nulle grâce. »
Ce qui n’empêche pas Hâfez, à d’autres moments, de célébrer le vin et l’amour de la manière la plus exubérante qui soit. Car le vin est omniprésent en cet âge où règne l’Islam (comme il l’est dans la poésie d’Omar Khayyâm et dans celle de l’Arabe Abû Nowâs). Le vin et la Taverne : on pense à Villon. Et quand il chante :
« Il n’est au temps où nous vivons d’ami sincère
Que flacon de Vin pur et livre de poèmes… »
on pense à ces amis poètes qui poétisent en joyeuse société, assis à l’abri au bord d’un fleuve et faisant décanter le vin, que l’on rencontre dans tant de romans et de poèmes chinois…
La traduction de Gilbert Lazard me paraît parfaitement réussie. Alors où sont les problèmes ?
C’est d’abord la langue persane qui dispose de syllabes longues et brèves (trois voyelles sont longues, trois brèves, mais quand elles sont suivies d’une consonne elles deviennent longues). Et le poète joue de l’alternance de ces longues et brèves. Ensuite il y a une rime unique tout au long du ghazal : elle figure d’abord dans les deux vers du premier distique puis systématiquement au deuxième vers de chacun des distiques suivants. Impossible à transposer en français, bien sûr. Que fait alors Lazare ? D’abord, dit-il, « je pense que toute poésie régulière doit être traduite en vers ». Mais il n’adopte pas de solution systématique. Suivant le cas il adopte la forme du quatrain disposé sur deux lignes, ou l’alexandrin ou d’autres formes plus libres. Il ne cherche pas non plus à rimer de manière systématique. Quelques fois il fait rimer ensemble les deux parties d’une strophe. Dans certains cas il reproduit la rime unique du ghazal persan (lorsqu’il y a répétition, sorte de refrain). « Autre difficulté de taille », dit-il : « l’absence de genre grammatical dans cette langue, si bien que l’Objet d’amour est de sexe indéterminé ». Cela m’amuse doublement. D’abord parce que cela couvre d’un voile pudique certaines prédilections pour les jeunes garçons très fréquentes dans cette civilisation de l’âge d’or arabo-persan. Ensuite parce qu’on a le même problème en malais et que cette indétermination sexuelle permet deux lectures différentes du fameux pantun berkait (pantoun en chaîne) des Papillons découvert par Victor Hugo sur la base d’une traduction anglaise (par Marsden, l’auteur de la première grammaire et du premier dictionnaire de la langue malaise) et qui a jeté les bases d’une formidable tradition de pantoum (avec un m à cause d’une erreur typographique !), à la française, célébrée par de nombreux poètes dans le monde dont Leconte de Lisle (Pantoums malais) et Baudelaire (Harmonie du Soir). Chez Victor Hugo c’est une jeune fille qui parle :
« Les papillons jouent à l'entour sur leurs ailes ;
Ils volent vers la mer, près de la chaîne des rochers.…
Depuis mes premiers jours jusqu'à l'heure présente,
J'ai admiré bien des jeunes gens ;…
J'ai admiré bien des jeunes gens ;
Mais nul n'est à comparer à l'objet de mon choix.
…
Aucun jeune homme ne peut se comparer à celui de mon choix,
Habile comme il l'est à toucher le cœur. »
Jean-François Daillie qui a retrouvé le texte original estime que ce n’est pas une femme mais un homme qui parle dans ce poème. Le terme malais pour jeunes gens, muda, désigne des jeunes gens sans distinction de sexe. Une Malaise, dit-il, ne parlerait sûrement pas ainsi de ses expériences amoureuses. Or tout le poème, ajoute-t-il, « retrace l’évolution des sentiments de celui qui parle. Au début, c’est l’homme qui papillonne d’une jeune fille à l’autre. Mais de papillon qu’il était, le voici devenu rapace de haut vol, dont l’œil infaillible découvre, parmi toutes ces belles, celle qui pour lui est unique – cela à son cœur défendant – il y laisse des plumes ». Et voici la très belle traduction de Daillie :
« Papillon dans l’air tu t’élances
Sur la mer au bout du récif ;
Tatillon mon cœur tu balances,
Comme hier aujourd’hui rétif.
Sur la mer au bout du récif,
Vautour tu voles vers Bandan ;
Comme hier aujourd’hui rétif,
J’ai vu plus d’une belle enfant.
