Voyage autour
de ma Bibliothèque

Tome 5 : P comme Poésie. La poésie allemande selon Reich-Ranicki.

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(25 poèmes extraits d'une Anthologie de Marcel Reich-Ranicki : Die besten deutschen Gedichte, ausgewählt von Marcel Reich-Ranicki, Insel, Belin, 2019. Avec leur traduction en français par Jean-Claude Trutt. Et, en conclusion un poème d'Annette von Droste-Hülhoff)

Le grand amoureux de la littérature allemande n’était pas poète lui-même. Mais au moins aussi passionné de poésie que de littérature. On sait tout ce qu’il a mis en branle quand il était le responsable culturel à la Frankfurter pour amener ses lecteurs, à la grande surprise de sa Direction, à revenir à la poésie, parler de leurs poèmes préférés et les commenter. Avec pour résultat une véritable encyclopédie de poésie allemande. Mais la poésie a aussi accompagné sa vie. Une vie pleine d’épreuves pour le survivant du ghetto de Varsovie qu’il était. Alors il décide de rassembler ses poèmes préférés à lui. Ceux qui l’ont touché, ceux qui l’ont aidé à vivre et ceux qui ont excité son intelligence. Car, très clairement, Reich-Ranicki est un amateur de poésie intelligente. La poésie obscure n’est pas son domaine de prédilection. Alors j’ai décidé de l’accompagner dans ce voyage. Retrouver très souvent mes propres poètes allemands, ceux de ma jeunesse, ceux que j’ai adorés. Et les traduire, jouir de les traduire. En m’excusant à l’avance auprès de mes lecteurs pour les importuner avec un plaisir qui est d’abord le mien…
L’anthologie citée ici a été publiée pour la première fois en 2012. Elle rassemble près de 500 poèmes. Je dispose dans ma bibliothèque d’une autre petite Anthologie éditée par Reich-Ranicki sous le titre d’un poème de Heine (Ein Jüngling liebt ein Mädchen – Un jeune homme aime une fille) en 2001. Elle rassemble une vingtaine de poèmes tous accompagnés de ce qu’il appelait des « interprétations ». Voir : Marcel Reich-Ranicki : Ein Jüngling liebt ein Mädchen – Deutsche Gedichte und ihre Interpretationen, Insel, Francfort/Leipzig, 2001. J’en ai parlé dans la note de mon Bloc-notes 2014 : Décès de Marcel Reich-Ranicki.
Alors, commençons ce voyage. Je vous invite :  

1) Walther von der Vogelweide : Under der Linden (page 29)
Walther von der Vogelweide (1170 – 1230 ?) était l’un des plus grands troubadours de langue allemande, peut-être le plus grand. Reich-Ranicki donne le poème dans sa langue originale. On le trouvait déjà dans l’Anthologie de 2001. Moi je l’aime bien parce qu’il est gentiment érotique. Mais tous les troubadours étaient probablement bien plus érotiques que l’on croit et les amours entre Chevaliers et gentes dames pas si platoniques que ça…

Under der linden
an der heide,
dâ unser zweier bette was,
dâ mugent ir vinden
schône beide
gebrochen bluomen unde gras.
vor dem walde in einem tal,
tandaradei,
schône sanc diu nahtegal.

Ich kam gegangen
zuo der ouwe,
dô was mîn friedel komen ê.
dâ wart ich enpfangen,
hêre frowe,
daz ich bin saelic iemer mê.
er kuste mich wol tûsent stunt,
tandaradei,
seht wie rôt mir ist der munt.

Dô hat er gemachet
alsô rîche
von bluomen eine bette stat.
des wirt noch gelachet
inneclîche,
kumt iemen an daz selbe pfat.
bî den rôsen er wol mac,
tandaradei,
merken wâ mirz houbert lac.

Daz er bî mir laege,
wessez iemen –
nu enwelle got ! -, sô schamt ich mich.
wes er mit mir pflaege,
niemer niemen
bevinde daz, wan er und ich
und ein kleinez vogellîn.
tandaradei,
daz mac wol getriuwe sîn
.

Sous le grand tilleul
au bord de la lande,
là où se trouvait notre lit,
il se pourrait bien
que brisées soient
tant les fleurs que l’herbe.
à la lisière de la forêt, dans la vallée
tandaradei
chantait si bien le rossignol.

J’ai rejoint
l’herbe fraîche
où m’attendait mon amoureux.
là il m’a reçue,
comme gente dame,
et m’a rendue heureuse pour toujours.
il m’a embrassé un millier de fois,
tandaradei,
voyez combien rouge est ma bouche.

Et c’est là qu’il avait préparé
avec des fleurs
un si merveilleux lit.
il pourra encore rire aux éclats
le promeneur
qui passera par là.
et deviner que là où sont les roses
tandaradei,
devait se trouver ma tête.

Si quelqu’un devait savoir
qu’il a partagé ma couche –
que Dieu ne le veuille ! – je devrais avoir honte.
car ce qu’il a fait avec moi
personne ne devrait l’apprendre
en-dehors de lui et de moi
et un tout petit oiseau
tandaradei,
qui n’en dira certainement rien.

2) Goethe : Heidenröslein (page 48)
C’est probablement le poème le plus célèbre de Goethe (1749 – 1832). Avec le Roi des Aulnes. Un poème qui est un chant. Et qui mêle humour et tragédie : la rose a beau piquer, elle est cueillie quand même.

Sah ein Knab ein Röslein stehn,
Röslein auf der Heiden,
War so jung und morgenschön,
Lief er schnell es nah zu sehn,
Sah’s mit vielen Freuden.
Röslein, Röslein, Röslein rot,
Röslein auf der Heiden.

Knabe sprach : ich breche dich,
Röslein auf der Heiden !
Röslein sprach : ich steche dich,
Daß du ewigst denkst an mich,
Und ich will’s nicht leiden.
Röslein, Röslein Röslein rot,
Röslein auf der Heiden.

Und der wilde Knabe brach
‘s Röslein auf der Heiden ;
Röslein wehrte sich und stach,
Half ihr doch kein Weh und Ach,
Mußt’ es eben leiden.
Röslein, Röslein, Röslein rot,
Röslein auf der Heiden.

Un garçon vit une petite rose,
Une rose au milieu de la lande,
L'était si belle, du matin juste éclose,
Il courut vite pour la voir de près,
Et la regarda, fou de joie.
Oh rose, oh rose, oh rose rouge,
Petite rose au milieu de la lande.

Le garçon dit : je te cueillerai
Ma rose au milieu de la lande !
La rose dit : je te piquerai,
Tant que toujours tu penseras à moi
Et je ne le souffrirai pas.
Oh rose, oh rose, oh rose rouge
Petite rose au milieu de la lande.

Mais le vilain garçon cueillit la rose
La rose au milieu de la lande ;
La rose se défendit et le piqua
Mais rien n’y fit, ni pleur ni cri
Elle dut hélas souffrir son sort.
Oh rose, oh rose, oh rose rouge
Petite rose au milieu de la lande.

3) Goethe : Wandrers Nachtlied (Page 57)
C’est un poème que j’ai déjà cité à plusieurs reprises. Parce que pour moi c’est le poème de la sérénité. La sérénité avant la fin. Avant la mort. Même si le titre est un peu différent : Chanson nocturne du voyageur. Bizarrement, je l’avais retrouvé dans un roman du grand de l’espionnage, John Le Carré, Absolute friends. Le héros du roman avait un professeur d’allemand qui le citait souvent. En anglais : « Over all the mountains is peace... but wait, soon you too will be at rest ». J’en parle sur mon site Carnets d’un dilettante : Une étrange rencontre (Le Carré – Storm)

Über allen Gipfeln
Ist Ruh,
In allen Wipfeln
Spürest du
Kaum einen Hauch;
Die Vögelein schweigen im Walde.
Warte nur, balde
Ruhest du auch.

Tout est tranquille
Au-dessus des monts,
Dans toutes les cimes
Tu ne décèles
Pas le moindre souffle ;
Les oiseaux se taisent dans les bois.
Bientôt, toi aussi, tu verras,
Tu trouveras le repos.

4) Adelbert von Chamisso : Die alte Waschfrau (page 80)
J’ai déjà dit combien ce poète (Chamisso : 1781 – 1838) m’est cher. D’abord à cause de son poème de la jeune géante du château de mon Nideck alsacien que ma grand-mère récitait si souvent. Ensuite parce qu’il est probablement le premier à avoir créé des pantouns européens. Et puis parce qu’il faut l’admirer rien que parce que, né en France, n’ayant appris l’allemand que dans sa jeunesse, il est devenu l’un des grands poètes de langue allemande. Voir ce que j’en dis sur ce site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : C comme Chamisso. Adelbert von Chamisso, la jeune géante, le pantoun et l’Homme qui avait perdu son ombre. Or c’est justement ce poème de la vieille lavandière qui m’a le plus touché (avec celui du château où il est né, Boncourt).