Vautour tu voles vers Bandan,
Sur Patani tombent tes plumes ;
J’ai vu plus d’une belle enfant,
Mais comme mon amour, aucune.
Sur Patani tombent tes plumes,
Vingt colombes volent en chœur,
Mais comme mon amour, aucune
N’est habile à flatter le cœur ».
Mais revenons à notre Persan. Comment Gilbert Lazare résout-il le problème de l’indétermination sexuelle ? En ayant recours quand cela est possible à des termes neutres. Sinon, dit-il, « j’ai opté pour le féminin », pensant que « pour la majorité de mes lecteurs, l’amour d’un homme s’adresse plutôt aux femmes ». Quant aux autres ils n’ont qu’à transposer !
Mais il n’y a pas que les questions de forme. Ce monde fictif peuplé d’amants, d’objets aimés, de jardins merveilleux et de tavernes où coule le vin et fréquentées par des poètes de mauvaise réputation peut être pris au premier degré comme il peut l’être aussi dans le sens de sa transfiguration mystique. Même si Lazard nous affirme que Hâfez n’était affilié à aucune secte et qu’il n’était pas soufi comme son collègue du siècle précédent, Roumi. Mais est-ce encore un problème de traduction ? Ou simplement « le problème de l’intelligence des ghazals de Hâfez » ? La traduction ne peut pas tout. A partir d’un certain stade le traducteur ne peut plus que fournir notes et commentaires. Et c’est au lecteur d’approfondir sa connaissance de « l’autre monde », en l’occurrence celui de cet âge d’or arabo-persan qui va du Xème au XVème siècle (et que j’aime tant !).
Retour à la poésie japonaise :
Et puis, de retour au Luxembourg, toujours au début de l’année 2011, je trouve dans mon courrier le dernier exemplaire de la Revue du Tanka francophone à laquelle je suis abonné (n° 12 de février 2011) et j’y découvre l’interview de Claire Dodane, enseignante et chercheur en littérature japonaise qui s’est faite traductrice. Traductrice de deux femmes absolument remarquables de l’ère Meiji, Yosano Akiko et Higuchi Ichiyô, qui m’étaient complètement inconnues (et j’avais tort, j’allais le comprendre en les lisant). Et dans cette interview Claire Dodane aborde déjà tous les problèmes que pose la traduction. Elle va encore les préciser dans les postfaces qu’elle a écrites pour les deux oeuvres majeures de ces deux écrivaines qu’elle a traduites, le recueil de tankas qui a rendu célèbre Yosano, voir : YOSANO Akiko : Cheveux mêlés, édit. Les Belles Lettres, Paris, 2010 et la collection de nouvelles de Higuchi, voir HIGUCHI Ichiyô : La treizième nuit et autres nouvelles, édit. Les Belles Lettres, 2008.
Elle parle d’abord des caractéristiques de la langue japonaise. Beaucoup de termes homophones, souvent choisis à dessein, justement pour suggérer des liens cachés entre les deux sens. Une langue un peu floue (surtout la langue classique). Or si le flou convient bien à la poésie, dit-elle, quand on veut traduire dans une langue-cible plus précise, il faut bien choisir. Alors elle rappelle la parole d’un ancien professeur : « Le traducteur d’un texte difficile est un jongleur qui doit maintenir en même temps une dizaine de balles en l’air tout en sachant que quelques-unes retomberont nécessairement à terre ». Il y a ensuite les différents niveaux de langue. Dans la postface aux nouvelles de Higuchi Ichiyô elle explique que Higuchi utilise une langue très littéraire, ancienne, pour les descriptions puis passe brusquement à la langue contemporaine pour les dialogues. Mais même là il y a deux niveaux de langues, celle de l’homme, qu’elle appelle orale, et celle de la femme qu’elle appelle polie. Comment traduire ? C’est qu’en français nous disposons nous aussi d’abord du tu et du vous, dit-elle, et puis on peut également rendre des niveaux de langage différents en choisissant vocabulaire, correction de langage et ton. Et puis de toute façon, si on traduit, dit-elle encore, « il faut croire la traduction possible, et s’y efforcer ! ». Elle respecte aussi la fameuse règle des 31 syllabes propre au tanka japonais (5-7-5-7-7) et la justifie ainsi : « La règle des 31 syllabes est certes purement formelle, mais elle n’en est pas moins fondamentale puisque c’est elle qui détermine le genre du tanka. Par ailleurs tenter de respecter ces 31 syllabes dans la traduction constitue un véritable jeu de l’esprit, très stimulant, qui rend inventif. La prosodie existe non pour contraindre la pensée, mais pour la canaliser et la libérer ». Dans la postface à Cheveux emmêlés, elle écrit : « La contrainte, on le sait, rend par ailleurs créatif ». Elle reconnaît néanmoins qu’il ne peut y avoir identité absolue entre poème original et poème traduit. Umberto Eco, dit-elle, a intitulé un de ses livres consacrés à la traduction : « Dire presque la même chose ». Il n’empêche que le traducteur n’est pas le maître du texte. Il n’a pas à créer. « Il transpose, à travers le prisme de sa propre sensibilité, les codes d’un monde dans ceux d’un autre monde ». Je suppose qu’en disant cela elle pense à une autre expression d’Umberto Eco qu’elle cite d’ailleurs dans une de ses postfaces : « traduire c’est transposer d’un monde à l’autre ». Pas très original, me semble-t-il. Et cela n’explique pas comment cette transposition doit se faire. Cela me rappelle l’histoire du cyprès. Celui de la dernière strophe des Chansons malaises d’Yvan Goll (voir sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 6 : Les Chansons malaises d’Yvan Goll).