Die alte Waschfrau

Du siehst geschäftig bei dem Linnen
Die Alte dort in weißem Haar,
Die rüstigste der Wäscherinnen
Im sechsundsiebenzigsten Jahr.
So hat sie stets mit sauerm Schweiß
Ihr Brot in Ehr' und Zucht gegessen,
Und ausgefüllt mit treuem Fleiß
Den Kreis, den Gott ihr zugemessen.

Sie hat in ihren jungen Tagen
Geliebt, gehofft und sich vermählt ;
Sie hat des Weibes Loos getragen,
Die Sorgen haben nicht gefehlt ;
Sie hat den kranken Mann gepflegt ;
Sie hat drei Kinder ihm geboren ;
Sie hat ihn in das Grab gelegt,
Und Glaub' und Hoffnung nicht verloren.

Da galt's die Kinder zu ernähren;
Sie griff es an mit heiterm Muth,
Sie zog sie auf in Zucht und Ehren,
Der Fleiß, die Ordnung sind ihr Gut.
Zu suchen ihren Unterhalt
Entließ sie segnend ihre Lieben,
So stand sie nun allein und alt,
Ihr war ihr heit'rer Muth geblieben.

Sie hat gespart und hat gesonnen
Und Flachs gekauft und Nachts gewacht,
Den Flachs zu feinem Garn gesponnen
Das Garn dem Weber hingebracht ;
Der hat's gewebt zu Leinewand ;
Die Scheere brauchte sie, die Nadel,
Und nähte sich mit eig'ner Hand
Ihr Sterbehemde sonder Tadel.

Ihr Hemd, ihr Sterbehemd, sie schätzt es,
Verwahrt's im Schrein am Ehrenplatz ;
Es ist ihr Erstes und ihr Letztes,
Ihr Kleinod, ihr ersparter Schatz.
Sie legt es an, des Herren Wort
Am Sonntag früh sich einzuprägen,
Dann legt sie's wohlgefällig fort,
Bis sie darin zur Ruh' sie legen.

Und ich, an meinem Abend, wollte,
Ich hätte, diesem Weibe gleich,
Erfüllt, was ich erfüllen sollte
In meinen Grenzen und Bereich ;
Ich wollt', ich hätte so gewußt
Am Kelch des Lebens mich zu laben,
Und könnt' am Ende gleiche Lust
An meinem Sterbehemde haben.

La vieille lavandière

Tu vois là-bas, active au lavoir,
La vieille aux cheveux blancs,
La plus alerte des lavandières,
Dans sa soixante-seizième année.
Elle a toujours, à la sueur de son front,
Dans l’honnêteté, gagné son pain,
Et couvert sans cesse avec courage
Le cercle que Dieu lui a accordé.

Elle a, en ses jeunes années
Aimé, espéré, s’est mariée ;
Supporté le sort commun des femmes,
Les soucis ne lui ont guère manqué ;
Elle a soigné son mari malade ;
Lui a donné trois enfants ;
Puis l’a mis dans la tombe
Et n’a perdu ni la foi ni l’espoir. 

Alors il fallait nourrir les enfants ;
Elle l’a fait avec courage et joie,
Elle les a élevés dans l’honneur et la discipline,
Le sens de l’ordre et le courage leur sont restés.
Elle les a laissé partir, les a bénis,
Pour qu’ils puissent trouver leur vie.
Maintenant elle est seule et vieille,
Mais elle gardé courage et moral.

Elle a économisé et a réfléchi
A acheté du lin et veillé la nuit,
Et filé le lin, très fin,
L’a apporté au tisserand ;
Qui en a fait une toile de lin ;
Elle a pris ses ciseaux et l’aiguille
Et a cousu à la main
Son linceul sans le moindre défaut.

Ce linceul elle le vénère,
Le garde dans l’armoire à la place d’honneur ;
C’est son premier bien et son dernier,
Son ornement, son trésor économisé.
Elle s’en pare, chaque dimanche matin,
S’imprégnant de la parole divine,
Puis elle l’enlève, le repose à sa place,
En attendant d’y trouver son repos éternel.

Et moi, arrivé au soir de ma vie,
J’aimerais bien, comme cette femme,
Avoir accompli ce que je devais accomplir
Dans mes limites, et dans mon domaine ;
J’aurais aimé avoir su comme elle
M’abreuver au calice de la vie,
Et pouvoir encore à l’heure de la fin
Me satisfaire comme elle du linceul qui m’échoit.

5) Heinrich Heine : Ein Jüngling liebt ein Mädchen (Page 90)
Heine (1797 – 1856) est le poète favori de Reich-Ranicki. Il l’était déjà alors qu’il était jeune élève à Berlin avant d’être expulsé comme juif polonais et que Heine était déjà interdit par les autorités nazies comme juif décadent ! Il l’écrit dans la postface d’une collection de textes sur Heine publiée sous le titre : Le cas Heine, (voir : Marcel Reich-Ranicki : Der Fall Heine, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1997) : « Aucun poète ne m’a été plus proche que Heine. J’ai même pu, quelques fois, m’identifier à lui ». Comme dit plus haut, ce poème il l’a choisi pour en faire le titre de son Anthologie de 2001. A cause du tragique (c’est une histoire d’amour malheureux vécu par le poète lui-même). Et à cause de la grande et géniale simplicité d’écriture.

Ein Jüngling liebt ein Mädchen
Die hat einen andern erwählt;
Der andre liebt eine andre,
Und hat sich mit dieser vermählt.

Das Mädchen heiratet aus Ärger
Den ersten besten Mann,
Der ihr in den Weg gelaufen;
Der Jüngling ist übel dran.

Es ist eine alte Geschichte,
Doch bleibt sie immer neu
Und wem sie just passieret,
Dem bricht das Herz entzwei.

Un jeune homme aime une jeune fille
La jeune fille a choisi un autre ;
Cet autre en aime une autre,
Et s’est marié avec elle.

La jeune fille en est fort dépitée
Et épouse le premier homme,
Qui croise son chemin ;
Le jeune homme en est bien marri.

C’est là une vieille histoire,
Et pourtant toujours nouvelle ;
Et celui à qui elle arrive,
Voit son cœur brisé en deux.

6) Heinrich Heine : Ich weiß nicht was soll es bedeuten (page 92)
Pourquoi reprendre ce poème, probablement le plus connu du poète, plusieurs dizaines de fois mis en musique, ce poème de cette Lorelei, cette Sirène du Rhin, au chant si beau et si mortel ? D’abord parce qu’il me touche toujours autant. Peut-être parce que je suis né au bord de ce fleuve. Et parce qu’un professeur nazi particulièrement crétin a dit à ces élèves : vous voyez bien que ce juif n’est pas allemand, puisqu’il écrit : Ich weiß nicht was soll es bedeuten alors qu’en bon allemand il aurait fallu écrire : Ich weiß nicht was es bedeuten soll !

Ich weiß nicht was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin ;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

Die Luft ist kühl und es dunkelt,
Und ruhig fließt der Rhein ;
Der Gipfel des Berges funkelt
Im Abendsonnenschein.

Die schönste Jungfrau sitzet
Dort oben wunderbar ;
Ihr goldnes Geschmeide blitzet,
Sie kämmt ihr goldenes Haar.

Sie kämmt es mit goldenem Kamme
Und singt ein Lied dabei ;
Das hat eine wundersame,
Gewaltige Melodei.

Den Schiffer im kleinen Schiffe
Ergreift es mit wildem Weh ;
Er schaut nicht die Felsenriffe,
Er schaut nur hinauf in die Höh.

Ich glaube, die Wellen verschlingen
Am Ende Schiffer und Kahn ;
Und das hat mit ihrem Singen
Die Lore-Ley getan.

Je ne sais pas pourquoi
Je suis si triste tout-à-coup ;
Un conte des temps anciens
Ne me sort pas de l’esprit.

L’air est pur, le soir descend
Et calme est le cours du Rhin ;
Le sommet de la montagne brille
Dans la lumière du soleil couchant

La plus belle des vierges
Est assise tout là-haut ;
Son collier d’or scintille
Elle peigne ses cheveux d’or.

Elle les peigne avec un peigne doré,
Et elle chante une chanson,
A la merveilleuse
Et puissante mélodie. 

Le batelieu dans son petit bateau
Est ému jusqu’au fond du cœur ;
Il ne voit pas les rochers qui effleurent,
Il ne regarde que vers le haut.

Je crois bien qu’à la fin
L’onde avale le batelier et sa barque
Et c’est ce que la Lore-Ley,
Avec son chant, a accompli.