« Et plantez
Devant ma case abandonnée
Le cyprès noir
Le doigt
De la mort »
Or, quand une traductrice et poétesse indonésienne, Chrisvivany Lasut, veut transposer le poème en malais-indonésien, elle bute, bien sûr, sur ce cyprès méditerranéen qui est pointu comme un doigt et qui, planté dans nos cimetières du midi, symbolise la mort. Et qui n’a, évidemment, rien de malais. C’est un autre arbre, le cempaka, dit Georges Voisset, qui est planté près des tombes malaises, le cyprès existe mais n’y est pas pointu comme un doigt, sans compter que le mot case a un relent « colonial ». Il y a des cas, dit encore Georges Voisset, où « le traducteur sait que la défaite l’attend toujours ».
Mais ce que j’aime c’est ce que Claire Dodane dit ensuite. Elle compare l’exercice de la traduction à l’interprétation d’une partition par un musicien. « Le traducteur littéraire ressent, je pense, le même engagement que le musicien. Il n’a pas à être le créateur de l’œuvre, il est en quelque sorte libéré de la contrainte de la création et de l’angoisse de la page vide (c'est moi qui souligne); en revanche il doit s’impliquer tout entier dans l’exécution de la partition pour que la musique prenne forme et que le charme opère. J’aime traduire pour cette raison-là, principalement ». On comprend qu’ainsi la traduction devient plaisir, devient jouissance. « Ce n’est plus un travail, c’est la pratique d’un art si je puis dire, bien sûr avec toute la modestie requise ».
Yosano Akiko est considérée comme la plus grande poétesse de l’ère moderne, nous dit Claire Dodane. Pour en savoir plus sur elle et sa poésie, ainsi que sur Higuchi Ichiyô, voir ma note intitulée : Deux Japonaises de l’an 1900 (et les problèmes de traduction) sur mon site Carnets d’un dilettante.
En tout cas Claire Dodane a bien tenu sa partition. Il reste ce qui n’est pas traduisible et qu’on ne peut faire connaître que par des notes ou des postfaces. Des notes de bas de page qu’elle essaye d’éviter autant que possible dans le cas des tankas (pour ne pas gêner le plaisir qu’on ressent à se laisser aller à leur lyrisme) mais dont elle fait un usage abondant dans le deuxième ouvrage qu’elle a traduit, la treizième nuit de Higuchi Ichiyô. Car quand une prose est aussi poétique que celle de ces nouvelles elle pose au fond les mêmes problèmes au traducteur.
Quels sont les éléments qui échappent définitivement à la traduction ? Ce sont d’abord certains éléments stylistiques. Claire Dodane en parle dans son interview à propos de Higuchi Ichiyô et de ses changements de langue entre parties descriptives et dialogues. Mais on apprend que des problèmes comparables se posent dans le cas de la poésie de Yosano Akiko : l’utilisation d’apostrophes, d’interrogations, d’exclamations ; l’introduction de mots sino-japonais bannis jusque-là dans la poésie tanka ; une syntaxe qui a encore recours aux flexions de la langue classique et qui ont disparu dans la langue contemporaine.