7) Heinrich Heine : Ich hatte einst ein schönes Vaterland (page 100)
C’est le poème de tous ceux que leur patrie exclut (J'avais, jadis, une belle patrie). Blessés dans leur amour, dans leur dignité. C’est ce vers que Lotte Eisner a choisi comme titre de ses Mémoires. Voir : Lotte H. Eisner : Ich hatte einst ein schönes Vaterland, Memoiren, écrit par Martje Grohmann, édit. Wunderhorn, Heidelberg, 1984. Voir aussi ma note sur cette grande dame du cinéma, de la Cinémathèque française et du cinéma de Weimar, au tome 5 de ce Voyage autour de ma Bibliothèque : E comme Eisner. Lotte Eisner. La cinémathèque française. Le cinéma de Weimar. Et ce que je dis de tous ces malheureux : « Je me suis souvent demandé ce que l’on pouvait éprouver quand votre patrie vous avait rejeté. Comme nos protestants français après l’abolition de l’Edit de Nantes, comme Heine au XIXème siècle et comme, au XXème siècle, les anti-nazis et surtout tous ces juifs allemands qui n’étaient pas seulement vomis par leur patrie mais carrément voués par elle à l’extermination ». J’ai même eu l’impression que pour les Allemands, juifs ou non-juifs, le rejet était vécu plus tragiquement que pour les Français (je pense aux Huguenots). « Est-ce parce que notre amour de la patrie à la française est trop intellectuel, rationnel (parle à notre raison) et que l’amour de la patrie allemand est plus sentimental (parle au cœur, aux tripes) ? », ai-je écrit. En tout cas voici que le philologue allemand Viktor Klemperer écrit qu’il ne sera plus jamais allemand mais que personne ne pourra lui enlever sa germanité. Et que Lotte Eisner déclare que sa patrie n’est plus l’Allemagne mais la langue allemande. Quant à Heine, il rêve :

Ich hatte einst ein schönes Vaterland.
Der Eichenbaum
wuchs dort so hoch, die Veilchen nickten sanft.
Es war ein Traum.
Das küßte mich auf deutsch, und sprach auf deutsch
(Man glaubt es kaum,
wie gut es klang) das Wort: "ich liebe dich!"
Es war ein Traum.

J’avais, jadis, une belle patrie.
Le chêne y poussait grand et fort.
Les douces violettes inclinaient leurs têtes.
C’était un rêve.
Elle m’a embrassé. En allemand. Et elle m’a dit ces mots, en allemand
(si doux, on a peine à le croire) : « Je t’aime ».
C’était un rêve.

7) Theodor Storm : Die Stadt (page 120)
Je partage avec Reich-Ranicki sa passion pour cet écrivain du nord qui a également enchanté ma jeunesse. J’aime tout chez Storm (1817 – 1888). Ses nouvelles, l’Immensee, le fantastique cavalier au cheval blanc (Der Schimmelreiter), sa poésie aussi. J’ai tout lu et relu. Ses œuvres complètes qui se trouvent dans ma bibliothèque proviennent encore de celle de mon oncle et de ma tante : Theodor Storm : Sämtliche Werke, mit einer Einleitung von Thomas Mann, Verlag von Th. Knaur Nachf., Berlin, 1930 (deux volumes). Voir dans ce Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Trois écrivains germanophones (Keller, Storm, Droste-Hülshoff).
Toute l’oeuvre de Storm baigne dans une douce tristesse. Une tristesse qui pèse déjà sur cette ville grise au bord d’une mer grise (Husum). Ce poème auquel fait allusion, curieusement, un roman d’espionnage de John Le Carré. Voir à ce sujet cette note déjà citée de mon site Carnets d’un dilettante : Une étrange rencontre (Le Carré – Storm).

Am grauen Strand, am grauen Meer
Und seitab liegt die Stadt;
Der Nebel drückt die Dächer schwer,
Und durch die Stille braust das Meer
Eintönig um die Stadt.

Es rauscht kein Wald, es schlägt im Mai
Kein Vogel ohne Unterlass;
Die Wintergans mit harrem Schrei
Nur fliegt in Herbstesnacht vorbei,
Am Strande weht das Gras.

Doch hängt mein ganzes Herz an dir,
Du graue Stadt am Meer;
Der Jugend Zauber für und für
Ruht lächelnd doch auf dir, auf dir,
Du graue Stadt am Meer.

La grève est grise, la mer est grise
Et sur sa côte se situe la ville
Un brouillard lourd pèse sur ses toits
Seul rompt le silence
Le mugissement monotone de la mer.

Nulle forêt alentour, nul oiseau
Qui chante pour annoncer le mois de mai
L’oie sauvage, seule, appelle, la nuit
Passant très haut dans le ciel d’automne
Sur la côte seule l’herbe remue au vent.

Et pourtant te chérit mon coeur
Oh, ville grise du bord de mer
Le rêve de ma jeunesse vit encore
Souriant, heureux et tourné vers toi
Oh, ville grise du bord de mer.

8) Theodor Storm : Elisabeth (page 120)
Beaucoup des poèmes de Storm sont insérés dans ses nouvelles. Ce poème-là, comme le suivant d’ailleurs, fait partie de la nouvelle Immensee. Une histoire tragique, un amour de jeunesse, un bonheur raté. A cause du temps qui passe. Et d’une chance qu’on n’a pas su saisir. Il y a un autre très beau poème qui précède celui-ci dans la nouvelle, un poème qui montre la belle enfant assise sous un arbre au milieu du thym :

Die Zweige hängen nieder,
Darunter sitzt das Kind.
Sie sitzt in Thymiane,
Sie sitzt in lauter Duft;
...
Um ihre braunen Locken
Hinfliesst der Sonnenschein.
...
Sie hat die goldnen Augen
Der Waldeskönigin.

C’est sous des branches basses
Qu’est assise la petite fille
Assise au milieu du thym
Au milieu de mille senteurs

Sur ses boucles blondes
S’écoule la lumière du soleil

Elle a les prunelles d’or
De la reine de la forêt.

C’est plus tard que son ami la revoit. Elle est mariée. Il est venu trop tard. Elle est pâle quand elle le revoit. Et puis c’est là qu’elle dit ce poème (Elisabeth) :

Meine Mutter hat’s gewollt
Den anderen ich nehmen sollt’ ;
Was ich zuvor besessen,
Mein Herz sollt’ es vergessen ;
Das hat es nicht gewollt.

Meine Mutter klag’ ich an,
Sie hat nicht wohlgetan ;
Was sonst in Ehren stünde,
Nun ist es geworden Sünde.
Was fang’ ich an !

C’est ma mère qui l’a voulu
Que j’en prenne un autre,
Et que j’oublie celui
Qui possédait mon coeur,
Mais mon coeur ne l’a pas voulu

Aujourd’hui j’accuse ma mère,
Car ce qu’elle a fait est mal.
Ce qui aurait pu se faire dans l’honneur,
Maintenant, ne peut plus être que péché.
Que vais-je devenir ?

9) Theodor Storm : Lied des Harfenmädchens (page 121)
Ce poème, aussi, provient de la nouvelle Immensee. L’amoureux de la nouvelle ne connaît pas encore son malheur. Il est étudiant, s’amuse avec ses amis, défie des yeux une belle Tsigane qui lui chante cette chanson. Une chanson sur le temps qui passe. Une chanson qu’il aurait dû prendre au sérieux :


Heute, nur heute
Bin ich so schön ;
Morgen, ach morgen
Muß Alles vergehn !

Nur diese Stunde
Bist du noch mein ;
Sterben, ach sterben
Soll ich allein.

Aujourd’hui seulement
Suis-je aussi belle ;
Demain, oh demain
Tout sera passé !

Pour cette heure seulement
Tu es à moi ;
Pour mourir, oh mourir
Je serai bien seule. 

10) Theodor Storm : Wer je gelebt in Liebesarmen (page 122)
Voilà un poème de Storm que je ne connaissais pas. Je le retiens parce qu’il montre que cet homme du Nord, l’homme d’une ville grise au bord d’une mère grise, n’est pas l’homme froid qu’on pourrait croire. Cet homme était un grand amoureux et qui savait que l’amour est tout dans la vie.

Wer je gelebt in Liebesarmen,
Der kann im Leben nie verarmen ;
Und müßt’ er sterben fern, allein,
Er fühlte noch die sel’ge Stunde,
Wo er gelebt an ihrem Munde,
Und noch im Tode ist sie sein.

Qui a jamais connu les bras de l’amour
Ne sera plus jamais pauvre le reste de sa vie ;
Et même s’il devait mourir, seul et loin de tout,
Il se souviendrait encore de cette heure heureuse
Qu’il avait vécu à ses lèvres
Car dans la mort encore elle est à lui. 

11) Wilhelm Busch : Es sitzt ein Vogel auf dem Leim (page 128).
Avec Wilhelm Busch (1832 – 1908) on change de registre. Avec ses chenapans Max et Moritz il avait créé l’ancêtre allemand de la BD. Tout en vers, avec un humour acéré, et avec pas mal de méchanceté. Car les tours de ses deux gamins finissent souvent mal. Pour eux.