Et puis il y a tout ce qui est tradition littéraire, les nombreuses réminiscences des poètes du passé (la grande période des femmes écrivaines et poétesses qui va de 800 à 1250 avant que le Japon se déchire en guerres intestines et qu’advienne le règne de l’homme, du samouraï), et toutes ces images poétiques évidentes pour tout Japonais mais qui ne le sont pas forcément pour nous. Encore que nous n’ayons pas besoin de savoir qu’il s’agit d’un rappel littéraire lorsque, dans la nouvelle Jour de neige de Higuchi Ichiyô, nous découvrons cette image : « sur les arbres dénudés de l’hiver les cristaux rivalisent de leurs pétales avec les fleurs du printemps… ». De toute façon il me semble impossible, même pour un Occidental cultivé, de connaître toute la tradition poétique japonaise classique, les Ono no Komachi (IXème siècle), Izumi Shikibu (Xème siècle) et autres poétesses qu’admire Yosano Akiko. Ce qui n’empêche que certaines images nous deviennent de plus en plus familières au fur et à mesure que nous nous plongeons dans leur littérature. C’est le cas, par exemple, des cloches qui sonnent dans l’air du soir, et que l’on trouve aussi bien chez Higuchi Ichiyô que chez Yosano Akiko.
Akiko, dans Pourpre :
« La cloche du temple
Sonne grave dans le soir
… »
Dans Femme de vingt ans :
« Emplissant le soir,
La cloche du nord de Saga
Porte son écho
Sur le doux pelage d’un renard
Qui s’est tapi dans les fleurs »
Et Ichiyô à la fin de Fleur de cerisier dans la nuit : « Il n’y avait pas un souffle de vent dehors. Du cerisier, près de l’avant-toit, les pétales tombaient un à un, au rythme de la triste résonance d’une cloche dans le ciel du soir ».
Alors Claire Dodane nous rappelle ce début émouvant du Dit des Heiké, dans la somptueuse traduction de René Sieffert : « Du monastère de Gion le son de la cloche, de l’impermanence de toutes choses est la résonance ». Moi, je m’en souviens parfaitement. Et je peux même citer la suite : « Des arbres shara la couleur des fleurs démontre que tout ce qui prospère nécessairement déchoit. L’orgueilleux certes ne dure, tout juste pareil au songe d’une nuit de printemps. L’homme valeureux de même finit par s’écrouler ni plus ni moins que poussière au vent ».
Poésie arabe :
Je serai plus bref pour ce qui est de mon troisième exemple, la poésie arabe de Majnûn et son traducteur André Miquel (voir : Majnûn, L’amour Poème, choix de poèmes traduits de l’arabe et présentés par André Miquel, édit. Sindbad - Actes Sud, Arles, 1999). L’histoire de Leylâ et Majnûn est connue : deux enfants d’une tribu bédouine gardent les troupeaux ensemble quand ils sont petits, deviennent inséparables, s’aiment, mais quand le père du garçon demande la main de la fille, le père de Leylâ la lui refuse sous le prétexte que leur amour s’étant trop affiché publiquement cela serait contraire aux moeurs de la tribu. Leylâ est mariée à un homme à qui elle se refuse sexuellement. Le garçon, en pèlerinage à La Mecque, au lieu d’implorer Allah de le guérir de son amour, lui demande de le lui conserver pour toujours. Il devient un fou d’amour (Majnûn signifie fou en arabe - on a d’ailleurs un mot en alsacien, ou plutôt en judéo-alsacien : meschugge, qui a peut-être la même racine sémite), erre dans le désert avec les animaux sauvages et se complaît dans sa douleur.
Je dispose de trois versions de cette folle histoire d’amour, l’arabe, la persane et la turque. C’est Nizâmî, le poète persan du XIIème siècle, auteur de Chosroès et Chînîn, ainsi que du Pavillon des sept Princesses, qui la célèbre dans un long poème qu’un Anglais érudit, peut-être médecin attaché à la Compagnie des Indes orientales, a traduit en vers shakespeariens : Lailî and Majnûn, a Poem from the original persian of Nazâmi by James Atkinson of the honorable East India Company’s Bengal medical service, édit. A. J. Valpy, M. A., Londres, 1836. La version turque est du poète Fuzûlî né en Irak vers la fin du XVème siècle (voir : Fuzûlî : Leylâ and Mejnûn, introduction and notes by Prof. Alessio Bombaci, translation by Sofi Huri, édit. George Allen and Unwin, Londres, 1970). Mais Fuzûlî semble suivre son prédécesseur persan d’assez près (on appelait cela une réplique), même s’il oriente son sujet encore plus vers le mysticisme que Nizâmî (à moins que ce ne soit sa traductrice, une orthodoxe-arabe, elle-même très portée sur le mysticisme, qui soit responsable de cette orientation). Ce qui est certain c’est que Nizâmî aussi bien que Fuzûlî font de Majnûn un Fou d’Allah, dans la plus pure tradition soufie : la beauté de l’aimée n’est qu’un reflet de la beauté divine ; l’émotion profonde créée par la passion permet l’élévation vers Dieu ; l’abstinence sexuelle, la jouissance de la douleur, l’espoir de l’union avec son amante au paradis font de Majnûn un saint qui n’aspire plus qu’à la quête de Dieu.
Cela n’est certainement pas le cas de la légende originale arabe célébrée dans les poèmes rassemblés par André Miquel et dont l’auteur, selon la tradition, est Majnûn lui-même (mais, nous dit André Miquel, ce n’est qu’une fiction). La légende, dit Miquel, a commencé à prendre forme vers la fin du VIIème siècle dans les villes de Bassorah et de Kûfa. Et puis, à force d’être racontée la légende est devenue biographie, est devenue partie intégrante du patrimoine arabe classique. Et, aujourd’hui restent tous ces poèmes « où passent ces grands thèmes que la légende, elle aussi, développe : l’amour, évidemment, avec la folie, la mort. Et la nuit (layl en arabe) dont la femme aimée, à une lettre près, porte le nom » (je rappelle que les Mille et une Nuits, en arabe, se disent : Alf Layla wa-Layla). Dans la version arabe (qui est évidemment à l’origine des deux autres versions) la folie qui frappe Majnûn est une punition infligée par Allah. Le père de Majnûn l’avait emmené à La Mecque pour qu’il demande à Dieu de le débarrasser de cet amour sans espoir. Et lui, au contraire, prie que cet amour ne le quitte jamais !
« Me voici, ô Seigneur, contrit et regrettant
Ces péchés à la chaîne, hélas ! et trop flagrants !
Mais s’il s’agit d’amour, de Laylâ, si je dois
Ne plus la voir, au repentir je ne m’engage,
Comment faire autrement ? Mon cœur est son otage.
T’obéir, mais comment ? L’abandonner pour toi ? »
Dans sa préface André Miquel nous parle lui aussi des problèmes que pose la traduction. Sur le plan formel il a choisi assez logiquement l’alexandrin puisque le mètre des poèmes sélectionnés était un mètre arabe classique qui s’appelle t’awil et qui est composé de 13 ou 14 syllabes. Par contre, impossible de suivre la rime arabe car elle est unique pour un poème donné (âbâ, abu, muhâ, îtu, etc.) Cette rime est d’autant plus importante que les poèmes sont souvent classés par rimes. Je note avec étonnement que les ghazals de Hâfez sont également à rime unique (alors que le persan est une langue indo-européenne). Est-ce dû à l’influence arabe ? André Miquel choisit néanmoins de rimer à la française, en vers croisés ou couplés. Et, comme cette poésie est considérée comme poésie arabe classique, il va faire parler Majnûn en français « avec l’accent de nos vieux poètes ». Mais comme les autres traducteurs dont je viens de parler André Miquel fait part de ses doutes. « Au-delà du sens immédiat se cache une forêt de mots à double sens ou détournés, d’échos qui se répondent d’un vers – parfois d’un poème – à l’autre, de pudeurs, de repentirs, d’ambiguïtés savantes ». Impossible de tout transposer. En fin de compte le travail de traducteur reste subjectif. « Le Majnûn de ce livre-ci, en tout cas, ce Majnûn que j’ai lu, aimé et traduit, est le mien », dit-il. « Qu’au moins cette traduction aide à le découvrir, fût-ce de trop loin », dit-il encore.
Suis-je entièrement convaincu par la traduction d’André Miquel ? Je ne le sais. Mais c’est peut-être que la poésie arabe, plus que n’importe quelle autre, doit être goûtée dans sa langue originelle. Ce qui ne m’empêche pas de trouver beaucoup de charmes à certains passages comme ce rêve heureux :
« Je rêve, je nous vois : deux gazelles paissant,
Sur des lieux écartés, les prairies de h’awdhân.