Es sitzt ein Vogel auf dem Leim,
Er flattert sehr und kann nicht heim.
Ein schwarzer Kater schleicht herzu,
Die Krallen scharf, die Augen gluh.
Am Baum hinauf und immer höher
Kommt er dem armen Vogel näher.

Der Vogel denkt : weil das so ist
Und weil mich doch der Kater frißt,
So will ich keine Zeit verlieren,
Will noch ein wenig quinquilieren
Und lustig pfeifen wie zuvor.
Der Vogel, scheint mir, hat Humor.

Un oiseau est collé à la glu
Il bat des ailes et ne peut rentrer chez lui
Un matou noir s’approche en catimini
Les griffes sortis, les yeux luisants
Il monte à l’arbre toujours plus haut
Et toujours plus proche de ce pauvre oiseau.

Alors l’oiseau pense : puisqu’il en est ainsi
Et que ce matou me mangera, de toute façon
Alors je ne veux pas perdre plus de temps
Chanter encore quelques trilles
Et siffler joyeux comme avant.
Je trouve que cet oiseau a de l’humour.

12) Richard Beer-Hofmann : Schlaflied für Myriam (page 132)
J’étais déjà tombé sur ce poète et sa si touchante berceuse dans mon étude des écrivains juifs de langue allemande. Voir sur ce site Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 5 : J comme Juifs. Les écrivains juifs de langue allemande. C’est aussi un poème sur la judéité. Richard Beer-Hofmann (1866 – 1945) était un juif autrichien, ami de Hugo von Hoffmannsthal.

Schlaf mein Kind, schlaf, es ist spät –
Sieh, wie die Sonne zur Ruhe dort geht.
Hinter den Bergen stirbt sie im Rot.
Du - du weißt nichts von Sonne und Tod,
Wendest die Augen zum Licht und zum Schein –
Schlaf, es sind soviel Sonnen noch dein,
Schlaf, mein Kind – mein Kind schlaf ein !

Schlaf, mein Kind – der Abendwind weht.
Weiß man, woher er kommt, wohin er geht ?
Dunkel, verborgen die Wege hier sind,
Dir und auch mir und uns allen, mein Kind !
Blinde – so gehn wir und gehen allein,
Keiner kann keinem Gefährte hier sein –
Schlaf, mein Kind – mein Kind, schlaf ein !

Schlaf, mein Kind, und horch nicht auf mich !
Sinn hat’s für mich nur, und Schall ist’s für dich.
Schall nur, wie Windeswehn, Wassergerinn,
Worte – vielleicht eines Lebens Gewinn !
Was ich gewonnen, gräbt mit mir man ein,
Keiner kann keinem ein Erbe hier sein !
Schlaf, mein Kind – mein Kind, schlaf ein !

Schläfst du, Mirjam ? Mirjam, mein Kind,
Ufer nur sind wir und tief in uns rinnt
Blut von Gewesenen -– zu Kommenden rollts.
Blut unsrer Väter, voll Unruh und Stolz.
In uns sind alle. Wer fühlt sich allein ?
Du bist ihr Leben – ihr Leben ist dein.
Mirjam, mein Leben, mein Kind – schlaf ein !

Dors, mon enfant, dors, il est tard !
Vois comme le soleil se couche là-bas
Derrière les monts il meurt en rouge
Toi, tu ne sais rien ni du soleil ni de la mort
Tu tournes tes yeux vers la lumière, l’éclat –
Dors, il y a encore tant de soleils pour toi,
Dors, mon enfant – mon enfant, dors !

Dors, mon enfant, il souffle, le vent du soir.
Sait-on d’où il vient, où il va ?
Ils sont sombres, et cachés, les chemins d’ici
Pour toi, pour moi, et pour tous, mon enfant !
Aveugles, nous allons et nous allons seuls
Personne ici ne peut être compagnon d’autrui –
Dors, mon enfant – mon enfant, dors !

Dors, mon enfant, et ne m’écoute pas !
Cela n’a de sens que pour moi, pour toi ce n’est que bruit
Que du bruit, comme le souffle du vent, le bruissement de l’eau,
Des mots – peut-être le gain d’une vie !
Mais ce que j’ai gagné sera enterré avec moi,
Personne ici ne peut être l’héritier d’autrui –
Dors, mon enfant – mon enfant, dors !

Dors-tu Mirjam ? Mirjam, mon enfant,
Nous ne sommes que les berges entre lesquelles coule
Le sang de ceux qui ont été, vers ceux qui vont venir,
Le sang de nos pères, inquiets et fiers.
Ils sont tous en nous, qui se sent seul ?
Tu es leur vie, leur vie est à toi
Dors Mirjam, mon enfant, Mirjam ma vie !

13) Else Laske-Schüler : Mein blaues Klavier (page 134)
Encore une poétesse, poétesse expressionniste, que j’ai découverte parmi tous ces écrivains juifs qui ont tellement apporté à la littérature allemande (Else Laske-Schüler : 1869 – 1945). Voir :

Ich habe zu Hause ein blaues Klavier
Und kenne doch keine Note.

Es steht im Dunkel der Kellertür,
Seitdem die Welt verrohte

Es spielen Sternenhände vier –
Die Mondfrau sang im Boote –
Nun tanzen die Ratten im Geklirr.

Zerbrochen ist die Klaviatür….
Ich beweine die blaue Tote.

Ach, liebe Engel öffnet mir –
Ich ass vom bitteren Brote –
Mir lebend schon die Himmeltür –
Auch wider dem Verbote.

J’ai chez moi un piano bleu
Et ne connais pourtant aucune note.

Il est rangé dans l’obscurité de la cave
Depuis que le monde est devenu barbare.

Les étoiles y jouaient à quatre mains –
Madame la lune chantait dans sa barque –
Maintenant ce sont les rats qui dansent dans le cliquetis.

Oh, gentils anges, ouvrez-moi la porte du ciel –
J’ai mangé le pain amer –
Ouvrez-moi, vivante, la porte du ciel
Même si c’est contre l’interdit.

14) Christian Morgenstern : Das Huhn (page 138)
On passe vite du tragique au comique avec Reich-Ranicki. Même au grotesque avec ce Morgenstern (1871 – 1914).

In der Bahnhofhalle, nicht für es gebaut,
geht ein Huhn
hin und her…
Wo, wo ist der Herr Stationsvorsteh’r ?

Wird dem Huhn
man nichts tun ?
Hoffen wir es ! Sagen wir es laut :
daß ihm unsre Sympathie gehört,
selbst an deser Stätte, wo es stört !

Dans le hall de la gare qui ne lui est pas destiné
se promène une poule
de ci de là
Où donc, où donc, est le chef de gare ?

Est-ce qu’on ne lui fera rien,
à la poule ?
Espérons-le ! Disons-le tout haut :
qu’elle a toute notre sympathie,
même ici où elle gène !

15) Christian Morgenstern : Die unmögliche Tatsache (page 139)
La conclusion de ce poème me frappe beaucoup. Je me demande où j’ai déjà entendu cette phrase dans toute sa logique définitive : was nicht sein darf, kann nicht sein ! Ce qui n’a pas le droit d’être ne peut être ! Chez Primo Levi peut-être ? Au camp d’extermination ?

Palmström, etwas schon an Jahren,
wird an einer Straßenbeuge
und von einem Kraftfahrzeuge
überfahren.

« Wie war » (spricht er, sich erhebend
und entschlossen weiterlebend)
« möglich, wie dies Unglück, ja - :
daß es überhaupt geschah ?

Ist die Staatskunst anzuklagen
in bezug auf Kraftfahrwagen ?
Gab die Polizeivorschrift
hier dem Fahrer freie Trift ?

oder war vielmehr verboten
hier Lebendige zu Toten
umzuwandeln, - kurz und schlicht :
Durfte hier der Kutscher nicht - ? »

Eingehüllt in feuchte Tücher,
prüft er die Gesetzesbücher
und ist alsobald im klaren :
Wagen durften dort nicht fahren !

Und er kommt zu dem Ergebnis :
« Nur ein Traum war das Erlebnis.
Weil », so schließt er messerscharf,
« nicht sein kann, was nicht sein darf ».

Palmström, déjà chargé d’ans,
au tournant d’une rue
par une voiture automobile
est renversé.

« Comment » (dit-il en se levant
et bien décidé à continuer à vivre)
« est-ce possible, comment
un tel malheur a-t-il pu arriver ?

Faut-il accuser l’Etat
pour ce qui est des voitures automobiles ?
Sont-ce les règlements de la police
qui ont donné au chauffeur tous les droits ?

Ou n’était-il pas plutôt interdit
de transformer les vivants en morts ?
ou pour aller droit au but :
le chauffeur avait-il le droit ? »

Enroulé dans des draps humides
il étudie les livres de la Loi
et arrive bientôt à une évidence :
les voitures n’avaient pas le droit de rouler là !

Alors tout est soudain évident pour lui :
« Ce n’était qu’un rêve, ce qui m’est arrivé,
car », et c’est là sa conclusion absolue,
« ce qui n’a pas le droit d’être, ne peut pas être ».