Je rêve, je nous vois au désert : deux colombes
Volant vers notre nid à l’heure où la nuit tombe.
Deux poissons dans les flots : je rêve et crois nous voir
Lorsque la grande mer nous berce avec le soir.
Je rêve, je nous vois : ma vie, ta vie, ensemble !
Je vois, je rêve, et la mort même nous rassemble
Sur le lit du tombeau, côte à côte couchés.
Retraite hors du monde, ô tombe bien cachée !
Nous y verrons, ressuscités, la vie nouvelle,
L’univers réuni, la rencontre éternelle. »
Pour ceux que l’histoire de Leyla et Majnûn intéresse, voir sur mon site Carnets d’un dilettante : L’amour bédouin : Majnûn et Antar.
Traduction et trahison
J’ai cité précédemment la phrase de Valéry Larbaud reprise par Georges Voisset et présente le traducteur comme « un guide qui vous montre les trésors d’un palais, celui du monde poétique d’un autre peuple, d’une autre culture ». Oui, mais si le guide se trompe ? Ou s’il vous trompe ? Les trésors que vous croyez découvrir sont-ils authentiques ? Ne sont-ils pas ceux du traducteur-guide ? Comment savoir si vous n’avez pas accès aux sources ? J’ai souvent rencontré ce dilemme dans mes études sur la littérature orientale. A commencer par les Mille et une Nuits de Galland (voir mon Voyage, Tome 2, Les Mille et une Nuits et leurs traducteurs).
L’œuvre de Galland a eu une importance considérable. C’était probablement la première traduction – ou plutôt transposition – d’une grande œuvre du monde non-européen dans une langue européenne. Elle a suscité une très grande curiosité de toute l’Europe pour l’Orient. Pendant deux siècles et plus les Mille et Une Nuits ont fait partie des livres les plus lus de tout le monde occidental, tout de suite après la Bible et probablement avant Don Quichotte. Et pourtant, pourtant. Voilà ce que j’avais écrit dans ma note sur les Mille et une Nuits : Il me paraît évident – d’autres que moi ont dit la même chose – que les Mille et une Nuits d’Antoine Galland sont avant tout une œuvre littéraire française. Georges May, l’un des nombreux experts qui ont étudié l’œuvre de Galland, a parlé de « chef d’œuvre invisible » (voir : Georges May : Les Mille et Une Nuits d’Antoine Galland ou le chef-d’oeuvre invisible, édit. Presses Universitaires de France, Paris, 1986). Un chef d’œuvre littéraire qui se cache derrière la soi-disant traduction d’une œuvre originale. Doit-on parler de trahison ? Je ne sais pas mais ce qui est certain c’est que cette œuvre n’est pas une simple traduction du manuscrit trouvé en Syrie. Un manuscrit pour lequel Galland a eu une chance inouïe puisqu’on considère que c’est là le plus ancien et le plus authentique de tous les manuscrits de la tradition syrienne de ces contes (sachant qu’il y a eu également une tradition égyptienne des mêmes Contes légèrement différente). Or Galland a opéré un véritable mix. Muhsin Mahdi, Professeur à Harvard, qui a fait un incroyable travail sur tous les manuscrits existants et découvert que beaucoup étaient des faux, estime que l’œuvre de Galland est basé à 48% sur son manuscrit d’Alep (découvert en 1701 et qui est conservé à la Bibliothèque Nationale), à 4%¨sur le manuscrit des Voyages de Sindbad qu’il avait trouvé en Turquie (et qui n’a rien à voir avec les Nuits), à 20% sur d’autres manuscrits aujourd’hui perdus et à 30% sur les histoires que lui a racontées Hanna, le maronite de Syrie. Et parmi ces histoires pour lesquelles on n’a jamais trouvé d’autre manuscrit fiable se trouvent Ali Baba et les quarante Voleurs et surtout ce conte absolument admirable de la Lampe d’Aladin.
Alors faut-il reprocher à Galland ces manipulations, ai-je encore écrit dans ma note. Non, le problème ne se pose pas ainsi. Quand on connaît tout ce que cette œuvre a entraîné par la suite et tout le plaisir qu’elle nous donne à sa lecture, on ne peut que l’en féliciter. Il n’empêche. Voilà clairement un cas où s’applique le fameux : traduttore – traditore.