16) Rainer Maria Rilke : Herbsttag (page 150).
Je ne connais pas grand-chose de Rilke (1875 – 1926). Si je choisis Herbsttag (Jour d’automne) c’est que j’avais déjà été amené à faire un parallèle entre ce poème de Rilke et deux poèmes de Celan et d’Ingeborg Bachmann. Voir sur ce site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : C comme Celan. Paul Celan et la langue des assassins. Le poème de Celan est Köln am Hof et commence par Herzzeit (le temps du cœur) homophone du Herbstzeit, le temps de l’automne, thème du poème de Rilke. Le poème de Bachmann a pour titre Die gestundete Zeit (le temps remis ou retardé. Le poème a paru en français avec le titre : le délai consenti), qui est aussi le titre d’une de ses collections de poèmes. Les trois poètes prennent pour thème le temps et tous les trois savent probablement que l’automne est la saison qui donne plus que les trois autres la conscience du temps qui passe. On trouve les mêmes thèmes dans un autre poème de Celan : Corona. Un poème qui commence par : Aus der Hand frisst mir der Herbst sein Blatt (L’automne me mange sa feuille dans ma main) et finit par : Es ist Zeit (il est temps). Qui est de nouveau le début du poème de Rilke :

Herr : es ist Zeit. Der Sommer war sehr groß.
Leg deinen Schatten auf die Sonnenuhren,
und auf den Fluren laß die Winde los.

Befiehl den letzten Früchten voll zu sein ;
gieb ihnen noch zwei südlicherer Tage,
dränge sie zur Vollendung hin und jage
die letzte Süße in den Wein.

Wer jetzt kein Haus hat, baut sich keines mehr.
Wer jetzt allein ist, wird es lange bleiben,
wird wachsen, lesen, lange Briefe schreiben
und wird in den Alleen hin und her
unruhig wandern, wenn die Blätter treiben.

Seigneur, il est temps. L’été était imposant.
Pose ton ombre sur les horloges solaires,
Et laisse les vents balayer les champs. 

Ordonne aux fruits d’être pleins ;
donne-leur encore deux jours aux couleurs du midi,
oblige-les à chercher la perfection
et verse le dernier sucre dans le lourd vin.

Celui qui n’a pas sa maison, n’en construira plus.
Celui qui, maintenant, est seul, le restera longtemps,
va veiller, lire, écrire de longues lettres
et se promener de ci de là dans les allées
sans repos, au milieu des feuilles qui volent.

17) Kurt Tucholsky : Danach (page 176)
Reich-Ranicki admire Tucholsky (1890 – 1935), au point de l’avoir admis dans le cercle de ses sept montreurs de chemin (voir Marcel Reich-Rancki : Die sieben Wegbereiter, Schriftsteller des 20. Jahrhunderts, édit. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 2004.). Avec – tenez-vous bien – Schnitzler, Th. Mann, Döblin, Musil, Kafka et Brecht ! Pas n’importe qui ! Tucholsky est un vrai Berlinois, très sceptique et pourtant bien humain. Comme Kästner. Le poème Danach est écrit en berlinois. Avec le fameux g (gué) allemand prononcé j (yé). Mon parrain racontait une histoire qui l’amusait beaucoup : un paysan des environs vient à Berlin, se campe devant une statue et prononce ces vers : Fest jejossen in der Erde, du jroßer Joethe ! Or le vers est du Lied der Glocke de Schiller, et la statue est de Lessing. Rien à voir avec Goethe. Une histoire donc très intellectuelle ! Voici donc le poème de Tucholsky (ah, oui, j’oubliais : il ne croyait pas beaucoup au mariage !) :

Es wird nach einem happy end
im Film jewöhnlich abjeblendt.
Man sieht bloß noch in ihre Lippen
den Helden seinen Schnurrbart stippen –
da hat sie nu den Schentelmen.
Na und denn - ?

        Denn jehn die beeden brav ins Bett.
Na ja… diß is ja auch janz nett
A manchmal möcht man doch jern wissen :
Wat tun se, wenn se sich nich kissen ?
Die könn ja doch nich imma penn… !
       Na, und denn - ?

  Dann säuselt im Kamin der Wind.
Denn kricht det junge Paar ‘n Kind.
Denn kocht sie Milch. Die Milch looft üba.
Denn macht er Krach. Denn weent sie drüba.
Denn wolln sich beede jänzlich trenn…
     Na, und denn - ?

Denn is det Kind nich uffn Damm.
Denn bleihm die beeden doch zesamm.
Denn quäln se sich noch manche Jahre.
Er will noch wat mit blonde Haare :
vorn doof und hinten minoremm…
Na, und denn - ?

 Denn sind se alt.
Der Sohn haut ab.
Der Olle macht nu ooch bald schlapp.
Vajessen Kuß und Schnurrbartzeit –
Ach, Menschenskind, wie liecht det weit !
Wie der noch scharf uff Muttern war,
det is schon beinah nich mehr wahr !
Der olle Mann denkt so zurück :
wat hat er nu von seinem Jlück ?
Die Ehe war zum jrößten Teile
vabrühte Milch un Langeweile.
Und darum wird beim happy end
                                             im Film jewöhnlich abjeblendt.

En général, après le happy end
Au cinéma, on éteint les lumières.
On ne voit plus que sur ses lèvres
Du héros pointer sa moustache.
Alors voilà : elle l’a son gentleman.
Et alors ?

Alors les deux vont gentiment au lit.
Oui, bon, tout ça c’est bien joli.
Mais quelquefois on voudrait quand même savoir :
Que font-ils quand ils ne sont pas en train de s’embrasser ?
Ils ne peuvent quand même passer toute leur vie au lit… !
Et alors ?

Alors le vent souffle dans la cheminée.
Alors le nouveau couple a un enfant.
Alors elle fait bouillir le lait. Et le lait déborde.
Alors il l’engueule. Alors elle est en pleurs.
Alors les deux veulent complètement se séparer…
Et alors ?

Alors l’enfant ne va pas bien.
Alors les deux restent quand même ensemble.
Alors ils se font du mal encore quelques années.
Il voudrait bien une jolie blonde :
Idiote par-devant, mignonne par derrière…
Et alors ?

Alors ils sont vieux.
Le fils fout le camp.
Le vieux est bientôt arrivé au bout de sa vie.
Oubliés le baiser et le temps de la belle moustache.
Ah, mon Dieu, c’est bien loin tout ça !
Le temps où il était amoureux d’elle
on a presque du mal à le croire !
Alors le vieil homme pense au passé :
que reste-t-il de son bonheur ?
Le mariage n’était en grande partie
Qu’ennui et lait brûlé.
Et c’est pourquoi quand apparaît le happy end
au cinéma, en général, on éteint les lumières.

19) Hans Leip : Lili Marleen (page 180)
Je suis certain que vous aussi, comme moi, êtes très curieux de savoir qui est l’auteur de ce poème devenu le chant le plus célèbre de la deuxième guerre mondiale et chanté aussi bien par les Allemands que, grâce à Marlène Dietrich, par les Américains. Eh bien, voilà, ce poète est un certain Hans Leip (1893 – 1983), et le poème, le voici :

Vor der Kaserne,
vor dem großen Tor
stand eine Laterne,
und steht sie noch davor
so wolln wir uns da wiedersehn
bei der Laterne wollen wir stehn
wie einst, Lili Marleen.

Unsere beiden Schatten
sahn wie einer aus ;
daß wir so lieb uns hatten,
das sah man gleich daraus.
Und alle Leute solln es sehn,
wenn wir bei der Laterne stehn
wie einst, Lili Marleen.

Schon rief der Posten :
Sie bliesen Zapfenstreich ;
das kann drei Tage kosten !
Kamerad, ich komm ja gleich.
Da sagten wir auf Wiedersehen,
wie gerne wollt ich mit dir gehn.,
Mit dir, Lili Marleen.

Deine Schritte kennt sie,
deinen zieren Gang
alle Abend brennt sie,
mich vergaß sie lang.
Und sollte mir ein Leids geschehn
wer wird bei der Laterne stehn
mit dir, Lili Marleen ?

Aus dem stillen Raume,
aus der Erde Grund
hebt mich wie im Traume
dein verliebter Mund.
Wenn sich die späten Nebel drehn
werd' ich bei der Laterne stehn
wie einst, Lili Marleen

Devant la caserne,
en face de la grande porte
se dresse une lanterne.
Y est-elle toujours ?
C’est là que nous nous retrouverons,
au pied de la lanterne nous serons,
comme avant, ma Lili Marleen.

Nos deux ombres
semblaient n’en faire qu’une ;
que nous nous aimions tant,
se voyait bien ainsi.
Et le monde entier nous sera témoin
quand au pied de la lanterne nous serons,
comme avant, ma Lili Marleen.

Mais déjà l’on appelle :
Extinction des feux ;
tu risques trois jours, mon vieux !
Camarade, je viens tout de suite.
Alors nous nous sommes dits : au revoir,
Et moi, j’aurais tant voulu partir avec toi.
Avec toi, ma Lili Marleen.

Elle connaît bien tes pas,
ton allure élégante,
tous les soirs, elle est allumée,
mais moi, elle m’a oublié depuis longtemps.
Et s’il devait m’arriver un malheur,
qui serait alors au pied de la lanterne,
avec toi, ma Lili Marleen ?

D’un espace fermé,
du fond de la terre,
me soulève comme un rêve,
le souvenir de ta bouche aimante.
Quand les nuées grises s’élèvent le soir,
je serai avec toi au pied de la lanterne
comme jadis, ma Lili Marleen.

20) Bertold Brecht : Erinnerung an die Marie A. (page 185)
J’ai déjà dit ailleurs combien Reich-Ranicki appréciait Brecht (1898 – 1956). Voir sur mon Bloc-notes 2014 : Décès de Marcel Reich-Ranicki. J’y citais aussi ce poème ainsi que le suivant. Dans la présente anthologie, Brecht a droit à 20 poèmes ! Ce n’est plus de l’admiration, c’est une passion ! Difficile à comprendre, quand même.
Ce premier poème parle d’un amour oublié. Il n’y a que du nuage dans le ciel dont le poète se souvient. C’est ce nuage qui lui rappelle le prunier en fleurs et, finalement, même la fille oubliée…


An jenem Tag im blauen Mond September
Still unter einem jungen Pflaumenbaum
Da hielt ich sie, die stille bleiche Liebe
In meinem Arm wie in einem holden Traum.
Und über uns im schönen Sommerhimmel
War eine Wolke, die ich lange sah
Sie war sehr weiss und ungeheuer oben
Und als ich aufsah, war sie nimmer da.

Seit jenem Tag sind viele, viele Monde
Geschwommen still hinunter und vorbei
Die Pflaumen bäume sind woll abgehauen
Und fragst du mich, was mit der Liebe sei ?
So sag ich dir : Ich kann mich nicht erinnern.
Und doch, gewiß, ich weiß schon, was du meinst
Doch ihr Gesicht, das weiß ich wirklich nimmer
Ich weiß nur mehr : ich küßte es dereinst.

Und auch den Kuss, ich hätt ihn längst vergessen
Wenn nicht die Wolke dagewesen wär
Die weiss ich noch und werd ich immer wissen
Sie war sehr weiß und kam von oben her.
Die Pflaumenbäume blühn vielleicht noch immer
Und jene Frau hat jetzt vielleicht das siebte Kind
Doch jene Wolke blühte nur Minuten
Und als ich aufsah, schwand sie schon im Wind.

C’était un jour du mois bleu de septembre
Que, couché sous un jeune prunier,
Je la tenais, mon amour pâle et silencieuse,
Entre mes bras, comme un rêve enchanté.
Et au-dessus de nous, au beau ciel d’été,
Il y avait un nuage que j’ai longtemps regardé
Il était très blanc et très haut dans le ciel
Mais quand j’ai de nouveau levé la tête, il avait disparu.

Depuis ce jour-là, beaucoup, beaucoup de mois,
Se sont écoulés et ont disparu
Les pruniers ont peut-être été coupés
Et si tu me demandes qu’en est-il de mon amour ?
Alors je te réponds : je ne me souviens pas.
Bien sûr, je sais ce que tu penses
Mais son visage, je ne le connais plus
Tout ce que je sais : c’est qu’alors je l’ai embrassé.

Et même ce baiser, je l’aurais oublié depuis longtemps
Si ce nuage n’avait pas été là
Ce nuage je le sais encore et je le saurai toujours
Il était très blanc et venait de très haut.
Peut-être les pruniers fleurissent-ils encore,
Peut-être cette femme a-t-elle déjà sept enfants
Mais ce nuage n’avait fleuri que quelques minutes
Et quand j’ai relevé la tête il était déjà emporté par le vent.

Dans la préface à son anthologie Reich-Ranicki s’interroge sur le rôle, l’utilité de la poésie. Et sur sa nature. Et il note que deux thèmes sont omni-présents : l’amour et le temps qui passe. Le mot allemand est Vergänglichkeit qu’on peut traduire par fugacité, évanescence ou caractère éphémère. Il note aussi que si l’éphémère peut être traité sans son compagnon, l’amour, il n’est pratiquement pas possible, dit-il, de parler de l’amour sans l’éphémère. Je crois que le poème de Brecht est une parfaite illustration de cette constatation.

21) Bertold Brecht : Schwächen (page 196)
Un poème qu’on a trouvé après sa mort, dit Reich-Ranicki, écrit sur un petit papier. Il était donc moins cynique que l’on croit, dit-il encore. Un vrai poète de l’amour. J’ai quelques doutes…

Schwächen

Du hast keine
Ich habe eine :
Ich liebte

Faiblesses

Toi tu n'en avais guère,
moi j'en avais une,
j'ai aimé.

22) Erich Kästner : Kennst du das Land (page 208)
Et puis Reich-Raicki revient avec cet autre humaniste sceptique (comme Tucholsky), Erich Kästner (1899 – 1974), et grand pacifiste aussi. Comme le montre ce poème où ne fleurissent pas les citronniers comme dans le fameux poème de Goethe (Kennst du das Land wo die Zitronen blühen), mais des canons ! Mais qui, me semble-t-il, ne s’adresse pas seulement aux bellicistes et aux militaires. Je me demande si le Saxon Kästner, qui a vécu plus tard à Berlin, ne vise pas surtout les Prussiens…


Kennst Du das Land, wo die Kanonen blühn ?
Du kennst es nicht ? Du wirst es kennenlernen !
Dort stehn die Prokuristen stolz und kühn
in den Büros, als wären es Kasernen.

Dort wachsen unterm Schlips Gefreitenknöpfe.
Und unsichtbare Helme trägt man dort.
Gesichter hat man dort, doch keine Köpfe.
Und wer zu Bett geht, pflanzt sich auch schon fort.

Wenn dort ein Vorgesetzter etwas will
- und es ist sein Beruf etwas zu wollen -
steht der Verstand erst stramm und zweitens still.
Die Augen rechts ! Und mit dem Rückgrat rollen !

Die Kinder kommen dort mit kleinen Sporen
und mit gezognem Scheitel auf die Welt.
Dort wird man nicht als Zivilist geboren.
Dort wird befördert, wer die Schnauze hält.

Kennst Du das Land ? Es könnte glücklich sein.
Es könnte glücklich sein und glücklich machen !
Dort gibt es Äcker, Kohle, Stahl und Stein
und Fleiß und Kraft und andre schöne Sachen.

Selbst Geist und Güte gibt's dort dann und wann !
Und wahres Heldentum. Doch nicht bei vielen.
Dort steckt ein Kind in jedem zweiten Mann.
Das will mit Bleisoldaten spielen.

Dort reift die Freiheit nicht. Dort bleibt sie grün.
Was man auch baut - es werden stets Kasernen.
Kennst Du das Land, wo die Kanonen blühn ?
Du kennst es nicht ? Du wirst es kennenlernen !

Connais-tu le pays où fleurissent les canons ?
Tu ne le connais pas ? Tu vas le connaître !
Là-bas, les procuristes fiers et orgueilleux agissent
 Dans leurs bureaux, comme si c'étaient des casernes.

 Là-bas, des goîtres de sous-offs poussent sous la cravate.
Et l’on y porte des casques invisibles.
Là-bas, on a des visages, mais pas de têtes.
 Et celui qui va au lit, se reproduit sans tarder !

 Quand un supérieur veut quelque chose
- et c'est sa profession de vouloir quelque chose -
L’intelligence se met au fixe et ensuite se tait
 Les yeux, à droite ! Et l'échine, souple !

 Là-bas les enfants viennent au monde
Avec de petits éperons et la raie tracée sur la tête.
Là-bas, on ne naît pas dans l'état de civil.
 Là-bas, celui qui ferme sa gueule sera promu. 

 Connais-tu ce pays ? Il pourrait être heureux.
Il pourrait être heureux et rendre heureux !
Là-bas, il y a des champs, du charbon, de l'acier et des pierres
 Et l'ardeur et la force et d’autres belles choses.

 Là-bas, de temps en temps, il y a même de l'esprit et de la bonté
Et un véritable héroïsme. Mais pas chez beaucoup.
Là-bas, il y a un enfant dans un homme sur deux
 Qui veut jouer avec des soldats de plomb.

 Là-bas, la liberté ne mûrit pas. Là-bas, elle reste verte.
Quoi qu'on y construise – à la fin ce sont des casernes
Connais-tu le pays où fleurissent les canons ?
Tu ne le connais pas ? Tu vas le connaître !

23) Erich Kästner : Die Entwicklung der Menschheit (page 213)
Admirable Kästner ! Voilà un poème plus actuel que jamais (il ne manque que les smartphones).