Et il en est de même des deux autres grands « traducteurs » des Mille et une Nuits, Richard Burton et le Dr. Mardrus. D’abord les deux se sont basés sur des manuscrits largement manipulés (contenant en plus d’un corpus basé sur la tradition égyptienne, des faux fabriqués en France, un roman de chevalerie et plein de contes qu’un cheikh a fait rassembler de façon à arriver à ce nombre mythique de 1001). Et ensuite chacun l’a imprégné de son style propre. Galland, avec ce merveilleux style du XVIIIème a fait des dames de Bagdad des dames de Versailles, Richard Burton a forcé sur l’érotique et a inventé une espèce de vieil anglais cocasse que Borges a trouvé amusant et le Dr. Mardrus a fait de l’érotique soft et imposé un style à la Pierre Louÿs.
Donc triple trahison mais finalement trois chefs d’œuvre tout aussi agréables à lire l’un que l’autre. Moi ce qui me gêne chez le Dr. Mardrus c’est de ne pas savoir si les nombreux poèmes contenus dans sa version (des poèmes qui existaient dans les manuscrits mais que Galland avait décidé de ne pas traduire) sont de véritables traductions des originaux ou sont ses propres créations. Cela me gêne d’autant plus que j’y trouve d’admirables. Comme ce mot d’un vizir à son maître et que j’ai mis en tête de mon grand Voyage autour de ma Bibliothèque :
« ô Emir des Croyants, quand notre âme ne veut s'égayer ni par la beauté du ciel, ni par les jardins, ni par la douceur de la brise, il ne reste qu'un remède, et c'est le livre. Car, ô Emir des Croyants, le plus beau des jardins est encore une armoire de livres. Et une promenade à travers ses rayons est la plus douce et la plus charmante des promenades ».
Ou ce poème d’amour :
«Dormeuse!
L’heure est magnifique où les palmes étales boivent la clarté!
Midi est sans haleine.
Un frelon d’or suce une rose en pâmoison.
Tu rêves. Tu souris.
Ne bouge plus...
Ne bouge plus!
Ta peau délicate et dorée colore de ses reflets la gorge diaphane;
Et les rais du soleil victorieux des palmes, te pénètrent, ô diamant, et t’éclairent au travers. Ah! ne bouge plus...
Ne bouge plus!
Mais laisse tes seins respirer qui s’élèvent et s’abaissent comme les vagues de la mer.
Oh! tes seins neigeux!
Que je les hume, telle l’écume marine et le sel blanchissant.
Ah! laisse tes seins respirer...
Laisse tes seins respirer!
Le ruisseau rieur réprime son rire;
Le frelon sur la fleur arrête son fredon;
Et mon regard brûle les deux grains grenats de raisin de tes seins.
Oh! laisse brûler mes yeux...
Laisse brûler mes yeux!
Mais que mon coeur s’épanouisse, sous les palmes fortunées, de ton corps macéré dans les roses et le santal, de tout le bienfait de la solitude et de la fraîcheur du silence.»
Alors, à votre avis, c’est un poème arabe ou c’est de la Revue Blanche ? Voulez-vous que je vous dise ? Au fond, je m’en fous. Je me contente d’en jouir !
Plus tard, quand je me suis intéressé à la littérature persane de l’Âge d’Or arabo-persan, je suis tombé sur un autre traducteur, contemporain celui-là, qui m’a émerveillé par ses traductions poétiques de Nizâmî, grand poète persan du XIIème siècle et auteur du fameux Roman de Chosroès et de Chîrîn, connu encore aujourd’hui par tous les Iraniens. Je l’avais lu dans une traduction de Henri Massé et trouvé le style de Nizâmî bien fatigant, pullulant de métaphores et d’une préciosité pire que celle de nos Précieuses Ridicules. Et puis voilà qu’on m’offre le Pavillon des sept Princesses de ce même Nizâmî dans une traduction de Michael Barry (voir : Nezâmî de Gandjeh : Le Pavillon des sept Princesses, traduit, présenté et annoté par Michael Barry, édit. Gallimard, Paris, 2000). Qui était ce Barry ? Voilà ce que j’en dis dans ma note sur la littérature persane (Voyage, Tome 2 : L'âge d'or arabo-persan).