Einst haben die Kerls auf den Bäumen gehockt,
behaart und mit böser Visage.
Dann hat man sie aus dem Urwald gelockt
und die Welt asphaltiert und aufgestockt,
bis zur dreißigsten Etage.

Da saßen sie nun, den Flöhen entflohn,
in zentralgeheizten Räumen.
Da sitzen sie nun am Telefon.
Und es herrscht noch genau derselbe Ton
wie seinerzeit auf den Bäumen.

Sie hören weit. Sie sehen fern.
Sie sind mit dem Weltall in Fühlung.
Sie putzen die Zähne. Sie atmen modern.
Die Erde ist ein gebildeter Stern
mit sehr viel Wasserspülung.

Sie schießen die Briefschaften durch ein Rohr.
Sie jagen und züchten Mikroben.
Sie versehn die Natur mit allem Komfort.
Sie fliegen steil in den Himmel empor
und bleiben zwei Wochen oben.

Was ihre Verdauung übrigläßt,
das verarbeiten sie zu Watte.
Sie spalten Atome. Sie heilen Inzest.
Und sie stellen durch Stiluntersuchungen fest,
daß Cäsar Plattfüße hatte.

So haben sie mit dem Kopf und dem Mund
Den Fortschritt der Menschheit geschaffen.
Doch davon mal abgesehen und
bei Lichte betrachtet sind sie im Grund
noch immer die alten Affen.

L’évolution de l’humanité

Dans le temps ces gars-là étaient assis dans les arbres
tout poilus, avec de sales figures.
Alors on les a fait sortir de leur forêt vierge,
asphalté le monde et fait des maisons à étages,
hautes jusqu’à treize étages. 

Alors les voilà assis, dépouillés de leurs puces
dans des chambres au chauffage central.
Les voilà assis au téléphone.
Et pourtant le ton est toujours le même
que, dans le temps, dans les arbres.

Ils voient loin. Ils entendent loin.
Ils sont en contact avec l’univers.
Ils se lavent les dents. Ils respirent modernes.
La Terre est un astre cultivé
avec beaucoup d’eau courante.

Ils envoient leurs missives à travers des tubes.
Ils chassent et cultivent des microbes.
Ils équipent la nature avec tout le confort.
Ils s’élèvent à la verticale jusqu’au ciel
et restent là-haut deux semaines entières.

Les résidus de leur digestion,
ils en font du coton.
Ils fissurent l’atome. Ils guérissent l’inceste.
Et par de savantes études de style,
établissent que César avait les pieds plats.

C’est ainsi qu’avec leur tête et leur bouche
ils ont créé le progrès de l’humanité.
Mais ceci mis à part,
et si on va vraiment au fond des choses,
ce sont encore toujours les mêmes vieux singes.

24) Paul Celan : Die Todesfuge (page 229)
On comprendra aisément que la poésie de Celan (1920 – 1970), devenue avec le temps de plus en plus obscure, n’enchante pas forcément Reich-Ranicki, si attaché à la clarté et à la raison. Il n’empêche : La Fugue de la Mort est un pur diamant. Un diamant noir. Et Reich-Ranicki était bien obligé de le reconnaître et de faire entrer ce poème dans son anthologie. C’est un poème que j’ai déjà commencé à traduire une première fois (le début et la fin) quand j’ai rencontré Celan en étudiant les écrivains juifs de langue allemande (voir sur ce site, Voyage autour de ma Bibliothèque, au tome 5 : J comme Juifs. Les écrivains de langue allemande). Et puis je l’ai retraduit entièrement mais par morceaux sur le même site, Tome 5 : C comme Celan. Paul Celan et la langue des assassins. Tant pis. Je vais le reprendre encore une fois. En entier :

Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitzen die Sterne er pfeift seine Rüden herbei
er pfeift seine Juden hervor läßt schaufeln ein Grab in der Erde
 er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich morgens und mittags wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt
der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete
Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng
Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr andern singet und spielt
er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind blau
 stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr andern spielt weiter zum Tanz auf

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags und morgens wir trinken dich abends
wir trinken und trinken
Ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schlangen
Er ruft spielt süsser den Tod der Tod ist ein Meister aus Deutschland
er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in die Luft
 dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng

Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland
dein goldenes Haar Margarete
 dein aschenes Haar Sulamith

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons une tombe dans les airs on y couche à son aise
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre en Allemagne tes cheveux d’or Marguerite
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles brillent il siffle ses molosses
il siffle ses Juifs leur fait creuser une tombe dans la terre
il nous ordonne jouez qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons le matin et le midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit
qui écrit quand il fait sombre en Allemagne tes cheveux d’or Marguerite
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons une tombe dans les airs on n’y couche pas à l’étroit
Il crie creusez plus profond dans la terre les uns les autres chantez et jouez
il prend son fer dans sa ceinture et l’agite ses yeux sont bleus
creusez plus profond avec vos bêches les uns les autres chantez et jouez pour la danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
Nous buvons et buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d’or Marguerite
tes cheveux de cendre Sulamith il joue avec les serpents
Il crie jouez plus suave la mort la mort est un maître qui vient d’Allemagne
il crie plus sombres vos violons alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe dans les nuages on n’y est pas à l’étroit

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons à midi la mort est un maître qui vient d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons et buvons
la mort est un maître qui vient d’Allemagne ses yeux sont bleus
il te tire avec une balle de plomb son tir est précis
un homme habite la maison tes cheveux d’or Marguerite
il lâche ses molosses sur nous il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître qui vient d’Allemagne
tes cheveux d’or Marguerite
tes cheveux de cendre Sulamith

25) Erich Fried : Logos (page 232)
Difficile après cela de revenir aux idées simples, à la vie de tous les jours, de sourire aux jeux avec les mots de ce tordu d’Erich Fried (1921 – 1988). Encore un que j’avais découvert parmi ces écrivains juifs de langue allemande déjà évoqués à plusieurs reprises. J’y avais trouvé un autre intérêt : voilà enfin un exemple de poème absolument impossible à traduire. Puisqu’on joue à la fois avec le sens des mots et leur homophonie.

Das Wort ist mein Schwert
und das Wort beschwert mich

Das Wort ist mein Schild
und das Wort schilt mich

Das Wort ist fest
und das Wort ist lose

Das Wort ist mein Fest
und das Wort ist mein Los

Mais je n’ai pas pu y résister. Au challenge. Alors dans un texte de mon Bloc-notes 2014, intitulé : Poésie et jeux de mots, j’ai commis le poème que voilà :

Le mot est mon épée
et le mot m'épie

Le mot est ma cuirasse
et le mot me harasse

Le mot est de bonne foi
et le mot est retors

Le mot est ma joie
et le mot est mon sort

Pour finir (il faut bien finir, hélàs) quelques remarques encore. A propos de deux poètes que j’ai adorés dans ma jeunesse : Schiller et la Droste-Hülhoff. Reich-Ranicki a inclus plusieurs poèmes du premier dans son anthologie mais ignore la seconde. Je lui en veux pour cela !

Je n’ai repris aucun des poèmes de Schiller (1759 – 1805) cités dans l’anthologie parce qu’ils étaient trop longs : des ballades. Reich-Ranicki écrit dans la préface à sa petite anthologie « interprétée », celle qui a pour titre le vers de Heine : Ein Jüngling liebt ein Mädchen, que dans sa jeunesse, avant d’être intéressé par la poésie lyrique, il avait adoré les ballades, cette grande spécialité des poètes allemands, ces poèmes qui racontent, les ballades d’Uhland, dit-il, mais, surtout, celles de Schiller. Et là je me retrouve dans ma propre jeunesse. J’adorais moi aussi. Il n’aimait pas trop le Lied von der Glocke, dit-il : trop long, trop grandiloquent. Pourtant il y a de belles séquences dans ce poème, des virtuosités verbales. J’en sais quelque chose, puisqu’on nous a fait traduire des passages en français (en seconde ou en première) en nous demandant de transposer les sonorités (j’en parle sur ce site, au tome 5, dans P comme Poésie : Poésie et traduction). Il n’aime pas trop le Handschuh (le Gant), trop pathétique, dit-il. Dommage : c’est l’histoire du gant jeté par une gente dame au milieu de terribles félins qu’elle demande à un chevalier de lui chercher pour prouver son amour. Le chevalier y va, revient avec le gant et le jette à la figure de la gente dame. Il est vrai que ce n’est pas très élégant. Il n’empêche que les vers qui décrivent les sorties succesives du lion, puis du tigre et, finalement d’un couple de léopards, sont magnifiques ! Il y a une autre ballade qu’il ne cite pas mais que j’aimais bien, intitulée Der Taucher (le plongeur). Un roi jette un objet précieux dans une mer agitée en promettant la gloire et bien plus à celui qui plonge pour le lui ramener. Un page ose y aller, réussit et remonte. Le roi l’y relance et maintenant promet sa fille au page. Celui-ci s’y jette à nouveau. Les flots remontent mais le page a disparu à jamais. Mon père, dans un vieux recueil de poèmes de Schiller dont je vais encore parler, a écrit au crayon à la fin du poème : Conclusion : Die Frau ist des Mannes Verderben (la femme est la perte de l’homme). Et moi je pensais au Rhin, ce fleuve puissant où nous nous baignions encore dans mon adolescence, ce fleuve qui abritait en son sein des tourbillons traîtres où les nageurs téméraires étaient pris et entraînés au fond et revenaient ou ne revenaient pas !
Les deux ballades de Schiller que Reich-Ranicki reprend dans son anthologie sont aussi celles qui étaient mes préférées : Die Kraniche des Ibykus (les grues d’Ibykus) et Der Ring des Polykrates (l’anneau de Polycrate). L’histoire du meurtre du poète Ibykus dénoncé par les grues qui l’accompagnaient dans son voyage est dramatique à souhait. Quant à l’histoire de Polycrate j’y pense souvent : il avait tous les bonheurs imaginables, richesse, succès, défaite de tous ses ennemis. Son hôte le met en garde : attention, les dieux sont jaloux, espère que le malheur te frappe aussi, du moins un peu. Alors Polycrate jette son plus précieux anneau, celui auquel il tenait le plus, dans la mer. Et trois jours plus tard un pêcheur lui apporte un énorme poisson et, dans son ventre, l’anneau de Polycrate. Son hôte s’enfuit, épouvanté… Et moi j’y crois. Trop de bonheur m’inquiète toujours. Je le sais, j’en suis convainvu : les dieux sont jaloux…
Je ne sais pas de quand date le petit fascicule de poèmes de Schiller qui a enchanté ma jeunesse, mais je sais qu’il provient de la jeunesse de mon père, puisqu’on y trouve plein de tampons de l’épicerie fine de mon grand-père Jean-Baptiste Trutt, qui se trouvait au 165, route du Polygone à Strasbourg-Neudorf, que, déjà, mon père marquait ses lectures préférées avec du rouge, du bleu et du vert, comme il le fera bien plus tard avec son Schopenhauer, et qu’on y trouve même la signature de son jeune frère, mon oncle Georges Trutt. Voici en tout cas la publication en question : Schiller : Ausgewählte Gedichte, Ferdinand Schöningh, Paderborn.

Les poésies d’Annette Droste-Hülshoff (1797 – 1848) étaient elles aussi rassemblées dans un vieux fascicule qui devait avoir une origine familiale et qui, à un moment donné, était devenu mon livre de chevet : Gedichte von Annette Freiherrin von Droste-Hülshoff, édit. Philipp Reclam junior, Leipzig, 1883. J’en parle également dans ma note du tome 3 de mon Voyage : Trois écrivains germanophones. Et j'évoque longuement son lyrisme, sa langue et la richesse et le caractère descriptif de ses verbes dans ma note du tome 5, intitulé : Poésie et traduction. Je ne comprends pas que Reich-Ranicki la passe sous silence. Il aurait au moins pu citer l’un de ses poèmes de la lande, ses Heidebilder, probablement ses plus connus. Je ne me risquerai pas à les traduire. Trop difficile à trouver les équivalents en français de ses verbes. Mais j’aimerais quand même, puisque c’est ici la dernière occasion de parler d’elle, lui rendre hommage en traduisant ce poème qu’elle a écrit quelques années seulement avant sa mort, alors qu’elle se reposait, fatiguée, au bord du Lac de Constance, et qui est probablement le plus beau de tous (publié à titre posthume en 1860). Et c’est aussi l’opinion de cette Anglaise qui lui a consacré une magnifique étude littéraire et biographique, Margaret Mare (voir : Margaret Mare : Annette von Droste-Hülshoff, édit. Methuen & Co., Londres, 1965).

Mondesaufgang

An des Balkones Gitter lehnte ich
Und wartete, du mildes Licht, auf dich;
Hoch über mir, gleich trübem Eiskrystalle,
Zerschmolzen, schwamm des Firmamentes Halle,
Der See verschimmerte mit leisem Dehnen,
- Zerfloßne Perlen oder Wolkenthränen? -
Es rieselte, es dämmerte um mich,
 Ich wartete, du mildes Licht, auf dich!

 Hoch stand ich, neben mir der Linden Kamm,
Tief unter mir Gezweige, Ast und Stamm,
Im Laube summte der Phalänen Reigen,
Die Feuerfliege sah ich glimmend steigen;
Und Blüthen taumelten wie halb entschlafen;
Mir war, als treibe hier ein Herz zum Hafen,
Ein Herz, das übervoll von Glück und Leid,
 Und Bildern seliger Vergangenheit.

 Das Dunkel stieg, die Schatten drangen ein, -
Wo weilst du, weilst du denn, mein milder Schein! -
Sie drangen ein, wie sündige Gedanken,
Des Firmamentes Woge schien zu schwanken,
Verzittert war der Feuerfliege Funken,
Längst die Phaläne an den Grund gesunken,
Nur Bergeshäupter standen hart und nah,
 Ein finstrer Richterkreis, im Düster da.

 Und Zweige zischelten an meinem Fuß
Wie Warnungsflüstern oder Todesgruß,
Ein Summen stieg im weiten Wasserthale
Wie Volksgemurmel vor dem Tribunale;
Mir war, als müsse etwas Rechnung geben,
Als stehe zagend ein verlornes Leben,
Als stehe ein verkümmert Herz allein,
 Einsam mit seiner Schuld und seiner Pein.

 Da auf die Wellen sank ein Silberflor,
Und langsam steigst du, frommes Licht, empor;
Der Alpen finstre Stirnen strichst du leise,
Und aus den Richtern wurden sanfte Greise,
Der Wellen Zucken ward ein lächelnd Winken,
An jedem Zweige sah ich Tropfen blinken,
Und jeder Tropfen schien ein Kämmerlein,
 Drin flimmerte der Heimathlampe Schein.

 O, Mond, du bist mir wie ein später Freund,
Der seine Jugend dem Verarmten eint,
Um seine sterbenden Erinnerungen
Des Lebens zarten Widerschein geschlungen,
Bist keine Sonne, die entzückt und blendet,
In Feuerströmen lebt, in Blute endet -
Bist, was dem kranken Sänger sein Gedicht,
 Ein fremdes, aber o ein mildes Licht!

Lever de lune

Appuyée contre la rampe du balcon
Je t’attendais, toi, ma lumière douce.
Au-dessus de moi, le dôme du firmament
Fondais en de troubles cristaux de glace ;
Le lac brillait en s'étendant doucement,
Etaient-ce perles liquides ou larmes des nuées ?
Un ruissellement proche, l’ombre qui montait,
Et moi je t’attendais, ma lumière douce.

Je me tenais à la hauteur des cimes des tilleuls,
En-dessous de moi rameaux, branches, tronc ;
Dans le feuillage les phalènes dansent et bourdonnent,
J’ai vu les vers luisants monter vers moi,
Et les fleurs tituber ensommeillées ;
C’était comme si un cœur rentrait au port,
Un cœur saturé de bonheur et de peine
Et d’images d’un passé sacré.

Les ombres montaient encore, envahissantes –
Où demeures-tu, où donc, ma lueur douce ?
Elles me pénétraient, comme de mauvaises pensées.
Les vogues du firmament semblaient basculer,
Les étincelles des vers luisants trembler,
Les phalènes avaient sombré au sol, depuis longtemps,
Seules les têtes des monts étaient là, proches et dures
Un sombre cercle de juges, dans un ciel sombre. 

Et voilà que des rameaux chuchotent à mes pieds,
Comme des murmures d’avertissement ou un salut mortel ;
Dans toute la vallée d’eau un bruissement monte
Comme les voix d’une foule devant un tribunal ;
Quelque chose devait rendre des comptes, me semblait-il,
Comme si une vie perdue se tenait là, tremblante,
Comme si un cœur en pleurs se tenait là, seul,
Seul avec sa faute, seul avec sa peine.

Soudain une nuée argentée recouvrait les vagues,
Et, lentement, enfin, tu es montée, lumière sacrée ;
Tu as effleuré les fronts sombres des Alpes,
Et voilà que les juges devinrent de gentils vieillards,
Les mouvements des vagues un salut souriant
A chaque branche je vis scintiller des gouttelettes,
Et chaque gouttelette était une chambrette
Et dedans clignottait la lumière d’une lampe de chez moi.

Oh, lune, tu es pour moi comme un ami tardif,
Qui apporte sa jeunesse à celui qui est appauvri,
Qui entoure du tendre éclat de la vie
Les souvenirs qui sont en train de mourir,
Tu n’es pas un soleil qui charme et qui aveugle,
Qui vit dans des courants de feu, et finit dans le sang –
Toi tu es, comme l’est son poème au chanteur malade,
Une insolite, mais oh, si douce lumière.


(Juin 2021)