n universitaire américain, qui a vécu un certain temps en France (à Provins), charmant les propriétaires et les clients de la Librairie Orientale aujourd’hui disparue de la rue Monsieur le Prince, déchiffrant des vieux manuscrits afghans du XIVème siècle avec le chef de guerre Massoud avant que celui-ci ne se fasse assassiner, incroyablement érudit et qui, comme Richard Burton qui avait inventé une espèce de vieil anglais pour traduire les Mille et une Nuits, invente une espèce de vieux français pour traduire Nizâmî ! Et le résultat est époustouflant. Tout à coup Nizâmî devient lisible. Délectable. Comme cette description d’un feu :
« Lingots de braise couleur de musc
S’étreignent autour du feu comme rouille autour d’un miroir:
Là, cette couleur noire ; ci, ces tons de cornaline !
Une mine de rubis luisait dans les ténèbres :
Sa gemme nourrit les regards :
Tour à tour jaune, écarlate, bleutée : pierre précieuse ! »
Alors, évidemment, je me pose la question : est-ce une traduction fidèle, merveilleusement réussie, de l’original ? Et alors grâces soient rendues à Michael Barry pour ce miracle. Ou alors, est-ce une traduction-trahison, merveilleuse création du traducteur ? Et alors, grâces aussi soient rendues à Michael Barry. Car, après tout, à mon âge, la recherche de la vérité à tout prix a-t-elle encore tellement d’importance ? Ce qui compte c’est la beauté. La beauté seule. Jouir d’elle, s’en enivrer. Comme le dirait aussi bien Khayam que le divin Dr. Mardrus. Bienheureuse ivresse.
Mais continuons encore un peu le voyage en compagnie de Barry. Le personnage principal du roman est un roi sassanide, Bahrâm-Goûr, un roi légendaire mais qui a réellement vécu de 420 à 439. Ferdousi en parle, Tabari aussi. On commence avec son éducation à Hira, ce fameux royaume arabe allié aux Persans, situé sur le Bas-Euphrate, dont le roi Monzer apparaît aussi dans le roman d’Antar. Bahrâm y apprend les 3 langues de culture de l’époque: arabe, persan et grec. C’est là qu’il a la vision des sept princesses représentées dans une salle secrète par de grands icônes et dont il tombe immédiatement amoureux :
« L’amour de ces jeunes filles au beau visage
Se fora dans son coeur.
Cavales solaires et nubiles : et lui, leur étalon, leur mâle -
Lui, un jeune lion : et pour lui sept épouses !
Comment ne gonflerait son désir ?
Comment son coeur n’irait exiger son désir ?
La peinture à sa vie donnait désormais ligne de force,
A ses désirs elle donnait désormais espoir.»
Bahrâm reçoit en cadeau les princesses du monde. Il leur fait construire des pavillons. Et puis va visiter un pavillon après l’autre et recevoir en même temps son initiation. Car comme Schéhérazade dans les Mille et une Nuits, les sept princesses ont un rôle de civilisation auprès du roi. La première lui raconte l’histoire des aventures d'un jeune prince qui échoue parce qu’il ne sait pas maîtriser ses sens. Et ainsi de suite : chaque histoire est une leçon. La deuxième montre une femme généreuse et aimante. La quatrième met en scène une femme savante et fière qui impose aux prétendants des joutes intellectuelles et des énigmes à résoudre. Conclusion : il ne suffit pas d’être fort mais il faut aussi faire preuve de finesse pour conquérir une femme. La cinquième met en garde contre les apparences trompeuses. La sixième, peut-être la plus belle, conte l’aventure d’un pauvre voyageur, dépouillé de tout, gisant les yeux crevés, assoiffé, dans le désert et secouru par une fille de Kurde qui apparaît là comme un ange de miséricorde et qui lui sauve et la vie et la vue avant de devenir sa compagne. Quant à la septième qui, si on en fait une lecture mystique, est celle de l’accomplissement (c’est la dame blanche), elle nous paraît au contraire la plus plaisante et la plus paillarde car à chaque tentative pour réaliser ce que l’homme a toujours considéré comme sa félicité suprême, il échoue. Jusqu’à ce qu’il se décide à convoler en justes noces avec la dame. Et alors il n’est plus dérangé par personne si ce n’est au matin par le chant du coq.
« Lors perfora-t-il la perle non forée
De son bâtonnet de corail,
Et lors de l’éveil du coq
De s’assoupir enfin
L’élan de son poisson. »
Ce sera mon mot de la fin.
(juillet 2019)